La Civilisation et les grands fleuves historiques/2

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CHAPITRE II


LE PROGRÈS DANS L’HISTOIRE


Analogie des groupements organiques et des groupements historiques. — L’histoire représente l’évolution sociologique abstraite subordonnée à l’action cosmique du milieu. — Despotisme et anarchie. — Esclavage, servage, salariat. — Les trois périodes du lien social.


Le progrès sociologique, tel que nous l’avons défini dans le précédent chapitre, joue sans doute un rôle important dans l’histoire, mais il est loin de l’expliquer tout entière. L’énigme que le sphinx accroupi au seuil des âges pose depuis de si longues années, reste toujours sans réponse : pas un des Œdipes de la sociologie moderne n’a pu nous dire pourquoi l’histoire commença par toute autre chose que ces groupements anarchiques et volontaires, manifestement les plus parfaits et auxquels l’évolution biologique avait déjà abouti par les unions sexuelles. Rien n’est plus facile à comprendre que l’oppression des faibles par le fort — la vie animale nous offre continuellement ce drame — mais comment se rendre compte de l’oppression des forts par le faible, des masses innombrables par une minorité infime, bien souvent un seul être abruti et chétif ? Ce spectacle qui se retrouve invariablement au début des annales de toutes les nations, et qui est sans exemple dans la nature, l’homme seul excepté, semble un paradoxe éternel et comme la moquerie d’une divinité railleuse et méchante. Depuis que l’humanité sait chanter et écrire, elle n’a cessé de maudire le despotisme, mais pas un prophète, pas un barde n’a su en expliquer la genèse. Quand J.-J. Rousseau s’écrie : « L’homme a été créé pour être libre, et pourtant nous le voyons partout dans les chaînes ! » quand, du haut de sa grandeur olympienne, Gœthe laisse tomber ces paroles : Der Mensch ist nicht geboren frei zu sein ! (l’homme n’est pas né pour être libre !), le rhéteur et le poète restent également en dehors de l’esprit scientifique et de la réalité. Étant donné le milieu ambiant et son aptitude à s’y adapter, l’homme est fait pour s’y développer de son mieux ; et, d’un autre côté, la liberté n’est point une chimère, puisqu’un grand nombre de peuplades médiocrement dotées par la nature sont parvenues à la réaliser, parfois à un degré que les nations historiques, anciennes et modernes, auraient raison de leur envier.

L’unique théorie des origines du despotisme qui présente quelque apparence scientifique, est, à ma connaissance, celle de Herbert Spencer. Il attribue les différentes destinées des nations, par rapport à la liberté, aux tendances, tantôt militaristes, tantôt économistes, qui, à une phase reculée de leur préhistoire, s’accentuaient déjà chez les diverses peuplades. Pourtant, il n’est pas difficile de voir que cette hypothèse a pour base une conception a priori, reposant à son tour sur une appréciation exagérée de la violence de l’élément guerrier dans l’histoire. La guerre n’est qu’un épisode, un cas particulier de l’universelle lutte pour l’existence. Les pyramides de Giseh, les murailles de Babylone, les digues de la baie de Hangtcheou, et tant d’autres merveilleuses créations de ce que Herbert Spencer entend par économisme, représentent plus de sang et de larmes, plus de souffrances et d’iniquités que tous les champs de bataille du globe, depuis Kadech jusqu’à Sedan et Plewna. À toutes les époques et chez les peuples les plus divers, on pourrait trouver des communautés formées par la guerre et pour la guerre, et où le despotisme, l’élément coercitif, n’apparaît qu’en proportion minimale. Telles étaient, par exemple les républiques cosaques d’Ukraine au XVIIe siècle, et, plus récemment, les Monténégrins ; tels sont encore les Sikhs du Pandjah et plusieurs tribus montagnardes du Caucase, de l’Abyssinie, etc. Les Kabyles, un des peuples les plus braves de la terre, sont aussi l’un des plus libres, si ce n’est le plus libre entre tous ceux qui vivent ou ont vécu sur le globe. Voici ce qu’en dit M. E. Renan, que l’on ne soupçonne point de tendresse de parti pris pour le principe anarchique :

« Le monde berbère[1] nous offre ce spectacle singulier d’un ordre social très réel, maintenu sans une ombre de gouvernement distinct du peuple lui-même. C’est l’idéal de la démocratie, le gouvernement direct, tel que l’ont rêvé nos utopistes… Rien de plus éloigné de l’avilissant despotisme de l’Orient, de ce culte de la force considérée comme manifestation de la volonté divine… La forme monarchique est, dans cette race, une rare exception et, quand on la rencontre, on peut être sûr que la population qui la subit n’est pas constituée d’une manière normale.

« Cette organisation politique si simple repose sur un esprit de solidarité qui dépasse tout ce qu’on a pu constater jusqu’ici dans une société vivante ou ayant vécu. Les institutions d’assistance mutuelle sont, dans la société kabyle, poussées à un point qui nous étonne ; la coutume renferme des dispositions pénales contre ceux qui voudraient se soustraire aux obligations de ce que nous appellerions la charité et la générosité. Le pauvre est nourri, en partie, par la communauté… Si un particulier veut tuer une bête, il est tenu d’en aviser l’amin, afin que les malades et les femmes enceintes puissent se procurer de la viande. L’étranger, dès qu’il entre dans le village, à sa part dans le bien commun[2] ».

Un autre auteur non moins compétent[3] ajoute à ce tableau : « Le travail n’est pas considéré comme dégradant chez les Berbères en général et tout le monde s’y livre ; aussi cette société ne comporte-t-elle pas cette distinction choquante entre nobles qui ne font rien et serfs qui les nourrissent. » Voici, pour en finir, le témoignage de M. C. Devaux[4] : « Si un individu se trouve dans l’impossibilité de cultiver son petit patrimoine faute d’animaux nécessaires, de reconstruire sa maison faute d’argent, la djemâa (assemblés communale analogue à la Landsgemeinde de la Suisse allemande), décide qu’une corvée générale aura lieu. Nul ne peut en être exempt. »

Les Kabyles, de même que les Touareg, ces hommes belliqueux qui donnent aux combats la meilleure part de leur existence, jouissent donc de la plus entière liberté : ils ignorent si complètement les équivoques bienfaits de la différenciation sociale, qu’ils ne se divisent même pas en travailleurs et en fainéants ; les riches ne s’y distinguent pas des pauvres[5]. D’autre part, nombre de peuples livrés au despotisme depuis de longs siècles, poussent le mépris de la guerre jusqu’à ne plus savoir se défendre : tels sont les Chinois ; telle a été la Venise des doges.

Certes, les exemples sont assez nombreux où les origines du despotisme peuvent être rattachées à une guerre de conquête. Mais, pour peu que l’œuvre fondée par le glaive présente quelque durée, on en vient à se demander si le militarisme n’est pas une cause d’asservissement plus apparente que réelle. Tous les empires édifiés exclusivement sur les victoires et la violence n’ont eu qu’une existence éphémère et n’ont jamais été despotiques dans le vrai sens du mot. Les chefs mongols, conquérants de la Chine, se sont, à grande hâte, nationalisés chinois en adoptant les lois, les mœurs, la langue même des vaincus. Les Turcs, qui s’abattirent comme des bêtes de proie sur les civilisations expirantes de Byzance et du Khalifat, détruisaient, rançonnaient, égorgeaient, mais ils n’ont réussi, en somme, qu’à établir un despotisme tout à fait superficiel, daignant à peine se mêler de l’administration des peuples conquis. En Égypte, la situation des fellah a été tolérable jusqu’à Méhémet-Ali, qui, oublieux des traditions tartares et turkmènes, a voulu se poser en restaurateur de la civilisation pharaonique.

Nous avons vu que, dans la nature, c’est-à-dire dans la série biologique, la liberté peut servir de mesure au progrès du lien social. Si l’histoire a l’unique tâche de montrer, sous des vêtements nouveaux, les transformations graduelles de l’évolution organique, nous ne pouvons qu’y constater les mêmes phases ascendantes :

I. Période inférieure. — Celle des groupements imposés, basés sur la coercition, analogues aux colonies rudimentaires de cellules réunies par un lien extérieur ou mécanique.

II. Période intermédiaire. — Celle des groupements subordonnés, bases sur la différenciation, sur une division du travail de plus en plus spécialisée et intime.

III. Période supérieure. – Celle des groupements coordonnés, basés sur les penchants personnels et sur la communauté de plus en plus consciente des intérêts.

Un des lieux communs les plus rebattus répète, en effet, que la vraie civilisation se reconnaît à la liberté. Pourtant, si nous appliquons directement à l’histoire le critérium de la « coercition décroissante », le seul qu’on puisse abstraire des enseignements de la biologie, nous sommes bientôt complètement déroutés. Pour en revenir, par exemple, à l’anarchie des Kabyles du Djurdjura, ce peuple, qui compte à peine parmi les demi-civilisés, jouit — on ne saurait le nier — d’une constitution sociale bien supérieure, au point de vue sociologique, à celle dont se contentent la plupart de ses conquérants français. Nul ne songe pourtant la disputer à ceux-ci l’honneur d’occuper l’un des premiers rangs parmi les nations policées du globe. Et ce n’est pas là, malheureusement, une anomalie fortuite. Les peuples libres sont assez nombreux dans les diverses régions du globe[6] ; mais tous, sans exception, appartiennent bien plus au domaine de l’ethnographie qu’à celui de l’histoire : en fait de science, d’art, d’industrie, plusieurs d’entre eux n’ont pas encore dépassé l’âge de pierre. Et parmi les nations célèbres, pourrait-on en citer une seule, qui, à une période quelconque de son évolution, n’ait subi le despotisme le plus dégradant, poussé parfois jusqu’à la déification des fonctions coercitives, une seule qui, dans sa constitution politique et sociale la plus avancée, n’ait conservé des empreintes indélébiles de ce passé ? « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ! » Cet aphorisme, en contradiction flagrante avec celui que nous avons cité plus haut, impliquerait d’ailleurs que la civilisation serait incompatible avec la liberté, élément essentiel, non seulement du bonheur, mais aussi du simple bien-être matériel.

Cette appréciation pessimiste se retrouve, il me semble, au fond des doctrines sociales les plus accréditées des temps modernes : les évolutionnistes, avec Herbert Spencer, affirment que la différenciation, c’est-à-dire l’inégalité des intelligences, des conditions, des fortunes, est un indice certain des progrès de la civilisation[7] ; les économistes malthusiens, en fait de libertés, ne connaissent que celle de la concurrence, c’est-à-dire le droit du vainqueur d’user et d’abuser de la dépouille du vaincu ; pour les penseurs esthétiques, dont M. E. Renan est un brillant exemple, le développement extraordinaire des richesses matérielles et intellectuelles, fruit d’une civilisation très avancée, constitue une compensation acceptable de cette perte du bonheur et de la liberté qui en est la rançon fatale ; de farouches révolutionnaires ne se plaignent, en somme, que de l’insuffisance de cette compensation.

Et cependant, si, battant en retraite à la vue de cet accord, inconscient parfois, des écoles et des partis les plus opposés, nous voulions accepter la doctrine si souvent décriée de l’homme sorti libre des mains de la nature, mais réduit aussitôt en esclavage par l’histoire et la société, nous nous retrouverions en face d’une confusion non moins inextricable. Ces Oua-Ganda des rives du Victoria Nyanza, dont un M’tesa fait abattre les têtes pour se distraire, ces nègres du Dahomey qui, tous les ans, périssent par milliers en des supplices atroces pour la plus grande gloire de leur principicule et de leur bon dieu Serpent, ces misérables qui poussent la folie de la servitude jusqu’à se suicider sur la tombe du souverain défunt pour être ses esclaves dans un monde meilleur, — n’ont certes pas été corrompus par le raffinement des mœurs, par le progrès d’arts ou de sciences dont ils ne connaissent pas le premier mot ! Sir John Lubbock, dans son ouvrage sur les civilisations primitives, a rassemblé, avec une prodigalité véritablement anglaise, de nombreux exemples, progrès à démontrer au vieux Jean-Jacques lui-même, que son « homme de la nature » n’est pas l’aimable athlète simple et fier, bon, mais jaloux de son indépendance, imaginé par le futur philosophe sous les ombrages des Charmettes. Si la liberté, comme l’ont rêvée nos utopistes, se retrouve chez quelques rustiques tribus du Djurdjura, le despotisme le plus effréné, tel que l’admiraient Bossuet, de Maistre et les poètes du Mahabharata, n’est pas non plus étranger à nombre de sauvages fort arriérés en civilisation.

Tout en admettant que, au point de vue de la science actuelle, la liberté est la seule caractéristique possible de la civilisation, nous ne saurions passer sous silence une considération importante : l’évolution sociale est partout subordonnée à la nécessité organique. Or, nécessairement, celle-ci impose à l’homme sa part de coopération, d’efforts synchroniques, tendant vers un but qui ne lui est pas strictement personnel, mais qui intéresse la communauté. Dans certains milieux, cette coordination est simple et facile ; l’utilité de l’œuvre exigée de chacun est immédiate et directement comprise de la moyenne des individus. Aussi, et sous toutes les latitudes habitables, l’homme, dans ces milieux, arrive-t-il sans peine à réaliser « ces groupements anarchiques » bien supérieurs aux formes coercitives et subordonnées, et que les plus avancés d’entre les Européens pourraient envier aux tribus berbères de l’Afrique. On comprend que l’histoire se désintéresse de ces peuples : occupant des milieux aussi privilégiés, ils ont résolu à peu de frais d’intelligence, d’énergie et de culture, le problème fondamental de nos annales ; plus heureux peut-être que les autres nations, ils n’ont, par cela même, rien à léguer à la postérité.

Mais il y a d’autres milieux — et l’histoire s’attache de préférence à ceux-là — qui ne deviennent habitables que par une coordination savante et compliquée de forces nombreuses et hétérogènes, concourant vers une fin dont la grande majorité des intéressés ne comprend même pas la portée. Ici, le degré nécessaire de solidarité ne pouvant être obtenu d’emblée d’un concours spontané et libre, on voit le groupement humain débuter par une des formes sociologiques les plus grossières, analogue à ces colonies rudimentaires de plastides, de cellules que réunit un lien imposé, extérieur et mécanique : je veux parler du despotisme à outrance. Une fois introduit dans l’histoire par cette action spécifique d’un milieu réfractaire aux efforts « anarchiques » de ses occupants, le despotisme prospère et s’épanouit ; plus tard, se survivant en vertu de la force acquise, il ne recule que pas à pas, et après des combats acharnés, devant les progrès nécessaires de la sociabilité. Plus la lutte fut terrible, plus le triomphe est glorieux et l’on comprendra sans peine que, dans tous les temps, les milieux de cette nature soient devenus les privilégiés de l’histoire, celle-ci ayant la mission d’enregistrer les victoires de l’homme sur les brutalités cosmologiques de toute nature.

Nous sommes loin, on le voit, de ce fatalisme géographique qu’on reproche souvent à la théorie déterministe du milieu dans l’histoire. Ce n’est point dans le milieu même, mais dans le rapport entre le milieu et l’aptitude de ses habitants à fournir volontairement la part de coopération et de solidarité imposée à chacun par la nature, qu’il faut chercher la raison d’être des institutions primordiales d’un peuple et de leurs transformations successives. Aussi, la valeur historique de tel ou tel milieu géographique — en supposant même qu’il soit physiquement immuable — peut-elle et doit-elle varier suivant la mesure où ses occupants possèdent ou acquièrent cette aptitude à la solidarité et à la coopération volontaires.

Que le despotisme, sous n’importe quel climat, et à n’importe quelle phase de la barbarie ou de la civilisation, que le despotisme, dis-je, revête la forme absolutiste, militariste ou sacerdotale, l’homme ne peut être opprimé que par l’impossibilité où il se trouve de fournir de son propre fonds et en connaissance de cause, la somme de solidarité exigée de lui par le milieu. Prêtre, guerrier ou roi, jamais despote ne fut, dans l’histoire, autre chose que le symbole vivant, la personnification de cette impuissance des opprimés : être inconscient, il ne domine pas plus ses sujets par la force ou par la ruse, que le drapeau ne fascine les combattants par l’éclat de ses couleurs.

Mais, si l’histoire suit son cours normal, l’équilibre s’établit de plus en plus entre le milieu et les aptitudes anarchiques de ses occupants ; peu à peu se manifeste le progrès, c’est-à-dire cette transformation du lien social constatée déjà dans la série biologique, et qui monte de la coercition à l’anarchie, de la solidarité imposée à la solidarité voulue. Quant à la distinction établie par Herbert Spencer entre le militarisme produisant l’oppression et l’économisme conduisant nécessairement à la liberté, elle n’explique rien, à mon sens, et ne rend même pas un compte fidèle des faits. C’est par suite surtout de « considérations économiques » que le vilain du moyen âge subissait le brigand féodal ; c’est par l’épée du mercenaire, par la force des armes, que le marchand de Carthage ou de Venise s’imposait au « peuple maigre ». La guerre, je l’ai déjà dit, n’est pas l’acte le plus sanglant de la corvée historique ; il ne répugne pas plus à la moyenne des hommes de mourir en Spartiates sous les flèches des ennemis, que d’expirer, misérables fellah, sous le fouet d’un conducteur de travaux écrasants et inutiles, comme, par exemple, la construction des Pyramides !

Suivons d’un peu plus près la marche du progrès social à travers le temps : nous y distinguons trois périodes principales, trois étapes de l’humanité.

Dans la première, les quatre grandes civilisations égyptienne, assyrienne, hindoue, chinoise, qui, à notre point de vue, constituent toute l’antiquité ou l’époque primaire des formations historiques, sont caractérisées par un développement sans égal du despotisme, par la divinisation des fonctions coercitives. Toutes les quatre ont réalisé le principe autocratique à un degré inconnu plus tard, soit dans les classiques tyrannies, soit dans les monarchies de droit divin de l’Europe féodale et post-féodale. Les plus cruels d’entre les césars de Rome. Louis XI en France, Ivan le Terrible en Russie, approchaient tout au plus à leurs mauvaises heures, de ces despotes orientaux dont les peuples se croyaient un appendice sans valeur, une émanation dégénérée. Bénin et déjà bureaucratique avec les pharaons, militant et féroce en Mésopotamie, sombre et sacerdotal dans l’Inde, patriarcat et méticuleusement académique en Chine, le pouvoir royal est la seule raison d’être de ces antiques sociétés, où l’on distingue à grand’peine des rudiments de gradations et de nuances, presque noyés dans l’esclavage universel et perpétuel. Mais ces gradations et ces nuances préparent le passage de l’esclavage primitif à une différenciation des classes, c’est-à-dire à l’esclavage, perpétuel encore, mais déjà réglementé. L’Inde, à ce point de vue, quand le régime des castes[8] y fut définitivement constitué, nous présente le développement social le plus avancé qui ait été atteint par une civilisation antique : l’esclavage de droit divin, l’asservissement au pouvoir royal n’y est plus le lot commun et indivis de toute la nation ; quoique irrévocable encore, il se trouve régulièrement réparti entre les diverses classes et à des degrés différents. En Égypte, nul mortel n’a de droits que les prérogatives à lui conférées par le caprice du pharaon ; dans l’Inde brahmanique, le pouvoir discrétionnaire du roi et du prêtre est limité par l’impossibilité de faire d’un soudra un vaïcya, et, de ce dernier, un kchatriya.

La seconde époque débute par l’apparition des Phéniciens sur la scène du monde. L’aspect politique de l’histoire se modifie profondément. Dorénavant, on voit s’éclipser les despoties orientales, et la forme fédérative républicaine devenir la règle presque constante. Aux temps « classiques », les monarchies apparaissent comme des épisodes si rares que, de plein droit, nous pouvons les passer sous silence. Le fait dominant est l’oligarchie, c’est-à-dire un despotisme basé sur le hasard de la possession et de la conquête : vainqueur et maître, captif et esclave sont, dans cette période, des mots tellement synonymes qu’entre le militarisme et l’économisme dont parle Spencer, il serait bien difficile de faire un départ tant soit peu équitable. Tantôt les triomphes de l’aristocratie élèvent le cens oligarchique, tantôt les victoires du peuple parviennent à l’abaisser. Mais la plus pure des démocraties classiques, la démocratie athénienne, comme plus tard la commune du popolo magro de Florence, n’a été qu’une oligarchie à peine déguisée. Athènes, dans ses jours glorieux, comptait plus d’esclaves que de citoyens, et la liberté des bourgeois florentins avait pour corrélatif nécessaire l’asservissement des populations rurales de la Toscane.

Le principe oligarchique, celui d’une différenciation politique et sociale basée sur les hasards de la possession ou de la victoire, et que l’on cherchait vainement à perpétuer par l’hérédité, ce principe constituait l’éclat et la misère, la force et la faiblesse des républiques de la période intermédiaire. Chaque progrès nouveau réalisé au sein de ces sociétés avait pour conséquence forcée un écart toujours croissant des conditions ou des fortunes ; l’accroissement du nombre des vaincus et des pauvres conduisait fatalement à cette tyrannie pisistratide ou césarienne qui, tout en étant l’œuvre du progrès, n’en constituait pas moins une réaction, par un retour atavique vers le despotisme de l’antiquité extra-européenne, ou une dissolution, car on n’avait point encore de principe supérieur à substituer à l’oligarchie.

Il y aurait sans doute quelque distinction à faire entre l’oligarchie punique et classique, d’un côté, et, de l’autre, le féodalisme de l’Europe chrétienne, mais cette diversité est surtout apparente et n’intéresse guère que la forme. Avant et après le triomphe de la Croix et la chute de l’empire d’Occident, le principe est essentiellement le même. Vue d’un peu haut, la féodalité, comme l’oligarchie, est le droit du vainqueur ou du possesseur sur la personne ou la chose du vaincu, celui qui ne possède pas. Si l’oligarchie avait pour contre-partie l’esclavage, la féodalité entraînait non moins fatalement le servage, et, entre ces deux servitudes, je ne vois qu’une différence de mots. Encore pourrait-on soutenir qu’en plein moyen âge, les points culminants de l’histoire sont représentés, non par l’Europe continentale et féodale, mais par les oligarchies municipales italiennes, qui, au XVe siècle, possédaient des esclaves (schiavi) tartares, slaves et russes.

Pour constater la permanence et la sériation du progrès dans les trois divisions généralement admises de l’histoire universelle, on nous dit que le travailleur esclave, dans les despoties orientales et les oligarchies classiques, a passé ensuite par le servage du moyen âge, pour devenir salarié à l’époque moderne.

La situation d’un salarié, d’un manœuvre de nos grandes villes, peut être, de fait, plus misérable que celle de son ancêtre serf ou vilain ; il n’en existe pas moins, entre le plus malheureux de nos prolétaires et le mieux partagé des serfs ou des esclaves, une différence capitale et facile à formuler. Le salariat ne constitue pour le patron aucun droit légal sur la personne du dépossédé, du vaincu de la concurrence vitale, et ne lui concède sur le travail de celui-ci que le droit cédé par un semblant d’achat. Mais le seigneur féodal exerçait un droit permanent et gratuit sur le travail du serf ou vilain, et, sur sa personne, un droit de juridiction plus étendu que celui d’un maître sur l’esclave au temps des Antonins[9].

Du reste, l’antiquité classique n’a point connu le mot esclave, et l’institution des servi glebæ (serfs de la glèbe) est de beaucoup antérieures l’âge féodal. Huschke[10] la trouve déjà légalement constituée par la formula censualis d’Auguste ; elle reconnaissait à ces esclaves ruraux certains privilèges étrangers aux esclaves domestiques (tels le droit de mariage et même celui de possession), tout en les astreignant, comme redevance pour la terre par eux cultivée, à un travail déterminé au bénéfice du propriétaire. Par contre, celui-ci avait sur ses colons un droit limité de contrôle et de correction, mais, s’il exigeait plus que la corvée réglementaire, le tribunal devait intervenir. Il serait difficile de préciser quelles étaient, dans l’empire romain, les différences de fait et de droit entre les colons et l’esclave, le serf de la glèbe et le serf domestique : il semble cependant que la destinée du colon fût plus douce, puisque la loi menaçait de servage domestique le servus terræ qui déserterait sa terre. Mais ces différences s’atténuèrent de plus en plus à mesure que les césars païens, s’inspirant de l’aphorisme de Tibère : « Un bon pasteur tond les brebis sans les écorcher », restreignirent le pouvoir discrétionnaire du maître sur les esclaves domestiques. La loi Petronia, du reste, lui interdisait déjà de les livrer ou de les vendre pour le cirque, sauf en cas d’infractions dont la peine devait être confirmée par l’autorité publique. Claude octroie la liberté à tout esclave que le maître abandonne pour cause d’infirmité grave ; un maître ayant tué son esclave était puni comme un meurtrier ordinaire. Sous les Antonins, les esclaves reçurent le droit de plainte pour sévices, nourriture insuffisante, attentats à la pudeur. Hadrien appliqua la loi sur les sicaires aux maîtres qui mutilaient leurs esclaves.

En dépit de l’évidence des faits, on répète encore que le christianisme a adouci le sort des esclaves en les transformant en serfs de la glèbe. Si j’affirmais ici le contraire, on m’accuserait peut-être de paradoxe ou même de calomnie ; je me contente donc de renvoyer le lecteur à l’ouvrage déjà cité de M. Duruy : à partir de la victoire du christianisme, il verra cesser brusquement les bonnes dispositions de la législation romaine à l’égard des esclaves ruraux ou domestiques. La loi Junia Narbonia de Justinien crée à leur émancipation des obstacles insurmontables ; la loi Ælia Sentia limite le nombre de ceux qu’on peut affranchir par testament. Plus l’empire approche de sa fin, plus la confusion augmente ; et, en plein moyen âge, nous trouvons le serf réduit à une situation légale et normale bien inférieure à celle que les césars avaient faite à l’esclave urbain. Ainsi à Rome, depuis les premiers empereurs, il était interdit, dans les ventes d’esclaves, de séparer les proches parents : en Russie, où le servage eut pourtant une forme plus douce que dans l’Europe féodale, une disposition analogue a été introduite seulement dans le cours du siècle actuel. Le pouvoir de vie et de mort, que, sous Hadrien et Marc-Aurèle, le maître romain n’avait plus sur son esclave, les seigneurs féodaux le conservèrent jusqu’à la veille même de la Révolution, sur la canaille taillable et corvéable de leurs domaines. L’acte suivant, daté de 1657 et copié par P. Barker Webb et S. Berthelot[11], dans les archives du couvent de Candelaria, donnera une idée des droits de juridiction et de coercition que les nobles espagnols du XVIIe siècle exerçaient encore sur la personne de leurs vilains : Puisque vous m’avez dit que le site et le sol du bourg d’Adeje, etc., sont votre propriété… je vous confère le droit d’établir dans ce bourg et son enceinte ou territoire, pour l’exécution de la justice, potence, picotte, coutelas, prison, carcan, fouet et autres insignes de la juridiction, horca, picota, cuchillo, carceles, cepo, azote y las demas insignias de juridicion)… Signé : Philippe IV (Yo et rey). Aranjuez, 25 avril. » Ainsi, cent trente ans à peine avant 1789, le droit de vie et de mort sur les serfs, sans compter les carceles, cepo y azote, procédait encore du seul fait de la possession féodale du sol, et, cependant, plus de seize siècles s’étaient écoulés depuis que, dans la Rome païenne, le maître d’esclaves avait perdu le pouvoir suprême de coercition et de juridiction sur leurs personnes.

Ces droits absolus du seigneur féodal se trouvèrent, il est vrai, diminués en mainte occasion par les jacqueries, et, en France surtout, par le pouvoir royal, corrélatif de la féodalité, comme les tyrannies et le césarisme classiques l’avaient été naguère de l’oligarchie républicaine. Mais, en résumé, la féodalité avec le servage ne représente que la contrepartie rurale et agraire des oligarchies de Carthage, d’Athènes ou de Rome, basées sur l’esclavage et limitées aux seuls citoyens de la capitale. Sous la domination romaine, à mesure que la province joue un rôle de plus en plus prépondérant par rapport à la métropole, l’empire, peu à peu, se transforme en société féodale. Or, le féodalisme, basé sur la subordination politique du dépossédé au propriétaire du sol, ne pouvait inaugurer une période nouvelle de l’histoire ; il représente simplement un autre côté de cette même différenciation sociale qui, avec la seconde division de l’histoire, débuta par l’oligarchie des républiques phéniciennes : pas une des civilisations de la deuxième période n’a dépassé cette étape intermédiaire de l’évolution sociologique.

L’aube de la troisième vient à peine de se lever : le progrès à réaliser maintenant, et dont l’expression formelle fut la célèbre déclaration des Droits de l’homme, n’est ni plus ni moins que l’abolition, en principe, de toute différenciation sociale et la proclamation de l’égalité de tous. En dépit de tendances de plus en plus évidentes, le siècle qui s’est écoulé depuis la nuit mémorable du 4 août n’a point définitivement introduit ce principe nouveau dans nos constitutions, fût-ce seulement à titre de fiction politique et juridique. Faire que cette fiction devienne une réalité, telle est, dans la présente phase de l’histoire, l’œuvre capitale en dehors de laquelle il ne saurait y avoir de progrès.


Ces trois divisions de l’époque historique de l’humanité correspondent admirablement, on l’a compris sans doute, aux trois phases ascendantes constatées plus haut pour les transformations de l’évolution organique dans la nature :

1o Les groupements imposés. Notre première période est, en effet, le temps des despoties orientales, des sociétés basées sur la coercition, sur l’asservissement de tous à un représentant symbolique et vivant de la fatalité cosmique, de la force divinisée.

2o Les groupements subordonnés correspondent à l’époque des fédérations oligarchiques et féodales, de la différenciation par la lutte armée ou la concurrence économique, l’asservissement des vaincus, des dépossédés.

3o Les groupements coordonnés. Cette période vient d’être inaugurée et appartient à l’avenir, mais les premiers mots qu’elle a balbutiés sont : Liberté, négation légale de toute coercition ; Égalité, abolition normale de toute différenciation sociale et politique ; Fraternité, coordination solidaire des forces individuelles substituées à la lutte, à la désunion amenées par la concurrence vitale.


L’étude géographique que nous allons entreprendre nous fera retrouver ces trois périodes ; elle permettra d’assigner un titre à chacun des trois actes de ce drame grandiose et sanglant de la marche vers le progrès. L’histoire, si l’on essaye de pénétrer dans son intimité, se montre plus idéaliste qu’on ne le pourrait croire d’après la brutalité de ses procédés, et le dernier mot de toute guerre acharnée — si ce n’est pas la Mort — c’est la Paix.

  1. « La société berbère », Revue des Deux Mondes, 1873.
  2. Nous trouvons un touchant exemple de la bienveillance des Kabyles, dans les Croquis algériens de M. Ch. Jourdan. Lors de la grande famine de 1818, plus de 10 000 Arabes vinrent chercher refuge dans les montagnes du Djurdjura. Cette troupe de moribonds fut tout entière secourue, hébergée tant que dura le fléau. Et cependant, une haine séculaire sépare les deux races !
  3. A. Pomel, Des races indigènes de l’Algérie.
  4. Les Kabaïles du Djurjura.
  5. « En assistant à une djemda, il est très difficile de dire qui sont les pauvres et qui sont les riches. » E. Renan, art. cité.
  6. Pour n’en citer que quelques exemples, pris, un peu au hasard, sous les latitudes les plus variées :
    Dans les terres glaciales, au témoignage de Hall, « les Innuïts (Esquimaux) ne se soumettent à aucun pouvoir humain, et ne supportent aucun contrôle… Ils sont nés libres dans leurs sauvages solitudes… Ils y rôdent, n’écoutant que leur volonté, et nul ne saurait les en empêcher. » Cf. l’admirable ouvrage d’Élie Reclus, les Primitifs.
    Krachéninnikoff, dans ses ouvrages si connus, et Khlébnikoff, dans un curieux mémoire, disent des Koloches et des Aléoutes à peu près la même chose que Hall des Innuïts du Groenland.
    Dans la zone torride, sans compter les Imochagh ou Touareg du Sahara, comparez ce que dit Werner Munzinger (Ostafrikanische Studien) des Barea, Bazen et Kounama du Soudan oriental ; pour la Guinée, B. Schwarz : Kamerun : Reise in die Hinterlande der deutschen Kolonie. Je trouve aussi, dans le Journal des missions évangéliques, 1871, IV, ce curieux passage relatif aux nègres de la Guinée : « Le roi d’Onitcha ne peut sortir qu’une fois par an… Quand il sort pour se montrer au peuple, c’est pour danser. » Voilà, certes, un despote qui n’est pas bien terrible !
    Dans la zone tempérée : « Le gouvernement des Indiens de la Californie est paternel. Quant aux ordonnances émanées d’une volonté humaine, l’usage n’en est pas connu, je doute même que le verbe commander existe dans leur langue. La puissance des chefs se borne in peu près à la persuasion, à l’autorité que donne la vertu. » R. P. Joset, Ann. de la Prop. de la Foi, 1846, p. 51.
    Ces exemples, que je pourrais multiplier, suffiront pour nous convaincre que, ni les chaleurs énervantes des tropiques, ni les rigueurs du climat boréal, n’empêchent l’homme d’être libre.
  7. Si le progrès historique est, comme ils le soutiennent, parallèle à la différenciation ; si le pays le plus civilisé est celui où « l’extrême richesse coudoie avec le plus d’insolence l’extrême misère », la liberté ne serait se trouver dans nos institutions qu’en raison inverse du progrès ; car il est peu probable que l’extrême misère se laisse coudoyer avec insolence si un pouvoir coercitif suffisant ne l’empêche de se révolter. On s’aperçoit d’ailleurs, qu’en Angleterre même, depuis quelques années, « l’extrême richesse ne coudoie plus l’extrême misère » avec la désinvolture du temps où Malthus régnait en souverain maître dans le domaine des conceptions sociologiques. Elle lui fait, au contraire, certaines avances, et c’est précisément le spectacle de ces concessions, coupables au point de vue de la différenciation, qui inspire à Herbert Spencer son éloquent plaidoyer : l’Individu contre l’État, traduit récemment en français.
  8. Les castes n’apparaissent dans l’Inde qu’au temps du code brahmanique de Manou, et ne furent entièrement organisées qu’aprês une longue période de guerres et de luttes intestines.
  9. Voir Duruy, Histoire des Romains, t. V.
  10. Ueber den Census zur Zeit der Geburl Jesu Christi.
  11. Histoire naturelle des Îles Canaries.