La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre X

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 230-231).
CHAPITRE X.
DE L’IMMUABLE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE PÈRE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT QU’UN SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ ET LA SUBSTANCE S’IDENTIFIENT.

Il existe un bien, seul simple, seul immuable, qui est Dieu. Par ce bien, tous les autres biens ont été créés ; mais ils ne sont point simples, et partant ils sont muables. Quand je dis, en effet, qu’ils ont été créés, j’entends qu’ils ont été faits et non pas engendrés[1], attendu que ce qui est engendré du bien simple est simple comme lui, est la même chose que lui. Tel est le rapport de Dieu le Père avec Dieu le Fils, qui tous deux ensemble, avec le Saint-Esprit, ne font qu’un seul Dieu ; et cet Esprit du Père et du Fils est appelé le Saint-Esprit dans l’Ecriture, par appropriation particulière de ce nom. Or, il est autre que le Père et le Fils, parce qu’il n’est ni le Père ni le Fils ; je dis autre, et non autre chose, parce qu’il est, lui aussi, le bien simple, immuable et éternel. Cette Trinité n’est qu’un seul Dieu, qui n’en est pas moins simple pour être une Trinité ; car nous ne faisons pas consister la simplicité du bien en ce qu’il serait dans le Père seulement, ou seulement dans le Fils, ou enfin dans le seul Saint-Esprit[2] ; et nous ne disons pas non plus, comme les Sabelliens, que cette Trinité n’est qu’un nom, qui n’implique aucune subsistance des personnes ; mais nous disons que ce bien est simple, parce qu’il est ce qu’il a, sauf la seule réserve de ce qui appartient à chaque personne de la Trinité relativement aux autres. En effet, le Père a un Fils et n’est pourtant pas Fils, le Fils a un Père sans être Père lui-même. Le bien est donc ce qu’il a, dans tout ce qui le constitue en soi-même, sans rapport à un autre que soi. Ainsi, comme il est vivant en soi-même et sans relation, il est la vie même qu’il a.

La nature de la Trinité est donc appelée une nature simple, par cette raison qu’elle n’a rien qu’elle puisse perdre et qu’elle n’est autre chose que ce qu’elle a. Un vase n’est pas l’eau qu’il contient, ni un corps la couleur qui le colore, ni l’air la lumière ou la chaleur qui l’échauffe ou l’éclaire, ni l’âme la sagesse qui la rend sage. Ces êtres ne sont donc pas simples, puisqu’ils peuvent être privés de ce qu’ils ont, et recevoir d’autres qualités ou habitudes. Il est vrai qu’un corps incorruptible, tel que celui qui est promis aux saints dans la résurrection, ne peut perdre cette qualité ; mais cette qualité n’est pas sa substance même. L’incorruptibilité réside tout entière dans chaque partie du corps, sans être plus grande ou plus petite dans l’une que dans l’autre, une partie n’étant pas plus incorruptible que l’autre, au lieu que le corps même est plus grand dans son tout que dans une de ses parties. Le corps n’est pas partout tout entier, tandis que l’incorruptibilité est tout entière partout ; elle est dans le doigt, par exemple, comme dans le reste de la main, malgré la différence qu’il y a entre l’étendue de toute la main et celle d’un seul doigt. Ainsi, quoique l’incorruptibilité soit inséparable d’un corps incorruptible, elle n’est pas néanmoins la substance même du corps, et par conséquent le corps n’est pas ce qu’il a. Il en est de même de l’âme. Encore qu’elle doive être un jour éternellement sage, elle ne le sera que par la participation de la sagesse immuable, qui n’est pas elle. En effet, quand même l’air ne perdrait jamais la lumière qui est répandue dans toutes ses parties, il ne s’ensuivrait pas pour cela qu’il fût la lumière même ; et ici je n’entends pas dire que l’âme soit un air subtil, ainsi que l’ont cru quelques philosophes, qui n’ont pas pu s’élever à l’idée d’une nature incorporelle[3]. Mais ces choses, dans leur extrême différence, ne laissent pas d’avoir assez de rapport pour qu’il soit permis de dire que l’âme incorporelle est éclairée de la lumière incorporelle de la sagesse de Dieu, qui est parfaitement simple, de la même manière l’air corporel est éclairé par la lumière corporelle, et que, comme l’air s’obscurcit quand la lumière vient à se retirer (car ce qu’on appelle ténèbres[4] n’est autre chose que l’air privé de lumière), l’âme s’obscurcit pareillement, lorsqu’elle est privée de la lumière de la sagesse.

Si donc on appelle simple la nature divine, c’est qu’en elle la qualité n’est autre chose que la substance, en sorte que sa divinité, sa béatitude et sa sagesse ne sont point différentes d’elle-même. L’Ecriture, il est vrai, appelle multiple l’esprit de sagesse[5], mais c’est à cause de la multiplicité des choses qu’il renferme en soi, lesquelles néanmoins ne sont que lui-même, et lui seul est toutes ces choses. Il n’y a pas, en effet, plusieurs sagesses, mais une seule, en qui se trouvent ces trésors immenses et infinis où sont les raisons invisibles et immuables de toutes les choses muables et visibles qu’elle a créées ; car Dieu n’a rien fait sans connaissance, ce qui ne pourrait se dire avec justice du moindre artisan. Or, s’il a fait tout avec connaissance, il est hors de doute qu’il n’a fait que ce qu’il avait premièrement connu : d’où l’on peut tirer cette conclusion merveilleuse, mais véritable, que nous ne connaîtrions point ce monde, s’il n’était, au lieu qu’il ne pourrait être, si Dieu ne le connaissait[6].

  1. La théologie chrétienne distingue sévèrement deux sortes d’opérations : faire et engendrer. Faire, c’est proprement créer, faire de rien, produire une chose qui auparavant n’existait absolument pas, engendrer, c’est tirer quelque chose de soi-même. Cela posé, il ne faut pas dire que le monde est engendré de Dieu, mais qu’il est créé par lui ; il ne faut pas dire que le Verbe, le Fils, est créé ou fait par le Père, mais qu’il est engendré de lui (genitum, non factum, consubstantialem Patri).
  2. Il s’agit ici de tous les systèmes qui anéantissent l’égalité des personnes. — Nous avons traduit ce passage de saint Augustin autrement que la plupart des interprètes. Suivant eux, il serait uniquement dirigé contre les Sabelliens. Suivant nous, saint Augustin écarte tour à tour la théologie arienne et celle de Sabellius, pour se placer avec l’Eglise à égale distance de l’une et de l’autre.
  3. Anaximène de Milet, disciple de Thalès, et Diogène d’Apollonie, disciple d’Anaximène, soutenaient que l’air est le principe unique de toutes choses et faisaient de l’âme une des transformations infinies de l’air. Voyez Aristote, Metaphys., lib. I, cap. 4, et De anim., lib. I, cap. 2. Comp. Tertullien, De anim., cap. 3.
  4. Ceci est dirigé contre les Manichéens, qui soutenaient que le principe ténébreux est aussi réel et aussi positif que le principe lumineux. Voyez l’écrit de saint Augustin : De Gen. contr. Manich., lib. 2, n. 7. — Comp. Aristote, De anim., lib. II, cap. 7.
  5. Sag. VII, 22.
  6. Cette belle et profonde métaphysique, toute pénétrée de Platon, se retrouve dans les Confessions. Saint Augustin dit à Dieu : « C’est parce que les choses que tu as faites existent que nous les voyons ; mais c’est parce que tu les vois qu’elles existent. (Confess., ad calc.) ».