La Défense du Libéralisme/Texte entier

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L'édition artistique.
Septembre 1944.





Le 5 Juin 1942, M. Maurice Goudard adressait à la Chambre Syndicale des Accessoires pour Automobiles, Cycles et Appareils Aériens, qu’il présidait depuis près de 20 années, une lettre de démission dont le lecteur trouvera la reproduction intégrale aux pages 210-211 de ce volume. Son auteur disait textuellement dans « l’exposé des motifs » :

« Je ne puis paraître approuver, par mon silence, la ruine de l’esprit de concurrence, le découragement des bonnes volontés et la stérilisation des énergies qui sont les conséquences inéluctables du dirigisme ».

En abandonnant ainsi volontairement une charge officielle à laquelle il avait donné, depuis 1923, le meilleur de lui-même, M. Maurice Goudard ne prétendait pas seulement protester hautement contre l’emprise grandissante d’une doctrine foncièrement néfaste au pays et contraire à l’esprit français, il entendait reprendre sa liberté d’action et de pensée pour mener, sans entraves, mais dans un splendide isolement, le combat pour un système économique qui, lui, avait fait ses preuves.

Le 5 Juin 1942 l’idée de La Défense du Libéralisme était née.

Pendant deux années, M. Maurice Goudard a travaillé et lutté sans relâche pour le triomphe de son dessein. En dépit de l’hostilité déclarée des « occupants » et des milieux dirigistes français tout puissants à Vichy comme à Paris, M. Maurice Goudard parvint clandestinement à faire paraitre, en Décembre 1942, une édition ronéotypée à plus de 500 exemplaires de sa Défense du Libéralisme. Rapidement distribuée à des personnalités appartenant aux milieux sociaux les plus divers, cette édition « clandestine » rencontra immédiatement une approbation unanime. Des centaines de témoignages d’admiration, tant pour le courage de l’auteur que pour la clarté et le bon sens de son argumentation, parvinrent à M. Maurice Goudard. Cette unanimité le renforça encore, s’il en était besoin, dans sa volonté de vaincre le destin et de parvenir à éditer officiellement la Défense du Libéralisme, malgré l’occupation, le Dirigisme officiel et la Censure. À l’hostilité des pouvoirs publics, vinrent s’ajouter les difficultés industrielles — raréfaction du papier, restriction des heures de travail et de la consommation d’électricité dans les imprimeries. — Plus d’un an de lutte et de labeur fut nécessaire pour vaincre la force d’inertie des uns ou les oppositions volontaires des autres. Des trésors de diplomatie furent dépensés pour obtenir les autorisations légales d’édition, sans émasculer la vigueur de l’argumentation ou les nuances de la pensée.

Enfin, le 28 Mai 1944, La Défense du Libéralisme, conçue, pensée, écrite et imprimée pendant l’occupation, et sous un régime de dirigisme intégral, sortait des presses de l’imprimeur, à raison de 10.000 exemplaires. Ses déboires n’en étaient pas épuisés pour cela. En effet, la Censure allemande jetait, le jour même, l’interdit sur le livre de M. Maurice Goudard. Le mal était sans remède. Le lecteur sait maintenant pourquoi il fallut attendre la bienheureuse libération et le rétablissement des transports avant la mise en librairie. Il devra également comprendre pourquoi certains passages de cette première édition, qui fut soumise aux Censures allemande et vichyssoise, ne correspondent pas tout à fait à la pensée de l’auteur.

C’est dire aussi que si M. Maurice Goudard avait attendu la libération pour écrire son ouvrage, celui-ci aurait peut-être été plus violent dans ses commentaires et plus acerbe dans ses critiques.

(Note de l’Éditeur).
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À MON FILS FRANCIS




INTRODUCTION




Le libéralisme a fait faillite ».

« Le libéralisme nous a fait perdre la guerre ».

Tels sont les slogans qui, depuis juin 1940, ont couru les salles de rédaction, inspiré les écrivains, alimenté la Radio et obnubilé nos pauvres cerveaux, déjà bien ébranlés par la défaite.

« Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal », a dit le Maréchal.

Moi aussi.

C’est pourquoi j’écris ce livre.

En le faisant, je me propose, au contraire, de démontrer que c’est le dirigisme qui nous a conduits à la catastrophe.

Tous les auteurs sont unanimes à constater que c’est la carence de notre matériel de guerre qui, pour une large part, est la cause de notre défaite. Nos tanks, nos canons et même nos avions étaient excellents, et la science de nos Ingénieurs n’est pas en cause. Mais encore fallait-il passer des commandes en temps utile et produire en série.

Or, aucune industrie n’a été plus « dirigée » que celle des armements. Rien ne pouvait s’inventer, se dessiner, se fabriquer, se livrer, se payer sans l’intervention totale de l’État, qui représente ce que l’on pouvait faire de mieux comme dirigisme.

Les marchands de canons avaient disparu, absorbés par la nationalisation, mais avec eux les canons et les tanks !

L’Aviation était « dirigée » dans les moindres détails, mais, en Septembre 1939, elle alignait péniblement 300 avions de chasse modernes et 10 de bombardement, et pas beaucoup plus en Mai 1940.

Je ne me propose pas de rechercher ici les responsabilités, mais lorsqu’on veut faire peser celles-ci sur l’Économie libérale, alors mon bon sens se révolte.

Vouloir profiter de la catastrophe pour accabler le libéralisme,

Ce pelé, ce galeux, d’où nous vient tout le mal,

me fait penser au cambrioleur qui, au sortir de la maison qu’il a pillée, se met à crier « au voleur » pour détourner les soupçons.

J’essaierai de démontrer que, depuis 1919, un dirigisme grandissant a fait de sérieux ravages dans notre économie, et que c’est lui, et lui seul, qui doit être dénoncé comme le responsable de nos malheurs.

Depuis l’armistice, j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur l’Économie politique.

Presque tous les auteurs se réclament du dirigisme. Ils semblent avoir découvert l’Économie dirigée comme une panacée capable de guérir tous nos maux.

Beaucoup sont des théoriciens, qui n’ont jamais rien produit, ni rien vendu.

D’autres sont des professeurs, dont le métier est d’enseigner quelque chose, bon ou mauvais.

Les journalistes sont heureux de faire un papier intéressant sur un sujet à la mode.

À la vérité, je n’ai rencontré qu’un seul industriel, M. E. Schueller, qui, dans un livre hardi, La Révolution de l’Économie, préconise un système sur lequel j’aurai à revenir.

M. Schueller, qui a brillamment réussi dans les affaires, est un des plus purs produits du libéralisme.

Il s’avère franchement dirigiste.

Quelle ingratitude !

J’ai alors pensé qu’il convenait qu’un industriel, formé comme moi par le libéralisme, prît la défense de ce dernier.

Je sais qu’il est audacieux de vouloir faire œuvre d’économiste quand on n’est pas professeur à la Sorbonne ou membre de l’Institut.

Je me plais, cependant, à croire que mes distingués confrères trouveront à glaner dans la prose d’un auteur dont le mérite, au moins, est d’avoir les pieds fortement attachés à la terre et de ne pas s’attarder dans les nuages, où il est si doux de rêver !

Si j’ai choisi comme titre de mon livre Défense du Libéralisme, ce n’est pas qu’il soit très attractif, mais i] a l’avantage d’être précis.

J’ai lu tellement d’ouvrages sur l’Économie dont le titre laissait peu deviner le but que poursuivait l’auteur, qu’il m’a semblé nécessaire de fixer le lecteur au début et de lui éviter ainsi toute perte de temps. Quand j’ai lu le copieux et magistral ouvrage de M. Dauphin-Meunier, intitulé : Produire pour l’Homme — ce qui n’est pas très galant pour les femmes — ce mot Produire m’a, tout d’abord, fait croire qu’il comportait l’apologie du libéralisme. C’était une erreur, l’auteur se complaisant à faire l’éloge du dirigisme.

Avec mon titre, au moins, pas d’ambiguïté. — Libéral je fus, le suis et le veux être — bien que le mot Défense ne me satisfasse pas entièrement. Si je l’emploie, c’est parce que le libéralisme a été violemment attaqué, mais il ne correspond pas à mon caractère, qui est tout imbu de l’esprit d’offensive.

C’est donc celui-ci qui sera à la base de mon plaidoyer. On ne se défend bien qu’en attaquant, tous les grands capitaines le savent.

Par contre, je me bornerai à critiquer les doctrines, les opinions, les lois, et non les hommes. J’ai des trésors d’indulgence pour mes compatriotes, et je leur applique d’emblée le préjugé favorable de la bonne foi, comme j’espère qu’ils me l’accorderont à moi-même.

Je n’ai rien à gagner d’ans cette bagarre, ni argent, ni honneurs, ayant déjà été comblé par la vie.

Mon ambition est d’exalter les bienfaits du libéralisme et de prouver que celui-ci est seul capable de répandre la prospérité et le bonheur.

Je suis certain d’être combattu âprement, d’abord par les théoriciens, idéalistes et penseurs, qui se font une gloire de soutenir ce qu’ils croient être un système nouveau, alors que le monde est un éternel recommencement.

Je crois servir ceux-là en les mettant à même de critiquer mes arguments, ce qui leur fournira un vaste tremplin.

J’aurai, d’autre part, comme adversaires, tous les intéressés à un ordre nouveau, profiteurs conscients ou inconscients, qui espèrent bien, à la faveur d’une réorganisation de l’Économie, s’assurer des avantages personnels.

De ces derniers, je m’attends à une opposition furieuse, que je ne crains pas, car la lutte a toujours été l’atmosphère de ma vie.

Certains de mes amis me prédisaient que ce livre ne passerait pas l’écluse de la Censure. Je n’étais pas d’accord avec eux et je leur disais : la Censure, qui est une grande dame au regard sévère, ne m’en voudra certainement pas de désirer le bonheur du peuple. Elle pourra constater que je suis resté dans les limites de la courtoisie, et j’espère qu’elle tiendra la balance égale entre les libéraux et les dirigistes, afin que ces derniers n’aient pas le monopole de la pensée. Ce serait, peut-être, du reste, un moyen de m’assurer, pour l’avenir, un gros succès de librairie, si je pouvais orner la couverture de mon livre d’une manchette « Interdit par la Censure en 1944 ».

D’autres amis m’ont charitablement prévenu que je pourrais me faire beaucoup d’ennemis parmi mes adversaires. De ce risque, je me soucie peu, pouvant, au contraire, y gagner l’auréole du martyre qui manque à ma collection.

Je me bornerai d’ailleurs à plaider une cause, et je ne crois pas qu’il soit dans la coutume de fusiller l’avocat de la partie adverse.


À qui est destiné ce livre ?

Pas aux jeunes filles, sauf à celles qui fréquentent « Sciences-Po », que l’on dit être le temple du dirigisme. On ne sait pourquoi !

Ce livre s’adresse à tout homme anxieux de son avenir, aussi bien aux ouvriers qu’aux patrons, aux pauvres qu’aux riches.

Aux partisans du libéralisme, il fournira des arguments que j’ai rassemblés au cours de quarante années de pratique.

Aux dirigistes, il donnera peut-être l’occasion d’améliorer leur système, car, jusqu’ici, de tout ce que j’ai lu, je n’ai pas retiré l’impression d’une doctrine bien cohérente.

Je me suis, à dessein, refusé d’employer le jargon doctoral que l’on trouve dans trop de traités d’Économie. J’ai voulu rester à la portée de la masse, évitant de me livrer à une logomachie stérile et prétentieuse. Mon texte y perdra en tenue auprès des aristarques de la pensée; il y gagnera, je crois, en clarté auprès des hommes d’action, qui n’ont pas de temps à perdre pour consulter le dictionnaire, d’autant plus que le sujet n’est déjà pas des plus folâtres !

Je m’attacherai à ne parler que de ce que je connais pour l’avoir pratiqué. Je diffère en cela de la plupart des économistes.

Dans ma jeunesse, j’ai été très impressionné par la lecture de Mes Prisons, de Silvio Pellico. Il a le droit d’en parler, étant resté pendant douze ans dans les cachots du Spielberg. De même, lorsque M. Raoul Dautry, dans son livre magistral Métier d’homme parle abondamment des Chemins de fer, c’est une prodigieuse leçon de choses pour le lecteur, car M. Dautry connaît à fond son métier de cheminot.

Mon livre n’est pas une œuvre d’imagination, ou le résultat de vagues spéculations de l’esprit.

Je le vis depuis quarante ans. Il contient mes réactions, mes espoirs, mes déceptions, mes joies et mes peines, mes succès et mes échecs.

Pendant quarante ans, j’ai été l’un des cobayes sur lesquels s’effectuait les expériences sociales, industrielles, fiscales et financières les plus diverses. Il est sans exemple, dans l’histoire de la chirurgie, que le cobaye donne ses impressions au cours de sa vivisection. Je suis donc un cobaye des plus précieux !

Mon livre n’est pas un roman, dans lequel le sort de l’héroïne se décide sous l’influence d’un bon dîner et suivant l’aimable fantaisie de l’auteur.

C’est le produit de longues réflexions, si longues qu’au bout de deux ans, j’étais près de l’abandonner, quand je repris courage en constatant que Montesquieu avait mis vingt ans à écrire son Esprit des Lois.

Il est vrai qu’il n’y a pas de commune mesure entre ma modeste pensée et celle du célèbre philosophe.

D’aucuns me reprocheront, et je m’en excuse, d’avoir choisi la forme d’un prétentieux monologue, mais c’est, je crois, la plus vivante pour un sujet qui possède des vertus somnifères redoutables.

Quel titre ai-je à écrire ce livre ?

Je ne suis pas écrivain, encore moins philosophe. Mais, cependant, on ne peut me refuser le titre d’homme de lettres, puisque j’en ai dicté plus de cent mille à ma dactylo !

Puis-je espérer que mes confrères en Économie, dont j’ai lu les œuvres, me rendront la politesse, ce qui constituerait déjà une belle clientèle !

Il est vrai que je suis un inconnu pour beaucoup d’entre eux, et cela m’amène à exprimer un souhait.

Quand je lis un ouvrage d’Économie politique, ou d’Économie tout court, je suis hanté par le désir de tout connaître de son auteur, tout au moins ce qu’on est convenu d’appeler son curriculum vitæ.

Je voudrais savoir de quel milieu il est, quelles études il a faites, le détail de ses occupations.

J’estime, en effet, que lorsqu’on écrit sur la chose publique, on devient un homme public et, comme tel, on doit étaler sa vie au grand jour.

J’attache une grande importance, quand je lis un livre d’Économie, à connaître la profession de son auteur, son âge, ses ressources, sa position sociale.

Pour les romanciers, les poètes, c’est moins utile, bien qu’il ne soit pas indifférent de savoir que Mallarmé était professeur, que Courteline, l’inimitable auteur de Boubouroche était fonctionnaire et que Verlaine, buveur impénitent, fit deux ans de prison pour avoir voulu tuer son ami, Arthur Rimbaud.

Il est impossible de ne pas constater une relation entre le comportement d’un écrivain dans la vie et le comportement de sa pensée.

Aussi, ai-je consciencieusement cherché à connaître le passé de tous les dirigistes qui publiaient leurs idées.

Je dois dire que ma curiosité fut rarement satisfaite, car, à toutes mes interrogations, mes confrères en Économie répondirent avec une prudence et une modestie que je n’ai jamais pu vaincre.

Aussi, pour ne pas mériter le même reproche, suis-je amené à parler de moi. Je le ferai abondamment.

J’ai, tout d’abord, balancé longtemps devant cette nécessité. Je prévoyais l’accusation que l’on me ferait de vouloir me mettre en vedette, de jouer au « m’as-tu vu », alors que mon seul but est de justifier mes conceptions par tout mon passé, d’exposer le milieu dans lequel j’ai vécu et grandi, et faciliter ainsi à mes contradicteurs la recherche d’arguments, de même que je leur demanderai de m’en fournir par l’exposé de leur propre biographie.

J’émaille mon texte de portraits, car, pour moi, un interlocuteur perd beaucoup de son intérêt si, quand il me téléphone, son visage m’est inconnu. Et puis cela facilite la tâche des graphologues, à l’examen desquels, quelques pages plus loin, je soumets un spécimen de mon écriture.

D’aucuns s’étonneront de détails qui peuvent leur sembler futiles. J’estime que les plus petits ont une valeur souvent déterminante.

Je me souviens que, ayant fait cadeau à mon fils, pour ses dix ans, d’un superbe microscope binoculaire Zeiss, je l’avais ainsi dédicacé :

« Souviens-toi, mon fils, que dans la vie, les infiniment petits ont souvent plus d’importance que les infiniment grands ».

Ma carrière ayant été intimement liée au développement de la Société Solex, j’ai jugé indispensable d’indiquer les grandes lignes de l’ascension de cette firme.

Publicité, dira-t-on.

Peut-être, mais axée sur l’idée que des jeunes pourront être intéressés à connaître comment on bâtit une affaire prospère en partant de rien à 25 ans, sans relations et sans argent, mais avec la foi et l’enthousiasme qui ne peuvent s’épanouir que dans le climat du libéralisme.

Et je réponds tout de suite au lecteur dont le temps est compté, que mon autobiographie se termine à la page 76, après laquelle je reprends le sujet principal de mon livre. Quant au lecteur économe, je me permets de lui signaler que, par suite d’un arrangement spécial avec mon éditeur, ces 60 pages ne sont pas comptées dans le prix de revient, ce qui m’a permis de baisser d’autant le prix de vente.

Les scrupules de ma conscience étant ainsi apaisés, je m’empresse de faire le tour de ma vie en 60 ans et en 60 pages.

AUTOBIOGRAPHIE




Je suis né le 22 Décembre 1881, à Paris, 66, boulevard Sébastopol. Un enfant des Halles !

Ma date de naissance n’était pas très heureuse, car elle bloquait fâcheusement les cadeaux rituels avec ceux de Noël et du Jour de l’An.

Mon Grand-Père paternel habitait le même immeuble. C’était le véritable chef de la famille, car, en ce temps, on respectait encore les aïeuls.

Il était né lui-même à Divonne-les—Bains (Ain). Fils de cultivateurs, il se lança très jeune dans l’industrie de la taille des pierres précieuses, rubis, émeraudes, saphirs, etc…

De Divonne, ses affaires l’appelaient souvent à Saint-Claude, dans le Jura, où il épousa ma Grand’Mère, issue d’une des premières familles de cette ville.

Soutenu par l’amour, il franchissait très souvent à pied les 50 kilomètres qui séparent Divonne de Saint-Claude, au travers de deux chaînes de montagnes. En ce temps — 1840 — on était plus résistant que maintenant et on ne bougonnait pas à propos de la pénurie des transports.

En 1850, il vint s’établir à Paris, où il étendit rapidement ses affaires.

C’était un homme d’un bon sens prodigieux, d’une grande puissance de travail, et d’une remarquable fertilité d’esprit. J’ai conservé de lui une empreinte très profonde.

En 1870, il introduisit en France la taille du diamant. Il achetait les pierres brutes au Cap et au Brésil et les taillait dans les cinq usines installées à Divonne et à Saint-Claude, où il occupait 400 ouvriers.

Ma Grand’Mère le secondait beaucoup. C’était une femme d’une rare intelligence, ayant un sens étonnant des affaires, mais d’une austérité qui nous glaçait, mes frères et moi. Elle vitupérait les « gourgandines » jusqu’au jour où je lui fis observer que, sans elles, le commerce des diamants ne marcherait pas très fort. Elle m’avait pris en grande affection, parce qu’elle disait retrouver en moi les mêmes tendances qu’en mon Grand-Père à entreprendre et à oser.

En 1890, mon Grand-Père se retira des affaires, en laissant ses usines à ses 400 ouvriers, qu’il organisa en Coopératives. On pouvait donc dire que, déjà, à l’époque, le sens social était développé dans la famille.

Mon Père, fils unique, avait de très bonne heure, renoncé à un métier trop plein de risques à son gré, pour lui et, de goûts modestes, il s’adonna à la musique et à des. travaux d’amateur. Manuellement très habile, il était, avec un égal succès, menuisier, mécanicien, électricien, photographe et artificier. Il avait installé chez lui, à Paris et à Saint-Claude, un atelier d’amateur très bien monté, où il passait ses journées sur son tour, devant son établi, ou dans son laboratoire de photographie. À Saint-Claude, il installait lui-même des lignes électriques, construisait d’adorables meubles en bois et fabriquait des explosifs qui lui servaient à abattre les arbres.

Mon Grand-Père l’avait envoyé passer deux ans en Amérique et deux ans en Allemagne. De son voyage en Amérique, sur bateau à voiles, et de sa traversée du continent jusqu’à San-Francisco, il avait rapporté un goût profond pour la vie de famille.

C’était un homme d’une bonté extrême, cherchant toujours à faire plaisir, élevant ses enfants sévèrement, mais avec une grande liberté d’action.

Ma Mère, comme mon Grand-Père, était née à Divonne-les-Bains. Fille du notaire de la ville, très instruite, c’était une sainte femme qui se consacra, avec un dévouement admirable à l’éducation de ses cinq enfants.

Si l’on peut croire aux vertus de l’atavisme, j’ai été vraiment favorisé par le sort.

J’étais issu d’une forte race de montagnards, dont le travail constituait la loi, et qui avaient tout de même assez de fantaisie pour ne pas faire de questions d’argent le but suprême de la vie.

La dureté du climat, l’aridité du sol, la rudesse des pentes exigeaient de mes ancêtres une qualité maîtresse : la ténacité, si bien évoquée par le vieux dicton :

Comtois, rends-toi !
Nenni, ma foi !

Je ressens de cet atavisme une reconnaissance infinie pour toute ma famille et, en particulier, pour ma Mère, à laquelle je dois tout.

Et, pourtant, je fus élevé durement. Mes premières années se passèrent en allées et venues le long du Boulevard Sébastopol, surveillé par une gouvernante allemande ; le square Saint-Jacques était ma promenade quotidienne. Je passais chaque fois devant l’image du « Hérissé », à la devanture d’un Chapelier, qui m’effraya tellement que j’en suis devenu complètement chauve à vingt-cinq ans !

Ma Mère m’apprit elle-même à lire et à écrire, mais, sous l’influence de mon Grand-Père et de ma Grand’Mère, je fus envoyé comme interne au Lycée Michelet, à Vanves, alors que je n’avais pas encore sept ans. À cette époque, l’internat était très en vogue. Je devais le subir pendant neuf ans.

Ce furent des années très dures. Je ne les regrette pas, car elles contribuèrent beaucoup à me tremper le caractère.

L’éducation était très sévère, et les jeunes, de nos jours, feraient bien de mieux apprécier leur confort.

Il était défendu de parler dans les rangs et au réfectoire. Du lever, le matin à 6 heures, au coucher, le soir à 9 heures, il y avait place pour cinq heures de classes et cinq heures d’études, dont une étude de trois heures consécutives. Le travail était coupé de trois heures de récréations, pendant lesquelles sévissaient, entre garnements du même âge, des guérillas incessantes où chacun devait défendre sa chance à coups de béret ou de cache-nez.

L’éclairage se faisait au gaz, développant dans les salles une chaleur étouffante. Par tous temps, quelle que fût la température, les élèves sortaient sans manteau et, au réfectoire, je me souviens que le sport d’hiver consistait à répandre sur le marbre de minces couches d’eau et à envoyer, d’un bout à l’autre de la surface glacée ainsi formée, la grosse « mémère » de carafe.

La discipline était extrêmement rude. Pour un rien, nous étions privés de sorties le dimanche. Nos grandes distractions étaient la messe deux fois par semaine et les vêpres le dimanche, pendant lesquelles je chantais les cantiques d’une voix déjà bien timbrée.

Mes grandes vacances scolaires — deux mois juste — se passaient rituellement près de Saint-Claude, dans la propriété familiale, qui surplombait la ville de 300 mètres. Dans mon enfance, ma vie s’écoulait à la ferme attenante, anticipant ainsi sur le Service Civique Rural. Nul mieux que moi ne savait garder les vaches, battre le beurre, faucher les regains et arracher les pommes de terre. J’ai même battu le blé au fléau, avant l’apparition de la « mécanique ». Descendre à la ville était le grand sport. Directement, à travers la rocaille, les talons en avant, presque couché sur le dos, les mains freinant en serrant les buis au passage, je dégringolais en cinq minutes la rude pente que je mettais au retour une heure à remonter. C’est probablement à cette vie saine que je dois ma résistance au travail et à la maladie. Quand je fus plus âgé, je passais mes vacances dans l’atelier de mon père, où mon temps se partageait entre l’établi, le tour, la forge ou le laboratoire de photographie. Mais ma grande passion était les feux d’artifice. Patiemment, pendant deux mois, je préparais les fusées volantes, les soleils, les chandelles romaines, les marrons d’air, les bombes, dont le tirage constituait l’apothéose de mes vacances. Cette fabrication allait de pair avec celle de la nitro-glycérine, qui me servait à abattre des arbres ou à faire sauter des rochers. La chasse, déjà, me passionnait. Mais c’était un rude sport. Sur mille hectares, deux compagnies de perdreaux rouges qui faisaient des plongées de trois cents mètres, quelques lièvres chassés au chien courant et, surtout, des passages de geais, qui tenaient lieu de tir aux pigeons.

Les rentrées de vacances étaient lugubres. Mes Parents prolongeant de deux mois leur séjour à la campagne, je restais cloîtré au lycée, sans même sortir le dimanche.

Dans ces conditions, il n’y avait pas d’autre issue que le travail. Je dois dire que je n’avais aucune peine à m’y résoudre. Je possédais déjà cet esprit d’émulation, qui ne m’a jamais abandonné, et qui me réservait de cuisantes blessures d’amour-propre quand je n’étais pas un des premiers.

J’eus des réussites très diverses.

Mon année record fut en septième, où je décrochai douze premiers et seconds prix, parmi lesquels celui de gymnastique m’est le plus cher, ainsi que le grade de Sergent-Major, qui était une spécialité réservée à Michelet, on ne sait pourquoi.

Je fus envoyé régulièrement au Concours Général en latin, en grec et en allemand, ce qui me valait, de la part de ma Mère, un superbe pâté froid pour mon déjeuner. Mais ce fut la seule récompense que j’obtins jamais ! Déjà, à ce moment, j’avais remarqué que, dans la vie, seuls les spécialistes avaient une chance contre les éclectiques dans les compétitions particulières, ce qui ne veut pas dire que la spécialisation à outrance est à recommander, bien au contraire.

Cependant, à cette époque, seules les lettres m’intéressaient. Je regardais avec un profond mépris. les « modernes », comme on les appelait alors, qui remplaçaient le latin et le grec par les mathématiques et la physique.

J’avais même des velléités d’être poète, et décadent encore. Pour répandre mes œuvres, je fondai un journal hebdomadaire, le Horla, du nom du roman de Guy de Maupassant. J’en étais, à la fois, le directeur, le rédacteur en chef et l’éditeur. C’est probablement de cette époque que naquirent mon intérêt pour la Presse et ma sympathie pour ceux qui s’y dévouent.

Mais, au bout de neuf ans, l’internat me pesant, je suppliai mes parents de me retirer de cette prison.

J’entrai alors en rhétorique à Janson-de-Sailly, comme externe.

Ce brusque changement de vie me fut néfaste, d’autant plus qu’il coïncida avec l’achat d’une bicyclette, chose rare à l’époque, et avec laquelle je faisais souvent l’école buissonnière.

Cette année-là fut pour moi une année de vacances. Mais je fus refusé au bachot, faute d’avoir su extraire une racine carrée !

Je fus très vexé, ma Mère fut atterrée ! En octobre, l’incident était réparé, mais il eut sur ma vie une influence considérable.

J’entrai en philosophie. J’étais loin de m’y complaire, car je n’arrivais pas à comprendre les raisonnements des maîtres de la pensée qui, avec une autorité et une notoriété égales, soutenaient, avec le même succès, des thèses diamétralement opposées.

J’étais, d’autre part, hanté par l’idée d’avoir à faire Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/33 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/34 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/35 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/36 mon service militaire comme simple soldat. Ma Mère aurait voulu que je fusse notaire ou avocat. Mais les études pour les carrières libérales avaient, à cette époque, comme aboutissement normal trois ans de service militaire comme soldat de 2me classe dans l’Infanterie !

J’ai toujours eu beaucoup de goût pour commander et peu pour obéir. Une idée me vint : faire mon service dans la musique. Je recherchai chez Thibouville-Lamy quel était l’instrument le plus facile à apprendre. On m’indiqua le cornet à piston, ce qui me valut pour ma fête, bloquée avec le Jour de l’An, un superbe instrument tout argenté. Un professeur au Conservatoire me donna des leçons et j’arrivai à jouer très gentiment Simple aveu.

Mon Père jouait du violon et de la clarinette, ma sœur du piano, mon jeune frère du violoncelle et moi du cornet à piston. Ajoutez à cela le bruit de la forge et de l’enclume d’ans l’atelier de mon Père, et vous saurez pourquoi le propriétaire nous signifia congé.

Je compris que la musique était sans avenir pour moi.

J’étais, depuis plusieurs années, violemment épris de la locomotion nouvelle, la philosophie ne m’intéressait plus, enfin, et cela fut déterminant, les ingénieurs sortant de l’École Centrale ne faisaient qu’une année de service comme sous-lieutenant.

Le sort en était jeté et, lâchant Kant et Auguste Comte, j’entrai brusquement, au milieu de l’année scolaire, dans la classe de mathématiques. De ce jour, ma carrière était décidée et, travaillant d’arrache-pied pour regagner le temps perdu, malgré une typhoïde dont je manquai mourir, je fus reçu à l’École Centrale, prenant ainsi ma revanche de mon échec au bachot.

Les lettres, qui avaient dominé toute ma jeunesse, n’existaient plus pour moi, mais, plus tard, je marquai ma reconnaissance pour les études classiques qui m’avaient, mieux que la physique et la chimie, préparé à la lutte pour la vie.

J’ai également gardé une très grande reconnaissance à l’École Centrale, qui forme les esprits scientifiques de façon incomparable, autant par l’élévation que par l’éclectisme de son enseignement. Avec des maîtres comme Paul Appel, Émile Picard, Bertrand de Fontviolant, Maurice Lévy, les problèmes les plus ardus étaient exposés avec une clarté saisissante, et toute ma vie d’Ingénieur a été dominée par leurs leçons.

Mais, épuisé par l’effort que j’avais fourni, je dus en deuxième année, prendre un an de congé. Cette mésaventure eut, pour moi, les conséquences les plus heureuses.

En effet, changeant de promotion, je fus, par un hasard inouï, placé dans la salle que commandait mon futur associé de toujours, Marcel Mennesson, qui était un des plus brillants élèves de l’École. C’est de ce moment que date une amitié qui ne s’est jamais démentie depuis quarante ans.

Déjà, sur les bancs de l’École, nous prenions nos premiers brevets qui, naturellement, concernaient l’Automobile, dont nous avions prévu l’expansion. C’est à un cours du professeur de Physique Industrielle, Jules Grouvelle, que j’eus l’idée du Radiateur centrifuge, qui devait faire la fortune de Solex.

De ce jour, nous étions décidés à mettre au point cette invention, et nous y passions tous nos instants de loisir et toutes nos vacances.

Mais nous étions, l’un et l’autre, de pauvres militaires, et l’on nous envoya, Mennesson à Belfort et moi à Verdun, qui étaient les garnisons les moins courues. Le manque de distractions me permit de construire, moi—même, le premier radiateur centrifuge chez un maréchal-ferrant de Verdun. Tous les mois, nous nous réunissions, Mennesson et moi, à mi-chemin, à Nancy, pour discuter gravement de la technique de l’appareil.

Je faillis, entre temps, terminer prématurément ma carrière lorsque, commandant au fort de Souville, près de Verdun, la manœuvre d’une tourelle à éclipse de 155 longs jumelés, un des tuyaux de l’accumulateur de pression ayant éclaté je reçus à la pointe du menton un jet d’eau à 100 kilogrammes, qui me mit proprement knock-out, à l’hôpital.

Je ne me doutais pas que, dix ans plus tard, bien d’autres viendraient y mourir, glorieusement.

Les manœuvres de forteresse de Langres nous réunirent, Mennesson et moi, pendant d’eux mois, sous la tente, dans un bled désertique. C’est là que j’appris l’usage de la machine à écrire que, de retour à la vie civile, je devais utiliser moi-même, car nos débuts dans l’industrie, que je sentais imminents, prévoyaient le minimum de personnel.

En effet, en octobre 1906, nous étions libérés, et la grande vie commençait !

Nous avions une confiance absolue dans l’invention que nous avions, pendant deux ans, mise au point. Le radiateur centrifuge avait donné, aux essais, de tels résultats que nous nous imaginions n’avoir à craindre aucune concurrence.

Il ne nous est jamais venu, une seconde, l’idée de faire appel à une maison existante. Notre jeunesse, notre confiance en nous, notre enthousiasme nous commandaient d’agir seuls. Mais nous n’avions de relations d’aucune sorte. Mon Père ne voyait personne, et celui de Mennesson était mort. Nous n’avions aucun capital, surtout Mennesson, dont les sœurs donnaient des leçons de piano pour payer son éducation.

Ma Grand’Mère me donna, à fonds perdus, 50.000 francs et sa bénédiction.

Ces détails s’adressent spécialement à ceux qui croient aux slogans faciles du « mur d’argent », des « patrons de hasard » ou de « droit divin ».

Ils prouvent qu’en régime libéral les chances sont égales pour tous, à condition de ne pas se reposer Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/41 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/42 uniquement sur elles et de les aider par un labeur acharné.

Les débuts furent très durs.

Notre premier souci fut d’installer un atelier, car nous brûlions du désir d’inonder le marché de nos produits. Cette audacieuse prétention se doubla d’une fâcheuse erreur dans le choix de l’emplacement. Séduits par la modicité du loyer — 2.000 francs par an — nous nous installâmes rue de Montreuil, au fond d’une impasse sordide, ayant, comme voisins, un fabricant de meubles et un polisseur de glaces.

Nous avions réussi cette gageure d’être éloignés à la fois de nos domiciles, de nos clients et de nos fournisseurs. Comme nos moyens ne nous permettaient pas l’achat d’une voiture, nous perdions un temps précieux dans le métro et les tramways.

Mais ce qui était le plus grave, c’est que le radiateur centrifuge s’avérait d’un lancement difficile. Il avait bien toutes les qualités théoriques de solidité et de refroidissement, mais il présentait un défaut que je n’avais pas prévu. Par sa conception, il était circulaire, alors que la mode était à la forme Louis XV. Chaque Constructeur d’automobiles tenait à l’aspect de son capot, comme si la marche de la voiture en dépendait. Toute la clientèle se cabrait devant un changement de forme. Et comme nous n’avions qu’une seule corde à notre arc, l’alimentation de l’atelier devenait un problème angoissant. J’essayai de me rejeter sur les applications industrielles, les moteurs fixes, les tracteurs agricoles et les camions, qui permettaient les formes circulaires. Et je me souviens de mes randonnées dans les foires, parmi les forains, qui trouvaient attractif de faire flotter des rubans dans le courant d’air du ventilateur. Mais ces applications étaient très limitées, et notre chiffre d’affaires se traînait misérablement. Pendant deux ans, nous n’eûmes pas plus de trois jours de travail d’avance, malgré que notre effectif ne fût que de deux ouvriers. Nous bouchions les trous comme nous pouvions, soit en modifiant l’installation de l’atelier, soit en prenant en commande tout ce qui nous tombait sous la main, réservoirs, tuyauterie, capots.

Je parcourais inlassablement, à pied, Courbevoie, Puteaux, Suresnes, à la recherche d’ordres problématiques, sans relations, inconnu de tous, trop jeune pour être pris au sérieux, malgré ma dignifiante calvitie. Notre amour-propre d’inventeurs était soumis à une rude épreuve. Au lieu de dominer le marché des radiateurs, nous en étions réduits à fabriquer des arrosoirs pour le Métro et des malles métalliques pour les pays chauds, qu’un confrère, en grève, nous avait confiés pour se dépanner. Mais la situation était critique. Après deux ans, nos finances étaient fortement entamées. Et, pourtant, nous réalisions des prodiges d’économie. Mennesson faisait tous les métiers, ingénieur, dessinateur, chef d’atelier, contremaître, compagnon et balayeur. J’étais à la fois directeur commercial, démarcheur, secrétaire, dactylographe et comptable. Pendant trois ans, il n’y eut ni dimanches, ni vacances, mais jamais nous ne ressentîmes le moindre accès de découragement. Nous étions soutenus par une confiance inébranlable dans notre technique et par l’enthousiasme qui régnait à l’époque dans la jeune industrie automobile. C’était le temps des courses héroïques, où un Brasier et un Théry étaient plus populaires que des Bois, où un Cormier était porté en triomphe à son retour de Pékin par la route. C’était l’époque des Salons passionnants où, chaque année, la technique de la voiture était bouleversée par des inventions sensationnelles qui donnaient lieu à des discussions sans fin. C’était la mode des peaux de bique et des parapluies du chauffeur. qui, avec les lunettes, tenaient lieu de pare-brise. Et puis, nous étions jeunes, ardents et célibataires, car il ne faut pas être marié quand on n’a, comme dot, que des risques, d’autant plus qu’en ce temps-là, le libéralisme ne badinait pas : une traite impayée et c’était la faillite.

Soudain, un espoir surgit à l’horizon. La Compagnie Générale des Omnibus venait de décider de commander 400 nouveaux autobus d’un modèle perfectionné, et qui seraient construits par MM. Schneider et Cie. Le problème des radiateurs se posait, car ces autobus, sur bandages pleins, étaient soumis à de rudes trépidations sur les gros pavés de l’époque, et les radiateurs ne tenaient pas. Un concours fut institué entre quatre concurrents, dont nous étions, qui avaient reçu chacun une commande d’essai de dix appareils.

J’eus alors le sentiment que c’était notre dernière chance de salut. Le concours dura six mois. Durant cette période, j’allais tous les jours inspecter nos appareils et ceux des concurrents. Je connaissais tous les conducteurs et tous les parcours, en particulier la rue Rochechouart, où s’effectuaient les relevés de température. Je notais toutes les fuites, les échauffements de tous les appareils. Notre radiateur centrifuge se comportait merveilleusement, tant au point de vue refroidissement qu’au point de vue solidité. Tous les espoirs étaient permis, lorsqu’un jour, examinant, au terminus de la rue du Poteau, un de nos appareils, je m’aperçus avec terreur que le ventilateur centrifuge était tout près d’éclater, menaçant le faisceau de tubes qui l’entourait d’une destruction complète. C’était la ruine. D’accord avec le chauffeur, je bondis à l’atelier et je ramenais, une heure après, un ventilateur neuf que j’installais immédiatement à la place du défaillant. Il était temps, l’incident n’avait même pas été signalé et, après renforcement des ventilateurs, il ne se reproduisit plus. Nous l’avions échappé belle et, un mois plus tard, nous recevions la commande officielle des 400 appareils. C’était la première en automobile, et il avait fallu près de trois ans pour l’obtenir. Nous étions sauvés, car, enfin, nous avions, devant nous, du travail pour six mois et, de plus, la référence merveilleuse que nous constituaient les autobus de Paris déclencha une série Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/47 de commandes pour des camions, des tracteurs ou des moteurs fixes. Mais, surtout, notre confiance en nous-mêmes était renforcée. Nous avions le sentiment que les mauvais jours étaient passés et que nous n’avions plus qu’à exploiter notre succès.

Cependant, j’avais été frappé par les difficultés que nous avions rencontrées pour imposer notre appareil. Techniquement, notre système se défendait, mais, commercialement, c’était un loup. Un marché trop étroit ne peut être servi que par une usine qui a d’autres débouchés pour s’alimenter. Il fallait profiter du répit que nous donnait l’affaire C. G. O. pour élargir notre champ d’action.

Justement, d’eux de nos camarades de promotion, Jouffret et Renée, venaient de fonder une petite affaire de carburateurs, mais ils auraient préféré construire des moteurs, ce qu’ils firent par la suite. Nous nous mîmes d’accord pour acheter l’embryon d’affaire. Au moins, nous avions un marché où nous n’étions pas limités par la forme et l’encombrement de l’appareil. Et puis la technique du carburateur, en tant qu’ingénieurs, nous intéressait prodigieusement. Si bien que, encouragés par le succès croissant du radiateur centrifuge, nous nous lançâmes à corps perdu dans la bagarre des carburateurs. Et elle n’était pas mince, cette bagarre. Outre une douzaine de débutants comme nous, il y avait trois ténors, Longuemare, Claudel et Zénith, qui se disputaient la clientèle à coups de prix et de brevets. Je me rendis compte, tout d’abord, que notre plus gros handicap était de n’être pas connus. La publicité était indispensable. Malheureusement, notre nom — Goudard et Mennesson — n’était pas euphonique. Il comportait, en outre, six syllabes et dix-huit lettres, ce qui était désastreux par la surface requise. Le choix d’une marque s’imposait. Mais laquelle ? Quand on se pose le problème, on est surpris par la difficulté de trouver un pavillon qui couvre la marchandise. J’aurais pu recourir au même procédé qui avait si bien réussi aux Frères Violet, qui ont découvert le mot magique « Byrrh » en tirant, au hasard, les lettres de l’alphabet du fond d’un chapeau. Mais c’est un succès exceptionnel que l’on enregistre une seule fois par siècle. Je préférai employer des moyens scientifiques. J’instituai un concours, parmi mes parents et mes amis, avec récompense pour l’auteur du nom qui réunirait tous les suffrages.

Le cahier des charges était le suivant : le nom devait

Être inédit ;

Comporter au plus deux syllabes et cinq lettres (vous riez, mais…) ;

Être euphonique (à prohiber la terminaison par un e muet) ;

N’avoir aucune signification ;

Se prononcer de même dans toutes les langues.

Je conseille aux amateurs de charades de trouver un mot qui satisfasse à toutes ces conditions, et ils verront que ce n’est pas si aisé.

Parmi la centaine de mots qui me furent proposés, je me décidai, après des abîmes de réflexion, pour celui qui devait avoir une si heureuse fortune : SOLEX, qui avait été trouvé par mon frère aîné Jacques, et je lui décernai royalement la prime convenue : dix francs… or. Il fallut ensuite l’enregistrer dans tous les pays du monde. Ce fut un travail de cinq ans, par suite des oppositions à lever de la part des marques Olex, Soler, Solax. Cette dernière, qui était la propriété d’un Argentin, fut liquidée par la fondation d’un lit à l’hôpital de Buenos-Aires.

Nous avions alors un marché important, des brevets, une marque, d’ailleurs inconnue, mais pas d’usine. Mais nous avions également la jeunesse, l’enthousiasme et de nombreuses relations que le radiateur nous avait procurées. Si bien que, encouragés par le succès du radiateur centrifuge, nous nous lançâmes à corps perdu dans l’industrie de la carburation. Aux innocents, les mains pleines ! Car si nous avions pu prévoir la somme de difficultés que nous allions avoir à surmonter, il est probable que nous ne nous serions jamais engagés dans cette aventure.

C’est le privilège du conteur de pouvoir exposer au lecteur, dès le début, le fruit d’une expérience de trente années, ce qui me permettra mieux de faire saisir la complexité du problème.

Quant à nos futurs concurrents, peut-être pourront-ils trouver profit à connaître à l’avance tous les : écueils qu’ils auront à éviter.

Quel est le problème de la carburation ? Simplement de mélanger, en proportions convenables, de l’air et du carburant dans un appareil appelé carburateur dont sont équipés les moteurs à explosion. Problème qui peut paraître, au premier abord, relativement simple, mais qui, je crois, est un des plus ardus que l’homme ait à résoudre.

Au point de vue technique, l’air et l’essence ont des lois d’écoulement complètement différentes, souvent mystérieuses, surtout en ce qui concerne les petits orifices en parois minces, d’autant plus qu’ils sont soumis à des températures et à des pressions extrêmement inégales suivant les saisons, la latitude et l’altitude. Le carburant est lui-même infiniment varié, depuis l’essence, de composition très différente suivant sa provenance, en passant par le benzol, l’alcool, voire le pétrole, pour arriver aux carburants gazeux tels que acétylène, ammoniaque, gaz de ville ou issus du bois et du charbon de bois. À cette variété des carburants s’ajoute l’éclectisme des moteurs qu’ils doivent alimenter et dont chacun réagit différemment, suivant sa puissance, son nombre de cylindres, sa destination. Ajoutez à cela que le départ doit être immédiat, même par les températures les plus basses, que le ralenti doit être impeccable et stable, que les reprises doivent être franches et que la consommation est un perpétuel souci, et vous comprendrez pourquoi des milliers d’heures ont Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/53 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/54 été passées par Solex au banc d’essais, à la chambre froide, sur la route, sur la piste de Montlhéry, et dans les airs, pour essayer de maîtriser les phénomènes qui se passent dans ces satanés petits appareils.

Malheureusement, ces essais sont influencés. par le comportement du moteur lui-même et, dans une conférence que j’ai faite à la Société des Ingénieurs de l’Automobile, il y a quelques années, j’ai pu démontrer plus de quatre-vingts cas d’interdépendance entre la carburation et les différents éléments de la voiture et du moteur. Depuis cette époque, par suite des raffinements de la technique, ce nombre s’est encore augmenté Aussi, ne doit-on pas s’étonner si, depuis quarante ans, plus de 30.000 brevets d’invention ont été pris dans tous les pays du monde pour résoudre l’ensemble du problème de la carburation. Et, encore, toutes les solutions ne conviennent-elles pas, car il faut qu’elles soient réalisables en série à un prix abordable, qu’elles soient indéréglables, insensibles à l’usure et aux trépidations, et enfin qu’elles soient axées sur une technique homogène dans tous les cas.

Cette homogénéité est d’autant plus impérative que, malgré tous nos efforts, nous n’avons pas pu réduire à moins de 320 le nombre des différents modèles nécessaires pour répondre à tous les besoins.

Une fois toutes ces difficultés résolues ou esquivées, l’ingénieur pourrait se croire au bout de ses peines. Il n’en est rien, car la fabrication pose des problèmes délicats. Il faut arriver à reproduire un prototype par dizaines de milliers, avec des pièces rigoureusement interchangeables, grâce à une précision de l’ordre du centième de millimètre. Ce résultat n’a pu être obtenu qu’au moyen du merveilleux micromètre pneumatique, inventé et mis au point par Marcel Mennesson, et qui consiste à apprécier le millième de millimètre, simplement en soufflant sur la pièce à mesurer ! Grâce à ces procédés modernes de fabrication, Solex est arrivé, en 1939, à livrer des appareils plus compliqués qu’en 1914, presque au même prix en franc-papier qu’en francs—or.

Pour comble de bonheur, le Service commercial s’avère comme un des plus complexes qui soient. Certes, beaucoup de produits sont aussi difficiles à mettre au point et à fabriquer que les carburateurs, mais, cela fait, la vente en est presque assurée et automatique. Une fois le produit livré, on n’en entend plus parler.

En carburation, c’est tout différent. Dans le monde entier, Solex est utilisé par plus de 4.000.000 d’usagers, possédant plus de mille modèles de voitures. Pour entretenir cette flotte, plus de 100.000 spécialistes (garagistes, motoristes, réparateurs) ont recours à nos Services de renseignements et de pièces de rechange. Des stocks de tous les modèles depuis dix ans doivent être constitués partout, car l’usager n’admet pas d’être immobilisé faute de pièces. La dispersion des voitures rend leur service très difficile, d’autant plus que certaines maladies se décèlent souvent plusieurs mois après la sortie de l’usine et peuvent prendre des allures de catastrophe. Outre ces 100.000 clients de détail, il faut compter avec les constructeurs de voitures ou de moteurs. Il sont mille fois moins nombreux, mais ils sont mille fois plus exigeants. Et ils ont raison. Eux seuls ont les moyens d’investigation nécessaires pour contrôler utilement la marche du carburateur. Eux seuls peuvent imposer les progrès qui bordent les frontières des résultats acquis. Eux seuls peuvent commander les séries qui constituent le fond de la fabrication. Bien sûr, les relations que le Service commercial Carburateurs entretient avec leurs Services techniques ne sont pas toujours exemptes d’une certaine nervosité, mais, dans l’ensemble, je leur garde une profonde reconnaissance pour la parfaite collaboration que nous avons toujours trouvée auprès d’eux, et qui a été si fructueuse pour les deux parties. Et, pour simplifier, tout cela en français, en allemand, en italien, en anglais… et en américain qui, pour les termes techniques, ne ressemble en rien à l’anglais.

On pourrait croire la tâche du Service commercial terminée. Hélas ! la carburation bénéficie de toutes les complications imaginables. En premier lieu, la publicité doit être intense et efficace pour que, à la notion du mot « carburateur » réponde automatiquement celle de « Solex ». J’essaierai d’exposer au chapitre « Publicité » quelles sont mes idées en la matière. En deuxième lieu, le département Brevets est cause de beaucoup de soucis : il faut d’abord prendre ces brevets, ensuite les défendre ou se défendre contre ceux des autres. J’ai mené plusieurs procès de carburation qui étaient d’une complication inouïe, à telle enseigne que les adversaires eux-mêmes n’y comprenaient plus rien et renonçaient à plaider. Enfin, le département Comptabilité, entièrement tenu chez Solex par des femmes, est un des plus complexes qui soient, étant donné le nombre de clients, la diversité des articles et la gamme des monnaies étrangères.

Malgré le tableau assez sombre que j’ai tracé des joies de la carburation, ce ne sont pas les concurrents qui manquent. En dehors des trois ténors, Longuemare, Claudel et Zénith, qui existaient avant Solex, plus de cinquante marques, dans tous les pays, se sont efforcées de nous disputer le marché, la plupart sans succès, justifiant mon adage favori :

« Il est plus facile de faire des carburateurs avec de l’argent que de l’argent avec des carburateurs ».

Je concède que chaque métier présente certaines difficultés du même ordre. Mais je crois qu’il est rare de les trouver toutes réunies sous la même bannière, et, si je me suis étendu aussi longuement à leur sujet, c’est afin d’avoir le droit d’interroger les professeurs d’organisation professionnelle sur leur passé, qui, souvent, se réduit à une compilation livresque.

À vrai dire, en 1910, toutes ces préoccupations me laissaient indifférent, car j’avais des soucis plus immédiats et plus pressants. D’abord, je me rendis compte que je ne pouvais tout faire par moi-même, et je me mis à la recherche d’une secrétaire. Un grave obstacle surgissait. Nous n’avions pas, dans l’atelier de la rue de Montreuil, de w.-c. convenables pour une femme. Je résolus la difficulté en spécifiant que la candidate devait habiter à moins de 200 mètres de l’atelier. Le plus inouï est que celle qui se présenta en cette qualité, Mme  Jehanno, révéla, par la suite, des dons exceptionnels, qui lui valurent de commander l’usine pendant la guerre 1914-1918, et d’être encore aujourd’hui à la tête de nos Services administratifs.

Mais, rapidement, l’atelier devint trop petit. Nous décidâmes alors de nous rapprocher de nos clients et nous choisîmes, dans Levallois-Perret, un local d’un loyer de 5.000 francs, qui n’était pas luxueux, mais simplement décent. Les années suivantes furent très dures. Toutes les difficultés que j’ai énumérées plus haut surgissaient une à une. Mais nous étions, trop engagés pour reculer. Il fallait vaincre ou mourir. Et le plus curieux, c’est que je manquai d’opter pour la deuxième solution. Épuisé par cinq ans de labeur ininterrompu, sans vacances ni dimanches, je pris froid au cours d’un essai sur une voiture découverte, en plein hiver 1911, ce qui me valut une grippe infectieuse qui me terrassa pendant de longs mois. Je n’arrivais pas à récupérer et je me crus perdu. L’hiver approchait, je voulus, tout au moins, mourir au soleil. Je ne connaissais pas le Midi, mais le nom de Beausoleil, près de Nice, me semblait prometteur. Désillusion, il se mit à pleuvoir pendant huit jours. Désespéré, je pris le premier bateau en partance pour l’Égypte. En passant dans la baie de Naples, j’envoyai mon testament à mon notaire. Je ne croyais pas revoir la France. Pourtant, après quinze jours passés au Caire, un léger mieux se dessinait et, comme avant-goût d’un voyage au Ciel, je décidai de remonter le Nil en bateau. C’était le paradis. Dans un décor inoubliable, paré de couchers de soleil somptueux, j’oubliai tous les tracas de la carburation. Toute l’histoire égyptienne défilait devant mes yeux. C’était Louqsor avec le temple de Karnak, Thèbes avec la vallée des Rois, Assouan avec le temple de Philæ, tandis que je relisais la passionnante histoire de Sésostris, Ramsès II et Aménophis III. J’avais l’impression d’être revenu au temps des Pharaons, par le spectacle des malheureux fellahs qui, toute la journée, en plein soleil, accrochés aux rives du Nil, remontaient inlassablement l’eau du fleuve, avec des moyens primitifs, au siècle de la force motrice, qui était d’ailleurs prohibée pour ne pas assécher le fleuve. Le bateau s’arrêtant à la première cataracte, à Assouan, je décidai d’y passer l’hiver. Je commençai à pouvoir faire de courtes promenades dans le désert, à dos d’âne ou de chameau. Mais j’étais encore bien faible. Par bonheur je rencontrai un médecin allemand qui exerçait dans ces parages, et qui me conseilla de prendre des bains de sable brûlant dans le désert. J’en sortais rouge comme. une écrevisse, mais le traitement était merveilleux, car, au bout de deux mois, je sentais mes forces revenir progressivement. Il était temps de songer au retour, que j’effectuai à petites étapes, m’arrêtant au Caire, où je visitai tous les musées. Après un séjour d’une quinzaine au pied des Pyramides, à Mena-House, où je chassai la caille qui était en quantités prodigieuses, je me rembarquai pour la France. Pratiquement sans nouvelles depuis plusieurs mois, comment allais-je retrouver Solex ? En excellente forme. Sous la haute direction de Mennesson, l’usine s’était organisée remarquablement, les commandes de radiateurs affluaient et les carburateurs gravissaient allègrement le calvaire de leur ascension. Mon jeune frère, Félix, qui venait de sortir de l’École Centrale, arrivait à point pour me seconder. Ma santé était presque entièrement rétablie. L’automobile connaissait en 1912 un essor prodigieux. La technique française s’imposait dans tous les pays. Renault frères était en pleine ascension, servi par le génie de son chef, Louis, duquel on ne savait trop ce qu’il fallait le plus admirer, de ses dons techniques, de sa puissance de travail, de son énergie ou de ses talents d’organisateur. Panhard, la marque doyenne, représentait les solutions classiques, longuement éprouvées, qui inspiraient la confiance. Peugeot était déjà la grande marque populaire, et mettait au service de l’automobile un siècle d’expérience industrielle. Tous exportaient des voitures dans le monde entier. La France avait une avance considérable. Je sentais qu’il fallait aller de l’avant et, pour cela, nous décidâmes de frapper un grand coup. Notre nouvel outil de production était convenable, certes, mais il avait une capacité limitée. D’autre part, la rue Fouquet à Levallois était inaccessible. Malgré que nous ne fussions installés que depuis dix-huit mois un changement d’usine s’imposait. Mais, cette fois, nous ne voulions rien laisser au hasard, et nous nous accordions deux ans pour réaliser notre programme. En premier lieu, je recherchai un emplacement idéal et, pour cela, je déterminai, sur la carte, le centre de gravité de l’Industrie automobile, qui se révéla être le Pont de Neuilly. Nos moyens financiers étant limités, je ne voulais pas dépasser le prix de 5 francs le mètre carré. Il fallait donc s’éloigner et, partant du Pont, de Neuilly, je traçai une courbe en spirale, le long de laquelle je visitai tous les terrains disponibles. Hélas ! à ce prix-là, nous étions rejetés dans la plaine de Gennevilliers. Désastreux Je revins à mon point de départ. Justement, un grand terrain était à vendre à l’angle du Pont de Neuilly. Le prix en était de 125 francs le mètre ! Il fallait que je trouve des arguments pour expliquer cette folie. D’abord, il était payable en dix ans. Ensuite, je sentais qu’il fallait que le client pense « Solex » quand il parlait carburateur, mais aussi qu’il réponde automatiquement « Pont de Neuilly » quand il songeait à Solex. Or, en admettant le chiffre de 300.000 voitures dans la région parisienne et en supposant un nombre de 200 visites par jour, soit 50.000 par an, il en résulte que la périodicité moyenne de la visite est de six années. Il est donc essentiel que le propriétaire de la voiture localise instantanément l’emplacement de l’usine, sans avoir à le rechercher dans des annuaires.ou sur un plan. Cette remarque vaut pour toutes les affaires dont la clientèle ne fait que des visites occasionnelles et peu fréquentes. Elle nous décida à prendre le risque, et nous acquîmes le terrain. Pendant un an nous dressâmes nous-mêmes les plans, qui furent étudiés jusqu’aux détails les plus infimes. Grâce à quoi le premier coup de pioche étant donné le 2 janvier 1914, nous nous installions le 1er mai suivant à Neuilly. Enfin, nous avions un outil de premier ordre, où tout était prévu pour l’organisation du travail. Fiers de notre ascension, nous allions : pouvoir lutter à armes égales contre la concurrence qui s’avérait acharnée. Hélas ! trois mois après, c’était la guerre qui éclata comme un coup de foudre.

Mennesson, 31 ans, mon frère Félix, 26 ans, partaient le jour même aux Armées, le premier dans le Service automobile et le second dans l’Artillerie. Quant à moi, ma maladie m’ayant mis en disponibilité, je restais pour compte à l’usine. Mais je ne l’entendais pas ainsi, et il me semblait inconcevable que je pusse rester à l’arrière pendant que les autres se battaient. Mais quel travail pour me faire réintégrer ! Il fallut un mois pour que l’on m’envoyât dans le Service automobile, avec le grade de sous-lieutenant. Je confiai l’usine à notre secrétaire-chef, Mme  Jehanno, et, abandonnant Solex en plein essor, je me transformai pour quatre ans et demi en militaire.

Je n’aurai pas la fatuité de raconter mes campagnes qui n’offrent que peu d’intérêt. Il me suffit de dire que ma famille devait faire ample moisson de gloire avec mon frère aîné, Jacques, qui, parti comme volontaire à 35 ans, revint avec la médaille militaire et un an d’hôpital, après avoir été grièvement blessé en partant, à la tête de sa section, à l’assaut d’une position ennemie. Quant à mon frère Félix, lassé de l’Artillerie, qui était au repos, il se lança dans l’Aviation où, comme pilote, il accumula, pendant deux ans, les palmes et les étoiles jusqu’à ce que, à Verdun, à la tête de son escadrille, il fût descendu dans un combat inégal, ce qui lui permit, comme prisonnier, de tenter plusieurs évasions épiques, qui lui valurent la médaille des Évadés et la rosette de la Légion d’Honneur.

Ma carrière militaire, plus modeste, a par contre, plus de rapport avec le titre de ce livre, car elle me permit de réaliser une expérience étatiste de grande envergure, que je baptiserai du nom d’ « Économie militaire ». J’eus la chance, en effet, d’être envoyé au Grand Quartier Général pour me présenter au capitaine Doumenc — depuis général — qui, ayant entendu parler de moi, voulut bien s’intéresser à ma carrière. Mais n’étant que sous-lieutenant, je dus accomplir différents stages qui, se déroulant en plein air, consolidèrent ma santé et me valurent, un an après, les galons de capitaine à 34 ans. Personne n’était plus fier que moi, et je brûlais du désir d’exercer un commandement. Justement, une nouvelle armée se formait, la 8me, qui, devant Nancy, couvrait un front de 150 kilomètres. Réglementairement, le Service automobile d’armée devait être réservé à un officier de l’active, dans l’espèce, le capitaine d’artillerie Lambert. J’eus la bonne fortune d’être nommé son adjoint, avec le commandement spécial du Parc automobile. En fait, le capitaine Lambert me donna carte blanche, se bornant à me couvrir chaque fois que des frictions s’élevaient avec le Q. G. Nous ne recevions pas d’ordres de l’Armée, car nous dépendions directement du Grand Quartier Général, en fait, du capitaine Doumenc, qui fit preuve, comme commandant de tout le Service automobile — plus de cent mille hommes — de remarquables qualités d’organisateur. Cette circonstance me laissait une parfaite indépendance et une grande initiative, dont je fis un large emploi. Pour moi, je me considérais comme un civil, revêtu d’un uniforme. Je traitais le Service automobile comme une industrie, à laquelle il fallait faire rendre le plus possible. Nos effectifs atteignirent bientôt 15.000 hommes et 10.000 voitures, qu’il fallait commander, entretenir et ravitailler. Mon premier soin, en bon dirigiste que j’étais, fut de faire un recensement du personnel. J’établis pour chaque homme une fiche signalétique, dont la plus grande partie était réservée à des renseignements sur les activités civiles de l’intéresse. Quel était son métier, son emploi, dans quelle maison et — anticipant sur la déclaration de l’impôt sur le revenu — quel était son gain annuel. Le tout dans l’esprit que je n’avais pas seulement affaire à des soldats, mais, surtout, à des spécialistes. Le classement de ces fiches était double, par noms d’abord, par professions ensuite. Grâce à cette méthode, j’avais toujours sous la main des représentants de tous les métiers avec, pour chacun d’eux, son curriculum vitæ, ce qui, aujourd’hui, peut paraître enfantin, mais qui, en 1915, était une grande innovation dans l’armée, où l’on ne connaissait un soldat que par son numéro matricule.

Ma première préoccupation fut de mettre chacun à sa place, ce qui se traduisit par des centaines de mutations. Au bout de deux mois, tous les ajusteurs étaient à l’étau, les conducteurs au volant, les facteurs à la poste, les téléphonistes à l’écoute, les secrétaires au bureau et les cuisiniers aux marmites.

Le choix de l’emplacement du Parc avait donné lieu à une discussion épique avec le G. Q. G. Celui-ci voulait que nous fussions loin de toute agglomération pour éviter les scandales que certains automobilistes soulevaient dans les villes. Quant à moi, je refusai de faire de l’industrie dans les champs, et j’insistai pour m’installer à Nancy afin de profiter de toutes les ressources d’une grande ville. Par contre, je pris l’entière responsabilité de la bonne tenue de la troupe dans la ville de la Division de Fer, où les pertes étaient particulièrement sévères. Je tins parole, quoi qu’il m’en coûtât de faire le gendarme. Mais la guerre était considérée par beaucoup comme une magnifique partie de tourisme aux frais de la princesse. Malheureusement, les besoins des Armées en automobiles étaient immenses, et nous arrivions difficilement à assurer le service, faute de véhicules. Le nombre des accidents était inquiétant : excès de vitesse, imprudence, défaut d’entretien. Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/67 Je pris des mesures draconiennes. Toute avarie grave était sanctionnée par trente jours de prison. Je m’étais entendu avec le colonel commandant le secteur voisin, et je lui confiais mes prisonniers qui étaient employés aux travaux de nuit. À leur retour, les récits les plus fantastiques circulaient sur les barbelés, les crapouillots, les attaques de nuit. Jamais je n’eus un homme blessé, mais les accidents d’auto diminuèrent dans la proportion de 90 %. Par ailleurs, j’avais remarqué une recrudescence anormale des entrées en réparation, — plus de cent par jour — à la veille de Noël et du Jour de l’An. La censure du Service postal me signala un flot de rendez-vous de mes conducteurs au Parc de Nancy, pour passer les fêtes en famille, tandis que leur voiture était en révision. C’était la répétition des scandales antérieurs. Mais ma parole était en jeu. En quelques jours le Parc fut entouré de quatre mètres de barbelés flanqué de sentinelles, avec interdiction, pour les subsistants, d’en sortir de jour ou de nuit, sauf en corvées. Et celles-ci étaient tellement rudes, surtout comparées aux dîners chez Walter, que bientôt le Parc fut désigné sous le nom de « bagne Goudard ». Charmante référence, qui me poursuivit longtemps, mais dont je m’honore, car ainsi le matériel était impeccablement entretenu, certains conducteurs préférant faire venir, à leurs frais, les pièces de rechange et effectuer eux-mêmes la réparation plutôt que de venir faire un séjour au « bagne ». Mais l’immense majorité comprenait : « Voyez-vous, leur disais-je souvent, vis-à-vis de nos camarades de l’Infanterie, nous sommes tous des embusqués, moi le premier. Nous n’avons qu’un moyen de le faire oublier, c’est de nous dévouer à notre tâche ».

D’ailleurs, ce n’était pas le dévouement qui manquait. À part ces peccadilles, qui relevaient plus du « système D » que du mauvais vouloir, les éléments fixes du Parc fournissaient un travail gigantesque. Mes officiers — une quinzaine — donnaient l’exemple d’une admirable émulation. Les cadres rivalisaient de zèle par amour-propre de leur métier, car ils se retrouvaient dans leur ambiance civile. Les ouvriers, payés Fr. 0,25 par jour, travaillaient de tout leur cœur. Comme stimulant, je n’avais pas grand’chose à leur offrir. Quelques permissions de-ci, de-là. en dehors des règlements, la tolérance d’habiter en ville pour les hommes mariés et, pour l’après-guerre, des certificats de bons travailleurs. Il ne restait qu’un moyen, et un bon. Je décidai d’améliorer l’ordinaire, car, dans toutes les guerres, se pose la question alimentaire. Mon plan était basé sur la culture intensive de la pomme de terre. Dans un rayon de 5 kilomètres autour de Nancy, je m’assurai plus de 200 hectares de terres incultes, mais excellentes. J’avais heureusement comme voisin un dépôt de 800 chevaux malades qui pouvait fournir l’engrais et les attelages. Après une bataille épique avec le colonel commandant le dépôt, j’obtins du G. Q. un ordre de mettre à ma disposition 100 chevaux, pour lesquels un labour léger constituait un excellent travail de convalescent. D’autre part, j’avais toujours, haut-le-pied, 300 cultivateurs en attente d’affectation. Encadrés par des chefs de culture, découverts grâce aux fiches, j’entrepris la production industrielle de la pomme de terre. Je réussis au delà de toute espérance puisque, en 1916, je récoltai plus de 4.000 tonnes de patates que, au mépris de tous les règlements, je troquai contre des denrées et marchandises diverses. En outre, j’élevai 100 cochons, toujours avec le concours de spécialistes, si bien que fin 1916, tous mes hommes pouvaient prendre leurs repas dans des réfectoires, le couvert mis, et servis par des subsistants avec des menus plantureux et variés. Le rendement du travail s’accrut immédiatement et s’inscrivit dans les sorties de voitures.

J’avais toujours, en moyenne, 500 voitures en réparations à la fois. Pour s’y reconnaître dans cette forêt de moteurs et de boîtes de vitesse, qui gisaient partout, le ventre ouvert, il fallait des prodiges d’organisation. Pour parfaire celle-ci, un moyen très simple. La liste des voitures était dressée dans l’ordre de l’arrivée en réparation au Parc. Tous les matins, je soumettais à une enquête sévère, tous officiers réunis, le cas des cinq plus anciennes. Toutes les causes de retard — manque de pièces, de main-d’œuvre — étaient examinées à fond. Cela nous permettait de nous rendre compte des vices de l’organisation et d’y porter remède. Il en résultait que j’étais certainement, pour le Magasin Central Automobile, si magistralement dirigé par le capitaine Petiet, un client des plus exigeants, mais la durée moyenne des réparations fut abaissée de plus de moitié.

Mais, une fois assuré le bien-être des travailleurs, je pensai qu’un officier « social » se devait de soutenir le moral des troupes. Panem et circenses, disaient les Romains. La guerre était alors une longue attente. Le moral des soldats se dégradait dans l’ennui du cantonnement. J’eus une idée lumineuse. J’allais créer le cinéma aux Armées. Je soumis mon plan au général Gérard, commandant la 8° Armée. Effrayé par mon audace, le général se borna à m’assurer qu’il me faisait confiance et qu’il fermerait les yeux. Pour un militaire, mon programme était révolutionnaire et mon officier d’administration était affolé. Au mépris de tous les règlements, avec mes hommes encadrés par le Génie, nous montâmes 30 salles en bois de 1.000 places chacune, réparties sur tout le front de la 8° Armée, à quelques kilomètres des lignes. J’avais avancé l’argent pour acheter les appareils de projection et, à l’aide de mes fiches, j’avais immédiatement repéré toute une équipe de spécialistes, opérateurs, électriciens, contrôleurs et encaisseurs, au nombre d’une centaine, qui assuraient l’exploitation. Le prix d’admission était de vingt sous pour les civils et deux sous pour les militaires, avec plus d’un million d’entrées par mois. Grâce à un roulement continu de films, le programme était changé tous les soirs et le dimanche deux fois par jour. Les recettes étaient telles que les appareils furent amortis en trois mois et que l’on put projeter, en même temps qu’à Paris, les meilleurs films du moment, Forfaiture, par exemple.

Jamais on n’avait vu des militaires se faire entrepreneurs de spectacles payants et fouler aux pieds les règlements de la sacro-sainte Administration. Mais le Grand Quartier Général suivait l’expérience avec un intérêt bienveillant et, au bout d’un an, en 1917, il décida d’absorber notre organisation et de l’étendre à tout le front. Ainsi naquit le Cinéma aux Armées, qui contribua grandement à soutenir le moral des troupes.

Mais à Nancy, la vie devenait monotone, tout était organisé et, grâce à l’immobilité du front, le Service automobile marchait comme une montre. Je commençais à m’ennuyer, quand le Grand Quartier me désigna pour aller prendre le commandement du Service de la Moto-culture. Ce service avait été créé au Ministère de l’Agriculture pour venir en aide aux exploitations agricoles, qui manquaient de chevaux et de main-d’œuvre. C’était une entreprise purement étatiste, précurseur des Sovkoses. Quinze cents tracteurs agricoles, avec leur personnel, étaient mis à la disposition des cultivateurs, au gré des recommandations parlementaires. Au bout de six mois, ce fut une jolie pagaïe. Qu’on se représente quinze cents tracteurs et cinq mille hommes disséminés dans toute la France et commandés depuis la rue de Varenne. Rapidement, les tracteurs tombèrent en panne, l’essence filait dans les voitures, le rendement était à la hauteur d’une entreprise de l’État.

Je fus appelé en 1917 pour réorganiser le Service. Je m’y intéressai prodigieusement. J’eus la bonne fortune d’être sous les ordres directs du Ministre, M. Victor Boret, dont je ne sais s’il fallait admirer plus l’intelligence ou le caractère, car je mis à une rude épreuve son courage parlementaire. La tâche était lourde. Je commençai par rassembler mes tracteurs en batteries de dix appareils, fortement encadrés, et je les transportai dans la région du front où existaient de grands espaces abandonnés. Ce fut une tempête de réclamations des députés de l’arrière, qui s’étonnaient que l’on ait désigné un automobiliste pour labourer, au lieu d’un ingénieur agronome. Je fis observer que dans « Motoculture » il y a bien « culture », mais, qu’en tête, il y a « Moto », et que j’étais dès lors parfaitement à ma place. Mais il fallait justifier cette prétention. Techniquement, le Service était handicapé. Les quinze cents tracteurs étaient de vingt marques différentes, toutes américaines. Pas de pièces de rechange. Je montai un atelier central de réparations, et, en deux mois, avec cinq cents ouvriers, tous mes tracteurs étaient sur pied. Mais l’organisation des labours était un problème délicat. Même rassemblées sur 100 kilomètres, mes 150 batteries étaient difficiles à alimenter et à surveiller. Je pris un moyen brutal. À la fin de chaque mois, toutes les batteries étaient classées par nombre d’hectares labourés et par consommation d’essence à l’hectare. Les dix dernières batteries dans chaque classement voyaient tout leur personnel, régisseur en tête, impitoyablement renvoyé aux Armées. Au contraire, les dix premières se partageaient des primes en argent très importantes. C’était irrégulier, mais efficace, à tel point qu’au bout de trois mois toutes les mauvaises raisons que l’on me donnait avaient disparu et que j’arrivais à labourer 30.000 hectares par mois. Quant à la qualité du travail, elle était impeccable, tous les conducteurs étant cultivateurs et les propriétaires des champs se chargeant automatiquement de la surveillance des labours. J’eus pourtant un coup dur. En avril 1918, j’avais 300 tracteurs devant Arras, quand les Allemands enfoncèrent le front. Prises de panique, mes batteries firent retraite à pleins gaz, et je les retrouvai échouées dans tous les fossés, et, pour les plus habiles, sur la plage de Berck. Elles n’avaient pas pu aller plus loin !

Bien entendu, j’effectuai aussi les moissons avec tout un attirail de faucheuses-lieuses, ce qui me valut, en juin 1918, de recevoir un bateau de 10.000 tonnes de ficelle Sisal, que m’envoyait, sans crier gare, la mission française en Amérique, et que j’étais chargé de distribuer dans toute la France. Ce fut une chasse épique aux wagons. Je lançai 500 convoyeurs dans tout le pays. Grâce à eux, la ficelle arriva en temps utile pour la moisson. Je ne sais si elle a jamais été payée. La Cour des Comptes a dû s’en occuper dix ans après !

Et ce fut l’armistice 1918… Quelques semaines encore pour transmettre tout le Service à des fonctionnaires civils et je fus démobilisé en mars 1919. J’avais gagné, pendant la guerre, une grande expérience des hommes et des choses, 600 francs par mois et la Légion d’Honneur au titre militaire, ce qui était assez rare chez un non combattant. J’aurais eu dix fois l’occasion de revenir à l’usine pour y gagner des millions, Mennesson aussi. Nous avons préféré faire notre devoir modestement, sans esprit de lucre, ce qui prouve bien que ce n’est pas toujours l’intérêt qui guide les hommes, mais bien plutôt les satisfactions d’amour-propre, et celles-ci ne nous avaient pas été ménagées pendant la guerre.

Si j’ai raconté, brièvement, ma carrière militaire, c’est d’abord que je m’y suis cru autorisé par ma remarque liminaire de la page 46 et qu’ensuite mon récit se rattache directement au titre de ce livre. Car, malgré mes goûts et mon caractère de libéral, j’avais été mêlé à la plus grande expérience étatiste que j’eusse connue. J’ai fait de mon mieux pour la mener à bien ; Sur le papier, j’avais remporté des succès éclatants. Le Parc automobile, les pommes de terre, les cinémas, la Motoculture m’avaient valu des félicitations chaleureuses. En réalité, j’avais fait faillite, car j’avais toujours éludé le côté financier de ces exploitations. Tout m’était fourni gratuitement : main-d’œuvre, matériaux, transports, et mes clients ne payaient pas — ou si peu pour les cinémas. — En temps de guerre, ces procédés sont excusables, et même impératifs. Mais, pour le temps de paix, j’avais touché le vice grave de l’étatisme, qui est la négation du rendement. Une nation peut y résister pour une courte période, ou à l’intérieur de secteurs restreints, mais elle court à la catastrophe si elle entend généraliser ces méthodes, brimer l’initiative individuelle, diluer les responsabilités, encourager les incapables, en un mot, se livrer à la plus grande escroquerie morale du siècle : le dirigisme.

Rendu à la vie civile, il me fallait compter brusquement avec toutes les tares bienfaisantes du libéralisme : les clients, la concurrence, les échéances et les paies. Mais la réadaptation fut vite faite, d’autant plus rapidement faite qu’aucune « organisation professionnelle » ne venait l’entraver. Cependant, le bilan de guerre Solex n’était pas brillant. Grâce à une certaine activité en radiateurs, sous l’habile direction de Mme  Jehanno, l’usine avait pu alimenter un personnel réduit. Mais, en carburateurs, c’était le désastre. Nous avions perdu tous nos clients, sauf un. La production atteignait à peine 200 appareils par mois. Notre principal concurrent, Zénith, de par sa situation géographique et le rappel de tous ses cadres, avait fait un chiffre énorme en aviation. Sa valeur boursière, évaluée en francs Blum, se capitalisait à près de un milliard, ce qui, entre parenthèses, constitue un sérieux avertissement pour ceux qui, aujourd’hui, spéculent à la Bourse.

Tout compte fait, la situation nous paraissait désespérée. Il fallait aviser. Notre premier mouvement fut d’essayer de vendre la branche « Carburateurs » à notre principal concurrent, mais celui-ci fit la sourde oreille.

Entre temps, en déambulant dans Passy, j’avais remarqué combien étaient rares les maisons munies de porte cochère et, pourtant, je prévoyais que tous les locataires posséderaient bientôt une voiture. D’où la nécessité de construire des garages. C’est ainsi que, avec quelques camarades de guerre, je montai le Garage Saint-Didier, à l’emplacement de l’ancien skating. J’étais Président-directeur général, et Solex avait 70 % du capital. « Vous ne savez pas vendre une voiture », me disait un associé, qui tenait boutique aux Champs-Élysées. — « C’est exact, lui répondis-je, je vais vous montrer comment on en vend cent par jour. » Et, de fait, le succès dépassa mes espérances. Au bout de deux ans, nous étions, de loin, la première maison de vente de Paris. Ce succès rapide était dû, en grande partie, à la publicité. Nos moyens financiers étant limités, il importait de ne pas la disperser. Il nous fallait une clientèle riche, et à Paris, à l’exclusion de toute autre. Le médium indiqué me parut être les rideaux et les programmes de théâtre, d’autant plus que mon frère aîné imprimait ces derniers. Mais il fallait donner l’idée de notre puissance, alors que nous débutions à peine. Toute ma publicité fut axée sur le fait que nous avions vingt lignes téléphoniques, ce qui, à l’époque, nous situait parmi les plus forts abonnés de Paris, et ce qui, en plus, était primordial pour notre commerce.

D’autre part, pendant la guerre, j’avais trop entretenu et réparé de véhicules pour négliger ce côté du service. Je décidai donc de construire, sur un terrain de 70 × 20 mètres, un bâtiment de quatre étages, dont les trois premiers étaient occupés par des ateliers de réparations, et le quatrième — heureuse trouvaille — comportait deux tennis couverts, de toute beauté. C’était la première fois, dans le monde, que l’on installait des courts sous un toit, et cette innovation eut, tout de suite, un succès prodigieux, à telle enseigne que le bâtiment entier fut payé en deux ans par les locations perçues. En outre, une clientèle choisie prenait le chemin du garage et y achetait des voitures.

Mais la réussite extraordinaire de Saint-Didier — nous avions fait, en 1922, un million de bénéfice avec un capital de 400.000 francs — ne me faisait pas oublier Solex. Notre idée était toujours de vendre la branche carburateurs, la carburation et le garage nous semblant commercialement incompatibles. Mais, pour vendre, il faut être deux, et le partenaire ne se manifestait toujours pas. Un coup d’éperon devenait nécessaire. Nous décidâmes de prendre un gros client. À ce moment, Hispano-Suiza était dans toute sa gloire, et Marc Birkigt dessinait une voiture qui devait faire sensation. Mennesson travailla d’arrache-pied et sortit un modèle spécial de Solex, que M. Birkigt voulut bien adopter. C’était un succès notoire, mais qui ne produisit sur notre concurrent aucun effet visible. Je décidai alors de m’attaquer à la grosse série. André Citroën sortait, à ce moment, les premiers modèles de sa voiture populaire. J’avais fait connaissance avec cet homme de génie dans des conditions assez particulières. Un jour, pendant la guerre, en permission à Paris, je passais en taxi sur le quai de Javel, quand je remarquai un terrain, affiché à vendre, d’une superficie de 10.000 mètres et raccordé au chemin de fer. (Ce terrain est occupé aujourd’hui par les Messageries Hachette). Il me parut unique comme situation et, sans désemparer, je me rendis chez le vendeur qui me fit 125 francs le mètre, payables après la guerre, car le terrain était réquisitionné par l’Armée. Sur le champ je l’achetai avec 50.000 francs d’arrhes. Il n’était pas question, à l’époque, d’autorisation de la Préfecture ! J’étais un peu inquiet de mon audace quand, deux jours plus tard, je reçus un coup de téléphone d’André Citroën, lui-même, que je ne connaissais pas. Il me priait de venir le voir et m’exposa que ce terrain lui tenait très à cœur, qu’il était désolé de se le voir souffler par suite de la négligence d’un intermédiaire, et il me demandait de le lui céder. N’étant pas spéculateur, j’acceptai aussitôt, grâce à quoi il me promit de me donner, dans l’avenir, la priorité pour les carburateurs, s’il se décidait à construire des voitures.

C’est ainsi qu’André Citroën, après guerre, tint sa promesse, Mennesson lui ayant, d’autre part, établi un modèle qui donnait toute satisfaction… pour l’époque. Je croyais que cette nouvelle réussite ferait sensation dans le monde de la carburation. Hélas ! malgré mes avances, silence complet. Il fallait donc lutter. Mais Solex et Saint-Didier étaient, de plus en plus, incompatibles, les garagistes protestant contre la concurrence de Saint-Didier. Malgré le succès de ce dernier, je n’hésitai pas une seconde. Je vendis nos actions Saint-Didier à nos associés, n’y conservant aucun intérêt. Ainsi allégés, nous pouvions nous consacrer entièrement à Solex. Je me disais que, puisque nous avions déjà pu conquérir deux grandes maisons sur le marché, il n’y avait pas de raison pour que nous ne puissions pas en convaincre d’autres. Et c’est effectivement ce qui se passa. Heureusement, la profession n’était pas « organisée », et la concurrence jouait à plein. Mais quelle source de progrès ! À combien de courses avons-nous participé ; à combien de concours de consommation avons-nous pris part, pour tenter d’équiper les gagnants et prouver ainsi l’excellence de notre technique ! Que de nuits passées en nous préparant fébrilement pour les épreuves ; quels enseignements n’avons-nous. pas retirés de nos tours de circuits pour gagner une seconde ou un litre ! Quelles émotions, mais aussi quelles joies… et quelles déceptions à la lecture du palmarès ! Ce sont d’autres sensations que celles d’aller quémander dans des bureaux une autorisation d’extension. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit la Bible. Avec l’Organisation Professionnelle on évitera la sueur, mais j’ai bien peur qu’il n’y ait plus de pain. Et puis, il faut dire que cette lutte est passionnante. Elle trempe les énergies, elle exalte le travail, elle stimule les initiatives, elle excite le progrès, toutes actions qui sont indispensables en ce bas monde. J’entends bien que, tout étant organisé, il n’y a pas à s’en faire, chacun a son petit « boulot » bien assuré, les ratés et les incapables sont casés — et en bonne place — tout au moins en France. Mais la France n’est pas seule dans le monde. Il faut penser à exporter, car, si le Brésil doit nous envoyer son café, il faut bien, en échange, lui fournir des carburateurs ou autre chose. J’ai toujours été un libre-échangiste convaincu et c’est dans cet esprit que je me suis attaché particulièrement à pousser l’exportation. À première vue, les carburateurs paraissaient un article difficile à écouler à l’étranger. Mais j’avais la foi. Je compris que le processus de l’exportation est extrêmement lent, qu’il fallait être armé d’une grande patience et prendre quelques risques. En plus, il ne fallait pas hésiter à voyager. Et Solex est connu aux Wagons-Lits et à Air-France comme un excellent client. Il est, du reste, moins fatigant d’aller à Berlin qu’à Lyon. Je l’expliquerai à la rubrique « Transports ». Cette faculté d’ubiquité me servit beaucoup à installer des usines à Berlin, Londres, Turin et Yokohama, lesquelles, après des débuts modestes, ont connu des succès remarquables grâce à la valeur de leurs dirigeants, qui sont tous des nationaux.

Mais il m’était indispensable de connaître les langues. Pour l’allemand, cela fut relativement facile, car je l’avais appris au lycée et j’aime beaucoup le parler. Pour l’anglais, ce fut plus. ardu, et je me souviens que, lors de mon premier voyage en Amérique, en 1925, je fus obligé de me faire accompagner d’un interprète, qui ne me quitta pas d’une semelle. J’en revins horriblement vexé, mais je réagis, et, cinq ans après, je pouvais faire un discours en public… avec l’accent français, bien entendu, ce qui déridait toujours l’auditoire. Dans les pays plus petits, nous mentions des agences qui étaient en mesure de livrer immédiatement la fabrication de Neuilly, tandis que, parallèlement, en France, nous établissions un réseau de stockistes hors de pair. Et le plus remarquable, c’était l’esprit de corps qui régnait comme parmi les membres de la même famille : quel que fût son pays d’origine, chacun s’abritait derrière le même drapeau : Solex.

Pour toutes, ces organisations, tant en France qu’à l’étranger, je recevais une aide précieuse de mon frère Félix qui, depuis son retour de captivité, avait repris brillamment la direction commerciale.

Ce fut cette assistance constante qui me permit de distraire un temps considérable pour des œuvres d’intérêt général. Comme je ne vais pas manquer, en tant que libéral, d’être accusé d’individualisme à outrance, je veux épargner à mes contradicteurs la peine de commettre trop d’erreurs. Je me suis toujours efforcé, au contraire, de travailler en équipe, de faire passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers, de concilier les points de vue au lieu de les imposer et de coordonner les efforts au lieu de les disperser. C’est sans doute cette mentalité qui me fit désigner, en 1923, pour prendre la succession du regretté M. Rodrigues-Ely à la présidence de la Chambre Syndicale des Fabricants d’Accessoires et de Pièces Détachées d’Automobiles, de Cycles et Appareils aériens, que je devais assurer pendant près de vingt ans. Peut-être ma connaissance opportune des moindres éléments du moteur et de la voiture, que je devais à la carburation, m’a-t-elle grandement facilité la tâche, mais c’est sûrement grâce à la confiance constante que m’ont témoignée mes collègues, que j’ai pu mener à bien l’œuvre complexe de représenter et de défendre nos industries auprès des Pouvoirs publics. J’en développerai plus loin les grandes lignes, à la rubrique de l’Organisation Professionnelle, mais je veux marquer, dès maintenant, combien de satisfactions morales j’ai éprouvées pendant ces longues années et, combien, dans ma retraite, j’en conserve le souvenir ému.

Une des œuvres capitales de ma présidence fut la fondation, en 1926, du Bureau de Normalisation Automobile, entièrement financé par notre Chambre.

Il fallut, au début, beaucoup de persévérance pour faire admettre les bienfaits de la Normalisation, mais, en quinze années, sans coercition, par la persuasion seule, une tâche immense fut accomplie, dont tout le mérite revient à l’ingénieur Maurice Berger.

Ma connaissance de la technique de la voiture me désigna, en 1932, pour la présidence de la Société des Ingénieurs de l’Automobile ; je succédai au distingué président-fondateur, Eugène Mathieu, qui avait œuvré pendant les six années du début, les plus dures. Je m’intéressai prodigieusement à cette Association, qui comprenait 1.500 membres, représentant toute l’élite de nos industries. Assemblée difficile à canaliser, le technicien étant, par essence, un individualiste, mais combien passionnante à guider. Et puis quelles joies intellectuelles de pouvoir discuter, en dehors de toutes préoccupations commerciales, les grands phénomènes mystérieux qui bordent les frontières des connaissances techniques ; quel réconfort d’assister, entre spécialistes, à la confrontation de thèses dont le meilleur soutien était l’amour-propre de leur auteur ; quels espoirs en contemplant ces jeunes hommes qui passaient des soirées, anxieux de se perfectionner dans leur métier. Pendant quatre ans, je fis de mon mieux pour exalter le rôle de l’ingénieur, pour accroître son rayonnement à l’étranger et pour préparer les voies de l’avenir.

C’est en 1934 que se place la campagne que je fis pour mettre en lumière la nécessité de nous éloigner le plus possible des conceptions américaines, contre lesquelles nous n’avions pas les moyens de lutter, pour réserver notre génie créateur à un type de voiture inconnu à l’époque sur le marché. Ce fut l’origine du concours de la voiture S. I. A. qui, doté de prix importants par ma Chambre Syndicale, visait à établir des prototypes de véhicules échappant sans discussion à la concurrence américaine. Le programme était le suivant :

Voiture fermée à deux places.

Prix maximum : huit mille francs (de l’époque).

Vitesse : 80 kilomètres à l’heure.

Poids : 400 kilogr.

Consommation maximum : 5 litres aux 100 kilom.

Un avenir prochain prouvera que l’imagination des inventeurs n’a pas été excitée en pure perte.

C’est à cette époque que je vécus le drame, qui me fut pénible, de la déconfiture d’André Citroën. J’avais pour lui une très grande amitié et une profonde admiration. J’appréciais sa vive intelligence, le jaillissement continuel de ses idées, la largeur de ses conceptions, son mépris du risque et son goût des responsabilités, l’ensemble dominé par un charme exquis, par lequel chacun se sentait subjugué. Pendant de longues années, il voulut bien faire de moi son confident, et je m’efforçai de lui donner des conseils de modération. Il me demanda souvent de devenir son directeur général, proposition que je déclinai en émettant la condition inacceptable de disposer de la majorité. Malheureusement, entre temps, il pendit, coup sur coup, ses deux freins modérateurs, Henri Guillot et Georges-Marie Haardt et, comme tous les grands hommes, il n’écouta plus que les conseils des flatteurs. Par une coïncidence désastreuse, il mit en œuvre un programme gigantesque en pleine période de déflation. L’ambiance était pessimiste, et il ne put pas trouver les concours nécessaires qui lui auraient permis de faire face à la situation. Son audace effrayait les banquiers. L’avenir prouva qu’ils avaient tort. Entre temps, comme président de ma Chambre, j’avais été mis à la tête du groupe de tous les créanciers. Il en résulta pour moi des situations cornéliennes, partagé que j’étais entre mon devoir envers les créanciers et mon amitié pour André Citroën. Je fis de mon mieux pour le soutenir jusqu’au bout. D’un million de découvert que Solex accusait à la première échéance remise, nous passâmes à près de cinq millions, lors de la catastrophe finale, sans avoir une traite, une signature ou une garantie en couverture. La liquidation judiciaire fut pour moi un calvaire. Des centaines de coups de téléphone, des dizaines de réunions suivirent la liquidation. J’avais la charge de protéger les intérêts de 800 millions de créances, tout en évitant une faillite qui aurait été désastreuse. J’acceptai des sacrifices importants, à la condition que l’avenir les atténuât, car j’avais confiance en l’affaire. En principe, paiement de 50 % en obligations à 3 %, avec un intérêt supplémentaire de 1/2 %, pour chaque tranche de 100 millions d’affaires au-dessus de 600 millions, plafond du moment. Mais je me heurtai à un « dur des durs », M. André Meyer, fondé de pouvoirs de la Banque Lazard, qui détenait le contrôle des actions. Malgré mes démarches pressantes, il refusait de présenter un concordat nanti de cette échelle mobile. La discussion se termina dans le bureau de M. Tannery, gouverneur de la Banque de France. L’entrevue fut dramatique, mais je n’obtins rien de mieux qu’une augmentation de 1/2 % d’intérêt, sans échelle mobile, un certain nombre de mes mandants ayant déjà traité dans la coulisse. C’est ainsi que les créanciers perdirent, faute d’union, au moins 200 millions. Comme fiche de consolation, j’obtins l’assurance verbale que les créanciers-fournisseurs auraient, pendant cinq ans, la priorité des commandes, et je dois souligner, à ce propos, que la Maison Michelin, qui prenait la direction de l’affaire, a toujours tenu très galamment cet engagement. Il est bon d’ajouter qu’André Citroën perdait dans l’aventure sa fortune et sa santé, double raison pour que je m’incline respectueusement devant sa mémoire.

Ce pénible drame d’affaires ne m’empêchait pas de m’occuper activement du développement de Solex. Ce fut l’époque d’une animation intense, où les laboratoires, sous la direction éclairée de Mennesson, sortaient des modèles sensationnels pour les voitures (carburateurs à starter), pour les camions (carburateurs-régulateurs), pour les tracteurs (carburateurs tous terrains), pour l’aviation (carburateurs soufflés antigivreurs), tandis que Mennesson fignolait son invention favorite, le micromètre pneumatique, qui mesurait le millième de millimètre, sans toucher à la pièce, et qui devait être adopté dans tous les pays.

Déjà Mennesson mûrissait son idée, née en 1917, mais qui ne devait prendre corps qu’en 1940, d’une bicyclette à moteur qui constituerait un mode de transport économique par excellence.

De son côté, mon frère Félix perfectionnait notre réseau commercial, alors que je me réservais surtout les visites des usines de Londres, Berlin et Turin, ainsi que les liaisons avec l’Amérique. J’ai passé, en plusieurs séjours, plus d’un an dans cette grande nation, et j’y ai appris beaucoup. Je me liai d’amitié avec tous les Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/89 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/90 magnats de l’Automobile, qui étaient reconnaissants à la France d’avoir été le pionnier de la locomotion nouvelle. J’appréciais le caractère hospitalier et bon enfant de ces géants de l’industrie, mais je défendais de mon mieux le génie européen. Je me rappelle que, porteur d’un bracelet—montre Jaeger, de la grosseur d’un pois, je fus invité par Henry Ford à visiter ses usines et, comme à déjeuner il me demandait mon impression : « Yes, lui répondis-je, you have the biggest plant in the world, but I’ve got the smallest watch ! ».

Il fut si amusé qu’il câbla immédiatement pour en commander trois semblables. M’honoraient également de leur amitié William Knudsen, C. F. Kettering, O. E. Hunt, de la General Motors, à qui j’exposais tout ce que la France avait perdu comme avance pendant la Grande Guerre, alors que, en fait de voitures de tourisme, nous fabriquions des tanks et des canons. Ils en convenaient et me témoignaient, par leur accueil, qu’ils n’avaient pas oublié tout ce qu’ils devaient à mon pays. Quant à mes chers vieux amis, B. E. Hutchinson et F. M. Zeder, vice-présidents de Chrysler, nous nous bornions à nous mesurer sur les links de golf, dans des parties homériques, où je soutenais de mon mieux l’honneur français.

Cet amour des voyages me décida, en 1936, à entreprendre une grande expédition, le tour du monde, sans autre but que de voir du pays et m’instruire. Accompagné de ma fille, je m’embarquai pour l’Extrême-Orient, en faisant escale à Suez, Djibouti, Aden, Ceylan, Singapore, Saïgon, Hong-Kong et Shanghaï. Voyage merveilleux, à bord de l’André Lebon, des Messageries Maritimes, où j’appris de bien curieuses histoires sur l’exploitation d’une ligne de navigation par l’État. Mais tout cela était oublié, grâce à la splendeur des paysages, la variété des populations et le curieux mélange de la civilisation européenne avec le mystère de la race jaune. De Shanghaï, quarante-huit heures de chemin de fer nous menèrent jusqu’à Pékin, où nous séjournâmes trois semaines. Séjour enchanteur pour des Parisiens reçus par la colonie française avec une magnificence tout orientale. Quel peuple séduisant et racé que ces Chinois, épicuriens et fatalistes, qui se faisaient frôler par notre voiture pour se débarrasser de leur mauvais génie lequel, disaient-ils, collait à leur corps comme leur ombre. De Pékin, nous gagnâmes Moukden, en Mandchourie. Dans cette ville, où tant de races viennent s’entre-choquer en y abandonnant leurs épaves, nous touchions le fond de la misère humaine. Il fallait fuir vers Séoul, pour retrouver, avec le gracieux costume coréen, le charme de l’Extrême-Orient. Mais le Japon était là, tout près, qui nous attirait. Je devais y rester huit jours, nous y passâmes cinq semaines. C’était, d’abord, la beauté du pays, cultivé comme un jardin, avec ses maisons en bois et papier si coquettes, ses temples rutilants de dorures, faisant contraste avec ceux des Chinois laissés à l’abandon. C’était ensuite le peuple, d’une politesse si délicate, d’un labeur si intense, qui, en dix ans, avait relevé de leurs ruines Tokio et Yokohama, détruits par le tremblement de terre de 1923. C’était, enfin, la Colonie française qui, groupée autour de l’Ambassadeur et la gracieuse Mme  Pila, nous réserva une réception exquise. Mais la vraie raison de mon long séjour fut que le démon des affaires me reprit dans cette contrée en plein développement industriel. Le hasard voulut que l’Attaché de l’Air français, le commandant Bruyère, un officier d’élite, me demandât de faire une conférence de propagande au Ministère de l’Air japonais sur la carburation d’aviation. Je n’avais apporté aucun document, et il me parut assez original d’affronter cette épreuve, qui se compliquait du fait qu’il fallait parler anglais, un interprète traduisant mes paroles en japonais. L’entreprise était délicate, car je ne devais pas dévoiler de secrets militaires, dont la carburation a le privilège d’être dépositaire, d’autant moins que l’auditoire comprenait tous les techniciens du Ministère de l’Air, plus de cent officiers. Je m’en tirai par un subterfuge. Après un exposé assez complet sur la carburation d’aviation et ses difficultés, répartition, givrage, surcompression, correction altimétrique automatique, etc., je fis descendre mon auditoire des nuages sur la terre en affirmant que la première obligation d’un pays, pour posséder une aviation indépendante de l’étranger, était d’avoir de bonnes routes. Mouvements dans la salle, que je calmai en expliquant qu’une industrie aéronautique devait obligatoirement s’appuyer sur une production automobile nationale massive, et que celle-ci était conditionnée par le développement du réseau routier, alors inexistant au Japon. Ma conférence eut deux résultats : quinze jours après, la Diète votait un crédit de trente millions de yens pour le doublement de la route de Tokio à Yokohama ; ensuite, je fus sollicité par M. Aikawa, chef d’un des plus grands trusts japonais, de monter une usine de carburateurs au Japon, jusque-là entièrement tributaire de l’importation des États-Unis. Les trusts français ne sont que des jeux d’enfants au regard des holdings japonais. M. Aikawa commandait aussi bien à des pêcheries, des lignes de navigation, des fonderies qu’à des constructions de wagons, d’automobiles ou d’avions, c’est dire qu’il était un homme d’action. En huit jours, le contrat était signé, et Solex devenait le maître de la carburation au Japon, faisant ainsi flotter le drapeau technique français jusqu’en Extrême-Orient. L’usine, ultra-moderne, fut achevée en 1938, et équipa depuis tous les véhicules japonais. Entre temps, Solex envoyait plus de 50.000 carburateurs de Neuilly à Yokohama, remportant ainsi une éclatante victoire pour l’industrie française.

Mais il fallait songer au retour, et ces incidents avaient retardé mon horaire. Pour rattraper le temps perdu, je câblai à Berlin de retenir deux places sur le dirigeable Hindenburg, qui venait d’inaugurer le service entre New-York et Francfort. Et, enchantés de notre séjour au Japon, nous nous embarquâmes sur le Président Coolidge, pour effectuer la traversée du Pacifique. Où es-tu, maintenant, cher paquebot, avec tes soirées féeriques au milieu des poissons volants, ta piscine sur le pont, toute en mosaïque, la bigarrure de tes passagers, et tes tournois de bridge, où j’étais classé régulièrement dernier ! Notre séjour à Honolulu fut de courte durée, et, comme j’aurais désiré le prolonger, je cherchai à revenir par le Clipper, qui commençait son service aérien de Hawaï à San-Francisco. Hélas ! l’avion était réservé à la poste, et c’est en vain que j’offris de nous coller des timbres comme à de simples lettres. Mais j’étais piqué de la tarentule des voyages aériens et, de San-Francisco, je décidai de revenir à Paris uniquement par la voie des airs. Cela me permit d’apprécier la grande avance qu’avait, à l’époque, pour les voyages de nuit, l’aviation américaine, qui offrait déjà aux passagers des avions à couchettes. Un court arrêt à New-York, où j’assistai à l’inoubliable match de boxe entre le noir Joë Louis et l’Allemand Max Schmeling, duquel ce dernier sortit champion du monde. La fureur des noirs était telle que notre chauffeur jugea prudent de ne pas, ce soir-là, traverser, au retour, le quartier nègre de Haarlem.

Le lendemain, c’était l’embarquement sur le Hindenburg, par une nuit noire et une pluie torrentielle. J’avoue avoir eu, au départ, une certaine émotion. Nous fîmes le tour de New-York, tout illuminé, salués par le mugissement de toutes les sirènes du port. Je commençais à m’habituer et, si je m’endormis difficilement, c’est que j’étais gêné par le bruit du bar, contigu à ma cabine, où l’on fêtait joyeusement la victoire de Schmeling qui était parmi les passagers. Le lendemain, nous remontâmes jusqu’à la région des icebergs, que nous survolâmes tout le long d’un jour presque sans fin. Guidés par un officier, nous visitâmes le dirigeable de fond en comble. Quelle merveille de construction, alliant l’audace à la sécurité, la légèreté à la puissance, le confort à l’élégance. Nous volions à une altitude de 200 mètres à peine, et je tiens pour inoubliable le spectacle enchanteur de la remontée du Rhin, penchés sur les hublots horizontaux du salon, pendant que défilait devant nous le diorama des anciens châteaux-forts ; Après soixante heures de voyage, nous atterrîmes à Francfort, d’où l’avion nous amena à Paris le 26 juin 1936.

Cette date m’est restée gravée dans la mémoire, car elle représente pour moi un curieux mélange de joie et de tristesse, joie de retrouver après une si longue absence, mon pays, ma famille, mes amis, tristesse en écoutant le récit des événements sociaux qui s’étaient déroulés depuis deux mois. La tristesse l’emporta sur la joie, et je me mis à pleurer, ayant le pressentiment des malheurs qui allaient s’abattre sur la Patrie.

Mais je fus rapidement repris par le tourbillon de la vie. Le bouleversement social impliquait de nombreuses interventions, où je m’efforçais de faire entendre la voix de la raison ; les idées dirigistes, dont on n’avait jamais entendu parler jusque-là, commençaient à se faire jour. On me rendra cette justice que je pris immédiatement parti contre elles, bien qu’elles fussent incontestablement à l’avantage de Solex.

L’organisation professionnelle, les ententes industrielles étaient orchestrées par les représentants des trusts et les dirigistes, qui cherchaient à caser leurs talents. Ils n’auraient eu, du reste, aucune chance si la guerre n’était pas survenue. Ce furent deux ans de luttes stériles, de controverses sans fin, où brillait mon ami et adversaire Jean Coutrot, disparu si prématurément, et qui devait mettre sa magnifique intelligence au service des plus étonnants paradoxes. Le tout dominé par des heurts sociaux grandissants, dont la chienlit de l’Exposition de 1937 étalait le résultat lamentable. J’avais le sentiment que ces discussions byzantines étaient désastreuses en un temps où l’union des Français était plus que jamais nécessaire. Pour m’étourdir, je voyageai beaucoup. Londres, Berlin, Turin, Detroit me virent deux fois l’an. Dans ces voyages, je perdis ma fille, provisoirement s’entend, car elle s’éprit d’un jeune universitaire américain, charmant du reste, et qu’elle épousa en m’avouant : « Jamais je ne voudrais avoir comme mari un industriel, car je ne pourrais jamais l’avoir complètement à moi. » Ma seule consolation fut de constater les nombreuses sympathies qui m’entouraient le jour du mariage, en juin 1939 ; mais ce fut un coup dur pour moi. Mais bientôt le tonnerre de la guerre éclata. J’aurais voulu me mettre au service de la Nation, dans les limites de mes capacités, en l’espèce, au Ministère de l’Armement. Malheureusement, mes idées libérales ne plaisaient pas aux puissants du jour. L’esprit « Chemin de fer » régnait en maître. C’était le triomphe des chefs de gare ! Il ne me restait plus qu’à me consacrer fébrilement à ma Chambre Syndicale et à Solex, jusqu’au jour — 3 juin 1940 — où une malencontreuse bombe, tombée à proximité, me choqua d’une façon telle que je dus prendre un long repos. Mais Dieu, dans son infinie bonté et dans ses desseins mystérieux, me conserva la vie pour me permettre d’écrire ce livre, à la manière d’un testament économique. Peut-être aurait-il mieux fait de me rappeler à Lui !

Il appartient à mes lecteurs d’apprécier. Pour ceux qui ont eu la patience de suivre cette autobiographie, ils y auront peut-être trouvé des raisons pour justifier ma « Défense du libéralisme », tandis que mes contradicteurs auront pu y puiser un certain nombre de « Oui, mais… », et de « Ce n’est pas étonnant si… », à la lecture des passages qui pourront les heurter.

Et c’est ainsi que j’atteins mes soixante ans en soixante pages pour me lancer dans le vif de mon sujet.

AVANT-PROPOS




Jespère, à cette page, retrouver tous mes lecteurs, surtout ceux qui, pour des causes diverses, auraient dédaigné ma biographie. Je veux, maintenant, aborder le véritable sujet de mon livre, mais, auparavant, quelques observations préliminaires ne sont pas inutiles.

Je n’ai pas l’intention d’édifier un nouveau système, pas plus que de faire un cours d’Économie Politique.

Mon sujet est forcément aride et je n’ai as la ressource, comme lorsque je faisais un discours technique en anglais, de dérider mon auditoire par l’étrangeté de mon accent. Je pourrais évidemment émailler mon texte de barbarismes ou de solécismes, voire de simples fautes d’orthographe pour faire sourire les grammairiens, mais le prote est là, impitoyable, qui ne laissera rien passer.

Si j’écrivais pour une minorité de spécialistes, je pourrais employer une phraséologie étincelante, imitant ainsi les médecins qui, pour donner confiance à leurs malades, appellent céphalée un vulgaire mal de tête, mais je m’adresse aussi bien à des hommes du peuple qu’à des académiciens et, à tout prendre, j’aimerais mieux employer l’argot, si j’étais assez expert dans le maniement de la langue verte.

Certains lecteurs, attentifs et ordonnés, me reprocheront des redites. Elles ne sont pas dues au hasard, car j’ai souvent remarqué que les maîtres du barreau émaillent leurs plaidoiries de répétitions multiples lorsqu’ils veulent insister sur un point particulier.

Tout a été dit et proposé avant moi, et je n’aurai pas l’outrecuidance de me présenter comme un novateur ou un moraliste. J’épargnerai ainsi à mes contradicteurs des effets faciles. Cependant, je demanderai, avant tout, à ceux-ci de me fournir, avec leurs critiques, une autobiographie qui me permettra, à mon tour, de les juger sur leurs antécédents.

Je baserai mon exposé sur l’observation des faits, même les plus simples, car ceux-ci sont souvent négligés. Et mon instrument d’observation préféré sera la psychologie qui domine les faits, les explique et les prévoit.

Je ne saurais oublier que les lois naturelles sont plus fortes que les lois des hommes, et que ces derniers se sont toujours repentis cruellement de ne pas avoir tenu compte des premières.

Pour moi, qui ai l’habitude de la précision mathématique, qui se traduit souvent en microns, je suis parfois découragé par le flou de l’Économie Politique dont le même terme, employé par deux auteurs différents, a des significations diamétralement opposées.

Aussi, essaierai-je toujours de me placer sur un terrain concret, basé sur la pratique, laissant à d’autres le soin de construire des systèmes théoriques, excellents pour leur auteur qui ne risque rien en cas d’insuccès.

Je me servirai de mon expérience du passé pour en tirer des conclusions. Je laisserai à ceux qui pratiquent l’astrologie le soin de prédire l’avenir, et à ceux qui cultivent l’eschatologie le souci de nous dire ce qui se passe dans l’au-delà.

Je me méfie beaucoup de ceux qui proposent de faire une « expérience ». Pour en avoir suivi beaucoup en laboratoire, je sais que le pourcentage de celles qui réussissent est très faible. Au laboratoire, un insuccès ne dépasse pas le stade des déceptions. Appliquée à l’Économie, sur une grande échelle, une expérience manquée peut se transformer en catastrophe.

En mécanique, les progrès se font par étapes presque insensibles. Quand une pièce est usée, on ne met pas à la ferraille toute la machine. On remplace la pièce, quelquefois par une meilleure, mais on se garde bien de faire un saut dans l’inconnu. Si l’on veut violenter la technique, celle-ci se venge par les surprises les plus pénibles.

En Économie, il en est de même. Il faut ménager les instincts humains, les habitudes, les droits acquis, et toute innovation qui ne tient pas compte de ces éléments est vouée, tôt ou tard, à l’insuccès.


Sous le bénéfice de ces observations, je vais entamer le procès du libéralisme contre le dirigisme.

Pour favoriser le dirigisme, je lui donnerai la parole en dernier, afin de lui laisser toutes ses chances.

Mais, auparavant, il est nécessaire de définir les deux adversaires en présence. En Économie Politique, la confusion est extrême sur les définitions. On sait que le libéralisme et le dirigisme sont deux systèmes opposés, mais on ne peut pas très bien fixer leurs frontières. J’essaierai, timidement, de proposer cette définition que le libéralisme est l’Économie qui a recours au minimum à l’intervention de l’État, tandis que le dirigisme est l’Économie qui lui fait appel au maximum. Comme moyens, le libéralisme utilise, de préférence, la persuasion, tandis que le dirigisme emploie volontiers la contrainte. La forme la plus altérée du libéralisme est l’anarchie, tandis que l’espèce la plus virulente du dirigisme est la nationalisation.

LE LIBÉRALISME




Il n’est pas dans mes intentions de faire l’historique du libéralisme. D’autres. auteurs s’en sont chargés mieux que je ne saurais le faire, mais je dois signaler que je situe son avènement en France avec la loi Le Chapelier, de 1791, qui donnait à tout individu le droit de fabriquer et vendre librement.

Après avoir subi l’épreuve de deux Empereurs, trois Rois et trois Républiques, il n’a pas résisté à la tyrannie du Front Populaire, sous lequel les Français ont commencé à faire du dirigisme sans s’en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

Pendant toute cette longue période, le libéralisme n’a jamais été « anarchique », comme se plaisent à le prétendre les orateurs de réunions publiques.

Outre le Code Napoléon, modèle de pondération et de sagesse, plus de vingt mille lois, jusqu’en 1914, ont été promulguées, qui organisaient le libéralisme. Elles avaient pour elles le mérite de la simplicité et de la stabilité, puisque la plupart d’entre elles, encore en vigueur actuellement, ont plus de cent ans !

C’est même le reproche facile qu’on leur fait, de ne pas avoir assez évolué depuis l’apparition du machinisme. Comme si les lois ne s’appliquaient pas, avant tout, aux hommes qui, eux, n’ont pas changé et ont toujours les mêmes réflexes.

Nous avons connu, pendant près de cent cinquante ans, un libéralisme policé, admirablement organisé, quoi qu’en pensent ses détracteurs.

Enfin, il a l’avantage d’avoir existé, ce qui me permettra de faire, à coup sûr, son bilan et d’examiner ses qualités et ses défauts.

Le bilan du libéralisme possède, à son actif, les plus étonnantes réalisations du génie humain, mais l’homme est ainsi fait qu’il est toujours blasé et ingrat. Il n’est donc pas inutile de passer rapidement en revue les bienfaits dont nous lui sommes redevables.

D’abord, la liberté tout court, et c’est quelque chose !

Je ne sais si vous avez apprécié, comme moi, l’heureuse époque — avant 1914 — où tout était permis à la condition que cela ne nuisît pas au voisin ; où la paperasserie était réduite au minimum, où les déclarations étaient surtout d’amour. Quelle que soit la beauté d’un système, j’en préfèrerai toujours un autre, même moins bon, où l’on n’a pas continuellement à remplir un état, où la lecture des lois ne vous prend pas la moitié du temps, et où l’esprit n’est pas toujours tendu vers la manière d’appliquer ou de tourner un règlement.

À ce moment-là, on vivait pour vivre, penser, aimer, travailler, risquer et réussir et, pour cela, la plupart de mes contemporains ne connaissaient, en fait de lois, que la loi de Dieu, et ignoraient totalement l’existence du Journal Officiel.

Heureuse époque où l’on goûtait la douceur de la vie, la joie de la liberté, la jouissance du libre arbitre.

Mais il ne faudrait pas croire que nous avions payé cette liberté de sacrifices trop lourds. Bien au contraire, cent cinquante ans de libéralisme nous ont apporté des progrès matériels inouïs que l’homme, auparavant, ne se risquait pas à espérer. Faire le recensement des réalisations qui ont accompagné le libéralisme serait mentionner tout ce qui touche aux chemins de fer, à l’électricité, à la vapeur, à l’automobile, à l’aviation, au téléphone, à la T. S. F. au cinéma, à la navigation, etc. Encouragés par la liberté, les chercheurs, les ingénieurs, les savants, ont exalté le génie humain au delà de toute prévision. Dans tous les domaines, la moisson des succès fut inouïe. L’agriculture fut développée, les transports multipliés, l’habitation améliorée. Notre Empire colonial, reconstitué après 1789, créa de prodigieuses richesses. La distribution des moindres produits, même dans les bourgades les plus reculées, fut assurée magnifiquement. Tous ces résultats furent-ils obtenus au détriment de l’homme ? Loin de là, l’instruction fut apportée au plus humble des Français. La durée moyenne de la vie humaine passa de trente-cinq à quarante-cinq ans.

L’art ne fut pas négligé et, aussi bien en musique qu’en peinture et en sculpture, une floraison d’artistes de génie surgit, les plus grands écrivains, les plus subtils philosophes, ont rivalisé avec ceux de l’antiquité.

L’architecture laissa des réalisations grandioses jusqu’au jour où, sous l’empreinte du dirigisme montant, elle offrira le Palais de Tokio comme symbole de la chienlit de l’Exposition de 1937.

Je développerai plus longuement, au chapitre des Questions Sociales, les répercussions sur le sort du travailleur, mais je dois tout de suite indiquer qu’en cent cinquante ans de libéralisme, l’ouvrier a vu son temps de travail, dès avant 1936, réduit de 3.000 à 2.400 heures par an, tandis que son pouvoir d’achat faisait plus que doubler.

Ces vérités évidentes, que d’aucuns qualifieront de truismes, avaient besoin d’être rappelées, tant elles paraissent avoir été ignorées des bâtisseurs d’un ordre nouveau.

Comment expliquer toutes ces réussites ? Je sais que je vais faire bondir les dirigistes en évoquant la concurrence, qui est l’âme de l’Économie libérale.

La concurrence n’a pas bonne presse ; nul n’en a souffert plus que moi, Pendant quarante ans j’ai été aux prises avec elle, et j’ai l’avantage d’en parler en connaisseur. Je comprends la haine qu’elle suscite chez ceux qui ont été vaincus par elle, mais j’affirme qu’elle est le moteur indispensable à tout progrès. Bien sûr, il est tentant de la supprimer ; quelle euphorie nous baignerait, si nous n’étions pas toujours hantés par le spectre de la concurrence.

Mais nous ne devons pas oublier que, si nous sommes vendeurs et, comme tels, victimes de ce fléau, nous sommes, et parfois le plus souvent, acheteurs, et à ce titre, bénéficiaires de la bienfaisante concurrence. C’est à elle, et à elle seule, que nous devons le choix immense qui s’offre à nos désirs. C’est à elle que nous devons l’empressement du vendeur et le sourire de la vendeuse. Sans la concurrence, la qualité baisserait en même temps que les prix monteraient.

Je sais que la concurrence donne lieu à des excès, mais ils sont si faciles à éviter que, bien au contraire, le Code pénal français a dû prévoir des sanctions contre les coalitions, de même que la loi américaine interdit formellement les trusts.

En économie concurrentielle, le client est roi. C’est lui le juge suprême qui départage les prétendants, impitoyablement peut-être, mais qui est omniscient, équitable, incorruptible.

Vouloir remplacer ce juge idéal par un fonctionnaire est une utopie, qui ne peut être soutenue que par ceux qui y ont un intérêt personnel.

Comme toute œuvre humaine, l’Économie libérale a des défauts, et il me faut en parler, car je prévois déjà l’impatience de mes contradicteurs.

En premier lieu, le libéralisme est accusé de conduire à la surproduction. On lui a même, à cette occasion, décoché l’épithète d’anarchique, ce qui sonne bien dans une réunion publique.

Il est assez risible de voir nos glossateurs faire ce reproche à une époque où nous manquons quasiment de tout. Qu’il était béni le temps où l’on brûlait le café dans les locomotives, où l’on dénaturait le blé et où l’on arrachait les plants de vigne. Je donne là des exemples classiques cités par les Économistes. Ils me laissent complètement indifférent, et je ne leur attribue que la valeur d’effets faciles.

Il est à remarquer que ces faits concernent toujours des produits agricoles où la nature a son mot à dire. Car l’homme n’est pas encore maître de la pluie et du beau temps, et je défie qui que ce soit d’équilibrer la production et les besoins, à moins que l’on ne consente à souffrir de la disette au moins une année sur deux.

Ces exemples tapageurs sont insignifiants, si l’on considère que l’excédent était de l’ordre du millionième de la production mondiale totale, et qu’il aurait pu être facilement résorbé, pour le café, par exemple, en offrant gratuitement une tasse de moka à tous les Chinois qui n’en buvaient pas, afin de leur en donner le goût.

Mais le dirigisme brésilien voulait, à toute force, maintenir les prix, ce qui est l’antithèse du libéralisme.

Car le mécanisme des prix est le plus sûr et le seul régulateur de la production, et je ne conçois pas le juge arbitre infaillible qui me dira combien je dois produire de carburateurs l’an prochain.

Un autre défaut capital reproché au libéralisme, par ses détracteurs, est d’être générateur de chômage, car, disent-ils, la surproduction amène des débauchages massifs. Je m’expliquerai plus longuement sur ce point au chapitre des Questions Sociales. Mais je puis déjà faire observer que je ne comprends pas très bien comment, en réduisant la production, on diminuera le nombre de chômeurs. Peut-être y aura-t-il des pointes moins accusées, mais la moyenne du chômage augmentera.

Par voie de conséquence de la surproduction et de la concurrence forcenée qui en résulte, le libéralisme est accusé de conduire à l’abaissement des salaires. Ceci est complètement faux, et j’aurai l’occasion de m’en expliquer longuement lorsque, plus loin, je traiterai de l’importante question de la rémunération du travail.

Mais je préviens tout de suite mes honorables contradicteurs que ce n’est pas sur ce chapitre qu’ils pourront s’imaginer remporter un succès éclatant en me proposant la panacée dirigiste, car je leur répondrai que Henry Ford, champion du libéralisme, a toujours payé les salaires les plus élevés.

On a également reproché au système libéral les graves lacunes qui existaient dans la répartition des richesses.

Il est vrai que les biens de ce monde sont distribués fort inégalement entre les nations et les hommes. Le libéralisme admet que certains pays sont favorisés par le climat, le sol, la position géographique ; d’autres le sont par le travail et l’intelligence de leurs habitants. Il a dû récompenser les efforts de chacun suivant une loi qui n’est peut-être pas parfaite, mais qu’on amende constamment. Le dirigisme, jusqu’à ce jour, s’est borné à répartir la misère, ce que l’homme de la rue traduit par cette définition simpliste : « Le dirigisme, c’est les tickets ». Nos modernes théoriciens ont assez bien réussi à prouver que toute répartition autoritaire fait surgir immédiatement un honteux « marché noir » au seul bénéfice des intermédiaires et au détriment de la morale.

Le libéralisme est le système idéal pour assurer une production toujours croissante en quantité et améliorée en qualité, tout en la répartissant au mieux des mérites de chacun. Il laisse s’épanouir aussi bien l’artisan, la petite et moyenne industrie, que les entreprises géantes. Il les fond harmonieusement dans l’intérêt supérieur du consommateur.

Il peut présenter des excès et des défauts, qui proviennent surtout de l’intrusion du dirigisme, mais qu’on peut corriger en se bornant à appliquer des lois centenaires, au lieu d’en fabriquer toujours de nouvelles.

Le libéralisme a pour lui un passé glorieux dans lequel on peut puiser pour améliorer sagement. Il s’adapte merveilleusement au caractère et au génie français, il encourage les qualités d’intelligence, d’initiative et de travail de notre race.

Voilà pourquoi je suis libéral.

LE DIRIGISME




Après cette apologie du libéralisme, je m’efforcerai, à l’égard du dirigisme, d’être aussi objectif que possible.

Car le dirigisme n’a pas que des défauts. Je le compare à la strychnine qui, injectée à faible dose, est un médicament merveilleux, alors qu’administrée à dose massive elle est mortelle.

Dans certains climats, le dirigisme est nécessaire. Pour préparer la guerre, il peut être indispensable, et l’Allemagne a prouvé le parti étonnant que l’on en pouvait tirer, alors que la France lui doit une grande partie de sa défaite. Après la débâcle, je comprends qu’un certain dirigisme s’impose, mais il consiste surtout en un problème de répartition obligatoire. Quand on ne peut couvrir qu’une partie des besoins, par suite de circonstances exceptionnelles, le faible disponible doit être équitablement partagé entre tous les citoyens.

Mais ce sont la des situations anormales, qu’on doit espérer redresser le plus tôt possible. Je ne me place qu’en temps de paix, seule ambiance dans laquelle il soit raisonnable de discuter Économie Politique.

En théorie, le dirigisme a toutes les vertus.

La surproduction est impossible grâce à une minutieuse appréciation des besoins et à leur satisfaction par une judicieuse production.

La concurrence est abolie par une équitable répartition de la production. Les prix de vente sont déterminés par une confrontation raisonnable avec le prix de revient. Les salaires sont protégés par leur fixation à un taux obligatoire. La recherche du profit n’est plus le moteur de la production. Rien ne se fait sans l’intervention de l’État. La C. G. P. F. change de signification. Au lieu de vouloir dire « Confédération Générale du Patronat Français », il faut lire « Confédération Générale des Patrons Fonctionnaires ». Le tableau est enchanteur. Nous sommes au Paradis. Tout est prévu. Un bon génie nous indique tout ce que nous avons à faire.

Pour l’instant, comme nous en sommes au début, nous vivons d’espoir. Bien, dans le passé, ne nous permet d’affirmer que cet espoir est fondé. L’Économie est dirigée. Dirigée ? Oui, mais par qui ? Et c’est alors qu’il faut commencer à déchanter, les systèmes ne valant que par les hommes qui les appliquent.

Or, il est déjà très difficile de trouver des chefs qui dirigent leurs propres affaires avec succès. À plus forte raison, pour diriger les affaires des autres avec compétence et intégrité.

Il est vrai que le dirigisme ne manque pas de ressources, tout au moins verbales. Il compte beaucoup sur « l’Organisation Professionnelle ».

« Jusqu’à ce jour le libéralisme, dit-il, a fait montre d’un aimable désordre qui confine à l’anarchie. Je vais organiser la production et la distribution. »

Ne voulant rien laisser dans l’ombre, j’ai eu la curiosité indiscrète de rechercher ce que voulait dire le mot « Organiser ». Le Larousse m’a répondu : « organiser = arranger ». Alors, j’ai compris ! Plus tard, au lieu de dire : « Ah ! comme j’ai été bien arrangé », on dira : « Ah ! comme j’ai été bien organisé ».

L’Organisation Professionnelle n’est pas une nouveauté. Déjà, bien avant la guerre, au sein de la C. G. P. F., je m’élevai avec énergie contre les Ententes Industrielles, qui sont une forme prémonitoire du dirigisme. Déjà, l’idée était dans l’air qui voulait supprimer la concurrence, sans égard pour les intérêts du public. La polémique gagna en virulence lorsqu’on voulut rendre obligatoires les Ententes Industrielles.

Chaque industriel était contraint d’adhérer à une entente, et aucune dissidence n’était admise. Les intérêts du consommateur étaient ignorés. Les trusts étaient les maîtres en attendant que ce fût l’État.

Je m’élevai avec véhémence contre ces théories, sentant bien où un dirigisme grandissant devait nous mener. J’eus, à l’époque, l’occasion de me livrer à une patiente étude sur les mobiles qui guidaient les adversaires en présence.

Les dirigistes étaient en majorité. C’étaient, en tête, les théoriciens, les bâtisseurs de systèmes, les idéalistes qui sortaient les vieux poncifs de la surproduction et de la concurrence. Beaucoup étaient de bonne foi et croyaient améliorer la production et la distribution, eux qui n’avaient jamais rien fabriqué ni rien vendu. Leur principal argument était que le libéralisme avait fait faillite et qu’il fallait du nouveau.

D’autres, et c’étaient les plus nombreux, pensaient s’assurer, dans une Économie nouvelle, des avantages personnels. Puisque l’Économie devait être dirigée, ils s’offraient, disaient-ils, pour le faire. C’étaient, en général, des fonctionnaires de Chambres Syndicales, qui se réjouissaient d’exercer un pouvoir temporel sur ceux de leurs membres indisciplinés qui ne payaient même pas leurs cotisations. Beaucoup furent cruellement déçus, car des concurrents les éliminèrent du jeu, tout comme en vulgaire système libéral.

À mon grand étonnement, beaucoup de patrons étaient dirigistes, du moins parmi ceux qui fréquentaient la C. G. P. F. Après enquête, je constatai qu’ils se divisaient en deux catégories :

La première, comprenant les patrons dont les affaires étaient très prospères, et qui comptaient sur le dirigisme pour consolider leur position et se défaire, une fois pour toutes, de ces roquets concurrents qui leur aboyaient aux chausses.

Si je n’écoutais que mon égoïsme, je me rangerais dans cette catégorie, car je suis magnifiquement placé pour m’adjuger un quasi monopole.

Mais, comme disait Virgile :

Timeo Danaos et dona ferentes.

La deuxième catégorie, au contraire, groupait les patrons dont les affaires périclitaient, qui se voyaient en mauvaise posture et même au bord de la faillite. Si leur chiffre d’affaires était encore substantiel, mais leur exploitation déficitaire, ils comptaient sur le dirigisme pour, à l’abri d’un contingentement, relever les prix et améliorer leur bilan.

En face de cette meute de partisans, les libéraux faisaient piètre figure. On les aurait dits frappés d’une maladie honteuse. Entouré d’une poignée de sympathisants, j’étais presque seul à défendre le passé. Et pourtant je sentais que l’immense majorité du pays était libérale, mais elle était surtout composée de patrons qui étaient au travail, à l’usine ou au bureau, et qui n’avaient ni le temps ni le goût de perdre des heures dans des parlotes stériles. En quoi ils avaient peut-être tort, car si les méchants loups nous mangent, c’est que nous nous sommes trop désintéressés de la politique.

Le Président de la C. G. P. F., M. C.-J. Gignoux, en grand flirt avec les trusts, dans des interventions étincelantes dans la forme et prudentes dans le fond, tentait déjà, mais timidement, de faire le jeu des dirigistes. Hélas ! sur ces entrefaites, il eut à prendre part à une discussion autrement violente, mais celle-ci à la tête d’un bataillon de tanks, où il se conduisit brillamment.

Car ce fut la guerre qui mit fin à la controverse.

Mais le dirigisme avait déjà fait beaucoup de ravages. Ses méfaits furent surtout sensibles au Ministère de l’Armement, dont les bureaux occupaient une surface dix fois plus grande qu’en 1918. Par contre, la production était dix fois moins forte. Si bien que le rendement au mètre carré de bureau ministériel était cent fois moindre que pendant la dernière guerre !

Car nous n’avions plus le libéralisme qui, avec Louis Renault, André Citroën, Marc Birkigt, Louis Blériot, et bien d’autres, nous avait permis des tours de force dans le domaine des tanks, des obus et des avions.

Cette fois-ci, avec le dirigisme, la production était infime, mais nous avions un chef comptable à la tête de la Mécanique, et à la Direction des Matières Premières un agrégé de philosophie, qui était bien à sa place, car il en fallait beaucoup pour constater la pénurie immédiate et croissante d’acier, de cuivre et d’aluminium.

Nous avons perdu une bataille, c’est un fait, mais je ne laisserai pas dire, sans protester, que c’est la faute du libéralisme, alors qu’un dirigisme néfaste nous avait privés de tous nos moyens.

ll faut reconnaître, cependant, aux dirigistes de la suite dans les idées, car la débâcle était à peine apaisée qu’ils se retrouvaient tous et faisaient triompher leurs idées.

La loi du 16 août 1940 fut la génératrice des Comités d’Organisation, C. O. en abrégé. En principe, ils devaient être gérés par la profession elle-même. En réalité, la plus aimable fantaisie présida à leur composition. Les uns étaient formés de patrons, plus ou moins chômeurs ; les autres étaient réduits à un seul directeur responsable. Ce vocable « responsable » est une trouvaille. Il est emprunté au jargon de la C. G. T., et vous a ainsi un petit air « prolétaire ». En fait, le directeur n’est responsable de rien du tout. Si cela ne va pas, on le change, ou il démissionne. Les vrais responsables sont les chefs d’industrie, dont on a accru la responsabilité dans leur personne et dans leurs biens, en même temps qu’on leur enlevait toute initiative et toute autorité, en attendant qu’ils soient évincés. Car il ne faut pas s’y tromper, l’Organisation Professionnelle conduit droit à l’Étatisation puisque l’État décide de tout. Dans peu de temps, tout le monde sera fonctionnaire. Le processus est automatique. Le directeur responsable d’un C. O. nomme des chefs de service, lesquels prennent des adjoints, nantis d’une dactylo. Leur premier geste est de faire un recensement, auquel répondent les assujettis. Un flot de papiers submergé le C. O. Pour y faire face, on nomme d’autres adjoints, avec d’autres dactylos qui, pour justifier et consolider leur présence, rédigent des questionnaires, font des enquêtes, établissent des statistiques, dressent des inventaires en quantités telles que bientôt le directeur responsable, ayant débuté seul, se trouve régner sur « un gratte-ciel de gratte-papiers », comme dit Jean Labourdette. La moindre formalité exige un visa si bien que, plus tard, les savants distingueront, après l’âge de pierre, du fer et du bronze, l’âge du timbre en caoutchouc.

Tout cela est bâti sans plan d’ensemble, sans doctrine.

Certains C. O. s’efforcent de rester libéraux, d’autres sont entièrement étatistes. Certains intègrent le Commerce de la Profession dans leur champ d’action ; d’autres se désintéressent de la fonction commerciale qui dépend alors d’un C.O. général du Commerce.

On pourrait croire que les C. O. sont destinés à répartir les matières et à contrôler les prix, deux fonctions importantes de l’Économie dirigée, que je reconnais indispensables en temps de guerre. Grave erreur, les C. O. ne sont habilités ni à l’un, ni à l’autre, qui sont réservés à un Office de Répartition et à une Commission des Prix, déjà installés lors de l’institution des C. O.

Je dois dire que, jusqu’ici, les C. O. se sont montrés modérés dans l’exercice de leurs pouvoirs qu’ils emploient à créer une vaste paperasserie.

Si l’on songe qu’un fonctionnaire de C. O. peut bâtir en cinq minutes un questionnaire envoyé a 100.000 ressortissants, qui mettent chacun une heure à le remplir, on peut se rendre compte du coût de l’opération. Le personnel du C. O. n’est rien à côté de celui qu’il faut embaucher dans les entreprises pour faire face à l’avalanche de papier. Si l’on appliquait à la lettre les règlements imposés, la production s’arrêterait net. Le malheureux chef d’entreprise n’a même plus le temps de lire toutes les circulaires. C’est l’asphyxie progressive. « Ce qui n’est pas étonnant, me fait observer mon fils, qui prépare un examen de chimie : C O est le symbole de l’oxyde de carbone ; absorbé à doses massives, il est sûrement mortel. » — « Dommage, lui répondis-je, que ce ne soit le symbole du gaz hilarant. On aurait pu s’amuser un brin ! »

Ce tableau, qui peut paraître exagérément sombre, des manifestations concrètes du dirigisme, ne serait pas complet si je n’évoquais pas ses méfaits, moins visibles, moins immédiats, mais qui n’en sont pas moins redoutables pour l’avenir.

En premier lieu, le dirigisme fait complètement abstraction du public. En temps de disette, l’acheteur n’a que le droit de se taire. Mais, en temps normal, il est tout puissant, et je me refuse à imaginer que l’abondance ne reviendra pas.

Comment le dirigisme s’organisera-t-il alors pour fixer la production à assurer ? Par la prévision des besoins basée sur des statistiques ? Je me méfie beaucoup de ce procédé. M. Leroy-Ladurie, Ministre du Ravitaillement en juin 1942, dans un discours retentissant, disait : « Je ferai la soudure, même contre les statistiques ». Et il l’a faite. Ce qui prouve, à l’évidence, que les statistiques étaient fausses.

L’Économie dirigée entend régler la production suivant les besoins. Louable intention, mais je suis certain à l’avance que, pour la plupart des articles, c’est la pénurie qui nous guettera par suite d’une prévision erronée ou, plus simplement, d’une erreur d’addition d’un fonctionnaire distrait. Quant aux produits agricoles, tiendra—t-on compte des caprices de la nature ? Pour la pluie, fera-t-on un contrat avec saint Médard, pour le vent avec Borée, et pour le soleil avec Phébus ?

Braves producteurs ! Vous n’aurez plus à vous inquiéter du programme qui vous donnait tant de soucis en régime libéral, mais vous aurez toujours la responsabilité de vos paies et de vos échéances, que les dirigistes semblent avoir écartées de leurs préoccupations.

Et comment ces besoins « planifiés » seront-ils répartis entre vous ? Au prorata des volumes atteints dans une année de référence ? C’est alors la cristallisation des positions acquises, l’institution d’une classe de nantis, qui ne permettra jamais aux jeunes de monter et même de s’installer. C’est la consolidation des trusts, qui ne craindront plus aucune concurrence.

Le dirigisme récite d’hypocrites homélies sur la petite et moyenne industrie qu’il entend protéger. Mais, en fait, il ne laisse aucune chance au petit de devenir moyen et au moyen de devenir grand.

Quant à l’artisan, son sort est réglé. Artisan il est, artisan il restera, à moins qu’il ne meure, noyé sous un flot de papiers.

En ce qui concerne l’inventeur, je le vois bien mal en point, lorsqu’il lui faudra s’insérer dans le cadre rigide et fermé de l’Économie dirigée, barré par les gens en place qui n’ont aucun intérêt à laisser une nouveauté les concurrencer, à moins que l’on ne voie s’épanouir une floraison de « moutons à cinq pattes », munis de l’estampille officielle. Il lui restera, d’ailleurs, la ressource d’aller porter son invention à l’étranger, qui l’accueillera comme ont été reçus les Français après la révocation de l’Édit de Nantes.

Quant aux commerçants, c’est bien pis. La moitié d’entre eux sont condamnés. Que diable ! Nous sommes en Économie dirigée ! Pourquoi avoir six boutiques là où trois suffisent ? Et les grossistes ? Ne sont-ils pas superflus ? Dans une Économie planifiée, la distribution se passe d’intermédiaires. Pour ce qui est des Voyageurs, Représentants et Placiers, déjà si éprouvés par la guerre, ils seront supprimés, car à quoi pourraient servir les V. R. P. puisqu’il n’y a plus de concurrence !

Si bien que le dirigisme, qui devait éviter le chômage, commencera par mettre à pied un million de travailleurs utiles pour les remplacer par un million de parasites.

Et l’épineuse question des prix, comment la résoudre ? Le dirigisme postule une fixation autoritaire des prix. Jusqu’à ce jour, il s’est borné à consolider les prix au 1er septembre 1939 et à leur affecter un coefficient de hausse identique pour une même industrie. On profite ainsi de toutes les nuances de prix de l’Économie libérale. Mais ce système ne peut être que provisoire. Bientôt, il faudra fixer un prix uniforme pour le même article, quel que soit son producteur, ne serait-ce que pour les produits nouveaux. Cette fixation ne peut être basée que sur le prix de revient, augmenté d’une certaine marge de bénéfice. Or, deux maisons concurrentes ont souvent des prix de revient qui diffèrent de 20 %. Prendra-t-on le plus haut ? Mais alors la maison bien placée fera des bénéfices scandaleux. Le plus bas ? Mais alors le « canard boiteux » sera éliminé tout comme en vulgaire économie libérale.

La sirène dirigiste fait miroiter la fixation autoritaire des prix comme un moyen de venir en aide aux industries qui, paraît-il, étaient réduites, par suite d’une concurrence forcenée, à vendre au-dessous de leur prix de revient.

Cette méthode est évidemment très attrayante, mais c’est, malheureusement, une utopie, car, si un prix uniforme est fixé pour un produit déterminé, les malins trouveront toujours le moyen de le transgresser. soit en jouant sur la qualité ou le poids, soit en consentant des ristournes occultes.

C’est ainsi que toutes ces difficultés seront aplanies par l’apparition d’un remarquable « marché noir », bien organisé celui-là, suivant les plus pures traditions du système libéral, et qui aura, en outre, l’avantage inestimable de supprimer la comptabilité et les impôts, réalisant ainsi une substantielle économie.

Quant à la qualité, elle est morte. La concurrence ne jouant plus et chacun étant assuré d’écouler son contingent, c’est à qui camelotera le mieux.

Et, dans tout cela, le public n’a pas encore dit son mot. Il faudra lui apprendre à absorber rigoureusement les produits de chaque marque. Il faudra « organiser » l’acheteur par trop « anarchique ». Et puis pas de réclamations, méchant client ! Sous le libéralisme, tu nous as assez brimés ; c’est la revanche maintenant, et estime-toi heureux si, à la place d’une paire de draps que tu désires, et qui manque, on ne te force pas à prendre deux douzaines de torchons qui sont en excédent.

Le lecteur pourrait croire, à la lecture de ce tableau déjà bien sombre, que j’en ai fini avec les tares du dirigisme. Hélas ! je n’ai abondé que les défauts évidents, ceux que la logique prévoit facilement, mais je dois encore évoquer les possibilités d’aggravation que l’avenir nous réserve.

J’ai, en effet, supposé que l’on était capable de découvrir les hommes compétents et disponibles pour gérer le système ; mais encore faut-il qu’ils soient intègres. Quelle tentation de favoriser Pierre ou Paul pour des raisons d’amitié ou d’intérêt ou de brimer Maurice, parce qu’il a médit du dirigisme ! Jamais pareille puissance n’a été mise au service de faibles humains.

On a souvent vitupéré les « profiteurs » du libéralisme, mais ils paraîtront des enfants de chœur à côté des néo-profiteurs du dirigisme. Les partisans les plus enthousiastes en sont les seigneurs du « marché noir » qui ne peuvent exercer leur coupable industrie que grâce à la répartition autoritaire des denrées et marchandises et à la fixation dirigiste des prix.

Dorénavant, le travail dans les Comités sera plus profitable que le labeur dans les usines. La concurrence, au lieu de s’affronter devant un public impartial et incorruptible, jouera devant une bureaucratie soumise à toutes les tentations. Le coût du système est incommensurable. À côté de cotisations qui se chiffrent par centaines de millions, il est difficile d’évaluer, pour les entreprises, les répercussions financières invisibles.

Pour satisfaire aux exigences du dirigisme, le personnel non productif devra être augmenté considérablement. Déjà, un nouvel emploi s’est créé : celui de chasseur de papiers qui passe son temps à courir après un misérable cachet. On ne trouve déjà plus de comptables, et pourtant je vois le moment où, en France, pour chaque producteur, il y aura un contrôleur ou un comptable.

Quant au chef d’entreprise, malgré son titre, il n’entreprendra plus rien. Noyé par la paperasse, asphyxié par les circulaires, émasculé par les règlements, il perdra toute initiative, abandonnera tout enthousiasme et sombrera dans le médiocre.


— Eh ! bien, vous êtes gai, me direz-vous. Voilà bien l’esprit critique des Français qui se donne libre cours. Ils ne sont jamais contents. On leur offre du nouveau et ils protestent, maugréent et déblatèrent.

Voyez plutôt comment les Allemands ont accepté, sans murmurer, dès 1933, un système d’Économie dirigée, et convenez qu’il leur a assez bien réussi.

— J’attendais depuis longtemps cette « colle ». L’exemple de l’Allemagne est, en effet, un sérieux argument des dirigistes, et je ne saurais le passer sous silence. Mais il ne résiste pas à l’examen.

En 1933, la situation de l’Allemagne était toute différente. Le traité de Versailles avait désarmé l’Allemagne, les réparations l’avaient appauvrie. Pour reprendre sa place parmi les grandes nations, le Chancelier Hitler décida de réarmer au prix d’un effort gigantesque. Il fallait que toutes les forces de la nation fussent concentrées sur un programme unique, que le Maréchal Gœring avait résumé en une phrase courte et célèbre : « Du beurre ou des canons ». L’homme ayant une tendance naturelle à préférer le beurre, il fallait une direction autoritaire pour lui faire fabriquer des canons. La réserve d’or étant presque nulle, il était nécessaire de contrôler sévèrement les importations pour n’introduire que ce que l’on pouvait payer par les exportations. Il faut s’incliner devant la discipline avec laquelle le peuple allemand s’est soumis aux restrictions que ce programme impliquait pour les populations civiles. Mais le gouvernement allemand s’est bien gardé de réduire l’initiative privée. Bien au contraire, il l’a encouragée en conservant de l’Économie libérale tout ce qui n’était pas nuisible à son plan. Il n’ignorait pas que, en 1914, l’Allemagne, alors en plein libéralisme, était le pays le plus puissant d’Europe. Il s’agissait donc plus de canaliser que de brimer. Et il y a magnifiquement réussi, sans procéder à de désastreuses nationalisations.

Par contre, en France, la production des armements, qui était entièrement « dirigée », a connu un lamentable fiasco. Question d’hommes et de tempérament. Rien ne prouve d’ailleurs que l’Allemagne veuille appliquer le même système aux productions civiles. Dans le cas de guerre, l’État est le seul client, et le problème de la distribution ne se pose pas. Le prix de revient est secondaire et, d’autre part, on se trouve constamment aux prises avec la pénurie de matières premières qui implique de stricts rationnements.

Tout autre est le problème du temps de paix, le seul que j’envisage, et l’Allemagne l’a bien senti, qui n’a pas découragé l’esprit d’entreprise mais qui, au contraire, par la voix du Dr  Funk, Ministre de l’Économie du Reich, a lancé cet avertissement significatif :
« Organiser moins et produire plus »

formule que je me permettrai d’améliorer légèrement :

« Organiser moins pour produire plus »

J’ai, du reste, toujours remarqué que, lorsqu’on essaie de copier le voisin, on est voué irrémédiablement à un échec, car on est toujours en retard d’une idée et d’une année.


— Ah ! ça, mais vous êtes agaçant, me direz-vous, rien ne trouve grâce devant vous, tout est critique ou objection. Vous êtes un négatif avec lequel il n’y a pas de Révolution Nationale possible. Proposez donc, au moins, quelque chose.

— Je serais désolé de mériter vos reproches, ayant, toute ma vie, été un homme positif. Et, puisque vous m’y invitez, je vais passer en revue différents secteurs de l’Économie, où j’estime que quarante ans d’expérience me donnent le droit de commenter et de suggérer. J’essaierai de dégager les principes suivant lesquels l’humanité a toutes chances de voir améliorer son bien-être moral et matériel. Je ferai appel au bon sens plus qu’aux statistiques, et je m’efforcerai de condenser mes idées au maximum — crise de papier — et de simplifier leur exposé au plus juste — fatigue du lecteur.

ANTICIPATIONS




Bâtir un système sur un terrain vierge est la chose la plus aisée du monde. Mais vouloir faire du nouveau en utilisant ce qui existe est infiniment plus délicat. Il faut tenir compte des habitudes, des droits acquis, des contrats passés ainsi que de la naturelle propension de l’homme à ne rien changer, ce qui, en terme de mécanique, s’appelle la force d’inertie, qui est la plus grande au monde.

J’ai, heureusement, la bonne fortune de ne proposer que des simplifications dont la réalisation est facile, et j’espère, dans mes suggestions, obtenir une approbation unanime, puisque je m’efforce de ne léser personne, mais, au contraire, de tout mettre en œuvre pour apporter la prospérité au plus grand nombre. Tâche ingrate, mais si attachante que je me considérerai comme largement payé de ma peine si j’améliore, même de peu, la condition humaine non seulement matérielle, mais surtout morale.

Pour éviter aux dirigistes la peine d’attendre la fin de mon exposé, je leur dirai, dès l’abord, que ma pensée dominante sera de revenir au libéralisme intégral, non pas à celui de 1939, qui n’en était plus que la caricature, mais à celui qui a fait la gloire et la prospérité de la France, spécialement entre 1871 et 1914.

J’ajoute, tout de suite, pour calmer les exclamations, que je m’efforcerai de combler ses insuffisances et de pallier ses défauts en indiquant des remèdes que je crois efficaces et, en tout cas, faciles à essayer, inoffensifs à tout le moins.

Je n’hésiterai même pas à préconiser, dans certains secteurs, des méthodes dirigistes, de préférence invisibles, et organisées de telle sorte qu’elles aident l’individu au lieu de le brimer.

Pour m’éviter une correspondance ultérieure trop abondante, j’avertis encore charitablement mes contradicteurs que je ne répondrai à aucune lettre de critique, à moins qu’elle ne soit accompagnée, non pas d’un timbre pour la réponse, suivant la formule rituelle, mais du curriculum vitæ de leur auteur, de façon que je puisse déceler quel intérêt ou quel idéal le guilde dans son intervention.

QUESTIONS SOCIALES




Si je donne la première place, dans mes anticipations, aux Questions Sociales, c’est que celles-ci ont, par l’importance qu’elles ont prise, dominé l’Économie au XXe siècle.

Très souvent, dans son histoire, la France a été déchirée par des luttes religieuses qui mirent son unité en péril, et qui ont connu leur paroxysme avec la Saint-Barthélemy, la Révocation de l’Édit de Nantes, l’Affaire Dreyfus, pour s’apaiser avec la Séparation de l’Église et de l’État.

De nos jours, ces querelles byzantines ont cessé, mais nos professionnels de la politique, pour se conserver une clientèle, ont dû instaurer la « lutte des classes », qui ne nous a apporté que des misères et des deuils.

Depuis qu’il y a des hommes, et qui travaillent, il y a des employeurs et des employés dont les intérêts sont forcément différents, mais non nécessairement opposés. Il en est de même des rapports entre vendeurs et clients, dont les intérêts sont contraires, mais qui n’en conservent pas moins un caractère courtois, sinon amical.

Le malheur a voulu que la lutte des classes serve de tremplin à une nuée de professionnels pour qui le bonheur de l’ouvrier constituait le moindre des soucis, mais qui visaient, avant tout, à s’assurer son vote ou sa cotisation. Ils auraient pu se borner à guider, à conseiller, à appuyer des revendications raisonnables. Ils ont préféré recourir à la violence, susciter l’envie et la jalousie, fomenter la haine et lancer les « masses laborieuses », le poing fermé, à l’assaut d’un patronat peu préparé à recevoir le choc.

Ce faisant, ces trublions se mettaient en lumière, se paraient de succès faciles, accroissaient leur clientèle, sans se soucier des dégâts qu’ils causaient.

Je dois avouer que les patrons n’ont pas eu une attitude très vaillante. Ils se reposaient sur le Gouvernement pour faire respecter la loi, mais celle-ci était violée à chaque instant sous la pression des masses. On a souvent reproché aux patrons leur attitude passive et le manque de préparation de leur défense. En face des salariés bien groupés dans des Syndicats largement pourvus d’argent, ils ne pouvaient opposer que des Chambres Syndicales préoccupées avant tout de questions économiques et quelques Groupements dont la moindre qualité était l’homogénéité. Les salariés n’avaient qu’une revendication, la même pour tous : « gagner plus, travailler moins », tandis que les patrons étaient partagés entre deux désirs : donner satisfaction à leur personnel et défendre le pouvoir d’achat des masses en évitant la hausse des prix. Beaucoup prévoyaient la catastrophe, malgré la prospérité factice que procurait l’approche de la guerre, mais bien peu étaient disposés à faire campagne pour ouvrir les yeux du peuple, absorbés qu’ils étaient par la conduite souvent délicate de leurs affaires.

Les patrons auraient pu se défendre par la propagande, mais le « mur d’argent » ne disposait que de quelques maravédis en face des centaines de millions de la C. G. T. Et, pourtant, cette propagande était facile à faire, les arguments étaient nombreux, et le peuple de France qui, dans son immense majorité, est sérieux et travailleur, y aurait été sensible à coup sûr.

Comme il fallait s’y attendre, on a découvert, après la débâcle, que c’était le libéralisme, « ce pelé, ce galeux, d’où nous vient tout le mal », qui était le grand coupable.

C’était lui qui, par la concurrence acharnée qu’il impliquait, réduisait les salaires à des taux de misère.

C’était lui qui était responsable de ce qu’on a appelé les salaires « anormalement bas ».

Penchons-nous sur ce problème.

Les Salaires.

En principe, je reconnais qu’un salaire est toujours trop bas. Mais je n’y attache pas une grande importance. Le salaire n’est qu’un symbole. Ce qui compte, c’est sa comparaison avec le coût de la vie. Peu importe qu’un ouvrier gagne cent francs l’heure, si le kilog. de pain est à deux cents francs.

Ce qui est fondamental, c’est le pouvoir d’achat du salaire.

Pour pouvoir juger de l’influence du libéralisme, il faut pouvoir comparer les pouvoirs d’achat depuis sa création à nos jours.

Malheureusement, le pouvoir d’achat sous Louis XVI est difficile à évaluer. D’ailleurs, les patrons et les ouvriers de cette époque sont morts et ne se disputent plus. Aussi, me bornerai-je à comparer la situation de 1914 avec celle de 1936, dernière année du libéralisme, en ce qui concerne les salaires.

Pour être certain de ce que j’avance, je puise dans les livres de paie de Solex, et je constate les chiffres suivants :

En 1914, un manœuvre à Paris gagnait Fr. 0,50 l’heure. En 1936, il recevait Frs 6, », c’est-à-dire douze fois plus.

Pour un très bon tourneur, les chiffres sont, pour les mêmes années, Fr. 0,90 et Frs 9, », coefficient 10.

Pendant ce même temps, le coût de la vie passait de 100 à 490, coefficient 4,9.

Ainsi donc, tandis que les salaires étaient au moins décuplés, le coût de la vie n’était que quintuplé, c’est-à-dire que le pouvoir d’achat du salaire, en vingt-deux ans, avait, en moyenne, doublé.

En 1914, l’ouvrier français vivait modestement, mais bien. Je n’en veux pour preuve que les centaines de milliers d’ouvriers étrangers qui envahissaient alors la France. Il faut croire qu’ils s’y trouvaient mieux que chez eux, alors qu’il était très rare de trouver un ouvrier français en Belgique, en Italie ou en Espagne.

En 1936, le pouvoir d’achat ayant doublé, l’ouvrier pouvait, soit vivre modestement comme en 1914 et mettre la moitié de son gain en réserve pour ses vieux jours, soit être moins prévoyant, mais améliorer considérablement son train de vie, ce qui se traduisait visiblement, par l’augmentation du nombre des autos, l’abondance de l’alimentation, la ruée aux spectacles et sur les plages, et les dépenses vestimentaires du peuple.

Mais les revendications entretenues par les agitateurs se faisaient toujours plus véhémentes, Spécialement dans la métallurgie et l’aviation où les ouvriers étaient, d’ailleurs, les mieux payés. Je me demande alors par quel sortilège Louis Renault a pu réunir 40.000 ouvriers à Billancourt, alors que rien ne les forçait à y venir. C’est probablement parce qu’ils y trouvaient un avantage.

Quant aux salaires anormalement bas, rien n’est plus facile que de les condamner, mais je ferai remarquer qu’il y a aussi des tâches anormalement faciles. Vendre des gants dans une boutique peut contenter une jeune fille vivant sans frais dans sa famille. Je suis heureux pour elle de voir son salaire augmenté, mais je crains que son emploi ne disparaisse, si le commerçant a de trop lourdes charges.

De toutes façons, le libéralisme n’a pas à être tenu pour responsable des bas salaires, puisque celui qui payait les salaires les plus élevés au monde était Henry Ford, champion du libéralisme, ce qui ne l’empêchait pas de vendre ses voitures aux plus bas prix du marché.

Que veut le travailleur ? D’abord une vie plus large pour lui et sa famille. Je suis entièrement d’accord, mais voyons les moyens. Le plus simple est l’élévation brutale des salaires. C’est attrayant, facile à expliquer et à comprendre. De là son succès auprès des orateurs de réunion publique, qui imposent au capital tous les frais de l’opération.

Mais le capital n’est lui-même que du travail accumulé et, s’il n’est pas rémunéré, il disparaîtra. Son incidence sur le prix de revient est, du reste, insignifiante par rapport à celle de la main-d’œuvre. Si l’on remonte à la source des frais généraux ou des matières premières, on constate que tout est travail de l’homme. On l’a bien vu en 1937 avec l’expérience Léon Blum, au cours de laquelle le prix de la vie montait plus vite que les salaires. Comme remède, on proposait l’échelle mobile, ainsi qu’elle existait dans l’Imprimerie, qui s’en trouvait bien, parce qu’elle était seule à l’appliquer. Généralisée, c’était l’apparition du « cycle infernal », où les salaires courent après les prix. Le grave danger de ces jongleries avec les salaires, c’est qu’elles laissent en dehors du circuit toute une classe de la population, fonctionnaires, retraités, pensionnés, femmes au foyer et enfants qui, ne bénéficiant pas d’une augmentation de leurs revenus, sont écrasés par l’élévation du prix de la vie.

M. E. Schueller, dans un livre plein d’enthousiasme généreux, La Révolution de l’Économie, propose un système qui a, au moins, le mérite de ne pas augmenter tout bêtement les salaires. Il n’élève ceux-ci qu’autant que la production croît. Si la production double, le travailleur voit sa paie doublée. Méthode séduisante puisque, dans le même temps, elle crée des richesses. C’est une idée qui rejoint le fameux travail « aux pièces », si en honneur sous le libéralisme et si combattu par la C. G. T. Mais M. Schueller l’améliore par la stabilisation autoritaire des prix afin d’éviter leur avilissement par la surproduction, qui mettrait les salaires en danger. Heu ! là, je deviens sceptique, car comment écouler une production croissante, sans la mettre à portée d’un plus grand nombre, comme le réalise le libéralisme, au moyen de l’abaissement du prix de vente. D’autre part, ce système ne peut être appliqué qu’à certains secteurs de l’Économie, la majorité des autres restant en dehors.

Je ne vois pas très bien, en effet, comment on pourra intéresser sur la production les fonctionnaires, les artisans, les commerçants, les artistes, qui font déjà tout ce qu’ils peuvent. Pour les agriculteurs, qui ont le mépris de la comptabilité, comment rémunérer les travailleurs ? Il s’agit là d’au moins la moitié de la population qui sera évincée du système et qui devra se contenter d’un salaire fixe. Il se, créera ainsi une aristocratie des travailleurs, les uns étant avantagés sans que, bien souvent, ils l’aient mérité, par rapport à d’autres, pourtant très méritants. La nouvelle classe privilégiée, par sa puissance d’achat, fera monter les prix de ce qu’elle ne produit pas, tandis que la production « schuellerisée » s’écoulera difficilement. J’entends bien que les prix sont fixés impérieusement, mais je crains qu’il ne s’établisse deux marchés, l’un noir, en hausse, pour les produits qui manqueront, l’autre rose, en baisse, pour les produits en excès.

Beaucoup de bons esprits proposent de résoudre la question des salaires par la participation aux bénéfices. Ils parlent, bien entendu, des bénéfices des autres ; pour eux, il ne leur viendrait pas même à l’idée d’intéresser leur cuisinière sur les économies qu’elle peut réaliser sur ses achats.

C’est un système séduisant en théorie et qui a déjà reçu des réalisations intéressantes, notamment à l’Arbed, la puissante Société métallurgique luxembourgeoise.

Cependant, de nombreux problèmes restent à résoudre, comme celui de la participation aux pertes éventuelles et celui de la répartition suivant le mérite et l’ancienneté. Dans beaucoup de cas, l’intérêt que l’ouvrier y trouvera sera très mince et très décalé dans le temps. Enfin, l’objection primordiale, à mon sens, est que la participation aux bénéfices implique forcément la participation à la direction, car les bénéfices sont influencés directement par la gestion, à laquelle les intéressés exigeront d’avoir une part.

Or, vous ne trouverez pas un chef digne de ce nom qui admettra d’avoir à collaborer avec un Soviet. Du reste, la question sera résolue, les bénéfices seront tout répartis, car ils disparaîtront infailliblement.

Mais, alors, la question des salaires, comment la résoudrez-vous ? me dira-t-on.

D’une façon très simple : Par la prospérité des entreprises. Les salaires ont toujours suivi une courbe parallèle à celle de la fortune du pays. Je ne conçois pas de hauts salaires dans une Économie de misère, de même, je ne crains pas les bas salaires dans un pays riche car, alors, les besoins de main-d’œuvre sont tels qu’il est aisé à celle-ci de se faire payer.

J’aimerais beaucoup mieux encore résoudre le problème en stabilisant inexorablement les salaires, à égalité de rendement et de qualité de travail, bien entendu. Inéluctablement, le prix de la vie baissera alors, améliorant la condition de chacun qui, devenant un meilleur client, contribuera à créer un « cycle idéal » où la production monte en même temps que le prix de la vie baisse. Mais je ne me fais pas d’illusions, ma proposition n’a aucune chance d’être acceptée, car elle est moins séduisante pour le travailleur que la naïve augmentation des salaires si chère aux excitateurs.

Il est probable que la vérité se tient entre les deux par la combinaison d’une légère augmentation des salaires avec une diminution insensible, mais constante, du coût de la vie.

Cette politique a, en outre, l’avantage de favoriser l’exportation, c’est-à-dire, en retour, l’importation de nombreux produits dont le peuple bénéficie.

Si, dans le même temps, un dirigisme imbécile ne vient pas raréfier les produits, le coût de la vie s’abaisse à un niveau tel que le bonheur matériel de chacun est assuré.

Mais, pour cela, il faut que l’ouvrier comprenne que son sort est lié à celui du patron. Si Solex a toujours pu payer des salaires élevés, si Solex a pu, quinze ans avant la loi qui les rendait obligatoires, donner à ses collaborateurs des congés payés, mais au double tarif, c’est que c’est une affaire prospère. Aussi, je voudrais que les « masses laborieuses » soient persuadées que leur intérêt se confond avec celui de leurs employeurs, malgré les appels à la jalousie et à la haine qu’ils peuvent lire dans une certaine presse. Je voudrais que les salariés qui me font le plaisir de me lire soient de cœur avec moi quand j’exposerai les tribulations d’un patron, car ils doivent être assurés qu’en défendant les intérêts de leurs chefs, je défends aussi les leurs.

Mais je répète que rien ne sert de poursuivre la hausse des salaires si, en même temps, on n’augmente pas la production. Je répète que j’aimerais même mieux conserver les salaires au même niveau et, parallèlement, abaisser lentement le coût de la vie. Ce second système présente l’avantage énorme de ne pas léser les vieux travailleurs, qui pourraient ainsi jouir en paix de leurs économies, alors que l’augmentation du coût de la vie les a réduits à la misère.

En tout cas, ne comptons pas sur le dirigisme pour améliorer la situation des travailleurs alors que l’État, qui en est la synthèse parfaite, paie si mal ses employés.

La Liberté.

Un autre besoin inné du travailleur français est la liberté. L’ayant toujours eue, il n’en sentait pas les bienfaits, mais, quand il l’aura perdue, il la regrettera amèrement. Or, le libéralisme la lui assure entièrement. Le salarié est libre de travailler quand et où il lui plaît. Il peut changer de patron quand bon lui semble, il peut s’établir à son compte, s’il le veut, et rien ne l’empêche de réussir magnifiquement, comme j’en ai tant d’exemples sous les yeux.

Le dirigisme ne pourra que lui apporter une mutilation de cette liberté. En tous cas, sur ce chapitre, il n’y gagnera pas, à moins qu’on ne juge qu’il avait trop de liberté, qu’il en a mésusé et qu’il convient de la restreindre.

Pour ma part, je crois que presque tous ont maintenant compris que la liberté doit se limiter au point où elle risque de tourner en désordre. Mais alors il n’est, pour cela, besoin que d’arrêter les excitateurs professionnels, qui sont les seuls responsables de ces excès, sans aller jusqu’à annuler une des conquêtes de la Révolution de 1789, à laquelle l’ouvrier attache le plus de prix : la liberté.

La Sécurité.

Un autre besoin impérieux du travailleur est la sécurité de l’emploi. Il redoute, avec raison, de se voir privé de travail du jour au lendemain. Ce désir de stabilité est très louable, et il faut le satisfaire par tous les moyens. Mais, n’en déplaise aux trublions de meetings, l’intérêt de l’employeur à conserver son personnel est au moins aussi grand. Quand un ouvrier change d’usine, il est bien apte à accomplir un autre travail du jour au lendemain, mais, pour le patron, le résultat est déplorable. J’en discutais un jour avec André Citroën, qui se plaignait du peu de rendement de sa main-d’œuvre.

— Combien avez-vous de mutations ? lui demandai-je.

— Très peu, à peine 100 par jour, sur un effectif total de 12.000 hommes, me répondit-il.

Par un rapide calcul, je lui démontrai que le séjour moyen d’un ouvrier dans ses usines n’était que de quatre mois et demi, ce qui était désastreux. Immédiatement, des mesures furent prises pour stabiliser la main-d’œuvre. Et le rendement s’accrût aussitôt. Car le changement de personnel dans une fabrication est surtout nuisible pour la maison. Les machines souffrent énormément d’être conduites par des ouvriers nomades, qui ne s’intéressent pas à leur entretien ; les rebuts de fabrication se multiplient ; les cadres perdent un temps précieux à mettre au courant les nouveaux venus. Pour les employés, c’est encore pire : les mille détails d’une administration ne peuvent être assurés que par un personnel parfaitement stable. À titre d’indication, Solex, dont le rendement par mètre carré d’atelier ou de bureaux est difficile à battre, réalise une moyenne de neuf ans de présence pour les ouvriers et de quinze ans pour les employés.

Il est donc faux d’accuser les patrons, comme on l’a fait, de se désintéresser de la stabilité de leur personnel, alors qu’au contraire il est primordial pour eux de conserver toujours les mêmes éléments.

S’ils sont parfois réduits à d’ébaucher, c’est que le travail vient à manquer, et ce ne sera pas le dirigisme qui y remédiera, puisque le propre de l’Économie dirigée est d’éviter la surproduction, alors que beaucoup de patrons libéraux travaillent pour le stock afin de conserver leur personnel.

Mais il est un cas où, quoi qu’il arrive, le patron doit être maître de débaucher sans contrôle. C’est lorsque son autorité est en jeu. Car il n’est pas possible qu’une influence extérieure impose la présence d’un indésirable, qui ne pourrait que bafouer celui qui doit commander sans conteste. Le jour où charbonnier ne sera plus maître chez lui, il est à craindre que le charbon ne vienne à manquer.

Par contre, si je condamne toute contrainte dans le maintien en place du personnel, je ne saurais trop recommander aux employeurs d’être extrêmement prudents dans les fluctuations de leurs effectifs et, en tout cas, de prévenir les intéressés le plus longtemps possible à l’avance.

Le Chômage.

La question du débauchage m’amène naturellement à parler du chômage, qui en est la conséquence : le chômage est encore une de ces tartes à la crème qui font les délices des excitateurs qui, eux, ne chôment jamais.

Je suis assez de l’avis de celui qui disait : « En France, il n’y a pas de chômage, il n’y a que des chômeurs. » En fait, un ouvrier sérieux n’a jamais de peine à trouver du travail, mais il existera toujours une population flottante, composée de malades, mais aussi de paresseux et d’ivrognes, qui se fera inscrire sur les registres du chômage. Cette population sera d’autant plus nombreuse qu’on l’entretiendra par des primes. Lorsqu’un chômeur sait qu’il est subventionné, que son propriétaire ne peut lui réclamer son loyer, il n’est pas très incité à chercher du travail, pour peu qu’il ait quelques ressources ou qu’il se contente de « bricoler » à la maison.

D’autre part, il y aura toujours des besoins saisonniers de main-d’œuvre et on ne peut pas espérer reclasser immédiatement les ouvriers en excès dans une industrie. D’où un certain flottant qui augmente le chômage visible, alors qu’en réalité il est extrêmement réduit.

Enfin, j’ai toujours entendu dire que l’agriculture, comme la Vénus de Milo, manquait de bras. Il est donc assez rassurant, pour le chômeur, qu’il y ait toujours un secteur d’activité qui réclame de la main-d’œuvre. Mais il faudrait d’abord commencer par retenir cette main-d’œuvre à la terre, ce que nous examinerons plus loin, au chapitre « Agriculture ».

Que pourra faire le dirigisme en face du chômage ? À mon avis, il ne pourra que l’augmenter par la concentration, la rationalisation qui, tout en brimant le consommateur, mettront sur le pavé un nombre considérable de travailleurs.

Le dirigisme pourra alors masquer le chômage par des entreprises étatiques, dont les « Chantiers nationaux » nous ont, naguère, donné le piteux spectacle.

Promotion du travailleur.

Une autre ambition non moins légitime du travailleur est de pouvoir s’élever. Je ne crois pas qu’il existe un pays où cette faculté soit plus répandue qu’en France. Par son instruction obligatoire, ses écoles spéciales, presque gratuites, ses bibliothèques, ses cours du soir, notre pays offre toutes facilités, à celui qui veut travailler, de s’élever et d’élever sa famille. Je connais, autour de moi, quantités d’exemples d’industriels, comme les frères Chausson, les Coatalen, les Robert Bosch, les Marius Berliet, les Georges Claude, les Maurice Houdaille, les Henri Perrot, les Schueller, les Charles Weiffenbach, et tant d’autres, qui ont débuté de façon très modeste et qui comptent aujourd’hui parmi les plus puissants. C’est un fait que le libéralisme peut mettre à son actif. Quant au dirigisme, je doute qu’il produise autre chose que des fonctionnaires trop nombreux et, par conséquent, mal payés.

Syndicats et Grèves.

Pour faire triompher ses revendications, le travailleur utilisait une voie : le Syndicat, et un moyen : la grève, qui sont spécifiquement des produits du libéralisme et qui contiennent, comme la langue d’Ésope, le meilleur et le pire. Je les mets dans le même paragraphe, car ils sont inséparables, la grève ne se concevant pas sans le Syndicat.

Je considère le Syndicat non seulement comme utile, mais indispensable, pour conseiller ses membres, les guider, recevoir leurs doléances, soutenir leur moral en leur donnant le sentiment qu’ils ne sont pas abandonnés. C’est dans l’affiliation à un Syndicat, pas forcément unique, que la dignité d’un salarié doit se trouver exaltée en tant que citoyen « libre et organisé ».

Mais, également, je suis fermement d’avis que le Syndicat doit se limiter à un rôle purement professionnel, d’où la politique doit être rigoureusement bannie. Ses dirigeants ne doivent avoir en vue que l’amélioration du sort de ses membres, et non la destruction d’une classe, ainsi qu’il était inscrit à l’article premier des Statuts de la C. G. T. Ils doivent être animés de l’esprit de collaboration avec les Syndicats patronaux, et non entretenir une atmosphère de suspicion, de jalousie et de haine.

Leur but doit être de construire, et non de détruire, leur moyen doit être la persuasion, et non la violence.

Aussi, ne puis-je que condamner sévèrement toute grève concertée sous la direction du Syndicat. Je n’ai jamais subi de grève chez Solex, sauf un jour, le 30 novembre 1938. Je n’ai jamais su quel en était le motif, pas plus que les ouvriers, d’ailleurs. C’était bien le type de la grève politique, imposée par un Syndicat irresponsable et en outre malfaisant, puisque nombre d’améliorations que nous voulions apporter au personnel sont restées en panne de ce fait, et la guerre est arrivée…

Est-ce à dire que le salarié, privé de son arme favorite, se trouverait sans défense devant un patronat sans entrailles ?

Pas le moins du monde, puisqu’il a toujours la ressource de quitter la place où il ne se plaît pas, pour une autre plus avantageuse, ou de changer de profession. Devant l’effritement de sa main-d’œuvre, le patron sera bien forcé d’améliorer les conditions faites à son personnel.

Mais, à aucun prix, la France ne doit revoir le spectacle affligeant de 1936, où des travailleurs, possédant pourtant un pouvoir d’achat double de celui de 1914, ont imposé à l’économie une épreuve mortelle par la puissance sans limite de leurs Syndicats.

Les Œuvres Sociales.

Beaucoup de patrons, aux intentions généreuses, se sont efforcés de résoudre la question sociale par des œuvres d’assistance à leur personnel. Dans cet ordre d’idées, les remarquables institutions d’Édouand Michelin, à Clermont-Ferrand, de MM. Schneider, au Creusot, de l’Arbed, en Luxembourg, et de bien d’autres, doivent être citées comme modèles. Il y a là un exemple de ce que pourrait réaliser la collaboration des classes. Je suis d’autant mieux placé pour y applaudir que mes propres efforts sur ce terrain ont été très modestes. J’estime, en effet, que Paris offre de telles ressources que ces œuvres sociales font double emploi avec l’outillage général de la Cité. Il n’en est pas de même en province, où une grande usine isolée se doit de procurer à son personnel des avantages matériels et intellectuels, qui lui coûteront, du reste, fort cher.

Malheureusement, ces élans de philanthropie ont été constamment freinée par l’attitude des Syndicats, qui ont vu là une concurrence dangereuse à leur influence. Ils préféraient voir l’ouvrier dans une condition médiocre, espérant ainsi le tenir mieux en mains. De là ces attaques violentes contre ce qu’ils ont appelé le « paternalisme », en donnant à ce charmant vocable un sens péjoratif. Ces améliorations sociales, disent-ils, sont réalisées au détriment du salaire de l’ouvrier, qui est payé d’autant moins. C’est donc un dû, et il n’y a aucune reconnaissance à en devoir au patron. Décourageante attitude, qui explique pourquoi beaucoup de chefs d’entreprise se sont abstenus, comblant ainsi les désirs des Syndicats.

Quant à la prise en charge de ces réalisations par la Profession ou un Comité social, vagues entités morales, elle me paraît bien aléatoire quand on aura supprimé le puissant mobile qu’est l’amour-propre personnel du créateur de ces œuvres.

En réalité, les Œuvres Sociales, à part de très rares cas de concentration massive, comme le Creuset, Michelin ou Peugeot, n’ont rien à voir avec les Professions.

Elles doivent être toutes gérées par la Commune, le Département ou la Nation, qui n’ont pas à faire de distinction entre un clerc de notaire, un garçon épicier, ou un ouvrier de Renault. Que ce soit pour des stades, des piscines, des bibliothèques, des dispensaires, des hôpitaux, ou des jardins ouvriers, seules les Municipalités sont à même de connaître les besoins de leur population et de les satisfaire le mieux possible.

Les Coopératives d’Achat constituent une concurrence illicite au Commerce régulier. Elles étaient, du reste, en régression sensible à la veille de la guerre.

L’Organisation Professionnelle veut s’annexer ces manifestations d’assistance qui meublent magnifiquement un discours ou un article de journal. Mais, pour les Œuvres Sociales, comme pour le reste, d’ailleurs, je crains bien que l’O. P. en reste au stade velléitaire et qu’en définitive, « la montagne n’accouche d’une souris ».

Les Assurances Sociales.

Une des manifestations les plus néfastes du dirigisme est représentée par les Assurances Sociales. Alors que personne ne demandait rien, un certain nombre d’agitateurs parlementaires, pour se faire bien voir de leur clientèle, n’eurent pas de cesse qu’ils n’aient obtenu le vote de la loi sur les Assurances Sociales. Et le plus navrant fut que cette loi fut votée à l’unanimité, personne ne voulant être taxé d’avoir un cœur de pierre. Il était du reste difficile de prévoir quels seraient les lamentables résultats de cette organisation étatique.

En bref, les voici : 10.000 fonctionnaires grattent des montagnes de papier pour un résultat pratiquement nul. Sur 100 Assurés Sociaux interrogés pour savoir qui s’occupe d’eux quand ils sont malades, 2 seulement désignent les Assurances Sociales, 98 indiquent leur famille, l’Assistance Publique, les voisins, les Sœurs ou eux-mêmes. Qui paie les frais médicaux ? 40 créditent les Assurances Sociales, 30 les imputent à l’Assistance Publique, à leur famille, aux voisins, aux œuvres privées et 30 à eux-mêmes. Ce qui signifie que, si tous paient les cotisations, beaucoup renoncent à toucher les prestations par suite de la perte de temps et des complications qu’entraîne leur perception.

Pour la Retraite des Vieux, c’est pis encore. Pour pouvoir verser une retraite de Frs 4.000 à 1.500.000 Assurés Sociaux, il faudra élever la cotisation à 12 % du salaire. Si on l’étend à 3 millions d’ayants droit, il faudra prélever 16 % du salaire, c’est-à-dire qu’un ouvrier métallurgiste gagnant Frs 30.000, devra verser chaque année Frs 4.800.

En face de ces chiffres, il n’est pas étonnant que la plupart des Assurés Sociaux considèrent cette organisation étatique comme représentant un impôt supplémentaire dont ils ne reverront pratiquement rien.

Et tout cela dans le but de remplacer une magnifique institution libérale, les Sociétés de Secours Mutuels, dont le Statut avait été fixé par la loi du 1er avril 1898. Ces Sociétés, purement privées, renforçaient l’esprit de famille et de cohésion entre leurs cotisants. Un Conseil de gérance, composé de membres connus, honnêtes et estimés, savait prendre à cœur les intérêts de la Société. Extrêmement décentralisée, l’organisation était moins parperassière, le contrôle était automatiquement assuré par les cotisants qui se connaissaient, l’esprit mutualiste suscitant des dévouements inconnus des Assurés Sociaux.

Quant aux avantages matériels, la comparaison des prestations sortirait du cadre de cette étude, mais elle est largement à l’avantage des Sociétés de Secours Mutuels. Pour ne citer qu’un cas, une retraite de Frs. 4.000 à 60 ans, constituée par une S. S. M., exige un versement annuel de Frs. 500 pendant 40 ans, tandis que la même retraite aux Assurances Sociales correspond à une annuité de Frs. 800.

Il est lamentable de voir les travailleurs embrigadés de force dans une organisation qui ne leur laisse aucun libre arbitre, qui tend à briser leur initiative, et qui leur interdit de réaliser patiemment le rêve commun à beaucoup d’entre eux : la modeste maison entourée d’un lopin de terre, qu’ils pourraient construire avec l’équivalent de leurs cotisations, complété par leur travail personnel ou l’investissement de leurs économies.

Au risque de mettre sur le pavé dix mille braves fonctionnaires, qui se caseront, du reste, facilement ailleurs, je préconise la liquidation totale des Assurances Sociales et leur remplacement par le développement de la Mutualité des Assurances privées, infiniment plus souples et plus efficientes.

Les Allocations familliales.

Les Allocations Familiales sont d’une origine purement libérale. Les employeurs, soucieux de favoriser les pères de famille, avaient institué des primes versées à chaque naissance et pour chaque enfant. Il n’y avait aucune complication, aucune paperasserie, et le salarié appréciait cet avantage qui lui était accordé par de bonnes maisons. Mais cela ne pouvait durer ainsi. Le dirigisme devait venir faire son dégât. S’appropriant le bénéfice moral de l’opération, il décréta que les Allocations Familiales seraient obligatoires et qu’elles seraient couvertes par une taxe sur les salaires, que l’employeur paierait à une Caisse de Compensation, laquelle serait chargée de distribuer les allocations. L’employeur était ainsi frustré du bénéfice moral de payer lui-même les primes. (Il est vrai qu’en compensation on l’a chargé de percevoir les impôts). Mais, fait plus grave, le rendement du système était amoindri. Solex, par exemple, qui avait institué chez lui les Allocations Familiales dix ans avant la loi, payait des primes de 20 % plus élevées, tout en déboursant 20 % de moins qu’avec le système dirigiste. On objectera à cela que les patrons auraient eu intérêt à n’embaucher que des ouvriers sans enfants. Cela n’est pas exact, car le père de famille est toujours plus sérieux, et, d’autre part, rien m’empêchait le législateur de se borner à fixer, par rapport au nombre d’ouvriers, un pourcentage minimum d’enfants et la prime de base, de manière à pouvoir alimenter une caisse de péréquation. Il aurait ainsi économisé beaucoup de temps et de papier, au bénéfice des deux parties. On parle beaucoup « social » dans les milieux dirigistes. Il faudrait également parler un peu « psychologie », qui améliore le premier terme. Rien ne serait, du reste, plus aisé que de revenir au paiement des allocations directement par l’employeur.

La Corporation.

Il est impossible d’étudier les questions sociales sans parler de la Corporation. Ce mot magique a suscité bien des espoirs dans l’esprit de ceux qui se satisfont uniquement de manifestations verbales. J’ai voulu approfondir le sujet, et j’ai lu à peu près tous les ouvrages sur le Corporatisme parus depuis l’armistice. Tâche ingrate, qui m’a demandé beaucoup de temps, et dont je n’ai retiré qu’une magistrale impression de confusion. Aucun auteur n’est d’accord sur la définition du terme « Corporation ». Les uns l’acceptent comme un postulat, ce qui les dispense d’explications. D’autres y voient la réunion de tous les membres d’une même profession, sans pour cela définir la profession. Un fabricant de pneumatiques appartiendra-t-il à la Corporation du Caoutchouc, comme l’y invite sa fabrication ? Il s’y retrouvera avec les fabricants de tapis, de tuyaux de pipe, de talonnettes, qui utilisent le même matériau, mais qui n’ont fichtre pas les mêmes débouchés. Ou bien sera-t-il rattaché à la Corporation de l’Automobile, dans laquelle il a tous ses intérêts commerciaux ? La Corporation comprendra-t-elle les patrons et leurs ouvriers ? Rien ne l’indique, à telle enseigne que la Corporation paysanne, dont on parle tant, ne paraît qu’un démarquage des Syndicats Agricoles dont on aurait changé les têtes, tandis que les ouvriers ne paraissent y jouer aucun rôle.

Pour se faire une idée de ce que pourraient être les Corporations, il est nécessaire de se reporter aux dernières connues en France, celles supprimées par Turgot.

La question sociale y était radicalement résolue. Les compagnons et les valets n’avaient que le droit de se taire. Ils ne pouvaient quitter leur travail sans l’autorisation de leurs maîtres. Quant à passer maîtres eux-mêmes, il n’y fallait pas songer, tant cela exigeait d’argent et de protections. L’accès à la maîtrise était réservé aux seuls fils de maîtres, sauf exceptions rarissimes. C’était bien là le patronat de « droit divin ». Quant aux maîtres, ils étaient surtout préoccupés de se défendre contre la concurrence, en fermant leur Corporation et en faisant des procès aux voisines.

Les rois protégeaient les Corporations et leur assuraient des privilèges, parce qu’elles constituaient pour eux un excellent moyen de percevoir l’impôt par des taxes très lourdes et par la vente des maîtrises. Au Maroc, un rôle identique était rempli par les Juifs, qui s’enrichissaient aux dépens des goyims. Ceux-ci protestaient auprès du Pacha, qui dépouillait les Juifs, lesquels, une fois la recette assurée, étaient soigneusement remis dans le circuit par le Pacha, soucieux de la bonne marche de ses finances.

Mais, de nos jours, la France a réalisé un admirable système fiscal qui, pour « éponger » le contribuable, n’a certes pas besoin de recourir a ces méthodes désuètes.

Il est vrai que les anciennes Corporations peuvent s’enorgueillir de l’héritage d’art qu’elles nous ont laissé. Mais il s’agissait là de productions artisanales, qui ne dépassaient pas le cadre du bâtiment, de l’ameublement et de l’orfèvrerie. Quand il s’agira d’appliquer le Corporatisme aux entreprises modernes, si complexes et si enchevêtrées, on se heurtera à des difficultés inextricables. Il est assez curieux de constater que les mêmes hommes qui ont accusé le libéralisme d’avoir fait son temps, et d’être dépassé par le machinisme, nous proposent pour le remplacer un système datant de Louis XI.

Il est vrai qu’en gens prudents, ils se gardent bien de donner des précisions sur le fonctionnement d’une Corporation moderne. René-Charles-Humbert, colonel marquis de la Tour du Pin Chambly de la Charce — un grand nom — est leur chef d’école. Il est mort à 90 ans, ce qui prouve que l’étude de l’économie politique est favorable à la santé. Je souhaiterais que ses disciples, réunis en un Concile, arrivent à expliciter sa pensée et à fixer une doctrine concrète, qui ne se réduise pas à des considérations philosophiques.

Pour l’instant, nous assistons à la création des Familles Professionnelles, ce qui ne fait de mal à personne, et ce qui a l’énorme avantage de me permettre d’appeler « mon cousin » un collègue auquel je veux marquer ma sympathie.

Que feront ces Familles Professionnelles à l’égard des questions sociales ? C’est l’énigme de demain.

Les Coopératives.

Avant de terminer les questions d’organisation du travail, il est indispensable de dire un mot des Coopératives de production. Du point de vue social, j’estime que c’est une excellente formule qu’il faut encourager. Le travailleur a le sentiment qu’il n’est plus un salarié, qu’il est une fraction de patron et qu’il est intéressé aux bénéfices. Malheureusement, le champ d’application de ce système est très limité. Pour qu’il ait une chance de succès, il faut que l’élément main-d’œuvre soit prépondérant et que le métier soit relativement simple. Mon Grand-Père, qui avait mis en Coopératives ses tailleries de diamants, avait vu juste. Elles ont très bien réussi, parce que l’habileté de la main-d’œuvre est l’élément primordial, tandis que la partie commerciale est réduite, le travail étant fait à façon pour un petit nombre de clients.

Pour des industries plus complexes, de graves problèmes se posent pour le commandement, le partage des bénéfices suivant l’emploi, les droits de succession, etc. Au bout d’un certain temps, ces Coopératives deviennent de véritables Sociétés Anonymes, dans lesquelles les actionnaires sont les travailleurs.

Mais le libéralisme, qui a créé les Coopératives, est assez souple pour en prévoir toutes les modalités de fonctionnement, tandis que je crains que le dirigisme ne porte un coup sérieux à ces associations qui ne peuvent s’épanouir que dans la liberté.


J’en ai fini avec les Questions Sociales, après les avoir à peine effleurées, car il faudrait des volumes pour épuiser… ou embrouiller le sujet. J’ai essayé de dégager des idées nettes et, surtout, celle que le libéralisme, qu’on a chargé de tant de péchés, ne s’est pas trop mal tiré de sa lourde tâche. Si nous lui faisons toujours confiance, c’est encore lui qui ramènera la prospérité dans les foyers et la paix dans les âmes.

LES IMPÔTS




J’aurais pu, et peut-être dû, faire des impôts un paragraphe des Questions Sociales, car c’en est une au premier chef, mais, devant l’ampleur du sujet, j’ai préféré lui réserver un chapitre spécial.

Il est difficile, en effet, d’étudier l’Économie sans se pencher longuement sur les impôts, par suite de leur répercussion considérable sur le fonctionnement de cette économie, qu’elle soit libérale ou dirigée.

Je possède peut-être quelques titres à en parler, car je pense avoir eu l’occasion de faire mon éducation de parfait contribuable, autant par l’importance des sommes que j’ai payées que par la diversité des impôts qui m’ont frappé, en France comme à l’étranger. Je revendique l’honneur d’avoir été, dans ma vie, soumis à une multitude de contributions, de taxes, de surtaxes et d’income-tax, de droits, de patentes, de dîmes, de tailles et de corvées diverses qui devraient me valoir la croix du « Mérite Fiscal », si jamais il était institué.

Quand j’ai dit, au début de ce livre, que j’étais le cobaye qui donnait ses impressions sous le couteau du chirurgien, je faisais surtout allusion à mes réactions sous le scalpel fiscal, réactions qui ne sont pas, comme pour tant d’autres, un mouvement de révolte — car j’adore payer mes impôts — mais qui me poussent à déterminer l’influence du fisc sur le comportement de mes semblables.

Il n’entre pas dans mes intentions de me lamenter à la façon rituelle, sur les sacrifices imposés au contribuable, car c’est surtout la philosophie de l’impôt que je voudrais évoquer dans l’espoir de fournir quelques directives utiles au législateur, qui ne tient pas spécialement à se servir de l’impôt comme d’un instrument de torture et de haine.

Quels sont les rôles que joue l’impôt dans l’Économie d’un pays ? J’en vois deux :

En premier lieu, celui d’alimenter les caisses du Trésor pour faire face aux dépenses de l’État et des Communes. C’est le rôle comptable et mathématique.

En deuxième lieu — et c’est peut-être le plus important — un rôle psychologique et sentimental, qui va guider les actions des hommes dans ce qu’elles ont de plus mystérieux et de plus insaisissable.

Il est évident que sa première mission — celle d’alimenter le Trésor — sera d’autant plus aisée à remplir que les dépenses inscrites au budget seront moins lourdes. Mon dessein n’est pas de discuter les dépenses de la Nation et des nombreux organismes qui mangent au râtelier fiscal, bien que je doive faire observer, en passant, que le dirigisme aurait pour effet de les aggraver considérablement, par suite du pullulement des néo-fonctionnaires.

J’admets le budget des dépenses tel qu’il est — avec l’espoir qu’il sera le plus réduit possible — et je concentrerai toute mon attention sur le meilleur moyen d’y faire face, c’est-à-dire d’établir et de percevoir les impôts.

La sagesse des Nations s’est souvent penchée sur ce problème et a condensé ses réactions dans les deux aphorismes populaires suivants :

Le meilleur impôt est celui que paie le voisin.

Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable.

Ces deux adages, qui peuvent sembler paradoxaux, contiennent cependant toute la philosophie de l’impôt.

Avant tout, le contribuable ne veut pas s’apercevoir qu’il paie un tribut. Il s’apitoie difficilement sur le sort de son voisin, tandis qu’il proteste véhémentement contre toute atteinte à son bien personnel. Il n’a cure de la lourdeur des taxes tant que celles-ci ne s’adressent pas directement à lui.

En d’autres termes, les bons impôts sont anonymes, inconnus, automatiques et simples, tandis que les mauvais sont personnels, visibles, entourés de formalités et de déclarations.

Et c’est là la grande querelle entre les impôts directs et les impôts indirects, qui a déjà fait et fera encore couler beaucoup d’encre.

Mes propres intérêts ne sont pas en cause. Je me considère, dans la vie, comme un caissier-chef chargé de distribuer, entre mes parents, mes amis ou amies, mes serviteurs et mes bonnes œuvres, la plus large partie de mes revenus. Si ceux-ci sont par trop amputés par le fisc, je réduis mes libéralités et souvent mes soucis. Je n’en suis pas personnellement affecté, mais je n’admets pas que, lorsqu’il existe tant de moyens de prendre l’argent « là où elle est », comme disait un distingué parlementaire, on emploie la manière la plus vexatoire, la plus cruelle, la plus blessante, la plus haïe, la plus injuste, la plus brutale, comme aurait dit Mme  de Sévigné.

Le lecteur a certainement deviné que je visais l’impôt sur le revenu, direct et personnel, qui est, à mon avis, la forme la plus détestable que le législateur ait jamais inventée.

D’abord, son rendement est infime, à peine 3 % du total des impôts français[1].

Par contre, sa nuisance est considérable. Toute sa perception est basée sur la déclaration, génératrice de fraude et de dissimulation, qui appellent elles-mêmes l’inquisition. Tombant brutalement sur quelques contribuables, l’impôt direct les assomme de sa masse, à moins qu’il ne les retourne périodiquement sur le gril fiscal en leur laissant d’horribles brûlures qui les font hurler à mort.

Toute la vie du contribuable est empoisonnée par ces feuilles d’impôts qu’il reçoit en maugréant, discute avec passion et paie de mauvaise grâce.

Mais le plus grave est que tous les actes du contribuable sont dominés par la hantise de l’impôt direct, ce qui a, pour l’économie du pays, des conséquences incalculables.

En effet, au delà d’un chiffre rapidement atteint, cet impôt freine toute initiative, et cela d’autant plus durement que le contribuable est plus honnête et plus travailleur.

Par contre, il exonère complètement celui dont la comptabilité se réduit à un tiroir-caisse, et, surtout, les seigneurs du « marché noir », qui peuvent gagner des millions sans payer un centime d’impôt.

Beau système, en vérité, que celui qui constitue une prime massive à la fraude et à l’immoralité.

Tout autre se présente l’impôt indirect. Non seulement son rendement est élevé, mais il est à peine ressenti par le contribuable, qui le paie souvent sans s’en douter. Invisible, souple, il ne nécessite que le minimum de complications et de personnel pour sa perception, et sa rentrée est indépendante de l’honnêteté du contribuable.

Son rapport est immédiat. Le Trésor est-il à court d’argent ? Une augmentation des taxes remplit ses caisses un mois après. La Trésorerie est-elle abondante ? Une détaxe allège immédiatement l’économie.

Tout au contraire, la rentrée des impôts directs est décalée de un an ou deux, si bien qu’ils agissent souvent à contretemps.

L’impôt indirect offre, en outre, des possibilités admirables pour influencer l’économie dans le sens désirable, avec une très grande efficacité et une remarquable précision. C’est là du dirigisme bienfaisant, grâce auquel quelques fonctionnaires intelligents peuvent orienter l’économie sans aucune complication.

Enfin, l’impôt indirect, à l’inverse de l’impôt personnel, n’engendre pas la haine, car le contribuable n’est pas tenté d’accuser son voisin d’être favorisé par le fisc.

Pour serrer le problème de plus près, je pense qu’il est utile de passer en revue un certain nombre d’impôts connus et d’y joindre les commentaires du contribuable, qui aideront peut-être le législateur à se déterminer dans l’avenir. Pour faciliter son travail, je classerai ces impôts en mauvais et en bons, ce qui me vaudra peut-être le mérite de la franchise, sinon de la clarté.

Les mauvais impôts.

De très loin, le plus détestable de tous est certainement l’Impôt Général sur le Revenu. Je ne crois pas que son promoteur, M. Joseph Caillaux, ait mesuré, au départ, les dégâts dont il est responsable ; il pourra d’ailleurs toujours plaider que son œuvre a été déformée par la surenchère fiscale et la démagogie électorale.

C’est le type parfait de l’impôt inquisitorial, exigeant des déclarations compliquées, une comptabilité que peu de particuliers peuvent tenir, et, de la part du fisc, une nuée de contrôleurs pour endiguer les tentatives de fraude et de dissimulation.

Cet impôt, se superposant à tous les autres, devient très lourd et même intolérable par sa progressivité. Je connais des cas où, lorsque sont payés les impôts sur les bénéfices industriels et commerciaux, l’impôt sur le coupon et l’impôt global sur le revenu, la part prélevée par le fisc sur les bénéfices d’une entreprise s’élève à 90 %. Il n’est donc pas étonnant que, devant les risques et les responsabilités. qui restent proportionnels au chiffre d’affaires et non aux bénéfices, beaucoup de chefs d’entreprise limitent leur activité très rapidement, découragés qu’ils sont par le peu de rendement de leurs efforts, au delà d’une certaine limite.

La rentrée de l’Impôt Général sur le Revenu présente le grave défaut d’être très décalée dans le temps. Supposons un chiffre d’affaires fait en janvier 1942. Le fisc pourrait parfaitement toucher sa part en février 1942, si elle était proportionnelle au chiffre. Avec l’I. G. R., il faudra attendre le paiement du dividende — s’il y en a un — en 1943, qui sera passible de l’I. G. R. en 1944. Comme le contribuable n’est jamais pressé, c’est souvent fin 1944 que le fisc encaissera enfin sa part, d’où un décalage de près de trois ans sur le chiffre d’affaires générateur du revenu.

Dans ces conditions, il est impossible à l’État d’établir à l’avance un budget, puisque les recettes sont faites avec deux ou trois ans de décalage.

Cet impôt est, en outre, injuste, car il croît au fur et à mesure que la dévaluation du franc augmente le prix de la vie. Les tranches de progressivité restant fixes, les revenus en francs d’évalués se trouvent frappés par des taux de plus en plus onéreux.

Supposons, par exemple, que le franc soit dévalué de moitié et que les revenus du contribuable soient doublés, ce qui devrait se produire. Ce contribuable se trouvera alors taxé beaucoup plus durement, du fait que son revenu s’inscrira dans des tranches plus élevées, sans que sa capacité de paiement se soit réellement accrue pour satisfaire à ses charges, et cela pas plus dans le cadre fiscal que dans celui de sa vie courante.

Par contre, les trafiquants du « marché noir » échappent complètement à cet impôt, ce qui constitue une puissante attraction vers la fraude, qu’on n’arrivera jamais à juguler quels que soient les contrôles et les inquisitions.

Il n’est donc pas étonnant que le point de vue fiscal prime actuellement toute autre considération dans les affaires. Ce qui est proprement lamentable et fausse toutes les valeurs. Dorénavant, dans les entreprises, la première place n’appartient plus au Technicien, elle revient au Conseiller fiscal.

Je suis effrayé par les ravages que peut produire cet état d’esprit, et je demande instamment la suppression totale de l’Impôt Général sur le Revenu, qui couvre à peine 2 % des dépenses totales de la Nation.

J’entends d’ici les protestations ; de la masse, qui criera au scandale, parce qu’elle est mal informée, mais mon devoir est d’affirmer que, après cette suppression, la prospérité des affaires sera telle qu’il sera inutile de chercher des impôts de remplacement, la plus-value immédiate des autres impôts existants comblant largement le déficit créé.

Qu’on essaie seulement de supprimer ce monstre pendant deux ans et on assistera immédiatement à un développement prodigieux des initiatives individuelles dont tout le monde profitera.

Se trouvera-t-il un législateur assez réaliste pour comprendre qu’un impôt qui stérilise les énergies est un mauvais impôt, et assez courageux pour attacher son nom à une réforme qui paraissait impossible sous le régime défunt ?

Un second impôt personnel, qui est à supprimer conjointement, est l’impôt sur les salaires perçu par voie de « retenue à la source ». Sous le prétexte que les petits ruisseaux font les grandes rivières, le législateur a voulu que le moindre salarié alimente le moulin fiscal et, par un raffinement diabolique, devant l’immensité du travail à accomplir, il a imaginé de transformer le patron en un bénévole percepteur d’impôts.

D’où, annuellement, 500 millions d’écritures, 500 millions de piqûres d’épingles, qui viennent rappeler sans cesse aux salariés le sacrifice qu’ils sont censés faire, mais qu’en fait ils ne ressentent pas, car, pour eux, le salaire est représenté simplement par la somme qu’ils encaissent effectivement et non pas celle, fictive, qui leur est allouée, mais qu’ils ne perçoivent jamais.

En réalité, c’est l’entreprise qui paie l’impôt, mais au prix d’une paperasserie inouïe, alors qu’il serait si simple de prélever, globalement, tous les mois, la même somme calculée sur le total des salaires de l’entreprise.

Un autre mauvais impôt est celui constitué par les droits sur l’héritage, et qui incite, par son exagération, à la fraude et à la dissimulation. Pourquoi ne pas considérer l’héritage comme une simple mutation entre particuliers, frappée des droits normaux y afférents, et pourquoi, dans bien des cas, le transformer en une véritable spoliation au profit de l’État ?

Enfin, un dernier exemple de mauvais impôt, que j’ai combattu toute ma vie : l’octroi.

On reste confondu devant la coriace résistance d’une vieille coutume qui date de la féodalité et qui est « still going strong ».

L’octroi n’est pas un impôt personnel, mais il le devient par l’énervante question : « Vous n’avez rien à déclarer ? » C’est l’impôt le plus coûteux à percevoir 20 % pour les villes ce qui ne serait rien s’il ne fallait pas y ajouter le temps perdu par les justiciables. Il y a quelques années, j’avais eu un espoir, l’octroi allait disparaître, mais, bien au contraire, Paris s’est octroyé — c’est le cas de le dire — une double ceinture de gabelous.

Allons, un bon mouvement, Messieurs de l’Octroi, faites harakiri, et je propose de vous donner, comme indemnité, deux ans de traitement, en vous faisant cadeau de votre bel uniforme[2].

Les bons impôts.

Rappelons brièvement que l’impôt idéal est celui qui est invisible, automatique, insensible, impossible à frauder, nécessitant le minimum de déclarations et de formalités, surtout pour le particulier.

Comme type, je puis prendre l’impôt sur l’essence. Voilà un impôt qui rapportait plus du double de l’impôt général sur le revenu, sans que le contribuable ait une formalité quelconque a remplir. Avec cent employés concentrés aux lieux d’importation et de raffinage, le fisc encaissait six milliards. L’usager les payait sans s’en apercevoir, proportionnant sa contribution à ses possibilités, sans le moindre sentiment de jalousie, certain que tous étaient logés à la même enseigne.

Le plus étonnant est que, malgré son poids, ou peut-être à cause de son poids, cet impôt fut un des meilleurs auxiliaires de l’Automobile.

D’abord, le prix de l’essence n’a jamais entravé le développement de la circulation. Bien plus, il a été à la base d’un gros progrès technique. En 1933, malgré que l’impôt se montât déjà à Fr. 1,50 par litre, je fus un des promoteurs les plus acharnés de la suppression de l’impôt sur le véhicule pour le remplacer par un superimpôt sur l’essence, portant celui-ci à Fr. 2 » par litre, chiffre qui paraissait énorme. Le résultat fut admirable. Au bout de trois ans, les améliorations techniques apportées au moteur, à la voiture, a la carburation, étaient telles que l’économie sur la consommation payait le nouvel impôt. L’influence de la taxe était si bienfaisante que, si la guerre n’était pas survenue, la France était en voie de prendre la première place dans le monde pour l’utilisation économique du carburant, ce qui la plaçait admirablement pour l’exportation.

Voilà donc un impôt productif, payé par chacun selon ses facultés, encaissé sans formalités et qui justifie la formule que j’avais lancée à l’époque :

« Le Fisc est l’Ingénieur en Chef de l’Automobile ».

Dans le même ordre d’idées, un excellent impôt est celui sur le tabac. Sans récriminations, sans paperasserie, sans effort, nous assurons chaque année au Fisc plus de cinq milliards de revenus, qui pourraient encore être augmentés si le monopole des tabacs’n’était pas exploité par l’État, déplorable commerçant. L’expérience de la guerre a prouvé que le public était disposé a payer encore beaucoup plus cher pour satisfaire son habitude favorite.

En outre, cet impôt a comme résultat bienfaisant celui de freiner la consommation du tabac qui, sans lui, pourrait affecter dangereusement la santé publique.

Il en est de même des taxes sur les apéritifs, sur les jeux, sur les spectacles et sur les loteries qui, tout en faisant la part des faiblesses humaines, remplissent les caisses du Trésor au milieu de l’euphorie générale. Car je n’ai jamais entendu un contribuable protester parce que le Fisc prélève 30 % sur son Dubonnet, 15 % sur son pari au Mutuel, 12 % sur son fauteuil de théâtre, et 40 % sur son billet de la Loterie Nationale. Le grincheux a, du reste, toujours la ressource de renoncer à ces petites dépenses s’il trouve l’impôt trop lourd, alors qu’avec l’impôt direct, on ne lui demande pas son avis.

Tous ces impôts ont comme caractéristique essentielle d’être exempts de fraude, car je suis certain qu’il n’y a pas un litre d’essence, un paquet de cigarettes, ni un litre d’apéritif qui n’aient acquitté les droits, tandis que je mets au défi d’affirmer que tous les revenus ont payé l’impôt général.

Une deuxième classe de bons impôts — et je les range dans l’ordre où je les estime —est la taxe sur le chiffre d’affaires. Bien qu’elle ait eu de nombreux détracteurs lorsqu’elle touchait le petit commerce, je la considère comme une des contributions les plus discrètes, les plus souples, les plus productives et les moins compliquées dans son application.

Depuis qu’elle a été transformée en taxe à la production, le commerçant en est exonéré, ce qui réduit à peu de chose le trouble qu’elle apporte dans les entreprises eu égard à son rendement (10 milliards en 1939).

Quant au public qui, en définitive, la paie, on peut affirmer qu’il ne s’en aperçoit guère, d’autant plus que si la vente baisse, par suite de l’incidence de la taxe sur le prix de vente, le producteur est incité à améliorer son prix de revient, ce à quoi il réussit souvent. Et c’est de la bonne Économie dirigée qui consiste a absorber l’impôt par des progrès techniques ou commerciaux.

Une autre classe d’impôt, qui a toutes mes faveurs, comprend les droits de douane. Par ses rentrées massives (9 milliards en 1939), l’ignorance totale qu’en a la masse du public, l’impôt douanier rentre dans la catégorie des moyens discrets, souples et efficaces, d’alimenter les recettes du budget.

Mais les droits de douane offrent, en outre, l’intérêt puissant de pouvoir diriger l’Économie du pays à l’aide de quelques cerveaux, et sans avoir besoin d’une lourde bureaucratie.

Ayant été mêlé a de nombreuses discussions sur le tarif douanier, je crois en avoir saisi toute la philosophie, les avantages et les dangers. Bien manié par des hommes compétents, intègres, indépendants, n’ayant en vue que l’intérêt général, il constitue un excellent moyen pour doser la concurrence étrangère en tenant le juste milieu entre les intérêts du consommateur, du Trésor, de l’Industrie et de l’Agriculture.

Si les droits sont trop élevés, aucun produit ne rentre, le Trésor est frustré, l’industrie nationale trop favorisée, le consommateur exploité. C’est, du reste, un très mauvais service à rendre à une branche d’industrie que de trop la protéger, en l’endormant ainsi dans une douce quiétude, car le réveil sera pénible.

Si, au contraire, les droits sont nuls, le Trésor ne touche toujours rien, le consommateur est satisfait, mais l’industrie locale est écrasée. Il faut donc beaucoup de doigté pour concilier ces intérêts divers, et c’est là la fonction essentielle du Ministre du Commerce et de l’Industrie, qui n’a plus ensuite qu’à laisser les producteurs produire, en les brimant le moins possible.

Une autre source de recettes de bon aloi est l’Enregistrement. Cette très vieille administration, qui a des traditions solides, a surtout des contacts avec les Officiers Ministériels. C’est dire que le contribuable n’a qu’à payer, mais sans remplir de formalités. On peut peut-être lui reprocher l’exagération de ses tarifs, surtout en matière de transactions immobilières, qui en sont durement freinées. Mais il semble que l’on pourrait facilement alléger cette charge en instituant des droits proportionnels au temps écoulé depuis la dernière mutation (par exemple, 1 % par an jusqu’à un maximum de 15 %).

Enfin, dans l’ordre de mes préférences décroissantes, mais toujours dans les bons impôts, je classe celui sur les B. I. C., en clair, les Bénéfices Industriels et Commerciaux.

Il répond au sentiment que celui qui gagne de l’argent doit payer. C’est juste, et comme il n’est pas progressif, sa nuisance n’est pas excessive. D’autre part, son rendement est considérable (près de 4 milliards en 1939).

Ce qu’on peut lui reprocher, c’est son imprécision dans l’application par suite des incidences, sur le bénéfice net, des frais généraux, des amortissements, des créances douteuses, ce qui donne lieu à de nombreuses discussions avec l’Administration qui, je dois le dire, sait faire preuve de compréhension et de modération dans des cas souvent épineux.

Je crois que l’impôt sur les B. I. C. gagnerait, moyennant une légère augmentation de son taux, à inclure l’impôt sur le dividende, qui deviendrait exonéré. Le gros avantage serait de percevoir ainsi l’impôt immédiatement, sans attendre la mise en paiement d’un problématique coupon, tandis que ce dernier se trouverait allégé de tout impôt et de toute formalité. Au lieu d’annoncer un dividende, qui est ensuite amputé d’une taxe, il serait infiniment plus simple de prélever l’impôt en une seule fois sur les bénéfices de l’entreprise.

Un autre impôt justifié est l’impôt sur les bénéfices de guerre, mais à la condition qu’il soit largement tenu compte, dans la comparaison des résultats d’avant-guerre et dans la fixation des taux de prélèvement, de la dépréciation du franc et surtout que l’impôt soit d’une application simple. Je rends hommage au Ministre qui a redressé l’erreur monumentale faite par M. Guinand, auteur de la loi de 1939, qui était un véritable casse-tête chinois. Il est vrai que M. Guinand était président de la S. N. C. F., et que c’était une idée assez cocasse de faire légiférer, sur une question de bénéfices, l’homme qui battait tous les records des pertes (6 milliards sur 12 milliards d’affaires). Cette loi aurait donné lieu à tellement de contestations que je crois qu’il ne serait jamais rien rentré dans les caisses du Trésor.

Car la philosophie de l’impôt démontre qu’il doit être simple.

Sous ce rapport, le libéralisme se caractérise par la simplicité et la clarté des moyens employés alors que le dirigisme complique toute chose pour avoir l’air de diriger. J’ai souvent eu recours, dans la publicité de Solex, à un slogan qui pourrait aussi bien s’appliquer à la fiscalité qu’à un carburateur :

Il est simple de faire compliqué,
Mais il est difficile de faire simple.

J’offre au législateur fiscal ce modeste aphorisme, avec l’espoir qu’il voudra bien en tenir compte pour adoucir le calvaire du malheureux contribuable.

Car c’est, avant tout, à cet intéressant bipède que je pense quand je disserte sur les impôts. Je voudrais qu’il alimente les caisses du Trésor largement, mais sans douleur, ainsi qu’on pratique une opération sous anesthésie.

Pour cela, il n’est qu’un moyen : prohiber tout impôt direct, personnel, et ne recourir qu’aux impôts indirects, anonymes et insensibles au public. Je sais bien que la grande objection est que l’impôt direct ne touche que les gens fortunés, tandis que l’impôt indirect pèse sur la masse. Mais ceci est un raisonnement de démagogue, bon, tout au plus, dans les réunions publiques.

L’impôt indirect n’est payé que par celui qui veut bien, et en progression géométrique avec sa fortune. Il est discret, humain, souple et fructueux. L’impôt direct est vexatoire, inquisitorial, stérilisant et improductif.

Pour moi, qui ai eu le privilège de couler les jours heureux d’avant 1914, j’ai connu la douceur de vivre dans un temps où l’on ignorait tout des impôts, où personne ne connaissait l’adresse du percepteur, où il y avait moins de fonctionnaires, qui étaient mieux payés, où l’incidence fiscale n’était pas déterminante dans l’Économie.

Je vaudrais que la France retrouve cette ambiance délicieuse que bien peu soupçonnent, et à cette œuvre pie je serais heureux d’apporter ma contribution personnelle, seul impôt direct que je paierai de bon cœur.

Et enfin, je souhaiterais que le développement de mes idées sur les impôts, ait convaincu le lecteur et surtout le législateur de la profondeur et de la sagesse de l’adage que je rappelais au début de ce chapitre et qui a souvent provoqué des sourires :

« Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable. »

LES LEVIERS DE COMMANDE




Quel que soit le système d’économie envisagé, sa réalisation, son succès ou son échec dépendront d’un certain nombre de facteurs déterminants, qu’il est expressif d’appeler les « Leviers de commande ». Ce sont eux régissent les actions des hommes et, comme tels, ils ont une influence capitale sur l’économie. Il est donc nécessaire que je passe en revue les principaux, surtout ceux dont, comme cobaye, j’ai ressenti les effets quelquefois douloureux.

Ces leviers ont été entièrement construits par l’imagination des hommes, et se présentent à nous sous forme de codes, de chartes, de lois, de décrets, d’édits, d’arrêtés, d’ordonnances, de règlements, et autres petites manettes de moindre portée.

Ils ne sont pas l’effet du hasard et, depuis que des hommes légifèrent, Dieu seul sait combien de discours ont été prononcés et d’écrits publiés pour provoquer, promouvoir, décider, applaudir, critiquer ou maudire les innombrables dispositions légales dont s’enorgueillit notre civilisation. L’étude de leur influence sur l’économie demanderait des volumes, et je dois me borner à souligner leurs principaux effets.

Esprit des Lois.

En empruntant ce titre à Montesquieu, je n’ai pas l’intention de me comparer au célèbre philosophe. Si pendant vingt ans, ce dernier a mis ses dons d’observateur et de psychologue au service des bâtisseurs de lois, j’ai, sur lui, l’énorme avantage d’être plus vieux de deux cents ans, ce qui me permet d’apprécier l’influence qu’il a pu exercer sur les législateurs. Or, si le pauvre Montesquieu venait à ressusciter de nos jours, il serait certainement très vexé de voir le peu de cas que nos gouvernants font de ses sages préceptes.

Pour moi, qui n’ai ni la science politique d’un Platon, d’un Montesquieu ou d’un Sieyès, ni la compétence juridique d’un Dalloz, je n’aurai pas l’outrecuidance de me poser en législateur, mais j’ai le mérite d’avoir, dans ma vie, essayé d’appliquer d’innombrables lois, ce qui me donne quelque droit d’exiger, pour elles, certaines qualités maîtresses.

1° Les lois doivent être simples. — Le législateur ne se rend souvent pas compte que dans les textes qu’il édicte, complication n’est pas synonyme de clarté. Il veut trop bien faire et fixer tous les détails. L’idéal serait que le Code Civil se réduisît aux dix Commandements de Dieu. Le libéralisme en est déjà loin, mais que dire du dirigisme ! Voulant tout réglementer, il est obligé de « pondre » des lois à une cadence vertigineuse. C’est une orgie de textes que l’assujetti arrive difficilement à lire, mais facilement à oublier.

2° Les lois doivent être claires. — Dans le système dirigiste, les lois sont improvisées par une masse de législateurs anonymes, pleins de bonne volonté assurément, mais enfermés dans une tour d’ivoire et n’ayant que très peu de contacts avec l’extérieur. Par peur des responsabilités, ils se complaisent dans des textes ambigus, que chacun interprète de la manière qui lui est la plus favorable. On dirait que le législateur a fait un pacte avec le Conseil d’État et la Cour de Cassation pour donner de l’ouvrage à ces deux honorables institutions.

3° Les lois doivent être stables. — Dans le libéralisme, qui va de pair avec le système parlementaire, la stabilité des lois était garantie par la méthode qui présidait à leur établissement. Le filtrage par les Commissions de la Chambre et du Sénat apportait la garantie d’études sérieuses après une enquête approfondie. Le vote par la Chambre avertissait le pays des dispositions qui allaient être prises, et permettait aux intéressés le recours devant le Sénat. On a beaucoup reproché à ce processus sa lenteur, ce qui était justement une de ses qualités. Car il n’importe pas qu’une loi soit bâclée en huit jours, si elle doit être modifiée six mois après. Le dirigisme, qui veut tout réglementer, me paraît faire le plein de cette instabilité. La lecture du Journal Officiel est, à cet égard, des plus instructives. Ce ne sont que modifications, rectifications, précisions, qui mettent l’assujetti à une rude épreuve. Les lois dirigistes sur les loyers et, plus récemment, sur la fixation des prix, sont, à cet égard, des modèles du genre.

Le plus grave est que si vous interrogez, parmi ceux qui sont chargés d’appliquer les lois, des notaires, des avoués, des magistrats, tous sont unanimes à constater que, dans le dirigisme, il devient impossible de se reconnaître dans le maquis mouvant des textes. L’adage « Nul n'est censé ignorer la loi » peut s’énoncer maintenant : « Nul n’est censé connaître la loi ». De là à ne pas l’appliquer, il n’y a qu’un pas. C’est Montesquieu qui a dit, bien longtemps avant moi : « L’excès de lois mène à l’anarchie ».

4° Les lois doivent être humaines. — Il ne sert à rien de faire des lois, si elles heurtent trop violemment les instincts et les habitudes de l’homme. Les juristes qui ont établi le Code Napoléon étaient de grands psychologues, car leurs lois ont été facilement admises en France et même copiées dans nombre de pays. Je ne pense pas, pour ma part, que la loi doive avoir, pour objet principal, de brimer le peuple, tandis que je conçois fort bien, pour un législateur débutant, la jouissance qu’il peut éprouver en interdisant quelque chose à quelqu’un. Quelle manifestation de puissance, quand il peut promulguer un bel arrêté qui, comme son nom l’indique, arrête vraiment bien une initiative naissante !

La Constitution.

J’avais toujours cru, dans ma candeur, que le législateur tenait son pouvoir de la Constitution. C’était une erreur, car, dans le moment que j’écris ce livre, la France n’a plus de Constitution. L’ancienne est abrogée et la nouvelle est en gestation. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir des législateurs, et d’une activité débordante. On peut, à la rigueur, le supporter parce que c’est la guerre et qu’on peut espérer que cette situation n’est que provisoire. Il faut trouver autre chose. Mais quoi ? De nombreux spécialistes, poussés par les visées politiques d’un clan, ou simplement par leur amour-propre d’auteur, vont proposer leur ours. Et la France devra faire les frais d’une nouvelle expérience. Or, j’ai déjà dit que je me méfiais beaucoup des expériences. C’est à peine si 2 % d’entre elles réussirent. Vous voyez le danger qui nous menace.

Par contre, la Constitution de 1875, que nous venons d’abandonner, est bien connue. Nous en savons tous les défauts, que de bons esprits intéressés exagèrent. Mais nous en connaissons aussi toutes les qualités. C’est tout de même elle qui a permis à la France de se créer un Empire colonial admirable et envié, qui a amené notre pays à un degré de prospérité inouïe, et qui lui a apporté la victoire de 1918. À cela, il est vrai qu’on peut opposer la débâcle de 1940. Mais est-ce bien la Constitution elle-même qui est responsable ? N’est-ce pas plutôt le choix des hommes, qui, quel que soit le système de gouvernement, est primordial ?

Je concède qu’en ces dernières années le choix des hommes n’a pas toujours été heureux. Mais est-il nécessaire de changer toute la machine, quand une simple pièce est défectueuse, pour se lancer dans l’inconnu ? On voit, par la pénible gestation des Comités d’Organisation et de la Charte du Travail, combien il peut être délicat de changer les institutions d’un grand peuple. Une Constitution entièrement nouvelle peut amener des bouleversements tels que le pays sera long à retrouver son équilibre.

Cherchons plutôt à améliorer en changeant le moins possible. Tout le monde est d’accord que l’organisation communale, cantonale, départementale est parfaite. Conservons-la et faisons-en les piliers de la Nation. Maintenons le mode d’élection de tous les Conseillers, car ces élus sont toujours bien connus de leurs mandants et, dans l’ensemble, ils constituent un corps d’élite.

Et nous en arrivons à la question primordiale du Parlement. Je le conserve tel qu’il est, sauf pour son mode d’élection et sa durée.

Les députés devraient avoir, au moins, trente ans, afin que l’on connaisse mieux leur passé. Ils seraient élus par le Collège des Conseillers municipaux et cantonaux de l’arrondissement. On supprime ainsi des campagnes électorales, qui s’apparentaient plus aux jeux du cirque qu’à une sélection sérieuse.

Les députés seraient nommés pour six ans et renouvelables par tiers tous les deux ans. Ils seraient rééligibles.

Les sénateurs devraient avoir quarante ans. Ils seraient élus par le même Collège qu’auparavant. Ils seraient nommés pour douze ans et renouvelables par tiers tous les quatre ans.

Je crois ainsi assurer une plus grande stabilité et une plus grande indépendance au Concile parlementaire. Le grand vice du Parlement, c’était l’élection des députés directement par la masse.

L’ouvrier ou le paysan peut parfaitement juger un Conseiller municipal. Il lui est presque impossible d’apprécier le choix d’un député, et il en résulte que l’élection est aux mains de comitards plus ou moins intègres, qui disposent des votes comme d’une marchandise. D’autant plus que le vote populaire a, en outre, l’inconvéniant d’écarter beaucoup d’hommes de valeur. On a fait souvent le reproche à la bourgeoisie de se désintéresser de la politique. Cette observation est entièrement fondée. Mais lorsqu’on a assisté, comme moi, à des campagnes électorales, où les candidats étaient couverts d’injures et de diffamations, on se prend à excuser ceux qui veulent bien donner leur temps, mais ne consentent pas à être traînés dans la boue.

L’élection des députés par un Collège restreint, qui a tout loisir pour étudier les candidats, et l’augmentation de la durée du mandat, sont de nature à attirer l’élite de la Nation et à lui assurer son indépendance. Le renouvellement par tiers tous les deux ans améliore la stabilité de l’Assemblée et amortit dans le pays l’agitation électorale. Un autre avantage est que, tous les deux ans, l’élection partielle donne une indication précieuse sur la tendance dans le pays.

Quant aux incompatibilités, je n’en retiens aucune, pas même celle d’être militaire. C’est au Collège électoral d’apprécier les candidats. J’aime mieux avoir comme député un Officier qu’un oisif, d’autant plus qu’il pourrait peut-être surveiller l’Armée mieux qu’un professeur.

En ce qui concerne les Ministères, il faudrait qu’il soit convenu qu’on ne changera plus leurs titres comme des étiquettes à un étalage. Adoptons, une fois pour toutes, une nomenclature limitative des Ministères, qui serait entérinée par la Constitution, et qui ne pourrait être modifiée qu’en retournant à Versailles. Pour satisfaire quelques ambitions et préparer des successeurs, les Ministères les plus importants pourraient être dotés d’un Sous-Secrétariat dépendant du Ministre.

Afin de donner aux Ministres la stabilité qui leur a manqué, la Constitution stipulerait qu’un Ministère ne peut être renversé à moins qu’il n’ait contre lui plus des deux tiers des votants. Cette règle comporterait deux exceptions : 1° Le jour de la présentation des Ministères devant les Chambres ; 2° tous les deux ans, à la séance de réception du tiers des députés ou sénateurs nouvellement élus.

Les Ministères seraient donc agréés par la majorité, mais ne risqueraient pas d’être démolis un mois après par une autre majorité, comme cela s’est produit trop souvent.

Par ailleurs, il serait opportun de retirer au Parlement l’initiative des dépenses, principale cause de démagogie électorale. Son rôle, en matière financière, devrait se borner à approuver ou à refuser le budget présenté par le Gouvernement.

Quant au Président de la République, ses pouvoirs seraient renforcés afin de lui donner plus d’autorité. Il doit y avoir un moyen terme entre un Président-soliveau et un dictateur.

Je dis à dessein « la République », et non pas l’État, car, que je sache, ce dernier n’est pas une forme de gouvernement, et il faudra bien que le peuple français se décide, un jour ou l’autre, à se donner une véritable Constitution.

J’en ai fini avec les lois fondamentales de la Nation, compatibles avec le libéralisme. D’aucuns me diront qu’il n’y a rien de changé. C’est une erreur. Le cadre ancien est conservé, mais les acteurs qui s’y meuvent sont tout différents, et c’est là l’essentiel.

Mon projet a le mérite de ne pas trop bouleverser les habitudes. J’ai pu l’exposer en quatre pages, ce qui est l’indice de sa simplicité.

D’autres, voulant mieux faire, consacreront, au leur, quatre volumes. Mais ils démoliront tout, et j’ai bien peur qu’en fin de compte, on ne trouve plus que :

« Un horrible mélange d’os et de chairs meurtris… que des chiens dévorants se disputaient entre eux » !

La Concurrence.

La concurrence est un des leviers de commande les plus puissants de l’Économie libérale. Elle devait donc être considérée comme l’ennemi n° 1 par le dirigisme qui, sous les séduisants prétextes de régularisation, de normalisation, ne tend rien moins qu’à sa suppression. Chaque fois qu’une organisation possède une parcelle de la puissance publique, son idée maîtresse est de créer des monopoles d’où la concurrence est bannie.

Il est piquant de constater que tous les théoriciens du dirigisme adversaire de la concurrence, sont issus des examens universitaires où la compétition est la plus ouverte et la plus implacable.

Quel beau sujet de concours pour le prochain Grand-Prix de Rome de gravure : La Concurrence traitée en médaille, sous ses deux aspects. À l’avers, une fée bienfaisante, tenant d’une main une baguette magique, et de l’autre une corne d’abondance répandant sur le monde les pommes d’or de la prospérité. Au revers, une horrible mégère armée d’une trique, abattant sans pitié tous les incapables et les paresseux.

Il est facile, pour les partisans et les adversaires de la concurrence, de trouver des arguments pour appuyer leur thèse.

Que disent les dirigistes ?

Ils accusent tout d’abord la concurrence sans limite d’avoir causé la ruine de nombreuses entreprises. C’est regrettable, mais inévitable. Ce serait évidemment séduisant que jamais une affaire ne périclite, mais, dans cette hypothèse, on ne voit pas très bien ce qui pourrait limiter le nombre des entreprises et à qui elles seraient attribuées.

Par voie de conséquence, on reproche ensuite à la concurrence, qui oblige à baisser les prix de revient, d’être la cause des réductions de salaires, et de réduire les ouvriers à la misère. Ceci est absolument faux, car c’est un bien mauvais calcul que de rogner sur les salaires pour améliorer le prix de revient. C’est ce qu’a démontré Henry Ford qui, face à une concurrence acharnée, n’hésita pas à inaugurer pour sa main-d’œuvre le taux minimum de un dollar l’heure, ce qui ne l’empêche pas de vendre ses voitures au plus bas prix du monde.

Par contre, l’État français qui, dans ses monopoles, est sans concurrence, n’est pas, pour cela, plus généreux avec sa main-d’œuvre.

On peut enfin accuser la concurrence d’abaisser la qualité pour réduire le prix de revient. Ce qui est encore inexact, car le public se charge de prouver, par son abstention, qu’il n’est pas dupe de cette méthode et qu’il réserve ses achats à la meilleure qualité pour un prix donné.

Le seul reproche fondé que je puisse faire à la concurrence est d’être la cause de bien des soucis que j’ai éprouvés, et je comprends très bien les théoriciens en chambre qui voudraient nous éviter ce cauchemar.

Pour cela, que proposent-ils ? Les Ententes obligatoires, accompagnées de contingentements, d’interdictions d’établissement ou d’extension, c’est-à-dire la création de monopoles en faveur des nantis au détriment des nouveaux venus. Ces Ententes postulent la fixation autoritaire des prix, utopie dans la pratique, car on verra s’instituer immédiatement un marché « rose » où, à l’inverse du marché « noir », c’est le vendeur qui verse un « dessous de table » à son acheteur, à moins qu’il ne pratique la méthode de la livraison de treize à la douzaine.

Nous avons, du reste, un avant-goût de ce que nous réserverait la disparition de la concurrence, tuée par la guerre. Prenons un exemple : le Métro de Paris. Pendant de longues années il a bataillé vigoureusement pour absorber son concurrent, l’autobus. Il est arrivé à ses fins pendant la guerre, mais, si ce monopole persiste, le Parisien continuera à être encaqué dans une atmosphère irrespirable, au milieu d’un fracas épouvantable, que l’emploi de roues sur pneus pourrait aisément supprimer.

Car c’est la concurrence qui est génératrice de tous les progrès. C’est elle qui s’enquiert du goût et des besoins du public et s’ingénie à les satisfaire au meilleur prix et dans les moindres délais. C’est encore elle qui nous fait rivaliser de courtoisie et d’amabilité avec le client, alors que l’actuelle disparition de la concurrence fait éclore toute une race de goujats, dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.

Car si j’ai souvent souffert de la concurrence comme vendeur, j’ai, plus souvent encore, apprécié ses bienfaits comme acheteur. J’ai goûté la joie de pouvoir librement choisir mes fournisseurs, dont l’empressement s’ingéniait à m’aider à résoudre au mieux mes propres difficultés, sans qu’il soit question de contingentements, d’inscriptions, de tickets, de comités des prix et de toutes les chausse-trapes que nous offre le dirigisme.

Alors, me direz-vous, ce que vous voulez, c’est le retour à la « loi de la jungle », où le plus fort étranglait férocement le plus faible, où nulle pitié ne venait tempérer la lutte pour la vie, où les ruines s’accumulaient derrière le « laissez-faire » et le « laissez-passer ».

La « loi de la jungle », voilà le grand mot lâché, qui fait bien dans une réunion publique, ou qui illumine un article de journal. On évoque ainsi les luttes sanglantes auxquelles se livrent les animaux féroces dans la forêt vierge, et l’on s’attendrit à la pensée de la gazelle dévorée par le lion.

Mais les dirigistes oublient trop facilement les moyens dont dispose le libéralisme pour éviter les abus de la concurrence déloyale.

Ce sont les brevets d’invention, qui donnent au chercheur un monopole pendant de longues années, les dépôts de marques et modèles qui protègent l’origine et le dessin, les appellations contrôlées pour les produits agricoles, le secret professionnel pour les procédés de fabrication et l’organisation commerciale. Il y a même des coups défendus, comme celui de ne pas payer ses fournisseurs — ce qui avantagerait singulièrement le prix de revient — mais qui sont sanctionnés par la faillite. Le libéralisme va même jusqu’à tolérer les ententes entre confrères, à condition qu’elles ne prennent pas l’allure d’une coalition et qu’elles puissent être concurrencées librement.

Dans tout cet arsenal, MM. les dirigistes peuvent puiser pour calmer leurs appréhensions. Ils devront reconnaître que le libéralisme, loin de soutenir la « loi de la jungle », l’avait, au contraire, combattue par une série de dispositions qui, tout en empêchant les abus, laissaient s’épanouir librement la bienfaisante concurrence.

Les Sociétés Anonymes.

On pourra épiloguer longtemps, mais on n’évitera pas que deux des plus puissants leviers de l’homme soient l’amour-propre et l’intérêt. J’ai le privilège d’avoir été mêlé à la formation et à la gestion de très nombreuses Sociétés dans différents pays. J’ai donc le droit de dire que si le législateur fait abstraction de ces deux mobiles, il commet une erreur grossière. Le libéralisme l’avait bien compris, qui avait mis à la disposition de l’Économie cet admirable levier qu’était la Société Anonyme. Je dis : « était » car, actuellement, elle est complètement déformée dans sa constitution. La loi de 1867, qui a déjà 75 ans, avait voulu réaliser un instrument d’une souplesse incomparable, s’adaptant aussi bien aux petites affaires qu’aux gigantesques entreprises. Et elle avait parfaitement réussi. Grâce à la Société Anonyme, on a pu voir s’instituer l’alliance du Capital et du Travail, dans ce qu’elle a de plus harmonieux, et le pays est redevable à cette loi du développement prodigieux de l’industrie depuis cette époque.

Si Napoléon III revenait, il ne reconnaîtrait plus son œuvre. Elle a été déformée lentement, mais sûrement. Déjà, avant 1940, l’extrême simplicité voulue par ses créateurs n’existait plus. La répression de la fraude en matière d’impôt sur le revenu impliquait une intrusion de plus en plus grande du fisc dans le fonctionnement des Sociétés Anonymes. Mais le leit-motiv classique était la protection de l’épargne. Le législateur paternel voulait mettre le pauvre actionnaire à l’abri des malversations des méchants administrateurs. Cette sollicitude me semble touchante, mais elle aurait gagné à protéger l’épargne contre l’État lui-même qui, en 1914, empruntant 100 francs au public, et lui promettant de lui servir annuellement, comme intérêt, la valeur d’un poulet, lui remettait royalement la valeur d’un œuf… de poule en 1939, de fourmi en 1942. Après cela, on peut parler de la défense de l’épargne ! Je ne vois pas, du reste, en quoi, en brimant les Sociétés Anonymes, on évitera les escrocs, genre Stavisky, qui existeront toujours. Ce qui est certain, c’est qu’en 1940, un coup fatal a été porté aux Sociétés par l’interdiction d’occuper plus de huit postes d’administrateur, dont deux présidences. Et encore, au delà de 70 ans, les huit postes sont réduits à deux. Cette brimade n’est pas très heureuse, surtout à l’époque où la France est menée par un illustre vieillard de 85 ans ! Pourquoi, d’autre part, interdire de présider plus de deux Sociétés au capital de Frs. 100.000 alors qu’on autorise un même homme à présider deux Sociétés de 500 millions chacune ? Cette loi, qui peut avoir sa raison d’être pour des Sociétés géantes, est néfaste pour le développement des petites Sociétés si utiles à la moyenne industrie. Elle prive quantités de petites affaires de la caution d’un nom connu, dont l’amour-propre servait de sauvegarde pour les actionnaires et de moteur pour l’activité de la Société.

Pourquoi, également, avoir interdit au directeur d’une Société de faire partie du conseil d’administration, alors qu’il possède souvent un gros paquet d’actions ?

En définitive, on aboutira à faire diriger les Sociétés par des administrateurs qui n’y possèdent pas d’intérêts. Beau progrès, en vérité !

Pour parfaire cette œuvre de désorganisation, toutes les actions au porteur doivent être transformées en titres nominatifs. C’est la mort de la Société Anonyme qui, comme son nom l’indique, ne doit pas connaître le nom de ses associés.

Toutes ces mesures sont prises pour éloigner le petit actionnaire qui voudrait conserver l’anonymat et ne pas se plier aux complications et à l’inquisition du titre nominatif.

Je vois la encore un méfait de l’intrusion fiscale, conséquence de ce néfaste impôt général sur le revenu, qui projette de tous côtés son ombre stérilisante.

Et pourtant de quel magnifique instrument le libéralisme disposait—il pour réaliser idéalement la saine participation du travailleur aux bénéfices ! Un travailleur au sein d’une Société Anonyme peut souvent acheter des titres de l’affaire et se sentir ainsi directement intéressé aux bénéfices. Mais, pour cela, il fallait tout faire pour faciliter la circulation des titres et non pas la freiner par l’obligation de la forme nominative, qui est mal vue du petit porteur.

Quant à la mesure, ultra-dirigiste, consistant à limiter les dividendes, je suis entièrement d’accord sur sa nécessité en temps de guerre, mais elle devra être rapportée le plus tôt possible, sous peine de voir les Sociétés gérées d’une façon extravagante, sans tenir compte des droits de l’actionnaire.

Les dégâts commis par le bouleversement de la loi de 1867 ne sont pas encore très importants car, en temps de guerre, l’économie est complètement torturée, mais, si l’on veut, comme je le suppose, retrouver les années de prospérité, il importera de rétablir au plus tôt la loi de 1867, non pas dans son texte de 1939, mais dans celui de 1914.

La Comptabilité.

Un des leviers les plus puissants, pour celui qui commande, est la Comptabilité, et c’est pour cela que je la fais figurer dans ce chapitre. Beaucoup d’économistes et, en particulier, les dirigistes, considèrent la Comptabilité comme uniquement destinée à déterminer le prix de revient et à établir le bilan. Comme ils voudraient tout organiser et tout unifier, ils nous proposent un « plan comptable » qui, à leurs yeux, constitue un progrès indispensable dans le contrôle des entreprises. Je n’en suis pas persuadé et je crois qu’ils se font des illusions sur la valeur de leur méthode. En effet, pour chaque genre et pour chaque grandeur d’entreprise, la Comptabilité doit être différente. Si on a en vue le prix de revient, elle dépend surtout de la nature de l’article, de la complexité de sa fabrication, de l’importance de la série et de l’organisation de sa vente. Ce qui importe, avant tout, c’est de connaître le prix de revient des produits que l’on va vendre dans l’avenir, et, pour cela, on doit se baser sur des prix de matières à recevoir, sur une main-d’œuvre qui dépend de l’outillage et sur des frais généraux dont l’incidence est fonction directe de la série. Ce n’est que lorsque l’usine fabrique un produit simple, comme le sucre, par exemple, que l’on peut déduire le prix de revient de la comptabilité générale. Dans la plupart des cas, le prix de revient ne peut s’apprécier que par un calcul spécial pour chaque article. Le plan comptable ne jouera donc qu’un rôle de trompe-l’œil dans les calculs de prix, et je plains les administrations qui baseront les prix de leurs marchés sur les résultats du plan comptable.

Quant au point de vue fiscal, il y a beau temps que les Comptabilités sont organisées et que le Fisc s’y reconnaît parfaitement.

Je puis donc prédire, sans crainte de me tromper, que le fameux « plan comptable n, issu des cogitations d’esprits infiniment distingués, mais peu au contact des réalités, non seulement ne facilitera en rien l’établissement des prix de revient, non seulement n’apportera au fisc aucune lumière nouvelle, mais sombrera fatalement, s’il est imposé, dans un échec retentissant.

À mon sens, la Comptabilité est, avant tout, un moyen de commandement. Pour atteindre ce but, elle doit posséder deux qualités maîtresses, que j’irai puiser dans la comptabilité de Solex, que je connais bien, et pour cause :

1° Elle doit être comparative. Ses résultats en chiffres absolus ne me disent rien. Ils doivent être appréciés en fonction des résultats antérieurs. Pour chaque poste de recettes et de dépenses, le chiffre mensuel doit être rapproché de la moyenne des mois précédents, laquelle est, à son tour, rapprochée de la moyenne mensuelle de chaque année précédente. Pour parer à l’instabilité du franc, des pourcentages des grands postes de dépenses sont établis par rapport au chiffre d’affaires. L’étude des variations de chaque poste de dépenses est très rapide, et il ne faut que quelques minutes pour découvrir les postes anormaux et y porter remède.

2° Les résultats de la comptabilité doivent être connus très rapidement. Chez Solex, sont remis à la Direction, tous les soirs, les comptes de caisse et de banque, le chiffre d’affaires, les entrées de marchandises, et un certain nombre de chiffres statistiques.

Tous les mois, le 5 au plus tard, les résultats du mois Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/199 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/200 précédent sont dépouillés sur des états comparatifs disposés horizontalement donnant, avec les principaux éléments du compte exploitation, le chiffre des bénéfices… ou des pertes. L’inventaire marchandises est supposé constant, mais le redressement mensuel à faire s’apprécie par la comparaison du pourcentage d’entrée des marchandises avec ses moyennes mensuelles précédentes.

Je donne, ci-joint, à titre d’exemple, un tableau présentant les résultats mensuels et permettant, d’un coup d’œil, les comparaisons d’un mois sur l’autre.

Cette méthode de comparaison par présentation horizontale, — notamment des moyennes mensuelles de l’année en cours avec celles des dix dernières années — donne les plus heureux résultats, surtout lorsqu’on s’en sert immédiatement. J’ai toujours remarqué que le commandement se rapportant à des résultats datant de quelques mois est pratiquement inefficace. À plus forte raison, le plan comptable destiné au fisc est-il pour moi, chef d’entreprise, complètement inopérant.

Bien entendu, le système que je préconise n’a sa raison d’être qu’avec le libéralisme. Avec le dirigisme, au contraire, qui postule la limitation des bénéfices, on a intérêt à avoir un prix de revient le plus élevé possible et à le justifier par une comptabilité qui aura pour but essentiel la constatation et non l’amélioration des résultats.

La Monnaie et le Contrôle des Changes.

Une Comptabilité peut être merveilleusement organisée et ne donner que des résultats faux si elle est amenée à additionner des francs Germinal avec des francs Poincaré et Blum. Les promoteurs du fameux « plan comptable » ne paraissent pas se soucier de cette vérité. En réalité, ils feraient mieux de déployer leurs efforts en faveur de la stabilité de la monnaie plutôt qu’en vue de l’utopique et inutile normalisation des bilans. La monnaie scripturale est un moyen commode pour mesurer la valeur des richesses, mais ce n’est qu’un mètre en caoutchouc si elle n’est pas rattachée étroitement à un étalon fixe qui, depuis qu’il y a des hommes qui comptent, a toujours été l’or. Il est difficile d’imaginer ce qu’il a pu se dire et s’écrire de sottises, depuis quelques années, sur l’abolition de l’étalon-or et son remplacement par l’étalon-travail. L’or n’est plus roi, a déclaré M. Émile Boche, dans un livre admirablement documenté, mais dont je repousse les conclusions. L’or n’a jamais été roi, bien des peuples s’en sont passé, mais il est un moyen commode d’équilibrer automatiquement les échanges. En cela, il est un serviteur dont le libéralisme a fait un grand usage pour conserver à la monnaie une stabilité indispensable. Aucune prévision à longue échéance ne peut être faite sans cette stabilité. L’épargne, les assurances, le prix de la vie sont en péril constant, si la monnaie se dégrade. Quand un prêteur de fonds est assuré du remboursement de son capital sans crainte de subir de dépréciation, il se contente d’un intérêt minime. Si, au contraire, il entrevoit une dévalorisation, il exige un intérêt qui peut facilement atteindre le double. Or, le taux d’intérêt de l’argent conditionne la plupart des éléments du coût de la vie. Le libéralisme s’était attaché à la stabilité de la monnaie, qui n’a que très peu varié de 1870 à 1914, l’augmentation de la circulation fiduciaire correspondant automatiquement à l’accroissement de richesse du pays.

Le dirigisme, par un étrange phénomène, est incapable de diriger sa monnaie, et la dégradation de celle-ci a toujours suivi les méthodes dirigistes. Plus le pays s’appauvrit, plus le dirigisme pousse à l’inflation alors qu’avec un peu d’autorité, il lui serait très facile de limiter la circulation. Mais, pour la monnaie, les dirigeants se sont montrés incapables de la diriger, comme tout le reste, d’ailleurs.

Par contre, ils ont institué le contrôle des changes, copiant ainsi les États qui n’ont pas d’or et qui sont obligés de recourir à ce moyen. Tout cela pour empêcher les Français de convertir leurs francs en devises étrangères. Est-ce utile ? Quand les Français seront gavés de livres ou de dollars, il faudra bien qu’ils se procurent des francs pour effectuer leurs paiements en France. Et alors l’équilibre se rétablira, et à un niveau qui étonnera peut-être les spéculateurs. Tandis que le contrôle des changes mène droit à l’autarcie, qui est la manifestation la plus dangereuse du dirigisme.

À l’exception de quelques spéculateurs, le public appelle de tous ses vœux la stabilisation de la monnaie et la liberté des changes. Il suffirait d’un peu d’énergie pour les lui assurer définitivement.

Presse et Publicité.

Il n’est personne pour nier que la Presse constitue un puissant levier de commande : le meilleur et le pire. Est-ce parce que, à l’âge de 15 ans, j’étais déjà propriétaire, rédacteur en chef et imprimeur à la pâte à copier du journal Le Horla que j’ai toujours ressenti une vive attraction pour la Presse ? Et, de fait, j’ai été un grand lecteur de journaux, dix à douze par jour, sans compter les hebdomadaires. C’est que la Presse est un merveilleux instrument d’information et d’éducation, où, à côté des maîtres de la littérature, une pléiade d’hommes de science, de voyageurs audacieux, d’historiens érudits, de reporters ingénieux vous déroulent le kaléidoscope des connaissances humaines et des nouvelles du monde entier. Ça, c’est pour le meilleur. Quant au pire, je pourrais reprocher à la Presse d’être une école d’envie, de jalousie et de haine. Tant qu’elle pourra lancer à l’assaut une classe contre l’autre, tant qu’elle excitera les passions, tant qu’elle éveillera les plus bas instincts, il n’y aura pas de progrès social. Encore que je lui reconnaisse parfaitement le droit de dénoncer un scandale, à la condition que, par contre, Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/206 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/207 le délit de diffamation soit beaucoup plus sévèrement réprimé.

Si j’ai inscrit la Publicité dans le même chapitre que la Presse, c’est que j’estime qu’elles ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre. La Presse honnête ne peut pas se passer de l’appui de la publicité. Émile de Girardin, fondateur de la Presse moderne, l’avait bien compris, qui avait basé l’équilibre de ses journaux sur les recettes de la publicité. Sans elle, il est impossible d’offrir au lecteur un ensemble aussi coûteux d’articles, d’informations et de reportages. On pourrait, direz-vous, augmenter le prix du journal. Hélas ! il en résulte alors une baisse immédiate du nombre des lecteurs qui enfle le prix de revient et ce cercle vicieux ne peut être rompu que par l’intervention de la publicité.

Je crois avoir quelque titre à parler de la publicité, car je suis un de ceux qui en ont fait le plus par rapport à leur chiffre d’affaires, tout au moins dans la mécanique. Je m’y suis intéressé intensément, comme l’a prouvé la seule conférence que j’aie faite en dehors de ma profession, et qui était, aux Ambassadeurs, consacrée à ce sujet. Pendant trente ans, mon frère et moi l’avons dirigée nous-même. Pourquoi ? Parce que j’estime que la publicité s’adressant au public, qui est le client n° 1, il est logique et indispensable. que ce soit le Chef d’industrie qui parle lui-même à cet important personnage. Alliant le faire-savoir au savoir-faire, la publicité augmente les débouchés et, ainsi, diminue le prix de revient par l’accroissement des séries. Un effet peu connu est qu’elle exalte l’esprit « maison », le personnel étant toujours fier de lire une publicité de sa firme. Solex a toujours été réputé pour sa courtoisie, mais celle-ci a été encore augmentée par une campagne de publicité exaltant la politesse. Bien plus, beaucoup de progrès techniques sont dus à la publicité. Le Service commercial commence par vanter les mérites de son produit, quelquefois un peu audacieusement. Mais le Service technique est alors alerté. Quand Solex proclame qu’il économise l’essence, ses ingénieurs sont incités à travailler la consommation. Quand Solex se vante de faciliter le départ, le laboratoire pousse les essais en chambre froide. Supprimez la publicité, vous ralentirez les recherches. Mais encore faut-il savoir faire sa publicité. La plupart des annonceurs commencent par se fixer un budget mensuel ou annuel. C’est le plus facile. Puis, ils décident de la rédaction des annonces, qui sont plus ou moins réussies. Chez Solex, on procède en sens inverse. Nous commençons par nous demander quel texte publicitaire adopter. Et c’est selon le résultat plus ou moins favorable de nos cogitations que nous décidons du budget à lui consacrer. Quand nous ne trouvons rien d’intéressant à dire, nous préférons nous abstenir, quitte à enfler les crédits dès que la matière publicitaire nous paraît attrayante.

J’ai toujours considéré la Presse comme le meilleur véhicule de la publicité. Si vous envoyez des tracts, celui qui en reçoit un n’est pas forcé de savoir que vous en avez distribué un million, tandis que si vous prenez une page de l’Illustration ou d’un grand quotidien, vous ajoutez à l’effet de masse l’effet de prestige.

Ces conseils, que je me permets de donner à mes confrères annonceurs, ne valent qu’en période de libéralisme car, en Économie dirigée, la publicité est morte, puisqu’il n’y a plus de concurrence, plus de surproduction et que chacun voit fixer ses prix, ses contingents, voire ses clients, sans espoir de pouvoir prendre ceux du voisin.

Mais je me demande alors ce que deviendra la Presse honnête qui aura perdu son support naturel, la Publicité.

Les Brevets d’Invention.

La protection de l’invention est un des grands leviers de l’Économie libérale, car, sans elle, le génie créateur de l’homme ne serait plus excité par ses deux mobiles : l’intérêt et l’amour-propre.

On me concédera, peut-être, quelque chance de traiter la question mieux qu’un juriste, qui n’a jamais rien inventé, puisque Solex s’est appuyé sur quelque 300 brevets, quelques-uns pris par moi-même, la grande majorité par Marcel Mennesson, un des plus féconds inventeurs que je connaisse.

C’est dire que la cause des chercheurs m’est infiniment sympathique. Mais je voudrais apporter ma contribution à l’étude des relations entre inventeurs et industriels. De très nombreux procès en contrefaçon que j’ai soutenus ou engagés, m’ont mis à même de réfléchir aux deux aspects de la question, soit comme inventeur, soit comme industriel. Il est banal de rappeler l’attendrissant poncif qui montre l’inventeur pillé par le puissant capitaliste et finissant ses jours sur la paille, tandis que l’autre s’enrichit à ses dépens. Cela existe certainement, comme toute exception qui confirme la règle. Mais combien est plus fréquent l’autre tableau du diptyque, l’industriel ruiné par l’inventeur, de bonne foi, certes, mais courant après une chimère. L’inventeur moyen est souvent caractérisé par ce qu’en disait mon camarade Jouffret : « Cet homme a des idées neuves et des idées justes ; dommage que ses idées justes ne soient pas neuves et que ses idées neuves ne soient pas justes ».

Mais, dans l’art de créer, l’invention elle-même ne constitue qu’une partie de la tâche. Combien en ai-je vu de ces braves inventeurs qui m’apportaient un brevet en l’accompagnant d’un « maintenant, il n’y a qu’à…! » ce qui signifiait qu’ils considéraient leur rôle comme terminé. Or, le plus dur de la tâche restait à accomplir.

Voici, résumé dans un tableau, comment je vois l’importance des opérations à effectuer pour qu’une idée, jaillie du cerveau d’un inventeur, s’impose au grand public :

stade du développement d’une invention part dans le succès
Exposé du problème indiquant, d’une façon précise, le but à atteindre ou le défaut à corriger. 20 %
Invention proprement dite. Jaillissement de l’idée. Prise du brevet. 20 %
Développement de l’idée. Essais en laboratoire, détermination des dimensions. Mise au point des résultats. Vérifications dans toutes conditions. 30 %
Exécution des dessins définitifs d’usinage. Organisation de la fabrication. Étude de l’outillage. Abaissement du prix de revient. 10 %
Étude des possibilités du marché. Lancement commercial. Utilisation d’une marque de fabrique. Organisation d’un réseau de vente, d’un service d’entretien et de réparations. Défense du brevet. Investissement et risque du capital nécessaire. 20 %

Bien entendu, ces coefficients n’ont rien d’absolu, car, selon les cas d’espèce, ils peuvent être modifiés sensiblement, mais j’indique une moyenne générale.

Il existe, certainement, des exemples exceptionnels pour lesquels le jaillissement de l’idée constitue, à lui seul, tout le mérite de l’invention.

Mais, dans bien des cas, l’exposé du problème à résoudre, la nomenclature précise des difficultés à surmonter, la connaissance de l’art antérieur valent plus que l’invention elle-même, qui n’en est que la suite naturelle et facile. Ensuite, le développement de l’idée, sa réalisation concrète, les rebutants essais entrecoupés d’espoirs et de déceptions, la mise au point définitive valent infiniment mieux que la prise hâtive d’un brevet. Bien plus, le dessin final évitant les brevets concurrents, la mise en fabrication étudiée pour un prix de revient très bas, valent autant que le travail de l’inventeur.

Enfin, le lancement commercial, l’organisation du marché, la défense du brevet contre les concurrents, les investissements de capitaux comportent des risques autrement grands que le tracé d’un croquis ou la rédaction d’une idée.

Ceux qui ont parcouru eux-mêmes tous les stades ci-dessus, les grands inventeurs, comme Louis Renault, Marc Birkigt, Marcel Mennesson, Henri Rodanet, et bien d’autres, n’ont pas eu à se plaindre de la façon dont ils ont été récompensés de leurs efforts.

Aussi, ne m’apitoierai-je pas outre mesure sur le sort réservé à l’inventeur qui, en France, est très favorisé, puisqu’il lui suffit d’une somme minime pour se protéger. De même, il n’est pas équitable, comme certains le proposent, d’intéresser sur un brevet les ingénieurs d’une usine, dont c’est la mission, rémunérée, de chercher des solutions. Ils sont payés pour cela, n’encourent aucun risque et se servent de toute l’organisation de la maison pour réaliser leurs idées. Ce qui ne veut pas dire que, en cas de succès, ils ne soient pas avantagés d’une façon ou d’une autre.

La réforme de la législation sur les brevets a fait couler, en France, beaucoup d’encre depuis de nombreuses années. On m’accordera peut-être, en la matière, quelqu’expérience, basée sur la prise de plusieurs centaines de brevets tant français qu’étrangers. Ma conclusion est, dans les grandes lignes, le maintien du statu quo. Le reproche classique que l’on fait au brevet français est de n’offrir aucune garantie de nouveauté. C’est exact, mais, mis à part le fait qu’aucune garantie n’existe dans aucun pays puisque, dans les pays à examen tels que l’Allemagne et les États-Unis, un brevet accordé peut fort bien être déclaré, par la suite, nul pour défaut de nouveauté, l’inventeur français peut acquérir tous les avantages de l’examen préalable en demandant un brevet dans un pays où cet examen est pratiqué. Il a, pour le faire, un an de délai. Entre temps, il est couvert par le dépôt en France, en engageant des frais très réduits, avec un minimum de formalités. Si l’on songe — et je suis optimiste — que 90 % des brevets sont sans valeur au départ, on se rend compte de l’économie réalisée par le petit inventeur grâce à cette méthode. D’autre part, si l’on instituait, en France, l’examen préalable, il faudrait de très longues années au Service de la Propriété Industrielle pour constituer les archives indispensables et les classer analytiquement, si tant est qu’il y parvienne.

Dans ces conditions, j’ai bien peur que, pendant une longue période, la garantie de nouveauté soit illusoire et ne conduise à de nombreuses déceptions.

Enfin, tout changement dans la législation des brevets apporterait une perturbation nuisible dans une structure très délicate, sans offrir aucune garantie supplémentaire à l’inventeur, qui se trouverait, au surplus, privé du bénéfice d’une jurisprudence bien au point.

Par contre, pour qu’ils s’intéressent plus aux brevets, les industriels doivent être protégés contre les abus auxquels la procédure donne lieu, et dont j’ai été le témoin. Par exemple, il faudrait qu’il ne fût pas possible à un plaideur chicanier de se livrer à des manœuvres dilatoires abusives. Il devrait être interdit, sauf cas exceptionnels engageant fortement la responsabilité du breveté, d’assigner un prétendu contrefacteur sans lui avoir envoyé, trois mois auparavant, un avertissement exposant, d’une façon précise, les faits incriminés.

D’autre part, les dommages-intérêts ne devraient être exigés que pour des faits postérieurs à l’assignation, cela afin d’éviter que des brevetés trop habiles n’attendent pendant des années, sans bouger, comme l’araignée au bord de sa toile, avant d’attaquer un industriel de bonne foi ignorant l’existence même du brevet.

Enfin, il faudrait supprimer explicitement de la loi française la déchéance pour défaut d’exploitation.

Ces dispositions seraient de nature à calmer les appréhensions des industriels et leurs craintes de se voir frustrés de leurs efforts. Elles seraient, par conséquent, tout à l’avantage des inventeurs sérieux, et peut-être auraient-elles pour effet d’orienter davantage les industriels vers les brevets qui sont, à mon avis, l’un des facteurs importants de la prospérité aussi bien des entreprises que des Nations.

Par ailleurs, on a souvent évoqué la nécessité de défendre le pauvre inventeur contre la rapacité du grand industriel.

Tableau touchant propre à donner un argument à la lutte des classes.

Mais je crois que c’est surtout contre l’État qu’il faut défendre le petit inventeur puisqu’il devient, pour celui-ci, presque impossible de vendre un brevet sans abandonner au Moloch fiscal près des trois quarts du prix obtenu, l’Administration ayant soutenu que le montant de la vente devait être assimilé à un revenu imposable à la cédule et à l’impôt général, rapidement très lourd au-dessus de 400.000 francs.

Il n’y aura bientôt plus que les Sociétés exploitant elles-mêmes leurs brevets qui auront avantage à en prendre, tandis que l’inventeur particulier ne prendra plus qu’un intérêt restreint au succès de ses cogitations.

La Normalisation.

Ayant été, en 1926, le créateur du Bureau de Normalisation de l’Automobile, que j’ai présidé pendant seize ans, en même temps que j’étais membre du Comité Supérieur de Normalisation, je crois être fondé à émettre quelques idées sur cette arme à deux tranchants, car, avec ce moyen, on peut aussi bien affiner une industrie que la torturer. Le libéralisme l’avait bien compris qui, en même temps qu’il organisait la Normalisation, ne l’appliquait qu’avec une sage prudence et à bon escient. Pourquoi était-ce la Chambre Syndicale des Accessoires qui avait pris en mains la Normalisation de l’Automobile, alors que l’on pouvait croire que ce soin devait incomber aux Constructeurs de voitures ? C’est qu’il faut unifier avant tout les pièces détachées et non les ensembles. Le choix des articles à normaliser doit être effectué avec beaucoup de discernement et après une large consultation des intéressés. Un exemple : bien que partisan convaincu de la Normalisation, je me suis toujours refusé, pour ne pas entraver le progrès, à rigidifier les cotes des pneumatiques. Bien m’en a pris, puisque toutes les améliorations de ces dernières années ont été acquises en changeant toutes les cotes des jantes.

Le dirigisme, à peine arrivé au pouvoir, s’est emparé de la Normalisation et a voulu faire mieux en unifiant les types de véhicules. Ce qui n’a aucun intérêt et ne peut aboutir qu’au ralentissement du progrès. La Normalisation est comme les allumettes. Donnez-les à des enfants, ils peuvent aussi bien jouer avec… que mettre le feu à la maison.

J’en ai fini avec les « Leviers de Commande », du moins ceux que je connais. J’en ai, à dessein, oublié un : l’Organisation Professionnelle, car je ne sais si c’est un levier de commande ou un levier de frein. Dans le doute, je lui consacre un chapitre spécial. Le lecteur jugera.

L’ORGANISATION PROFESSIONNELLE




C’est une opinion assez répandue et soigneusement entretenue par les partisans d’un ordre nouveau, que le libéralisme n’est pas organisé et qu’il était même souvent « anarchique », pour employer une expression chère à ces iconoclastes — sans que jamais, d’ailleurs, ils en donnent la moindre explication.

Il est donc nécessaire, quand on veut entreprendre la défense du libéralisme, de rappeler, pour ceux qui ne les connaissent pas — et ils sont nombreux — les bases de l’organisation de l’Économie libérale. Si beaucoup les ignorent, c’est que le libéralisme présente cette énorme supériorité de ne pas confondre entrave et organisation, celle-ci étant suffisamment discrète pour n’avoir qu’un but : servir, et non asservir. Il s’ensuit que bon nombre de nos concitoyens pouvaient se croire, de bonne foi, inorganisés, alors qu’en réalité, ils n’avaient nul besoin d’autres règlements que ceux de droit commun.

Les Chambres Syndicales.

La cellule de l’organisation, en Économie libérale, est la Chambre Syndicale. Elle réunit toutes les entreprises qui ont les mêmes affinités, soit qu’elles fabriquent ou vendent les mêmes articles, soit qu’elles aient, comme débouché, la même clientèle. On m’accordera, peut-être, le droit d’en parler savamment, puisque j’ai présidé, pendant près de vingt ans, l’une des plus complexes et des plus efficientes Chambres Syndicales, celle des Fabricants d’Accessoires pour Automobiles, Cycles et Appareils Aériens.

Je sais que beaucoup de mes contradicteurs me représentent comme le type parfait de l’individualiste, épithète qui, accolée à celle de libéral, est péjorative 100 %. En quoi ils se trompent lourdement, car nul plus que moi n’a le sens de l’association et de la marche en équipe. Et il fallait l’avoir au plus haut degré pour réunir, dans une même assemblée homogène, plus de 600 Maisons, représentant 50.000 ouvriers fabriquant des articles aussi différents que des radiateurs et des magnétos, des selles de vélos et des pédales, des trains d’atterrissage et des compas gyroscopiques, mais qui étaient toutes unies par un même lien, celui d’un débouché identique : la locomotion routière ou aérienne. Et ce lien était si puissant que, pendant vingt ans, l’entente fut complète, les querelles inconnues entre industriels qui étaient concurrents directs ou qui, au contraire, ignoraient totalement la fabrication du voisin. C’est que notre Chambre Syndicale s’efforçait de remplir le rôle pour lequel elle avait été constituée : servir ses membres et non les asservir, guider et non brimer, recommander et non commander. Bien sûr, la tentation était forte d’ordonner et non de conseiller, d’employer la coercition et non la persuasion. Mais, pour un avantage illusoire, que de périls certains ! Vouloir fixer les programmes, les qualités, les prix, c’eût été se substituer maladroitement au juge infaillible, compétent et incorruptible qu’est le public ; c’eût été remplacer le mérite par l’arbitraire, le travail par l’intrigue, l’initiative par l’inertie.

Laissant la concurrence sélectionner les valeurs, la Chambre Syndicale concentrait tous ses efforts sur la défense des intérêts généraux de ses membres, et cela d’une façon presque invisible avec le minimum d’interventions paperassières.

On me pardonnera d’évoquer plus particulièrement le travail de ma Chambre, car je le connais bien, et en outre, il peut être considéré comme suffisamment éclectique pour donner une idée complète du rôle d’une Chambre Syndicale.

En premier lieu, elle représente nos professions auprès des Pouvoirs Publics. Recueillant les suggestions de ses membres, les filtrant, les confrontant et souvent les amendant, la Chambre apporte aux différents Départements ministériels des propositions déjà étudiées, sur lesquelles un accord unanime a été réalisé. Qu’il s’agisse de questions fiscales, économiques ou financières, chaque membre peut, sans crainte, plaider sa cause et faire valoir ses droits. Lorsqu’une nouvelle loi est en vigueur, c’est la Chambre qui la signale à ses membres, la commente et souvent guide les interprétations de l’Administration.

En dehors de la défense des intérêts particuliers, la Chambre doit soutenir les intérêts généraux de l’Automobile, du Cycle et de l’Aviation, pousser au développement des routes, des trottoirs cyclables, des aérodromes, contenir l’offensive des Chemins de Fer, amadouer le Fisc, encourager l’usage de l’automobile, surveiller l’établissement du Code de la Route.

La protection de la technique doit être au premier plan de ses préoccupations.

Cela s’est traduit par une collaboration et une aide constante aux travaux de la Société des Ingénieurs de l’Automobile, que j’ai eu l’honneur de présider pendant quatre ans. Par des subventions à des concours tels que celui de la voiture S. I. A., par une aide financière à des écoles ou à des laboratoires, notre Chambre marque son intérêt pour tout ce qui peut améliorer la technique ou la main-d’œuvre.

Une réalisation capitale fut celle du Bureau de la Normalisation, créé par notre Chambre en 1926. Sous la direction éclairée de l’ingénieur Maurice Berger, les services rendus à l’Automobile furent inestimables, mais sans contrainte, avec de la patience et de la persuasion, sans qu’il en coûtât un centime à l’État.

Une autre tâche importante de la Chambre a trait aux questions commerciales. En premier lieu se plaçait l’organisation du Salon annuel de l’Automobile, de concert avec les Constructeurs d’automobiles, de cycles et les Carrossiers. Je crois que cette manifestation, de réputation mondiale, est une brillante illustration de la capacité d’organisation des Chambres Syndicales.

Les relations commerciales avec la clientèle étaient particulièrement suivies, soit par des accords de fait avec les Constructeurs d’automobiles, soit par l’établissement d’une charte de la distribution qui comportait plus de recommandations que de règles impératives, mais qui n’en était pas moins très efficace.

Les crédits étaient discrètement surveillés par des recoupements de renseignements et, en cas de défaillance d’un client important, c’est la Chambre qui prenait en mains la défense des intérêts financiers de ses membres.

Le Commerce extérieur avait toute la sollicitude de la Chambre, soit à l’importation par l’établissement de la délicate nomenclature douanière et la discussion des tarifs de protection, soit à l’exportation par la surveillance des traités de commerce et l’étude des marchés étrangers.

Pour les questions d’ordre général, la Chambre est affiliée à la Fédération de l’Automobile, du Cycle et de l’Aviation, où sont réunies toutes les Chambres Syndicales relatives à ces Industries. De même, notre Chambre est rattachée à la Fédération de la Mécanique pour toutes les questions concernant les matières premières, les machines-outils, l’électricité, le charbon, les transports, les droits de douane, etc.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, notre Chambre n’avait pas à s’en occuper directement, puisque ses ouvriers ne lui étaient pas particuliers. Les questions s’y rattachant étaient traitées par des groupements locaux, comme celui des Industriels de la Région Parisienne, ou par l’Union des Industries Métallurgiques et Minières pour toute la France. Ce sont ces organismes qui avaient à discuter les contrats collectifs et à encourager les œuvres sociales, allocations familiales, colonies de vacances, etc.

Une seule faiblesse de notre Chambre — mais elle est de taille — c’est son titre, car, malgré la richesse de la langue française, je n’ai jamais pu trouver d’autre appellation que « Chambre des Accessoires », qui donne une piètre idée de l’importance de notre industrie, pourtant une des premières de France.


J’ai brossé à larges traits le rôle et l’action d’une Chambre Syndicale déterminée. Cela suffit cependant pour affirmer que les services qu’elle pouvait rendre étaient très importants. La preuve en est surtout donnée par l’empressement avec lequel les membres payaient leur cotisation et répondaient aux nombreuses convocations de leur Président. C’est ici, pour moi, une nouvelle occasion de manifester ma gratitude à tous mes Collègues pour la confiante collaboration qu’ils m’ont apportée pendant de si longues années.

Grâce à la souplesse de l’Économie libérale, chaque profession modelait sa Chambre Syndicale suivant les cas d’espèce. Beaucoup de Chambres sont locales et se réunissent dans une Fédération Nationale. D’autres sont uniques pour toute la France. Dans certains cas, une même profession peut posséder deux ou plusieurs Chambres Syndicales concurrentes. Je n’y vois aucun inconvénient, les Pouvoirs Publics ayant toutes facilités pour apprécier la valeur relative de ces Chambres, représentant souvent des entreprises d’importances très différentes. Des esprits chagrins ont quelquefois reproché à certaines Chambres Syndicales d’être en sommeil. C’est probablement parce que leurs membres étaient satisfaits de leur sort et n’avaient besoin de rien. En outre, la caractéristique essentielle des Chambres Syndicales est le libre choix de leur Comité et de son Bureau. En cas de carence d’une Chambre, rien n’est plus facile que de changer ses dirigeants, ou d’en constituer une autre.

Pour parfaire l’édifice, l’ensemble des Chambres Syndicales et des Fédérations était surmonté par la défunte Confédération Générale du Patronat Français, que l’on a sacrifiée en 1940, en même temps que la C. G. T., par le jeu bien démocratique des compensations. La C. G. P. F. fondée en 1936, était un organisme trop lourd, sans doctrine, sans traditions, et qui faisait double emploi avec les Chambres de Commerce. Je ne la regrette pas, car, de même que la C. G. T. était noyautée par les communistes, la C. G. P. F. était truffée de dirigistes, qui tendaient à fonctionnariser l’Économie.

Les Chambres de Commerce.

J’ai fait allusion aux Chambres de Commerce, et, comme beaucoup de nos néo-organisateurs n’ont pas la moindre idée de leur rôle, je crois bien faire en leur décrivant la place qu’occupent ces Chambres dans l’organisation de l’Économie libérale.

Héritières d’une forte tradition, puisque la doyenne, la Chambre de Commerce de Marseille, remonte à 1599, elles tiennent leur Charte moderne de la loi organique du 9 avril 1898.

Ce sont des organismes interprofessionnels, à compétence locale, mais dont l’assemblée des Présidents représente toute l’Économie française.

Leur mission principale est d’éclairer les Pouvoirs Publics sur toutes les questions économiques, de mettre à la disposition des entreprises un ensemble complet de services, de faciliter l’enseignement commercial. Par la compétence de leurs dirigeants et l’indépendance de leurs opinions, les Chambres de Commerce ont rendu au pays de signalés services que l’on ferait bien de ne pas oublier. Par leur participation à l’outillage du pays, sous la forme de créations ou d’exploitations de docks, d’entrepôts, de ports, de canaux, d’aéroports, elles accomplissent sans bruit une œuvre immense qui me paraît faire honneur au libéralisme « anarchique ».

Mais il faut ajouter que ces Institutions sont autonomes, que leurs. dirigeants sont élus par leurs pairs, sans intervention de l’État, et que leur souci constant est de « servir », et non « asservir ».

Les trublions du dirigisme ont pu reprocher aux Chambres de Commerce de dormir, d’être des assemblées de vieillards, parce que, sans publicité tapageuse, les Chambres de Commerce, grandes dames, accomplissaient leur besogne en silence, plus préoccupées de trouver des solutions que des slogans.

Le Ministère du Commerce.

À l’extrême pointe de l’organisation de l’Économie libérale se trouve le Ministère du Commerce et de l’Industrie. Lui aussi, on a pu l’accuser d’une certaine inaction. Mais c’est tout à son éloge, car cela prouve que l’on n’avait pas besoin de lui. Les rouages de l’Économie libérale étaient si bien huilés que la machine tournait sans effort apparent. Le Ministre pouvait se borner à distribuer une manne de distinctions honorifiques, qui font tellement plaisir, et il lui restait encore beaucoup de temps pour se consacrer à la partie capitale de son rôle : l’établissement du tarif douanier et la discussion des traités de commerce. Il possédait là deux leviers de commande et pouvait faire, avec vingt fonctionnaires, plus de besogne utile que la soi-disant « Organisation Professionnelle » avec ses milliers d’employés. J’aurai, du reste, l’occasion d’y revenir.

J’ai ainsi tracé, à larges traits, le schéma de l’Organisation Économique en système libéral. Elle a pour qualité maîtresse d’exister et de fonctionner sans qu’aucune critique fondée puisse lui être opposée. Tous les besoins sont couverts, qu’ils soient industriels ou commerciaux, locaux ou nationaux. Je ne prétends pas qu’elle ne soit pas perfectible, mais cela dépend du choix des hommes plus que des méthodes.

Quelles que soient les institutions, il est évident que, si on les fait gérer par des faillis ou des repris de justice, les résultats seront désastreux. Mais, sous ce rapport, le système libéral offre tous apaisements. Le mode d’élection par leurs pairs garantit les membres contre toute possibilité d’intrusion de brebis galeuses aux postes de commande et celles qui, par hasard, s’y décèleraient, seraient bien vite éliminées.

Cette construction, si logique et si solide, n’est pas l’effet du hasard. C’est le résultat de longues années de tâtonnements et d’expériences, et nos pères, qui l’ont mise au point, valaient au moins autant que les théoriciens d’aujourd’hui qui, pour imposer leur système, n’ont d’autre argument que les malheurs de la Patrie.

L’Organisation du dirigisme.

En regard du clavier harmonieux des Chambres Syndicales, des Fédérations et des Chambres de Commerce, sur lequel le libéralisme peut jouer la symphonie de la prospérité, que nous propose le dirigisme ? À vrai dire, je n’en sais trop rien, et il semble que les augures du système ne soient pas beaucoup plus avancés, à en juger par leurs déclarations souvent obscures, mais toujours différentes. Je vais essayer de faire le point tel qu’il m’apparaît à la lueur des faits.

L’ « Organisation Professionnelle », vocable ambitieux, drapeau du dirigisme, ne date pas de la guerre, mais remonte à plusieurs années auparavant. Elle tire son origine des controverses qui s’élevèrent au sujet du fameux article 419 du Code pénal. Cet article punit de peines sévères le délit de coalition en vue de créer un monopole et de fausser ainsi les prix du marché. C’est la défense du libéralisme contre la suppression de la concurrence et l’omnipotence des Trusts.

Je ne nourris aucune animosité contre les Trusts ; bien au contraire, je prétends qu’ils ont rendu à la Nation de grands services et peuvent en rendre encore, mais à la condition formelle qu’ils puissent être librement concurrencés.

Le trust du lait a permis des progrès étonnants pour le ramassage et l’utilisation du précieux liquide.

Le trust du pétrole, si souvent attaqué, a doté la France d’un réseau de distribution admirable dans sa réalisation et modéré dans ses prix. Mais cela tenait à ce que l’auto-défense de la concurrence jouait à plein. À côté d’une dizaine de Compagnies puissantes, très bien organisées, supérieurement dirigées, s’agitait une nuée d’importateurs indépendants qui menaient la vie dure aux colosses, installant des postes d’essence en des endroits stratégiques convenablement choisis, limitant les frais en négligeant les lieux écartés, bloquant toute hausse déraisonnable par leur présence même.

Il en était de même dans l’industrie du ciment où quelques gros producteurs étaient tenus en respect par des usines locales moins puissantes mais mieux placées géographiquement.

La tentation était forte, pour les Trusts, de se débarrasser de ces dissidents gênants, qui étaient le seul rempart du consommateur contre l’exagération des prix.

D’où une lutte souvent sévère entre les magnats des Trusts et leurs modestes concurrents. Quand le combat prenait un tour trop vif, l’ultime ressource des Indépendants était de recourir à l’article 419 du Code pénal et d’invoquer le délit de coalition.

Je comprends les réactions des seigneurs des Trusts, toujours menacés par cette épée de Damoclès, d’autant plus que les choses se passaient en Correctionnelle, ce qui est toujours désagréable à un Président de Société.

D’où les efforts des puissants en vue de faire légaliser les Ententes Industrielles, ce qui se traduisit, en 1935, par les projets de loi Flandin et Marchandeau, qui autorisaient ces sortes d’accords, mais n’allaient pas jusqu’à les rendre obligatoires.

Malgré cette modération, le Parlement refusa cette atteinte à l’article 419, tant il était hanté par l’idée de défendre le consommateur contre les exactions des monopoles.

Battus du côté parlementaire, les partisans des Trusts se tournèrent du Côté des Chambres Syndicales et, en particulier, vers la C. G. P. F., qui était, comme ils se devait, habilement truffée de leurs représentants.

C’est dans cette enceinte, en 1937, que se déclencha la campagne pour l’ « Organisation Professionnelle ». Derrière ce titre alléchant se retrouvaient tous les défenseurs des Ententes Industrielles. Je pris nettement parti contre eux, sentant bien que, à l’abri de cette façade, ce qu’on voulait surtout c’était imposer la domination des puissants sur les faibles. À maintes reprises, je demandai que l’on définît, d’une façon précise, ce qu’était l’Organisation Professionnelle. Autant de réponses, autant d’opinions, toutes plus confuses les unes que les autres, car le but, inavoué, était non d’organiser, mais d’assujettir, en faisant triompher l’idée des Ententes Industrielles obligatoires. J’avais en face de moi des adversaires fort distingués, les uns de bonne foi, car ils étaient attirés par le mirage de la nouveauté, les autres mûs par l’intérêt, car ils savaient bien que toute Entente demande une direction, et ils étaient prêts à se dévouer pour assurer cet emploi. Parmi ces derniers se trouvaient les Directeurs de Chambres Syndicales, qui savaient par expérience combien les membres sont indépendants, indisciplinés, et bien souvent indifférents. C’est alors qu’ils introduisirent la notion de l’Entente Industrielle Obligatoire. Il s’agissait de faire entrer de gré ou de force tous les membres d’une même profession sous la férule d’un dictateur, avec obligation, pour tous les assujettis, d’obéir aux ordres de la majorité. Les Trusts, qu’on avait jusqu’alors pourchassés, étaient subitement imposés. L’article 419 était, non seulement aboli, mais il était entièrement retourné, et il aurait pu s’écrire 914. La concurrence était jugulée, les positions étaient stabilisées, l’avenir était assuré. C’était l’âge d’or.

Habilement présentés, ces arguments séduisaient nombre de patrons, en particulier ceux qui s’appuyaient sur un gros chiffre d’affaires, qui leur aurait donné une position privilégiée sans avoir à continuer la lutte. Par une coïncidence curieuse, ils se rencontraient avec ceux qui faisaient de mauvaises affaires et qui voyaient, dans les Ententes obligatoires, le seul moyen de ne pas être éliminés comme il se doit, en Économie libérale, pour les incapables ou les paresseux.

Ainsi tout le monde était content, et le petit nombre d’opposants, dont j’étais, prenait figure de trouble-fête. Il est vrai que le consommateur, qui faisait les frais de l’opération, n’était pas invité à donner son avis, et les Chefs d’entreprises doués de bon sens, qui sont fort nombreux en France, avaient autre chose à faire qu’à suivre ces parlotes qu’on pouvait croire stériles.

En fait, ces discussions étaient purement académiques, et le Président Gignoux s’efforçait, et y réussissait, à mener les débats avec une grande impartialité, tout en ayant beaucoup de peine à voiler ses sentiments personnels qui étaient déjà franchement dirigistes.

Souvent, je me demandais pourquoi je me donnais tant de mal pour combattre ces théories dirigistes mort-nées, mais mon instinct me commandait de défendre les débutants et les faibles, auxquels on ne devait pas refuser l’espoir de s’élever, de même que mon réalisme me démontrait que si les Ententes étaient profitables aux vendeurs, elles se retournaient contre les acheteurs qui composent la majorité du peuple. Sentant la résistance grandir, les dirigistes firent appel au Conseil d’État, ou plutôt à son émanation, le Conseil National Économique, présidé par M. Cahen-Salvador. On est confus de constater que cette austère institution, qui aurait dû être la gardienne du libéralisme, se mit à verser dans le dirigisme par l’action de quelques-uns de ses membres et, comme tout bon organisateur qui ne connaît pas la question, entreprit une vaste enquête dont je connaissais à l’avance le résultat : un fouillis inextricable.

L’été de 1939 avait apporté une trêve à ces discussions byzantines, et j’avais oublié l’article 419, les Ententes, la C. G. P. F. et le Conseil National Économique, quand la guerre éclata.

Bien entendu, toutes ces controverses étaient suspendues. Mais le grain était semé. Il ne devait pas tarder à lever. Le terme d’ « Organisation Professionnelle » avait fait son chemin. Ses adorateurs brûlaient de mettre leurs talents au service de la Patrie. Jamais on n’assista à une telle débauche d’ « organisation ». Jamais, non plus, on ne vit une production plus entravée, se débattant dans une forêt de règlements, de licences, d’états, de statistiques et de graphiques où toutes les initiatives individuelles étaient remisées sur des voies de garage, comme il se doit lorsque l’esprit « chemin de fer » règne en maître.

Il est vrai que la partie était perdue depuis longtemps, par l’incurie du Gouvernement, l’apathie des bureaux, la désorganisation provoquée par le Front Populaire, et les méfaits, dans certains secteurs, de l’Économie dirigée. Mais tout cela est connu. Ce qui l’est moins, c’est l’agilité surprenante, le sens de l’opportunité admirable avec lesquels, moins de deux mois après l’armistice, ils mettaient sur pied la loi du 16 août 1940, qui bouleversait de fond en comble l’Économie française par la création des Comités d’Organisation.

Le moment était bien choisi. Le désarroi régnait dans tous les esprits, le découragement s’installait partout, les Chambres Syndicales étaient désorganisées, j’étais alors terrassé par une grave maladie, qui faillit m’emporter et qui me mettait hors de cause.

Je sais bien qu’une tâche urgente s’imposait : celle de répartir les matières et de contrôler les prix. Personne ne peut nier que cette répartition et ce contrôle soient indispensables en période de misère, si l’on veut éviter l’accaparement et la montée des prix en flèche. Mais on pouvait parfaitement utiliser pour ce but les Chambres Syndicales, renforcées au besoin en personnel. On a préféré constituer des organismes entièrement nouveaux, recrutés au hasard des sympathies, les uns absorbant les Chambres Syndicales, les autres les doublant, mais tous abondamment pourvus d’un personnel pléthorique et coûteux.

La caractéristique essentielle de ces Comités d’Organisation est que la Direction en est désignée par le Gouvernement, à l’exclusion de toute ingérence des professions. Pour assurer l’étatisation totale des C. O., ceux-ci sont contrôlés par un Commissaire du Gouvernement qui a droit de veto sur toutes les décisions.

Quant aux Chambres Syndicales, elles sont mises en sommeil, leurs biens sont bloqués, leur existence même soumise constamment à la menace de la dissolution. Dans ces conditions, le lecteur ne s’étonnera pas que, en guise de protestation, j’aie remis ma démission par la lettre suivante envoyée à tous les membres de mon Comité, et qui, je crois, précise bien la situation :

CHAMBRE SYNDICALE
DES ACCESSOIRES
POUR
AUTOMOBILES, CYCLES,
ET
APPAREILS AÉRIENS

—o—
Paris, le 5 Juin 1942.


Mon Cher Collègue,

Voici venir l’Assemblée Générale de notre Chambre. C’était la coutume pour moi de faire avec vous une revue de l’année écoulée et des prévisions pour l’avenir.

Comme l’an dernier, je m’abstiendrai d’y assister, la Faculté m’interdisant toute émotion, car je vous aurais annoncé ma détermination irrévocable de ne pas solliciter le renouvellement du mandat de Président que vous m’avez confié depuis près de vingt ans.

Je ne puis, en effet, assister passivement à la mainmise progressive de l’État sur nos industries, qui n’ont dû leur succès qu’à l’initiative individuelle et à la liberté d’action.

J’entends bien que les exigences de la guerre impliquent, à l’heure présente, une stricte répartition des matières premières, mais, en dehors de cette nécessité provisoire, je ne puis que m’élever avec force contre une néo-bureaucratie envahissante et paperassière, qui s’ingère de plus en plus au fonctionnement technique, commercial et financier de nos entreprises en nous en laissant les risques, sans avoir elle-même aucune responsabilité.

Je ne puis paraître approuver, par mon silence, la ruine de l’esprit de concurrence, le découragement des bonnes volontés et la stérilisation des énergies, qui sont les conséquences inéluctables du dirigisme.

Nous sommes loin de la directive du Maréchal, suivant laquelle les professions devaient s’organiser elles-mêmes, ce à quoi nous étions largement parvenus avant guerre.

Plus jeune, j’aurais lutté de toutes mes forces contre cet étatisme grandissant mais ma santé me commande de réserver mon activité pour des tâches plus pacifiques.

Il ne me reste plus qu’à me retirer « dans l’honneur et la dignité ».

Je conserverai toujours le souvenir vivace de près de vingt ans de collaboration, au cours desquels vous m’avez prodigué tant de marques de confiance et d’affection que j’y ai trouvé une très large récompense aux efforts que j’ai pu fournir.

Je vous en suis infiniment reconnaissant.

Je forme des vœux pour que se perpétue l’admirable union dont ont fait preuve nos industries depuis plus de trente ans, malgré la diversité de leurs fabrications ou de leurs intérêts, et je souhaite qu’après la tourmente, notre Chambre reprenne la place à laquelle lui donnent droit son passé et sa tradition.

Maurice GOUDARD,
Président.

Tant que dure la guerre, j’estime que ma protestation reste toute platonique. On peut toujours invoquer les nécessités supérieures de l’heure, la rareté des matières, le chômage d’un grand nombre d’intellectuels qu’il faut employer. Aussi bien, mon action est-elle préventive. J’ai toujours en mémoire les controverses d’avant-guerre sur la suppression de l’article 419, sur les Ententes Industrielles Obligatoires, et je suis effrayé de voir que les C. O. réalisent entièrement ce programme, avec l’aggravation d’une étatisation complète des professions. D’aucuns veulent me rassurer en affirmant le caractère provisoire de la loi du 16 août 1940. Mais on a si souvent reproché au Patronat de s’endormir dans une douce quiétude que je crois de mon devoir de sonner l’alarme en face de ce danger à terme. Car il faudrait être bien naïf pour croire que, les circonstances qui les ont mis en place ayant disparu, les nouveaux Messieurs se retireront gentiment. Bien au contraire, ils se cramponneront désespérément, invoquant toutes sortes de raisons pour prolonger leur existence, et comme ils sont tout près du soleil, ils espèrent bien qu’on aura une certaine peine à les faire rentrer dans l’ombre.

Ma principale préoccupation est de prévoir ce qui se passera après la guerre et, pour cela, je voudrais pouvoir extrapoler le fonctionnement de l’Organisation Professionnelle, une fois la paix rétablie. Puisque nous n’avons pas su préparer la guerre, sachons, au moins, préparer la paix.

Comme j’ai bon cœur et que je ne cherche qu’à donner toute leur chance aux dirigistes, je vais leur poser un certain nombre de questions, auxquelles ils auront à répondre d’une façon satisfaisante, s’ils veulent que leur système soit viable. Pour guider leurs réponses, je me permettrai de faire suivre chaque question d’un commentaire qui la précisera.

Quels sont les principes généraux qui président à l’Organisation Professionnelle ?

Je ne pense pas qu’elle vise uniquement à caser certains chômeurs intellectuels. Il serait nécessaire de faire connaître ses buts précis, sans se borner à en faire l’éloge, mais en décrivant tous ses rouages. Se rappeler qu’elle doit être cohérente, et ne pas varier au gré de la fantaisie de chacun.

Quelle est la doctrine de base en ce qui concerne l’ingérence de l’État dans l’Organisation Professionnelle ?

En d’autres termes, quelle sera la part de l’État dans la direction de l’Economie ? Cette part existe déjà sous la forme de lois, d’impôts, de taxes, de droits de douane, de traités de commerce, etc. Dans quelles directions sera-t-elle augmentée ?

Si, comme je le suppose, les Comités d’Organisation en sont la pièce maîtresse, quelles sont, en temps de paix, les attributions de ceux-ci ?

Pour bien préciser, quelles sont les frontières de leur pouvoir ? Il serait peut-être plus simple d’indiquer ce dont ils n’ont pas à s’occuper : la paie et l’échéance, par exemple.

Comment se recrute leur personnel dirigeant ?

Cette question est importante car, en dirigisme, plus qu’en libéralisme, les institutions valent ce que valent les hommes.

Il y a deux solutions : choix par les Professions ou désignation par l’État.

Dans la première hypothèse, quelles’seront les règles de l’élection ? Les Trusts écraseront-ils les petits ?

Dans la deuxième, quelles seront les modes de nomination des Directeurs responsables ? Examens, ancienneté, intrigue ou petit bonheur ?

Pourquoi certains C. O. sont-ils nantis d’un Comité, d’autres d’un seul Président, d’autres d’un simple Directeur, ou enfin, parfois, d’un modeste Secrétaire Général ? Quelles peuvent être les lois mystérieuses qui régissent ces choix éclectiques ?

Que veut dire le terme « responsable » accolé au titre de Président ou Directeur, et qui sent sa C. G. T. d’une lieue ? Y a-t-il un exemple où cette responsabilité ait joué ?

Quel sera le sort et le statut des Chambres Syndicales ?

Si on les supprime, il faudra se rappeler qu’elles étaient au service de leurs membres, alors que, jusqu’à ce jour, les assujettis ont été au service des C. O.

Quel sera le contrôle exercé sur les taxes perçues par le C. O. et ses dépenses ?

Je ne suis pas seulement inquiet des dépenses d’un C. O. (de 3 à 10 fois plus élevées que celles des Chambres Syndicales), mais je suis effrayé des dépenses de répercussion imposées aux entreprises par la complication du système.

L’ensemble des budgets des Comités d’Organisation dépasse un milliard. Les dépenses mises à la charge des entreprises par le dirigisme sont, au moins, quatre fois plus élevées. Le système coûte donc au Pays, au bas mot, 5 milliards par an.

Il est vrai qu’en compensation on a supprimé les dépenses du Parlement, soit 100 millions. Piètre consolation !

Comment se grouperont les entreprises ? Par fabrication ou par clientèle ?

Sous ce rapport, la plus aimable fantaisie a régné suivant l’agilité, l’humeur ou les amitiés des Directeurs de C. O.

Dans l’Automobile, par exemple, il y a bien les voitures et les camions, mais il n’y a pas les tracteurs agricoles, qui ont pourtant les mêmes organes et qui sont fabriqués par les mêmes maisons. Il y a bien les moteurs de voitures, mais, sitôt qu’ils deviennent fixes, ils appartiennent à un autre C. O. Il y a bien les carburateurs, mais il n’y a pas les gazogènes. Il y a bien les radiateurs, mais il n’y a pas les roulements à billes. Il y a bien l’appareillage électrique, mais il n’y a pas les accumulateurs. Il y a bien les roues, mais il n’y a pas les pneus. Ces derniers sont groupés avec les tuyaux d’arrosage, comme employant les mêmes matières. Pour le temps de guerre, c’est acceptable, mais inadmissible en temps de paix.

Or, ce rattachement des producteurs a une grande importance et devra être précisé sans ambiguïté.

À l’échelon supérieur, quelles sont les attributions de « la Famille Professionnelle », et quels sont ses pouvoirs ?

Le mot « Famille » évoque des sentiments touchants dans le principe, mais vagues dans la pratique. Qui sera le père de la Famille, quel sera son rôle, sur qui aura-t-il autorité ?

Quelle sera la position de la « Famille » par rapport à la « Charte du Travail » et ses Comités Sociaux locaux et Nationaux ?

Les Corporations sont-elles enterrées ?
Beaucoup ont fondé de larges espoirs sur ce mot magique, mais peu ont des notions précises sur leur composition et leurs attributions. D’aucuns y incorporent les salariés, d’autres les limitent aux patrons. Il n’y a pas deux constructions semblables. Il faut donc, d’abord, en donner une définition précise et dire ensuite comment elles s’intègrent à l’Organisation Professionnelle.
10° Si l’on continue à contingenter la production, sur quelles bases le fera-t-on ?

Le grand vice du libéralisme — disent ses adversaires — était la surproduction, génératrice de chômage et de misère. Pour l’éviter, il faudra donc limiter la production. Mais comment répartir le contingent entre les différents producteurs ? Le critère de 1938 va devenir de plus en plus périmé. Alors ? Le bon plaisir, le hasard ou la « combine » ?

11° Quel sera l’instrument du contingentement ?

La répartition de la matière ? Ah ! mon Dieu ! Quelle surveillance ! Le partage de la clientèle ? Mais celle-ci se laissera-t-elle faire ? À moins qu’on ne l’ « organise » à son tour. Et si un producteur est défaillant, qui comblera le vide, et avec combien de retard ?

12° Comment seront fixés les prix ?

La base de septembre 1939 est de plus en plus fragile, artificielle et génératrice d’un hideux « marché noir », celui-ci bien organisé et exempt d’impôts, mais mortel pour les firmes honnêtes.

Si l’on prend comme base le prix de revient, cher aux auteurs du « plan comptable », comment le définira-t-on ? Je défie tous les experts du monde de connaître, à l’avance, le prix de revient d’un produit, s’ils n’en prévoient pas la cadence. exacte de fabrication ou le volume d’affaires qui, souvent, dépendent de la pluie et du beau temps.

Si deux usines, fabriquant le même produit, ont des prix de revient différant de 10 %, ce qui est fréquent, sur quel prix s’alignera-t-on ? Sur le plus bas des deux, auquel cas l’usine la moins bien placée fera faillite ; ou bien, sur le plus haut, auquel cas l’usine la mieux menée fera des bénéfices extravagants et aura même intérêt à entretenir secrètement une usine-référence chargée de démontrer la hausse des prix de revient.

13° Pour éviter ces abus, limitera-t-on les bénéfices et en sera-t-il de même pour les pertes ?

Mais à quel taux pour les bénéfices ? À un modeste 6 %, ce qui est confortable pour l’industrie lourde et désastreux pour l’industrie légère. Sur quoi s’appliquera ce taux ? Sur le capital ? Mais alors les actions deviendront des sortes d’obligations, sans espoir de plus-value. Sur le chiffre d’affaires ? Mais alors ce sera la prime à la mauvaise gestion et la pénalisation du progrès puisque, plus le prix de vente baisse, plus le bénéfice diminue.

Avec la limitation des bénéfices, les réserves seront nulles. Toute baisse de cadence, tout débiteur défaillant, peuvent amener rapidement des pertes dangereuses. Couvrira-t-on ces pertes, ou fermera-t-on l’entreprise ?

14° Si le prix est fixé, la qualité le sera-t-elle aussi ?

Quelles belles controverses, si l’on s’engage sur ce terrain ! Voilà une armée de fonctionnaires à recruter, et non parmi les premiers venus, car souvent la qualité ne se décèle qu’au moyen de délicates analyses et quelquefois après plusieurs années.

Quelles sanctions appliquera-t-on contre les responsables qui, souvent, rejetteront la faute sur l’obligation d’employer tels ou tels fournisseur ou matériau ?

15° Que deviennent les Commerçants et Intermédiaires ?

Sont-ils supprimés comme inutiles, ou sont-ils rattachés à un Comité Général d’Organisation du Commerce, comme c’est le cas actuellement pour les trois quarts d’entre eux ? Mais alors, quel est le Titan qui commandera ces centaines de milliers de braves gens, dont l’indépendance n’a d’égale que l’ingéniosité.

Rattachera-t-on les Commerçants aux C. O. de producteurs, comme on le constate actuellement pour un quart d’entre eux, auquel cas je leur prédis qu’ils seront réduits à l’esclavage ; d’autant plus que le rôle du Commerçant, en Économie dirigée, se réduit à celui de simple dépositaire, sans initiative, comme sans amabilité, du reste.

Je crains fort, d’ailleurs, que, par la faute du dirigisme, le commerçant honnête ne soit ruiné par le trafiquant du « marché noir », qui vendra au-dessous du prix imposé les produits dont il y a excès et au-dessus de la taxe les produits dont il y a pénurie, le tout, bien entendu, sans paperasserie, ni comptabilité, ni impôts.
16° Comment supprimera-t-on le « marché noir » et sa scandaleuse exonération de tout impôt ?

Le « marché noir » n’est possible qu’en Économie dirigée qui substitue la contrainte à la loi naturelle de l’offre et de la demande. Le bénéfice moyen d’un commerçant étant normalement d’environ 10 %, il suffit que ce dernier traite le 1/10 de ses ventes annuelles au « marché noir » pour que :

1° Son bénéfice officiel soit réduit à rien ;

2° Ses impôts directs soient nuls ;

3° Son bénéfice réel soit facilement triplé.

Jamais l’Économie libérale n’a donné une telle prime à la fraude.

17° Que devient l’article 419 du Code Pénal ?

Est-il supprimé, oui ou non ? Si oui, je vois de beaux jours en perspective pour les Trusts. Si non, les Présidents et Directeurs responsables des C. O. se rendent tous coupables du délit de coalition qui doit les mener droit en prison !

18° Que devient l’initiative privée ?

Si tout est fixé, d’une manière autoritaire, prix, quantités, qualité, concurrence, je ne vois pas très bien la place laissée à l’initiative privée.

Doit-elle être considérée comme une tare, ou réservée au noble sport de la pêche à la ligne ?
19° Quel recours possède un assujetti contre une décision de son Comité d’Organisation ?

En France, seuls les jugements des Juges de Paix, pour des sommes relativement minimes, sont sans appel.

En sera—t-il de même pour les décisions d’un C. O. qui risquent de ruiner une entreprise ? S’il n’en est pas ainsi, devant quelle juridiction devra être formé le recours, et l’appel sera—t-il suspensif des décisions du C. O. ?

Le C. O. aura-t-il la personnalité civile pour percevoir des dommages-intérêts ou, dans les cas contraires, en payer ?

20° Puisque tout est réglementé, que devient la responsabilité du Chef d’entreprise ?

En cas de mauvaises affaires, il pourra toujours rejeter la faute sur le Directeur responsable du C. O. et l’appeler à la faillite, car il sera fondé à prétendre que ce sont les ordres malencontreux du C. O. qui ont entraîné sa ruine.

21° Que devient l’avenir des jeunes et des petits ?

En face de situations acquises, dans l’impossibilité d’étendre leur activité ou d’en entreprendre une nouvelle, ils n’ont plus aucune chance de s’élever, à moins que l’on ne recoure à l’arbitraire, sinon aux compromissions.

Nous touchons là un des points les plus délicats de l’Économie dirigée.

Ayant débuté très modestement, je me demande quel aurait été mon avenir dans une Économie basée avant tout sur les situations acquises. En ce temps-là (1906-1910), il y avait pléthore de fabricants de radiateurs et de carburateurs. Et l’on m’aurait probablement refusé l’autorisation d’établissement, car je n’avais aucun argument valable, autre que celui de faire ma vie.

Aujourd’hui — pour ne pas quitter un sujet que je connais bien — l’industrie des carburateurs, en France, est partagée entre deux Sociétés. Zénith et Solex, la première pour 40 %, la seconde pour 60 %. La capacité annuelle de production totale des deux usines est d’environ 600.000 carburateurs pour une demande d’environ 300.000. À l’aide de quelques machines supplémentaires, la production pourrait facilement atteindre un million d’appareils par an. Les besoins du marché sont donc plus que couverts avec ces deux Sociétés. Quant à la technique, je me plais à croire qu’elle est satisfaisante puisque ces deux marques équipent 95 % des voitures européennes. Tout justifie donc, en Économie dirigée, l’interdiction, pour une nouvelle marque, de construire des carburateurs en France, mesure qui ne pourrait que protéger largement mes intérêts égoïstes.

Mais je proteste énergiquement, d’avance, contre un tel monopole, car j’estime que la liberté du commerce est la pierre angulaire du progrès.

On me répondra que le C. O. de l’Automobile peut parfaitement autoriser la construction d’un nouveau carburateur, s’il lui semble présenter des avantages techniques suffisants. Alors, laissez-moi rire ! Mon expérience de trente ans, acquise après de nombreux déboires, m’a prouvé que l’on ne pouvait pas apprécier les qualités d’un nouvel appareil — fut-il Zénith ou Solex — sans l’avoir éprouvé en série, dans la clientèle, au moins tout un hiver et tout un été. Le jugement d’un Comité de techniciens non spécialistes est donc, à plus forte raison, sans valeur au départ. Et si le protégé du C. O. fait faillite, quel ridicule pour ce dernier !

Alors, quel critère ?

Je suis également d’avis que c’est folie que d’interdire à des Constructeurs d’automobiles de fabriquer leurs carburateurs eux-mêmes. S’ils le font, c’est que Zénith et Solex n’ont pas été capables de démontrer leur supériorité, ou exagèrent leurs prix. Alors, tant pis pour eux ! Ils ont besoin d’une leçon qui les réveille, s’ils dorment.

Bien sûr, l’interdiction d’établissement peut faire l’affaire des gens en place, des nantis, des beati possidentes, mais je me refuse à m’associer à cet étranglement de la concurrence.

22° Et notre ami l’inventeur ?

Que devient le doux rêveur, le chercheur obstiné, le savant de génie ? Comment s’encarte-t-il dans cette organisation planifiée, lui qui n’a que des plans à offrir ? Sera-t-il livré au bon plaisir d’un C. O., où, souvent, se trouve un concurrent ?

23° J’allais oublier le consommateur.

Dans tout cela, que devient-il, ce pauvre paria ?

Il est vrai que la guerre l’a habitué à être mené à coups de cartes, de tickets, de files d’attente et qu’il est résigné. Il est devenu doux comme un mouton, mais prenons garde que le mouton ne devienne enragé.

24° Et, au fait, que devient la France ?

Ainsi caporalisée, pourra-t-elle encore faire rayonner à travers le monde la fantaisie de son imagination, pourra-t-elle encore faire éclater les éclairs de son génie, que le libéralisme a si bien favorisé pour le plus grand profit de la civilisation ? Emprisonnée dans son corset d’acier, pourra-t-elle lutter, à armes égales, avec des peuples libres, qui auront tôt fait de se débarrasser de leur carapace de guerre ?


À ces deux douzaines de questions, j’aurais pu en ajouter bien d’autres. Telles qu’elles sont, elles contiennent l’essentiel des problèmes avec lesquels les Dirigistes seraient confrontés après la guerre…, si toutefois je ne les ai pas trop découragés.

Tous ces problèmes ont été résolus par le libéralisme, avec des moyens perfectibles, certes, mais qui ont le mérite d’exister et, dans l’ensemble, de satisfaire tous les besoins raisonnables.

Pour l’instant, aucune réponse à mon questionnaire ne presse. Les lois naturelles sont actuellement complètement faussées. Il n’y a plus de concurrence, il n’y a plus de commerce. Le possesseur du plus petit bout de ferraille, du moindre paquet de chiffons, du plus affreux rossignol est capable de les vendre sans effort et même, au marché noir, sans impôts.

Mais cette situation ne peut être que provisoire, Dieu merci ! Alors, Messieurs les Dirigistes, dites-nous, de grâce, comment vous dirigerez, et reconnaissez loyalement que j’ai fait de mon mieux pour éclairer votre chemin, en vous signalant les obstacles qu’il vous faudra franchir avant de faire aussi bien, sinon mieux, que le libéralisme, que vous avez tant décrié. Avouez que je vous fais la partie belle, et que j’ai droit à votre reconnaissance.

Mais si vous me faites l’honneur de me répondre, soit publiquement, soit par lettre, n’oubliez pas de joindre votre curriculum vitæ, pensum indispensable pour que je puisse apprécier vos arguments à leur juste valeur.

VALEURS SPIRITUELLES ET MORALES




Il serait vain de chercher à défendre le libéralisme, sans évoquer les conditions nécessaires dans lesquelles il doit évoluer pour ne pas être voué à la faillite. J’ai déjà dit que les Institutions valent ce que valent les hommes, mais ceux-ci sont ce qu’on les fait.

Toutes choses égales, le libéralisme, s’il est manié par des chenapans, pourra être plus odieux et plus néfaste que le dirigisme, si ce dernier est conduit par de petits saints.

Le corollaire de l’apologie du libéralisme est donc la recherche des valeurs spirituelles et morales qu’il faut cultiver, sous peine d’aboutir aux pires catastrophes. On l’a bien vu récemment. Mais alors qu’on a chargé le libéralisme de toutes les responsabilités, je soutiens que c’est dans la carence des valeurs morales, et non dans les défauts d’un système, qu’il faut les situer.

Je n’ai probablement aucun titre à faire le moraliste, sauf d’avoir pu approcher et étudier des milliers d’hommes dont l’ « équation personnelle » m’a toujours vivement passionné. Je me suis toujours intéressé aux forces spirituelles qui commandent les hommes, forces autrement pérennes et puissantes que tous les systèmes que l’on peut leur opposer.

La Religion.

Au risque de passer pour un affreux réactionnaire, ce que je ne suis pas, Dieu merci ! je place, en tête des forces spirituelles, la Religion.

Je ne suis pas très pratiquant, je n’en ai guère le temps, et j’estime que les fidèles doivent se partager les rôles les uns — le plus grand nombre — se chargent des prières, tandis que les autres s’adonnent à la charité, suivant leurs moyens.

Donnez, riches, donnez, l’aumône est sœur de la prière.

a dit Victor Hugo, mais encore j’ajoute qu’elle en est le complément indispensable, ce que feraient bien de méditer les millionnaires que j’ai vu verser généreusement deux pauvres sous à la quête. Mais je dois examiner plus spécialement l’influence de la religion sur le libéralisme, affirmant immédiatement que cette influence est nécessaire, sinon le libéralisme est exposé aux pires dangers.

Comme son nom l’indique, le libéralisme est à base de liberté, limitée par les lois humaines. Pour que ces lois soient les plus douces possible, il faut qu’une loi divine les domine et supplée à leurs insuffisances. Dans ce but, les Dix Commandements de Dieu ont une valeur inestimable, que je ne saurais mieux mettre en lumière qu’en les rappelant à ceux qui les auraient oubliés.


COMMANDEMENTS DE DIEU

1. Un seul Dieu tu adoreras
Et aimeras parfaitement.
2. Le nom de Dieu ne jureras
Ni sans raison ni faussement.
3. Les dimanches tu sanctifieras
En servant Dieu dévotement.
4. Tes père et mère honoreras
Les assistant fidèlement.
5. Homicide point ne seras
Sans droit ni volontairement.
6. Luxurieux point ne seras
De corps ni de consentement.
7. Le bien d’autrui tu ne prendras
Ni retiendras injustement.

8. Faux témoignages ne diras
Ni mentiras aucunement.
9. L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement.
10. Biens d’autrui ne convoiteras
Pour les avoir injustement.

Quel admirable Code, et qui pourrait presque suffire à régler le comportement des hommes, sans le fatras des grimoires dont nous accable le législateur.

Le libéralisme est semblable à un véhicule de course dans une descente. Il a besoin de bons freins pour modérer sa vitesse et lui permettre de prendre les virages sans danger. La religion est ce frein, doux, puissant, progressif, éternel… et gratuit. Le dirigisme, certes, est aussi un frein, mais tellement puissant qu’il bloque la voiture, tellement brutal qu’il fait éclater les pneus, et tellement coûteux que tous les frais d’entretien passent dans les freins.

Au lieu de vouloir instituer des systèmes nouveaux que personne ne connaît, restaurons l’idée religieuse, qui vaudra toutes les Chartes et tous les Codes, appuyons-nous sur cet admirable clergé français, qui vaut mieux que cent mille contrôleurs, et faisons régner une ère de liberté, tempérée par les principes chrétiens : bonté, charité, amour du prochain ; ce sera l’Économie sanctifiée.

L’Éducation.

J’ai vécu à une époque où le libéralisme économique était intégral, mais où, par contre, l’éducation était beaucoup plus sévère. La faute a été de relâcher cette éducation, sous prétexte de liberté, jusqu’à en faire une caricature. Le respect des parents a été relégué aux vieilles lunes, leur autorité réduite à rien, leur exemple tourné en ridicule ; ce qu’il fallait, c’était « vivre sa vie », « sans Dieu ni maître ». Le débraillé vestimentaire allait de pair avec le débraillé du langage. Je me souviens qu’à l’époque du Front Populaire, allant rendre visite à un Ministre pourtant richissime, je fus reçu par un huissier vêtu d’un tricot bigarré remplaçant le traditionnel habit à cravate blanche.

Quelle navrance !

La soif de jouir rapidement, sans travailler, ne pouvait que susciter l’envie, génératrice de haine, soigneusement entretenue par des journaux comme l’Humanité et le Populaire. Quant à la courtoisie, la politesse, la bonne humeur, balivernes que tout cela. Il fallait être un « dur », un « affranchi » et, au siècle de la vitesse, ne pas perdre son temps en simagrées.

C’est surtout parmi les jeunes que le mal est effrayant. Jamais je n’ai rencontré autant de voyous, qui se croient tout permis, et quand on me dit que c’est sur la jeunesse que l’on compte pour relever la France, je réponds qu’il faudrait d’abord relever la jeunesse. Avant de vouloir diriger l’Économie, il faudrait commencer par diriger l’éducation des jeunes.

Le Silence.

C’est bien à dessein que j’ai rangé le silence dans ce chapitre, car le bruit est un phénomène physique, mais qui influence beaucoup nos valeurs morales. Je suis persuadé que nos fatigues, notre mauvaise humeur, notre irritabilité, sont provoquées et entretenues par le bruit infernal dans lequel nous vivons. Il faut avouer que, sous ce rapport, le libéralisme a fait preuve d’une carence regrettable. Car la liberté ne signifie pas licence, et j’ai déjà exposé qu’elle devait s’arrêter là où elle commence à nuire au voisin. Mais je tresserais des couronnes au dirigisme s’il voulait étudier le problème du bruit et si, appliquant ses méthodes, il pouvait nous débarrasser de ce fléau.

Et il y a à faire.

Les chiens qui aboient d’autant mieux qu’ils sont plus petits, les boîtes à ordures qui se vengent de se lever tôt, le piano du voisin qui joue cent fois la Prière d’une Vierge, la radio d’en face qui vous inflige le communiqué, les autos qui hurlent à chaque carrefour, les motocyclettes qui pétaradent orgueilleusement, tous se liguent pour troubler notre repos. Boileau se plaignait déjà des bruits de Paris dans une satire célèbre. Pauvre Boileau, s’il revenait, que dirait-il ? Il dirait, peut-être, que, phénomène curieux, la guerre nous a, dans l’intervalle des bombardements, amené une vague de silence. Les chiens sont morts de faim, les autos ne circulent plus la nuit, les trains sont plus rares et les sans-filistes plus discrets, de peur de laisser connaître leur opinion.

Mais la paix reviendra. En attendant, j’écris ce chapitre à Genève, la plus belle ville du monde, mais qui, pour moi, est rendue invivable par deux lignes de tramways qui se croisent sous ma fenêtre.

Nous vivons dans une cacophonie épouvantable ; sans aller jusqu’à dire qu’elle est la cause des guerres, je crois qu’elle y contribue par le surmenage des nerfs.

Il y a longtemps qu’un écrivain de talent — Georges Prade père, je crois — a déclaré que la « vitesse est l’aristocratie du mouvement ». Je modifierai sa formule en disant que « le silence est l’aristocratie de la vitesse ». Car le bruit a des conséquences redoutables. Il est l’indice de la destruction de la matière par usure rapide. Prenez un convoi sur chemin de fer. Rendez-le silencieux, comme l’a fait le génial Édouard Michelin, en le montant sur pneus. Alors transformé, le matériel ne s’use plus, ainsi que la voie, et les riverains peuvent enfin dormir tranquilles, à moins que l’esprit « chemin, de fer », pour se venger, ne munisse ses Michelines d’une trompe qui s’entende à dix kilomètres.

De même, je suis navré de constater que le Métro de Paris — mais c’est un monopole — n’a fait aucun effort sérieux pour monter ses voitures sur pneus, ce qui serait tout à l’avantage des voyageurs et du matériel.

Sus au bruit, dirigistes, et, si vous le jugulez, vous pourrez alors marquer un point sur le libéralisme.

Les Sports.

J’attache aux Sports une grosse importance en économie libérale, mais à la condition de ne pas leur donner la primauté. Au point de vue physique, en vue de l’amélioration de la race humaine, je les considère comme une faillite totale. Cette frénésie de records, de performances, me navre, et ce n’est pas quand le temps des 100 mètres sera abaissé d’un 1/10e de seconde que l’humanité aura fait des progrès. L’abus de l’automobile, les excès de table, la vie en vase clos, à température constante, font des ravages depuis que l’on a négligé les sports naturels, au premier rang desquels je place la marche, et qu’on les a remplacés par des sports de compétition.

Mais le Sport a une autre mission, et celle-là toute morale. Grâce à lui, on peut développer l’esprit d’endurance, la combativité, le courage. La boxe est une excellente école d’énergie et, souvent, à la sortie d’un match où les adversaires s’étaient furieusement accrochés, je retrouvais du courage pour supporter l’assaut continuel des difficultés de la vie. Le football est une école de discipline, de marche en équipe, qui vient tempérer l’individualisme propre au Français. Le golf, que j’ai beaucoup pratiqué, m’a conduit à un honorable 14 national, mais, en même temps, a développé mon calme et ma patience. La chasse et la pêche sont de merveilleux refuges contre les soucis des affaires. Le libéralisme nous offre du sport, pour notre plaisir ; j’ai peur que le dirigisme ne nous impose le sport obligatoire, qui me rappelle les séances de gymnastique de mon enfance, c’est-à-dire une corvée.

Les Qualités du Chef.

Les systèmes ne valent que par les hommes qui les appliquent et, en particulier, par les qualités de leurs chefs.

Sous ce rapport, le libéralisme est plus exigeant que le dirigisme. Celui-ci, à la rigueur, peut se contenter d’exécutants bien stylés, de robots bien dressés, puisque tout est prévu, que l’initiative individuelle ne joue plus, tandis que celui-là nécessite une équipe de Chefs que son fonctionnement impitoyable se charge de sélectionner et de récompenser.

Peut-être le lecteur m’accordera-t-il quelque crédit pour en parler puisque, comme civil, ou comme Officier, j’ai commandé plusieurs dizaines de milliers de mes semblables, et que j’ai passé de longues heures à méditer sur la meilleure manière d’être un Chef. Je n’ai aucune vanité à en tirer, offrant seulement mon expérience et mes réflexions à ceux qui veulent les confronter avec les leurs.

Il est incontestable que la France a été battue par la faute de ses Chefs. Ce n’est pas qu’elle en manque, mais leur choix est fait par le peuple, qui ne connaît peut-être pas les qualités qui sont indispensables à des hommes dignes de ce nom. Bien souvent, les Chefs élus le sont parce qu’ils parlent bien ou qu’ils se réclament d’un parti, rarement pour leurs qualités personnelles, qui passent au second plan.

Tout le monde connaît les qualités banales que l’on exige d’un Chef d’industrie. Il doit être intelligent et instruit ; il doit être travailleur et ne pas reculer devant la semaine de 100 heures ; il doit être énergique et imposer sa volonté, mais ce n’est pas suffisant, et bien d’autres qualités lui sont indispensables.

La première est de savoir juger les hommes et s’entourer des meilleurs. Combien en ai-je vu de ces sujets d’élite desservis sans espoir par un entourage qu’ils avaient choisis sans discernement, et sans autre souci que celui de ne pas y introduire un rival possible.

Il est aussi très important qu’un Chef sache faire preuve d’imagination, si ce n’est d’intuition. Il peut, évidemment, se faire aider, mais il ne faut pas oublier cependant qu’il n’aura vraiment d’enthousiasme que pour ses propres idées et l’enthousiasme est un rude moteur.

Il doit avoir de l’initiative, et en faire part, en évitant la formule « Il n’y a qu’à… » si usitée. Le « nyakatisme » est rarement suivi de réalisations positives. Cependant, un gros défaut pour un Chef est de se réserver toute l’initiative et de n’en laisser aucune à son entourage. Il croit éviter ainsi les erreurs, ce qui n’est pas sûr, mais il décourage ses collaborateurs, ce qui est certain.

Il doit avoir de l’audace et savoir prendre des risques, car s’il n’ose pas, il est battu d’avance. En cas d’échec, il ne doit pas hésiter à prendre pour lui-même les responsabilités, sans les rejeter systématiquement sur ses collaborateurs, qui n’auraient plus alors qu’un but ; se couvrir avant tout.

N’oublions pas que son intelligence, son initiative et son audace doivent être tempérées par le bon sens. C’est le professeur Marion qui disait : « L’intelligence court les rues, le bon sens n’est qu’aux carrefours », et encore pas à tous les carrefours, ajouterai-je. Le bon sens est parfois inversement proportionnel à l’instruction, ce qui se vérifie souvent dans les grandes Écoles.

Une des qualités maîtresses pour un Chef est de savoir prévoir. C’est l’une des plus rares, car elle exige un effort de tous les instants pour se dégager des contingences du moment et se situer dans l’avenir. Mais quelle puissance il retire de savoir donner ses ordres à l’avance, d’échafauder des projets à long terme, d’ébaucher des solutions avec le temps de les mettre au point ! Que d’affaires ai-je vues péricliter parce qu’elles étaient toujours en retard d’une idée ou d’une année !

Le mauvais Chef rejette toujours la faute de ses échecs sur son entourage, alors qu’il devrait commencer par se les imputer à lui-même. J’ai assisté à la lente agonie d’une affaire d’automobiles, aujourd’hui disparue, où les dirigeants blâmaient sans arrêt les collaborateurs, les contremaîtres, les ouvriers… et les fournisseurs, dont j’étais, alors que la partie était régulièrement perdue autour du tapis vert, faute d’un programme stable et cohérent.

Le manque de prévision est, en outre, générateur de nombreux changements d’ordres qui sèment la confusion et ruinent toute autorité.

La vitesse dans l’exécution est une autre qualité importante ; elle doit être réalisée sans éclats de voix et sans heures supplémentaires, par la recherche de moyens matériels puissants et par la suppression des temps morts. On peut aller très vite et fatiguer moins le personnel, lorsqu’on fait l’effort d’organisation nécessaire.

Et, surtout, le Chef doit s’assurer de l’exécution de ses ordres, non par une répétition vexante, mais par des comptes rendus automatiques, ou par des sondages périodiques.

J’attache une grande importance à ce que le Chef soit le premier à son bureau, avant tout son personnel. Il en résulte une impulsion très rapide qui se répercute sur tous les travaux de la journée. J’ai toujours remarqué que, lorsqu’il en était ainsi, l’affaire était bien menée, bien que la réciproque ne soit pas toujours vraie.

Une autre qualité, mais celle-là est innée, est de posséder le fluide qui permet d’imposer sa volonté, sans manifestations verbales, soi-disant énergiques, mais qui souvent ne sont que grossières. Comme, en plus, il doit être juste, humain, généreux, comme il doit inspirer la confiance et le respect, on se rend compte de toutes les qualités morales que l’on réclame d’un vrai Chef.

Mais ce n’est pas encore tout. Le grand Chef doit être stoïque, dur comme un roc devant la marée des échecs techniques et commerciaux, des procès, des pertes d’argent et de clientèle. D’autant plus qu’il doit être tenu au courant de ce qui va mal, de préférence à ce qui va bien. Ce qui l’amène à éviter les flatteurs et à leur préférer ceux qui ont le courage de critiquer.

Et comme l’amour-propre et l’enthousiasme doivent être ses moteurs, il sera plus intéressé par le succès de son entreprise que par l’argent gagné, qui lui apportera souvent beaucoup plus de soucis que de joies.

Si j’ai évoqué tant de qualités nécessaires — et j’en oublie — c’est que j’ai passé ma vie à les rechercher sans y parvenir. Peut-être aurais-je mieux réussi à les acquérir si je les avais mieux connues. C’est dans l’ambition de faciliter la tâche des jeunes que j’ai essayé d’en dresser la nomenclature incomplète. Je dois ajouter qu’elle ne vaut que pour les Chefs d’entreprises et non pour les Chefs militaires ou politiques qui doivent, probablement, posséder des qualités complètement différentes, car on a rarement vu un brillant homme d’affaires devenir un habile stratège ou un puissant politique. Je crois avoir ainsi démontré que, pour faire un Patron, c’est-à-dire un Chef, le « droit divin » ou le « hasard » ne suffisent pas, il faut, avant tout, le mérite.

J’ai essayé d’indiquer, de mon mieux, quelles sont, après 150 ans de libéralisme, les qualités exigées d’un Chef digne de ce nom. Si maintenant, par anticipation, je considère ces mêmes Chefs après seulement 25 ans de dirigisme, alors quelle déchéance !

Les uns — et ce sera la majorité — découragés, sans initiative ni enthousiasme, noyés par la paperasse, se borneront à transmettre des ordres qui leur viendront de plus haut et de plus incompétents. Ce sera le régime du patron-fonctionnaire, sans idéal, sans ambition, sans autorité, limité en tout, même dans ses profits, attendant l’heure de la retraite pour passer la main à un successeur qui lui sera désigné.

Les autres — une minorité agissante et peu scrupuleuse — se seront emparés des leviers de commande et, retranchés derrière un réseau barbelé de règlements, de restrictions, de contingents, s’assureront des monopoles qui, améliorés par la pratique du « marché noir » et du « dessous de table », leur procureront des bénéfices scandaleux, au grand dam des consommateurs… et de la morale.

Mais alors surviendra une Révolution qui balaiera tous ces profiteurs, et le vrai Chef, ressuscité par la colère du peuple, retrouvera sa primauté.

RÔLE DE L’ÉTAT




Le propre de l’Économie libérale étant de limiter les attributions de l’État au strict minimum, et de veiller à ce qu’elles ne prolifèrent pas aux dépens de l’initiative privée, la défense du libéralisme m’amène à faire le procès de l’étatisme.

L’État voulant, contre mon gré, se mêler de mes affaires, je me vois obligé, pour lui rendre sa politesse, de m’occuper des siennes. Je ne le ferai pas dans un esprit de vaine critique, bien au contraire, car j’estime qu’un État fort et bien organisé est la base même de toute civilisation. Mais je veux surtout rappeler les tâches essentielles de l’État, qu’il a souvent tendance à négliger, pour se livrer à des activités qui ne sont pas de son ressort. Ce phénomène n’est pas spécial à l’État, et j’ai rencontré beaucoup d’industriels qui délaissaient leur champ d’action naturel pour s’intéresser à celui du voisin, croyant, à tort, faire mieux que lui. C’est un défaut de la nature humaine, qui est toujours attirée par le mirage de la nouveauté. Cependant, la prolifération de l’étatisme a une autre cause qui est l’intérêt personnel de certains fonctionnaires à arrondir leur domaine, quelles qu’en soient les conséquences pour l’Économie générale. J’en citerai, à l’occasion, des exemples typiques.

En même temps que j’examinerai la gestion de l’État dans différents secteurs, j’envisagerai le problème de savoir si cette gestion doit être, ou non, réservée à l’État.

Les Fonctionnaires de l’État.

L’État, par lui-même, est une entité purement morale, qui ne vaut que par ses fonctionnaires.

Leur recrutement et leur organisation doivent être à la base des préoccupations d’un État qui veut être fort. Sous ce rapport, on peut dire que le libéralisme, depuis 150 ans, a créé et mis au point, en France, une administration que « l’Europe nous envie » à juste titre.

Par ma position de Président de Chambre Syndicale, j’ai été à même de fréquenter beaucoup de Fonctionnaires, appartenant à tous les Ministères. J’ai été frappé d’admiration par les trésors d’intelligence, de dévouement et d’intégrité que recélait le Corps des Fonctionnaires. Bien sûr, il y a des exceptions, mais, dans l’ensemble, le Fonctionnaire français mérite tous les éloges. S’il a pu être critiqué, parfois à juste raison, il n’en est aucunement responsable. Il a été victime de l’intrusion de la politique dans sa carrière. Cette intrusion a eu deux effets. Le premier est la nomination de nombreux fonctionnaires pour des causes électorales. Le deuxième est l’abaissement consécutif de leur standard de vie par suite d’un plus grand nombre de parties prenantes pour un crédit à peine augmenté. Cela était surtout sensible pour les cadres supérieurs. Par exemple, l’État les payait comme suit, alors que de 1914 à 1925 l’indice du coût de la vie passait de 100 à 425 :

1914 1925
Ingénieur en Chef des Mines Frs. 12.000 28.000
Président de Cour d’Appel Frs. 25.000 40.000
Général de Division Frs 21.000 39.000

Ainsi, en moyenne, tandis que le coût de la vie faisait plus que quadrupler, ces hauts fonctionnaires ne gagnaient environ que le double ; l’État, dirigiste, avait dans cette période, abaissé le pouvoir d’achat de ses Collaborateurs de plus de moitié tandis que, dans le même temps, l’Économie libérale avait doublé les ressources de ses salariés. Il en était résulté une évasion des meilleurs éléments vers l’industrie et la banque, qui payaient infiniment mieux.

Actuellement, on assiste à la systématisation de ce phénomène, car le dirigisme n’est pas autre chose que l’envahissement du Commerce et de l’Industrie par des néo-fonctionnaires, alléchés par les hauts traitements provisoirement pratiqués par les Comités d’Organisation.

Sans écouter les démagogues, qui sèment partout l’envie et la jalousie, il aurait fallu, au contraire, assurer aux cadres supérieurs des appointements équivalents à ceux de 1914, et les cadres subalternes auraient profité du rajustement des traitements de leurs supérieurs.

On aurait pu amortir les fâcheux effets de cette politique de ladrerie en les compensant par des avantages de préséance, de respect et d’honneurs. Mais je me souviens qu’il n’y a pas très longtemps, il était recommandé aux Officiers de ne pas sortir en uniforme dans la rue, de crainte de manifestations hostiles.

En tout état de cause, Fonctionnaires, mes amis, ce ne sera pas le dirigisme qui améliorera votre sort, car vous serez tellement nombreux que le traitement de chacun d’entre vous ne pourra être que squelettique.

Au contraire, si l’État voulait se borner aux tâches qui lui sont propres, il pourrait réduire son personnel, qui serait alors bien payé, tandis que l’excédent trouverait à s’employer naturellement dans les activités privées à des conditions telles qu’il n’aurait pas à regretter son changement.

Examinons maintenant quelles sont les domaines dont la gestion revient normalement à l’État.

Défense du Pays.

Il est évident que la défense du Pays ne saurait être confiée qu’à l’État, surtout depuis l’apparition de la guerre totale. Seul, l’État est capable de recruter, d’organiser et d’équiper les millions d’hommes qui composent l’Armée. Mais il en est tout autrement pour l’étude et la fourniture du matériel, pour lesquelles l’État doit avoir recours, le plus possible, à l’initiative privée, aiguillonnée par la concurrence. Je n’ignore pas que, parmi les Ingénieurs militaires, il y a des savants de très grande valeur. Le canon de 75 en est une preuve éclatante, mais il ne s’agit là que d’un cas d’espèce. D’une manière générale, il y a tout intérêt à ce que l’Ingénieur d’État soit mis en compétition avec l’Ingénieur civil. Les conceptions de ces deux classes d’Ingénieurs sont entièrement différentes. Pour le premier, ce qui compte, avant tout, c’est le résultat, quel que soit le coût. Pour le second, outre le résultat, ce qui importe, c’est le prix de revient. On pourrait dire que, pendant la guerre, le prix importe peu. C’est une grave erreur, car le prix commande la production. C’est pour avoir négligé cet axiome qu’en 1940, par exemple, nous avions des canons de D. C. A. pourvus d’un système de visée admirablement compliqué, capables d’atteindre automatiquement — sur le papier — un avion dont on connaissait la hauteur, la vitesse et la direction. Mais la production en était fatalement réduite à quelques échantillons. Quant aux avions, c’était pis. Ils avaient toutes les qualités, sauf celle de pouvoir être construits. L’Ingénieur d’État, qui n’a pas la responsabilité de faire marcher une usine, cherche avant tout à couvrir sa responsabilité. Il perfectionnera amoureusement le prototype, mais la production en série ne le passionne pas. C’est bon pour les marchands de canons. Ce mépris de la série se remarque surtout chez les Ingénieurs du Génie Maritime, sujets d’élite par ailleurs, mais qui sont formés à construire des cuirassés à la cadence d’une unité tous les cinq ans. Quand l’État les mit malencontreusement à la tête de l’Aviation, où la série devait être de cent unités par jour, il obtint les résultats que l’on connaît.

La Société Hotchkiss était, depuis de longues années, en concurrence, pour les mitrailleuses, avec l’Arsenal de Saint-Étienne et lui taillait de rudes croupières sous le rapport de la qualité, de la facilité d’entretien et du prix de revient. Cela en devenait humiliant pour l’Arsenal. Aussi, hélas ! ce dernier profita-t-il des nationalisations de 1936 pour mettre la main sur son concurrent et effacer jusqu’à son nom. Depuis lors, la sortie des mitrailleuses baissa de moitié, mais, par contre, la production des Généraux s’avéra satisfaisante, grâce au nombre impressionnant de Colonels qui se succédèrent au fauteuil directorial d’Hotchkiss et en sortirent avec les étoiles.

Les tanks conçus par des Ingénieurs civils étaient excellents, mais on n’en construisit que quelques centaines, car toutes les usines d’automobiles furent occupées, en 1939, à produire des camions. Pourquoi ? Parce que, pendant les dernières années, l’État, sous le prétexte de la coordination du Chemin de Fer et de la Route, avait pratiquement empêché la construction des Poids lourds et vidé le Parc automobile français.

Si, au lieu de sortir, en 39-40, plus de cent mille camions pour combler le déficit, on avait fabriqué cinq mille tanks, — ce qui, alors, n’eût été qu’un jeu, — l’issue de la bataille eût sans doute été changée.

Quant à la mobilisation industrielle, d’une importance capitale pour la production, et qui est dans les attributions essentielles de l’État, on se souvient de la farandole des spécialistes, égaillés à tous les vents, qui jeta un si grand trouble dans les usines.

Pour peu qu’on se rappelle les exploits d’un Louis Renault sortant les tanks par milliers, et d’un André Citroën tournant les obus par millions, on est fondé à affirmer que la guerre 1914-1918 a été gagnée par le libéralisme, et celle de 1939-1940 perdue par le dirigisme, l’héroïsme des combattants n’étant pas en cause.

En résumé, le rôle de l’État dans la Défense Nationale est primordial, mais il ne doit pas aboutir au monopole de la conception et de la construction des armements.

L’Instruction.

Une des tâches essentielles de l’État, après la défense de la Nation, est d’instruire ses enfants.

On pourrait imaginer se passer de l’État pour éduquer la jeunesse, mais l’instruction gratuite et obligatoire exige de telles dépenses que, seul, l’État peut les assumer.

Néanmoins, il est nécessaire d’encourager, à côté, l’Enseignement libre, pour entretenir constamment une émulation féconde.

Le régime libéral, sous lequel nous avons vécu depuis tant d’années, n’a pas trop mal rempli ses obligations scolaires. Nulle part, l’instruction n’a été plus répandue qu’en France, grâce à un Corps enseignant remarquable, quand il faisait son métier et non de la politique.

La fixation des programmes d’enseignement a une énorme importance, bien que le public ne paraisse s’y intéresser que médiocrement. Peut-être me sera-t-il permis d’émettre une opinion, basée sur mon expérience de la vie et sur les lacunes que j’ai pu constater chez moi-même. Je dis tout de suite que je n’ai qu’à me féliciter de l’instruction que j’ai reçue, aussi bien primaire que secondaire et supérieure. Mais, avec un peu de recul, je puis regretter que la place réservée à l’enseignement du français soit aussi restreinte. Alors que la transmission de la pensée a réalisé des améliorations inouïes quant à sa rapidité, l’expression de la pensée humaine n’a pas fait beaucoup de progrès depuis Démosthène et Cicéron ; on en est resté à traduire les idées par des mots. Encore faut-il que ces mots soient bien choisis et représentent exactement la pensée de leur auteur. De la précision, de la clarté, de la concision d’un texte dépend la compréhension exacte de l’auditeur ou du lecteur. Que de lois obscures, de brevets énigmatiques, de rapports nébuleux auraient gagné à être rédigés plus clairement. Mais la possession parfaite du français demande de très longues études basées sur la connaissance du latin et du grec, dont la traduction est le meilleur entraînement pour arriver à une bonne rédaction française. L’heureux maniement des subtilités de notre langue est souvent un élément de succès plus important que les spéculations mathématiques dont on farcit un peu trop le cerveau de nos ingénieurs.

L’enseignement scientifique supérieur considère, en effet, comme acquise la connaissance du français alors qu’elle n’est, bien souvent, hélas, qu’ébauchée.

Les mathématiques transcendantes, le calcul intégral et différentiel gagneraient à être complétés par quelques exercices de français, de rédaction, en particulier, qui habitueraient les élèves à mettre de l’ordre dans leurs idées avant de le mettre dans les choses.

De même, l’étude des langues vivantes devrait être beaucoup plus poussée, en facilitant par exemple, pendant les grandes vacances, le séjour des étudiants dans les pays étrangers.

La formation scientifique supérieure de la jeunesse est assurée, en France, par des maîtres éminents, dont je n’ai eu qu’à me louer, mais j’estime que la place faite aux mathématiques pures est trop grande. Il en résulte, pour certains, une curieuse déformation d’esprit qui les amène à cultiver le paradoxe et à perdre de vue les réalités. Car le bon sens ne se met pas en équation, et il est bien plus fréquent d’avoir l’obligation de résoudre rapidement une simple règle de trois que d’avoir à utiliser les propriétés homographiques et involutives des coniques.

Enfin, le Corps enseignant ne doit voir dans l’instruction qu’une partie de sa tâche. Une autre, très importante, peut-être la principale, consiste à soigner l’éducation de la jeunesse, dont j’ai souligné la fâcheuse carence au chapitre des Valeurs spirituelles et morales.

L’Assistance Publique.

Si je suis résolument opposé aux Assurances Sociales, escroquerie morale et faillite financière, par contre, je suis partisan convaincu de l’Assistance Publique. Il n’est pas admissible que, dans un pays aussi civilisé que la France, la moyenne des hôpitaux soit aussi pauvrement dotée. Notez que le libéralisme n’y est pour rien. C’est à l’État, et à l’État seul, qu’incombe le devoir d’outiller son Service Social. On manque d’argent, me direz-vous. Erreur, car si la Ville de Paris avait consacré à la construction d’hôpitaux toutes les sommes que, depuis cinquante ans, elle a englouties dans les frais de perception des droits d’octroi — plus de 3 milliards — nous aurions la plus belle organisation du monde.

Ce qui prouve qu’avant de vouloir organiser les autres, l’État a encore beaucoup à faire pour s’organiser lui-même.

La Justice.

Une tâche très importante de l’État est de rendre la justice. À la bonne administration de ce Département se mesure le degré de civilisation d’un pays. Quand on lit que le libéralisme est anarchique, c’est tout à fait vrai si on n’applique pas ses lois. On l’a bien vu en 1936, où la mode était de mettre « la légalité en vacances ». Et pourtant, la France a le privilège d’avoir un Corps de Magistrats d’une qualité exceptionnelle, tant par leur science juridique que par leur intégrité. Mais on ne leur facilite pas la tâche, depuis quelques années, par la complexité croissante des textes de lois hâtivement rédigés. Par contre, abusant de leur attitude digne et réservée, l’État en profite pour ne pas les payer. Le coefficient d’augmentation des manœuvres est de 16 par rapport à 1914. Quel est celui des Magistrats ? Mais on sait que générosité et étatisme sont des mots qui sont loin de rimer.

La Police.

Le complément de la Justice est une bonne Police. Là aussi, il y a à faire. Quand on veut de bons serviteurs, il faut les payer ou les honorer. Mon premier geste, si j’étais dictateur, serait de doubler la solde de la Police, de lui donner un bel uniforme et d’interdire la levée d’une seule contravention. À cet égard, il faudrait que les Parlementaires comprennent que toute intervention de leur part est déplacée et aboutit à ruiner l’autorité de la Police.

Un sérieux effort est à faire pour rénover son outillage et améliorer ses locaux, dont l’aspect est par trop sinistre.

Les Routes.

Une des tâches cardinales de l’État est la construction et l’entretien des routes, puisqu’elles ne comportent que des dépenses et pas de recettes, à moins de rétablir les antiques péages. Sous le règne de l’Économie libérale, la France a été dotée d’un merveilleux système de routes, très bien entretenues dans l’ensemble.

J’ai eu beaucoup de contacts avec la Route, quelquefois assez rudes lors d’accidents divers qui, par miracle, ne m’ont pas coûté la vie. Malgré sa traîtrise, je l’ai passionnément aimée, et j’en ai connu tous les aspects au cours de plus d’un million de kilomètres parcourus en 45 ans, sous toutes les latitudes. J’en ai souvent discuté, soit comme membre de la Commission de Circulation Générale au Ministère des Travaux Publics, soit comme Vice-Président Fondateur de l’Union Routière de France, soit comme membre du Comité de la Fédération des Automobile-Clubs de France, soit somme membre du Conseil du Touring-Club de France. Dans mes interventions, j’ai toujours été dominé par deux idées maîtresses : le débit et la sécurité, qui sont souvent liés.

Pour augmenter le débit, la mode est aux autostrades, à l’instar de l’Allemagne. C’est un programme séduisant, mais je crois qu’il est trop ambitieux pour la France. Le problème ne se pose pas, du reste, chez nous comme en Allemagne. Dans ce dernier pays, le réseau routier était beaucoup moins développé, d’où un plus grand intérêt à créer des autoroutes. On doit parer, en premier lieu, aux besoins les plus urgents. Or, ceux-ci dépendent, avant tout, de la densité de la circulation. C’est un non-sens, hélas, souvent observé, que de faire des routes larges là où il ne passe presque personne, alors qu’une route comme celle de Paris-Orléans, pourtant si encombrée, reste à six mètres de largeur ! Il faudrait, d’autre part, que nos Ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui constituent un Corps d’élite, se souviennent qu’en vertu d’un principe élémentaire de physique, le débit d’une route ou d’un tuyau est commandé par sa section la plus rétrécie. D’où il s’ensuit qu’une très grande amélioration pourrait être apportée rapidement à la circulation en concentrant résolument tous les efforts aux abords des villes et sur les principaux resserrements d’un parcours (traversée d’Orléans = 11 Kms). Ensuite, les différents tronçons ainsi établis, seraient raccordés au fur et à mesure des crédits, pour constituer la route idéale.

Le nombre des accidents d’automobiles et les drames de famille qui en résultent sont trop grands pour qu’on ne prête pas une attention particulière à la sécurité des routes. La solution réside, pour une petite part, dans ses aménagements, surtout en ce qui concerne la signalisation et la visibilité, mais, pour une part bien plus grande, dans la police de la route et l’éducation des conducteurs. On peut affirmer que presque tous les accidents pourraient être évités avec un peu de prudence et de discipline. Une des plus belles tâches de l’État est d’instruire le public, piétons et chauffeurs, et, surtout, de faire respecter les règlements. Or, pour cela, de quoi dispose-t-il ? De quelques gendarmes qui ne possèdent, comme outillage, qu’un revolver et un sifflet à roulette. Le premier est un peu brutal, le second complètement inopérant.

J’ai longtemps fait campagne, sans succès d’ailleurs, pour la création de brigades spécialisées, munies d’un matériel puissant et connaissant à fond le Code de la Route. J’avais même imaginé une curieuse voiture, dans laquelle deux gendarmes étaient assis à l’arrière, mais le dos tourné à la route, seule façon de surveiller et d’arraisonner les délinquants de l’éclairage si dangereux pour la sécurité.

Je me fais fort, avec 200 voitures et 1.000 gendarmes spécialisés, de faire baisser, au bout d’un an, de 90 % le nombre des accidents mortels. Mais, pour cela, nous devons ramener l’État à remplir les devoirs qui lui incombent, c’est-à-dire à faire son métier et non le nôtre.

Les Chemins de Fer et les Canaux.

Je parle des Chemins de Fer comme étant du domaine de l’État, mais c’est à regret, car j’estime que l’État n’aurait jamais dû nationaliser les Chemins de Fer. Je me réserve de développer largement ce point lorsque j’aborderai la question des Transports. Mais, en tout cas, l’intervention de l’État devrait se borner à l’établissement de la voie, en laissant à des Compagnies privées le soin de l’exploitation ; il resterait encore à l’État beaucoup à faire, ne serait-ce que supprimer les passages à niveau et doubler certaines voies, pour tenir compte des augmentations locales de trafic.

Quant aux Canaux, ils forment un secteur très important de l’outillage national, mais combien négligé par l’État. Au lieu de vouloir nous apprendre à construire et à vendre des automobiles, l’État ferait mieux de s’occuper de son réseau fluvial. Avec les moyens puissants dont il dispose, force motrice, explosifs, transports, outillage, il est navrant de constater que l’État fait moins aujourd’hui pour ses canaux que n’ont réalisé les Rois, qui ne disposaient que de pelles et de pioches. Et, pourtant, ce n’est pas l’ouvrage qui manque ; par exemple, permettre le passage de péniches plus lourdes et plus rapides. Mais l’esprit « chemin de fer » veille à limiter l’expansion des canaux, témoin cette ahurissante aventure du Canal du Nord, abandonné alors qu’il était aux trois quarts terminé. Quant au Canal du Midi, il faudrait ressusciter Pierre Riquet, qui voyait grand, pour qu’enfin, cette voie d’eau remplisse dignement son rôle de liaison entre l’Atlantique et la Méditerranée.

Postes, Télégraphes, Téléphones, Radio.

Voilà vraiment des domaines, sauf la Radio, qui ressortissent à l’État. Je dois reconnaître que, sauf quelques défauts mineurs, ces Services sont supérieurement organisés et exploités. Tout au plus, pourrais-je suggérer que les timbres ne soient pas modifiés aussi souvent, pour plaire aux philatélistes, que les attentes dans les bureaux de poste soient sensiblement réduites, que les facteurs soient mieux outillés comme moyens de transport, et que les téléphones publics soient plus nombreux. Quant au rendement financier de ces Départements, il est assez difficile à apprécier, mais j’ai l’impression que, avant la guerre, le prix des services était trop réduit et qu’une augmentation sérieuse aurait contribué à alléger le budget général, sans diminuer le volume des opérations postales.

Cependant, malgré toutes ces louanges, j’ai la certitude que la transmission de la pensée peut encore faire d’énormes progrès, à condition que l’État veuille bien se consacrer à cette besogne essentielle, au lieu de s’occuper de ce qui ne le regarde pas.

Quant à la Radio, si elle continue à être complètement monopolisée par l’État, je n’ai plus qu’à vendre mon poste récepteur et à acheter un phonographe.

La Collecte des Impôts.

Une des fonctions de l’État, et non des moindres, est l’encaissement des impôts. Ainsi que je l’ai exposé à ce chapitre spécial, je voudrais que la collecte de l’impôt ne soit pas ressentie par le grand public. Il est parfaitement possible d’imaginer que l’employé, l’ouvrier et le paysan n’aient jamais besoin de connaître l’adresse du Percepteur. Quelle simplification pour l’État, qui pourrait utiliser le personnel ainsi libéré à servir le public, au lieu de le brimer. L’emploi généralisé du chèque a déjà beaucoup contribué à simplifier les recouvrements, mais le plus gros progrès sera accompli avec la suppression de l’impôt personnel.

Les Relations Extérieures.

Quel champ d’action passionnant pour un État fort que l’établissement des relations extérieures à la Métropole ! Pousser au développement des Colonies, aider à leur mise en valeur, promouvoir chez les Français la vocation coloniale, donner aux audacieux des subventions de démarrage, dix fois récupérées par la suite, voilà de quoi faire du Ministère de la France d’Outre-Mer le plus grand de tous les Ministères. Il y a là des débouchés d’activité capables d’absorber les énergies des jeunes d’une façon infiniment plus fructueuse qu’avec la ridicule Organisation Professionnelle. Mais, pour cela, il est indispensable de relever la Marine marchande, que le dirigisme a si fâcheusement mise en péril.

Une autre tâche capitale de l’État est d’organiser son Corps diplomatique et consulaire et de bien choisir ses Attachés Commerciaux, dont dépendent entièrement ses relations extérieures avec les autres Pays. C’est une tâche immense, ingrate, toujours en évolution, que l’État remplit tant bien que mal, faute d’y attacher une importance suffisante. Au cours de mes nombreux voyages, à côté de brillantes exceptions, j’ai été frappé de l’insuffisance de notre représentation diplomatique et consulaire. Quant à nos Attachés Commerciaux, ils étaient tous découragés par le peu de cas que l’on faisait de leurs rapports, qui s’entassaient dans les cartons verts en attendant d’être mis au pilon.

Pourquoi ne pas instituer un Comité d’Organisation des Relations Extérieures, qui aurait la haute main sur tout ce personnel ? S’il réussit, voilà qui me réconciliera avec les C. O., que j’ai si peu admirés jusqu’ici.

Les Monopoles Industriels.

Je les ai placés, à dessein, en dernier parmi les activités de l’État, parce que j’estime justement qu’ils ne devraient pas en faire partie. L’État est un mauvais industriel et un déplorable commerçant, et il en donne une preuve éclatante dans la gestion de ses monopoles. Il le sait, du reste, fort bien et, d’une façon générale, il ne se risque à exploiter une industrie ou un commerce que s’il est sans concurrence. Toutes les exceptions ont mal tourné pour lui. Je rappelle l’exemple typique des mitrailleuses, dont Saint-Étienne et Hotchkiss se disputaient le marché. La supériorité de Hotchkiss était écrasante. Malheureusement, la nationalisation de cette firme rétablit le monopole au grand dam de la production.

La Régie des Tabacs a toujours été à l’abri de la concurrence, ce qui lui permet de vendre dix francs ce qui lui revient à vingt sous. Malheureusement, la qualité n’y est pas, et tout le monde a connu la classique plaisanterie des allumettes ininflammables, jusqu’à ce que l’industrie étrangère soit venue au secours de la Régie. Mais, fait plus grave, le marché français est inondé de cigarettes anglaises, américaines, turques, égyptiennes. Or, ni l’Angleterre, ni ses Colonies ne produisent une once de tabac, tandis que la France en récolte 25.000 tonnes par an. La Régie devrait donc être mieux placée, mais ses concurrents étrangers, qui vivent en Économie libérale, n’ont aucune peine à imposer leurs produits au public français. Par contre, la Régie, qui s’appuie pourtant sur un marché intérieur obligatoire de cinq milliards de cigarettes, pourrait facilement exporter du tabac français, dont il est aisé d’augmenter la production indigène. Or, dans aucune capitale du monde, vous ne trouverez un paquet de cigarettes françaises. La preuve est par là faite qu’une industrie d’État est vouée à la médiocrité si, au détriment du consommateur, elle ne s’appuie pas sur un monopole.

Pour le monopole de l’Alcool, l’État fait preuve d’une agréable fantaisie. Il pend sur ses ventes à la carburation, il gagne sur celles à la parfumerie, et il se borne à écriturer pour ses livraisons aux Poudres, sans qu’aucune Cour des Comptes ait jamais su quel était le bilan exact de l’exploitation.

Conclusion.

Si je me suis étendu aussi longuement sur le rôle de l’État — bien que je n’aie fait qu’effleurer le sujet — c’est que, dans l’étude des systèmes économiques, le comportement de l’État est primordial. Le libéralisme étant caractérisé par l’initiative privée, et le dirigisme par l’intervention de l’État, il était extrêmement utile, pour comparer les mérites des deux systèmes, d’examiner les résultats qu’obtient le dirigisme dans les secteurs où il a l’occasion de se manifester. Je crois avoir démontré que son champ d’activité est déjà immense et que la part que lui a laissée le libéralisme gagnerait à être réduite. L’État se trouve déjà surchargé de nombreuses tâches qu’il n’arrive pas à mener toutes à bien. Ce n’est pas très encourageant de lui en confier d’autres.

VERS LA PROSPÉRITÉ




Des lecteurs réalistes penseront peut-être que, si j’ai fait le procès du dirigisme, je n’ai, par contre, rien construit de positif. Je serais très sensible à ce reproche, car je ne suis pas comme tant de bâtisseurs de systèmes qui n’ont rien produit, ayant moi-même passé ma vie à construire et réaliser.

« Alors, que proposez-vous ? », me dira le lecteur inquiet. « Surtout, pas le régime d’avant-guerre qui nous a si mal réussi ! »

« Il faut que ça change ! » Tel est le désir formel de la majorité des Français.

Eh ! oui, il faut que ça change, j’en suis bien d’accord et, pour cela, il faut abandonner les errements de la période d’après 1919 et revenir résolument au libéralisme de 1914. Celui qui a régné en France de 1919 à 1939 n’en était plus que la caricature ; il avait été insensiblement saboté par l’intrusion d’un dirigisme grandissant dont les principales manifestations, maintenant bien connues, sont :

Les lois sur les loyers, qui ont condamné au chômage plus de 200.000 ouvriers du bâtiment, par suite de l’arrêt total des constructions ;

Le contrôle des changes et les contingentements, qui ont faussé notre Commerce Extérieur ;

La coordination du Rail et de la Route, qui a tué l’industrie du camion, sans améliorer l’exploitation des Chemins de Fer ;

L’Impôt Général sur le Revenu, qui a découragé toutes les initiatives ;

Les lois insensées qui ont saccagé ce magnifique instrument de travail qu’était la Société Anonyme.

Oui, il faut que ça change ! Mais en sens inverse de ce que préconisent MM. les « Organisateurs ».

Je sais bien que ma proposition du retour à l’Économie libérale de 1914 va faire pousser des clameurs aux dirigistes, qui jetteront feu et flamme pour conserver leurs prébendes. Mais les « petits intérêts » de deux ou trois quarterons de néo-fonctionnaires ne m’impressionnent nullement, quand je les compare aux intérêts de la France.

Ce qui importe, avant tout, c’est le retour à la prospérité matérielle et à la quiétude morale, la première commandant la seconde.

Mais on ne sortira pas du chaos, d’ans lequel nous a plongés le dirigisme, sans prendre quelques précautions.

Moi, qui suis un libéral impénitent, je pose en principe qu’il est impossible de se dégager, du jour au lendemain, d’une expérience dirigiste aussi totale que celle de la guerre. Les fumeurs d’opium savent que toute cure de désintoxication demande quelques précautions, et qu’il est dangereux de supprimer brutalement le poison. Il en est de même pour le dirigisme, qui devra, avant de disparaître, assurer la transition avec le libéralisme retrouvé. Les besoins seront tels, après-guerre, et ils se manifesteront avec une telle violence qu’il faudra, de toute urgence, établir une hiérarchie de ces besoins pour les satisfaire dans un certain ordre.

Je suis persuadé que, pour ce faire, le système parlementaire est trop lent, et qu’il faudra, tout au moins pour un temps, un dictateur à l’Économie nationale, muni de pleins pouvoirs. C’est à cet important personnage que je dédie ce chapitre, espérant qu’il y trouvera des éléments pour réaliser une tâche difficile.

Je pars du principe que, seule, est à établir la hiérarchie de quelques besoins principaux, et que les autres s’organiseront d’eux-mêmes, selon les lois du libéralisme.

Les six secteurs à « diriger » sont, par ordre d’urgence :

1ere ex æquo Les Matières Premières.
Le Commerce Extérieur.
Les Transports.
4e Le Logement.
5e L’Agriculture.
6e Le Tourisme.

Tous les autres secteurs d’activité verront leur prospérité découler automatiquement de celle de leurs six chefs de file, qui seront seuls contrôlés.

L’unique moyen de contrôle doit être la répartition des matières premières. Pour le reste, les intéressés se débrouilleront eux-mêmes infiniment mieux et plus vite qu’avec toute la bureaucratie qui, cependant, s’efforcera désespérément de survivre.

Ceci implique la réduction immédiate, ou même la suppression, de tous les Comités d’Organisation.

Quant à la répartition des matières premières, c’est affaire de Gouvernement, et il suffit, pour cela, d’un personnel peu nombreux, mais d’élite, qui aura pour devise : « Servir et non asservir ».

La répartition des matières premières pourra se faire d’abord à raison de :

80 % pour les 6 secteurs contrôlés,

20 % pour le secteur libre,

avec augmentation progressive pour le secteur libre jusqu’à ce qu’il atteigne 100 % le plus rapidement possible.

Car ce stade de la répartition ne doit être qu’un expédient provisoire, une transition pour retrouver la liberté entière du commerce, seul moyen pour, à la fois, ramener l’abondance et supprimer le « marché noir », plaie du dirigisme.

En tout état de cause, après la cessation des hostilités, un an sera le délai maximum après lequel devra cesser complètement la répartition autoritaire des matières premières.

Passons en revue nos six secteurs-clés, dont dépendent tous les autres.

Les Matières Premières.

La guerre terminée, la reconstitution immédiate des stocks de matières premières est d’une importance vitale et, parmi elles, le charbon, le fer, le pétrole et le caoutchouc occupent les premières places. Le charbon et le fer nous donneront la fonte et l’acier, produits de base pour la réorganisation des transports. Les mines de France sont, heureusement, assez riches pour le fer; quant au charbon, l’importation fera l’appoint. Le pétrole dépendra, avant tout, des transports maritimes, mais j’ai bon espoir que ceux-ci seront très rapidement rétablis. Le caoutchouc sera d’une urgence capitale. Cependant, un simple bateau de 10.000 tonnes peut nous dépanner sérieusement.

Les autres matières premières, comme le cuivre, la laine, le nickel, le coton, peuvent affluer très rapidement. Question de transport. L’aluminium est produit en France en grandes quantités.

Si un dirigisme trop étroit ne vient pas entraver la reconstitution des stocks, j’estime que, un an au plus tard après la cessation des hostilités, la répartition autoritaire des matières doit laisser place à la liberté complète.

Le Commerce Extérieur.

Mais, pour résoudre le problème vital des matières premières, il importe, au plus haut point, d’avoir une sage politique de Commerce Extérieur.

En effet, si quelques-unes des matières qui nous manquent actuellement se trouvent abondamment en France, ou dans l’Empire, telles que le fer, l’aluminium, le caoutchouc, la chaux, le ciment, le blé, le vin, l’alcool, par contre d’autres, très nombreuses, nous font défaut en partie ou en totalité et doivent être forcément importées de l’Étranger. Il nous manque : au moins un tiers du charbon, la totalité du pétrole, du cuivre, de l’étain, du coton, et presque toute la laine, sans oublier le café, le thé, le cacao, que nos palais désirent ardemment.

Sans ces matières, reconstruire la France est une utopie. Heureusement, il en existe, de par le monde, des stocks considérables. Mais nous ne serons pas les seuls à en avoir besoin, et les pays détenteurs en exigeront fatalement le paiement. Comment ? Au comptant ou à terme, en or ou par clearing ? Il n’importe ; l’aboutissement final de l’opération sera toujours un échange de marchandises.

De là, la nécessité inéluctable d’exporter. Mais exporter quoi ? Je réponds : tout, sans exception, et librement.

L’exportation est le moyen idéal pour faire participer le peuple entier au relèvement de la France. Car tout le monde ne peut pas être maçon, métallurgiste ou menuisier. Il existe des quantités de métiers qui ne seraient que d’une faible utilité pour la reconstruction de la France, si l’exportation n’offrait à leur activité de précieux débouchés qui permettront, en retour, l’importation des matières premières tant désirées. J’estime qu’une midinette est aussi utile à la réparation des ruines du pays qu’un maçon ou un plombier. Par son travail, elle peut procurer des devises qui paieront les matériaux dont ces ouvriers ont besoin.

Pour illustrer ma pensée, je donne ci-après, à titre d’exemple, un tableau, qui peut être varié à l’infini, des équivalences possibles. Il n’a pas la prétention d’indiquer autre chose que des ordres de grandeur.

l’exportation de : permet d’importer :

1 robe de grandi couturier

1 litre de parfum

1 tonne de papier à cigarette

1 pneu de camion

1 carburateur

1 roman

1 bouteille de Champagne

1 bicyclette

10 tonnes de charbon

2 tonnes de pétrole

200 tonnes de pâte à papier

300 kilogs de laine

10 kilogs de café

1 livre de thé

3 kilogs de cuivre

100 kilogs de coton

Il sera de toute urgence de renouer nos relations extérieures, car l’avenir appartiendra aux pays qui, les premiers, auront su reconquérir les marchés étrangers.

Enfin, il faut éviter que les bateaux qui apporteront les matières premières s’en retournent à vide, sous peine de voir les courants d’importation se détourner de la France.

Pour qui connaît, comme moi, les complexités du commerce extérieur, qui se traite à coups de câbles, il n’y a pas de doute que, seule, la liberté absolue doit présider à ses évolutions.

Mais le dirigisme veille. Pensez donc, quelle aubaine ! Encore un secteur à diriger, à contrôler, à organiser, à contingenter, c’est-à-dire à freiner, à étrangler, à asphyxier. Et puis, quelle jouissance de pouvoir distribuer des visas, des permis, des cachets, des licences !

Et, dans ce but, les bonnes raisons ne manqueront pas.

Pour l’exportation, ce sera la nécessité de ne pas appauvrir la France déjà exsangue, de lui réserver, par priorité, tous les matériaux pour sa reconstruction, alors que, bien au contraire, toute exportation permet automatiquement une rentrée de matières premières ou de marchandises.

Il n’y a même pas lieu de s’arrêter au fait que l’article exporté comporte des produits qui manquent en France. Avant tout, ce qu’il faut, c’est se procurer des devises. L’exportation d’un pneu de camion de 5 tonnes, qui implique la sortie de 35 kilogs de caoutchouc, permet, en retour, l’importation de 200 kilogs de la précieuse gomme.

Il ne sera même pas nécessaire d’instituer une surveillance des devises, car celles-ci rentreront automatiquement, soit par clearings privés, soit par la tendance du franc à la hausse, qui pourrait bien surprendre beaucoup de spéculateurs.

Toute entrave à l’Exportation se traduira par l’émigration à l’étranger des industries françaises, car, s’il est possible d’arrêter le départ des marchandises, il est vain de vouloir arrêter la sortie des idées. L’industriel, devant le danger de pendre ses marchés extérieurs, montera ses fabrications dans des pays plus compréhensifs, au grand détriment de notre Économie nationale, victime, une fois de plus, du dirigisme.

Quant à l’importation, elle doit rester entièrement libre et réglementée uniquement par le droit de douane qui doit toujours rester modéré. D’autre part, à aucun prix, on ne doit revoir le scandale des contingents d’avant-guerre, distribués au petit bonheur à l’exclusion de toute concurrence, pas plus que ne doit se perpétuer la néfaste pratique des clearings et des licences d’importation, intolérables freins aux échanges internationaux. Les industriels qui seraient tentés d’obtenir, par un de ces moyens, une protection exagérée doivent se souvenir qu’en agissant ainsi, ils se rendent le plus mauvais service, car, se croyant à l’abri derrière la barrière douanière. ils auront tendance à négliger l’abaissement de leur prix de revient et l’amélioration de leur qualité, ce qui les placera mal sur les marchés extérieurs, tout en limitant le marché intérieur. D’autre part, les concurrents étrangers, énervée par l’obstacle, installeront leur fabrication en France — ce qui justifiera d’agréables voyages à Paris — et, comme je l’ai vu souvent se produire, ils deviendront des adversaires acharnés des industriels français.

Dans la majorité des cas, ils exigeront de leurs Gouvernements des représailles contre les produits français, d’où une guerre de tarifs qui conduira à la guerre tout court.

Ce n’est que très exceptionnellement qu’une protection importante peut se justifier, par exemple, lorsqu’il s’agit de quelques industries indispensables à la Défense Nationale, ou bien s’il ya lieu de protéger la période de démarrage d’une industrie nouvelle par des tarifs dégressifs au fur et à mesure que le temps s’écoule.

Quant au rôle de l’État, il est très net. Il doit, avant tout, favoriser l’Exportation en concluant des traités de commerce aussi avantageux que possible avec les pays étrangers. Et pour cela il doit reviser son tarif douanier dans le sens de la modération. Il doit réorganiser son réseau d’Attachés Commerciaux en le rendant plus efficace qu’avant la guerre. Il doit faire l’impossible pour relever au plus vite la marine marchande, reconstruire les ports et les docks détruits, développer l’aviation civile et les relations postales avec l’Étranger.

Besogne gigantesque, et qui nécessitera toute l’énergie d’un gouvernement digne de la France alors que je dénonce, dès maintenant, comme coupables de haute trahison envers le pays, tous les criminels qui, sous couleur de dirigisme, voudront imposer au Commerce Extérieur des contraintes mortelles pour son développement.

Les Transports.

Peut-être suis-je qualifié pour en parler, car, sauf l’autogyre et le planeur, je crois avoir utilisé tous les modes de transport, depuis l’époque où je prenais la diligence entre Saint-Claude et Chamlpagnole, jusqu’au jour où je traversai l’Atlantique en dirigeable.

Mon industrie est intimement liée à celle des transports, et toute ma vie a été consacrée à leur amélioration. Ma pensée s’est toujours attachée passionnément à ce problème vital. Car, et j’y insiste avec énergie, la tâche capitale qui s’imposera, de toute urgence, après la guerre, est la remise en état de notre système de transports. Et, par là, j’entends aussi bien le transport de la pensée que celui des hommes et des marchandises. Mais il y aura, là encore, une hiérarchie des besoins. Chemins de fer, automobiles, bateaux ou avions ? Les erreurs ne seront pas graves, car tout est d’une égale urgence. Pour les avions, le rétablissement sera rapide, étant donné l’énorme potentiel de guerre de cette industrie. Pour les bateaux également, car tous les chantiers du monde seront en pleine production. Le transport fluvial devra être modernisé et accéléré. Pour l’automobile, la réorganisation sera plus lente, mais non moins urgente. Je vois la reconstitution d’un parc convenable en deux ans, à moins que le dirigisme ne vienne entraver l’initiative privée. Peu de routes seront à refaire, mais un sérieux goudronnage s’imposera, si l’on ne veut pas voir le réseau se dégrader rapidement. La construction des voitures de tourisme, malgré leur appellation péjorative, devra être encouragée au moins autant que celle des camions, car la reprise rapide dépend largement du transport des hommes. Mais la clientèle devra être orientée vers des modèles légers et consommant peu, quitte à sacrifier la vitesse. Et, surtout, ne retombons pas dans l’erreur qui consiste à considérer les véhicules comme une machine à percevoir l’impôt, celui-ci devant être entièrement encaissé au moyen du carburant.

Quant au grand problème de la coordination des transports, dont il a été si souvent parlé avant-guerre, inutile de dire que j’y suis énergiquement opposé. Elle a été établie sous prétexte d’éviter les doubles emplois, autrement dit la concurrence. Or, celle-ci consiste justement à offrir au public, d’au moins deux côtés différents, le même service. Le monopole est évidemment plus pratique pour l’exploitant, et comme ce seront des fonctionnaires qui géreront la coordination, ils préféreront s’installer dans un monopole semblable à celui du tabac.

Mais l’usager, c’est-à-dire l’intérêt général, y perdra beaucoup. On évitera peut-être les doubles emplois, mais on asphyxiera les transports. Avec cette même théorie de coordination, on devrait exiger qu’il n’y ait, en France, qu’une maison qui fabrique des carburateurs, ce qui éviterait les doubles emplois et aussi une concurrence bien gênante. Mais, au bout de quelques années, cette industrie serait en léthargie. Il en est de même des transports. Je ne vois aucun inconvénient à ce que, sur un même parcours, le Chemin de fer soit en concurrence avec une ou plusieurs lignes de camions ou d’autobus. Au bout de quelque temps, chaque exploitant sera bien obligé d’équilibrer son budget. Évidemment, les gérants de chaque ligne devront redoubler d’efforts, pratiquer des économies, mais la nation y gagnera une amélioration du service et des prix.

Je ne comprends la coordination que sous forme de collaboration. Le Chemin de Fer a beaucoup à gagner en s’inspirant de l’Automobile et de ses méthodes. D’abord, il lui faudra alléger son matériel et réaliser un rapport Poids utile/Poids mort qui ne soit pas inférieur à celui de l’Automobile. Pour cela, il sera nécessaire qu’il substitue le bandage pneumatique à l’archaïque bandage ferré. Le salut du Chemin de Fer viendra de là. Le génial précurseur Édouard Michelin lui a montré la voie et a réfuté toutes les objections que le vieil esprit Chemin de Fer n’a pas manqué de lui opposer. Quand les wagons seront montés sur pneus, leur poids pourra être réduit de plus de moitié, le bruit et les vibrations de 9/10, au grand bénéfice de la conservation du matériel. Le confort des voyageurs sera nettement augmenté. Mais, pour cela, il faut que la menace de la concurrence ne cesse de hanter le Chemin de Fer, au lieu que la coordination lui assure une douce quiétude basée sur un quasi-monopole.

Déjà, la nationalisation des différentes Compagnies de Chemins de Fer a été une grande erreur. Il y avait, auparavant, une certaine émulation entre les Compagnies car, toujours, les facilités de transport déterminent les grands courants de circulation que chaque Compagnie s’efforçait de capter. Puissent ces quelques lignes inciter la S. N. C. F. à avoir plus l’esprit « usager » et moins l’esprit « chemin de fer », car il y a encore des améliorations considérables à réaliser si l’esprit « usager » triomphe. Je n’en veux prendre qu’un exemple, mais frappant. Je pose en fait que, dans une Économie prospère, le déplacement aisé des Chefs est d’une importance primordiale. La présence réelle d’un « animateur » à Lyon, Marseille, Bordeaux, etc., peut avoir des répercussions considérables. Cette élite est, d’autre part, très surmenée et ne dispose que de la nuit pour voyager. Or, que lui offre-t-on ? Des trains rapides, dans lesquels il est brimbalé jusqu’à Lyon, par exemple, où on le dépose en plein hiver, à 7 heures du matin, rompu, transi, tous les hôtels pleins. Évidemment, il n’en meurt pas, mais jure qu’on ne l’y reprendra plus, au grand dam des affaires.

Or, je pose en fait que, pour tous les voyages compris entre 300, et 1.000 kilomètres, le Chemin de fer est imbattable, même par l’avion. Mais pour cela il faut qu’il généralise les voyages de nuit confortables avec horaires à vitesses moyennes différentes. Un voyageur perdra moins de temps dans un parcours de nuit que dans un vol de jour en avion, d’autant plus que ce dernier le dépose souvent loin de la ville.

J’ai rêvé de trains « usagers » composés de wagons-lits « Micheline », légers, souples, silencieux, à compartiments « single » qui prendraient les voyageurs à 11 heures du soir, à Paris, et les amèneraient, à petite allure, le lendemain matin à 8 heures, à Lyon, où le train attendrait en gare jusqu’à 9 heures que tous les voyageurs, reposés, toilettes et restaurés, puissent aller vaquer à leurs affaires jusqu’au soir, où ils reprendraient le même train pour regagner Paris, avec le même confort, et aussi dispos que s’ils avaient passé les deux nuits dans leur lit. On ne s’imagine pas quelle impulsion donnerait aux affaires cette facilité de relations entre deux grandes villes de France. Mais ce n’est qu’un rêve, et j’ai bien peur que l’esprit « chemin de fer » ne réponde à ma proposition comme le chef de gare à un usager qui se plaignait : « Mais, est-ce que je voyage, moi ! ».

Quant aux transports de marchandises, je ne vois pas pourquoi on ne rétablirait pas, immédiatement après la guerre, leur liberté absolue, puisque, quoi qu’on fasse, ils seront encore insuffisants pour assurer le trafic. L’intérêt général n’est pas de consolider des monopoles, mais d’assurer les transports au meilleur prix et dans les moindres délais. Bien entendu, les dirigistes crieront à « l’anarchie » des transports. Mais j’aime cent fois mieux cette anarchie vivifiante que la pénurie desséchante que nous vaudrait une néfaste coordination.

Est-ce à dire que le temps des Chemins de Fer est révolu ? Loin de moi cette pensée. Je crois, au contraire, que le rail a encore un rôle immense à jouer. Mais, pour cela, il ne faut pas qu’il s’endorme dans un monopole stérile. Il faut que, poussé par la vivifiante concurrence de l’Automobile, il améliore constamment son matériel et ses méthodes, et, pour cela, on peut faire confiance à son personnel qui ne demande qu’à bien faire et l’a prouvé au cours des deux guerres par son dévouement et sa capacité de redressement dans des circonstances difficiles.

Je verrais même beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients à ce que le Chemin de Fer exploite lui-même des transports automobiles pour réaliser le porte-à-porte des voyageurs et des marchandises, soit en s’entendant avec des transporteurs publics, soit en ayant ses propres filiales, mais, dans ce dernier cas, aux deux conditions formelles suivantes :

1° - Que ces filiales aient un capital distinct et une comptabilité séparée ;

2° - Qu’elles puissent toujours être librement concurrencées par des transporteurs publics ou privés.

Le Logement.

La sagesse des Nations me commandait, dans cet hymne à la Prospérité, de mettre en tête le logement, en vertu de l’adage si juste : « Quand le bâtiment va, tout va », et je n’aurais pas manqué de le faire si la construction des maisons ne dépendait pas des transports et des matières premières. Il n’en est pas moins vrai que, sous cette réserve, c’est au logement que nous devons apporter tous nos soins.

Il est navrant de constater les efforts méritoires que l’on déploie en faveur des familles nombreuses, alors qu’en fait, elles n’ont pas de quoi se loger. À qui la faute ? au dirigisme, bien sûr, qui, après 1914, a torturé, par plus de 50 lois sur les loyers, la vraie loi, celle de l’offre et de la demande. À vouloir maintenir artificiellement les loyers très bas, forme démagogique du dirigisme, on a eu comme résultat d’arrêter presque complètement la construction des maisons d’habitation. En vingt ans, on a bâti plus de cinémas que de logements.

Alors que le coût de la vie décuplait, que l’intérêt de l’argent à long terme doublait, on a voulu maintenir le barême des loyers à un niveau qui ruinait les propriétaires, dont les maisons avaient été édifiées sur leurs économies amassées sou par sou. Ce qui n’a pas empêché la haine de s’instaurer de plus belle entre propriétaires et locataires, déchirés par des milliers de procès que ces lois scélérates avaient fait naître. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis pas propriétaire, et que j’ai juré de ne mettre ma signature au bas d’un bail que comme… locataire. Les quelques rares audacieux qui ont voulu passer outre depuis vingt ans, et qui ont voulu construire, ont tous fait faillite. Mais, pendant ce temps, notre capital immobilier s’amenuisait. La durée moyenne d’une maison étant 150 ans, il faut compter que, depuis près de 30 ans que l’on ne construit pas, les logements disponibles ont diminué de 20 %.

Devant cet effondrement de la propriété bâtie, le dirigisme a voulu réagir par la construction des habitations à bon marché. Cette entreprise étatiste n’a fait que reporter le fardeau sur l’ensemble des contribuables, tout en dotant les villes de ces hideuses cages à lapins, construites en carton-pâte, où le locataire du premier étage entend tousser son voisin du second, l’un et l’autre crevant ensemble de chaleur en été et de froid en hiver.

Seul, le retour aux lois libérales de 1914 nous permettra de revoir cette forêt de sapines qui, en ce temps-là, marquait la fièvre de construction qui animait Paris. Surtout, ne faisons aucune distinction entre les valeurs des loyers, car une maison construite Avenue Foch libère, par une sorte d’osmose locative, des logements à Belleville, toute une chaîne de locataires se décalant heureusement dans l’échelle du confort. Visons à décongestionner Paris, qui est la ville, au monde, la plus peuplée à l’hectare, par la création de cités-satellites, abondamment desservies par des transports individuels et en commun, composées de maisons particulières entourées d’un jardin, que cette guerre nous aura appris à apprécier. Évitons de normaliser les maisons, comme certains le proposent, mais, dans l’harmonieuse diversité des extérieurs, unifions les éléments de la construction, menuiserie, plomberie, électricité, chauffage. Bâtissons tout cela à l’aide de l’initiative et des capitaux privés, et gardons-nous de l’intervention du dirigisme, qui ne saura nous offrir que de hideuses casernes où l’humanité grouillera comme dans un bouillon de culture.

L’Agriculture.

Ce mot de culture me paraît réaliser une transition honorable avec le sujet que je veux traiter dans ce secteur de la Prospérité. D’aucuns s’étonneront qu’un Ingénieur puisse parler utilement des choses de la terre. Aussi, n’ai-je nullement l’intention de donner des leçons au cultivateur français, qui sait, bien mieux que moi, ce qu’il a à faire. Mais peut-être pourrai-je m’autoriser de mes attaches ancestrales terriennes, du fait que j’ai été, pendant de longs mois, le plus grand laboureur de France, de ce que j’exploite, à grands frais, une ferme en Sologne — il est plus facile de faire de la culture avec de l’argent que de l’argent avec de la culture — pour émettre quelques idées qui pourront peut-être utilement prendre place dans l’anthologie des discours sur l’Agriculture.

La guerre a révélé à beaucoup, qui ne s’en doutaient pas, l’importance de ce secteur. Le citadin, habitué à l’abondance de l’Économie libérale, avait un certain mépris pour les choses de la terre. Le paysan, à l’heure actuelle, prend sa revanche, et c’est justice. Je voudrais seulement donner à ce dernier quelques conseils de modération en lui rappelant qu’avant la guerre, le grand problème était d’écouler les produits à un prix rémunérateur. Or, en un siècle, pour un accroissement de la population de 25 %, la production de céréales, en France, a augmenté de 50 %. D’autre part, par suite de la diffusion du machinisme, les calories réclamées par l’effort physique humain ont diminué, dans le même temps, d’au moins 10 %, d’où une réduction de la consommation. Il est résulté de ces chiffres un déséquilibre entre l’offre et la demande, dans le sens d’une grande abondance.

Pour écouler ces produits agricoles en excès, il est nécessaire de faire baisser leur prix de revient afin de pouvoir les faire absorber par l’exportation ou par les usages industriels comme l’alcool, l’amidon, le tabac, les textiles, etc. Or, en France, nous étions déjà mal placés par rapport à l’étranger, puisque nous étions obligés de protéger la culture par des droits de douane importants. D’où la nécessité de baisser le prix de revient des produits agricoles.

Et c’est là que l’Ingénieur intervient. D’abord, pour retenir la main-d’œuvre à la terre, en lui offrant des logements améliorés et à bon marché, pourvus d’un confort élémentaire, électricité, chauffage, radio. Ensuite, en assurant à cette main-d’œuvre un rendement toujours plus grand par l’amélioration de l’outillage agricole. Déjà, beaucoup a été fait dans ce sens puisque, par les engrais artificiels, les faucheuses, les moissonneuses-lieuses, les batteuses, la production des céréales a augmenté, en un siècle, de 50 %, avec une main-d’œuvre raréfiée de 10 %.

Mais on peut faire beaucoup mieux. Quand on considère que, pour labourer un seul hectare, il faut qu’un homme parcoure, à pied, au moins 30 kilomètres, aux mancherons de sa charrue, on doit conclure que le labourage est encore bien primitif. Si l’on songe d’autre part qu’un hectare de céréales demande le plus souvent, outre de nombreuses « façons », 3 labours avant de recevoir la précieuse semence, on admettra la nécessité absolue de résoudre le problème du labour à bon marché. C’est par la collaboration intime de l’Ingénieur et du Cultivateur et à l’aide des puissantes usines d’Automobiles que la solution sera trouvée alors que, jusqu’à présent, elle n’a été qu’à peine ébauchée.

Il en est de même de l’amélioration des transports agricoles, problème capital, que l’Ingénieur résoudra s’il veut bien ne pas se cantonner dans la réalisation trop aisée du transport routier, et concevoir des Véhicules rustiques, passant partout, insensibles aux intempéries et au manque d’entretien.

Toutes ces questions d’outillage agricole ont, en outre, l’heureuse conséquence de rapprocher les citadins de la campagne, de combler le fossé qui existait entre l’ouvrier d’usine et le paysan qui, au lieu de s’ignorer, sentiront désormais qu’ils travaillent à une tâche commune : l’approvisionnement de la Nation. De là à régler le problème social, il n’y a qu’un pas, le contact avec la terre étant le meilleur dérivatif à nos misères humaines, que nous soyons riches ou pauvres.

L’outillage de l’Agriculture pose un autre problème, qui est celui du remembrement de la propriété. La motoculture et les transports massifs agricoles postulent, en effet, la suppression de tous les petits lopins enchevêtrés, qui étaient acceptables au temps de la faucille. Mais, pour cela, il faut beaucoup de doigté. Je préconise deux moyens : d’abord l’abolition de toute taxe de mutation à l’occasion d’un échange, car on ne comprend pas pourquoi on pénaliserait un acte fait dans l’intérêt général, et ensuite l’encouragement à une autre profession : celle de remembreur, dont la fonction consisterait à aller de village en village, étudiant le cadastre et proposant des échanges à l’amiable entre propriétaires. Ceux-ci, en général, ne veulent pas faire le premier pas, et il est très important que ce soit un étranger qui fasse la liaison pour éviter tous les froissements d’amour-propre. On pourrait ainsi utiliser les nombreux fonctionnaires que le renoncement au dirigisme libérera.

Car le dirigisme doit être formellement proscrit de toute rénovation agricole. C’est une utopie de vouloir, en agriculture, ajuster la production aux besoins. On se rappellera qu’une loi, en 1935, prescrivait d’arracher les vignes, qu’une autre, en 1942, enjoignait de les replanter en attendant qu’en 194.. ? on les arrache à nouveau. Est-ce à dire qu’un État libéral ne puisse rien pour la culture ? Nullement, mais qu’il se borne à lui fournir de l’eau, de l’électricité, des routes et des transports, et à faciliter le démarrage des séries de tracteurs par des subventions bien comprises.

Pour le reste, que l’État laisse Jacques Bonhomme, libéral impénitent, se débrouiller avec la pluie, le vent et le soleil. On sera étonné des résultats.

Le Tourisme.

Je ne sais pourquoi ce mot de « Tourisme » ne fait pas très sérieux dans un ouvrage consacré à l’Économie. Pourtant, je n’hésite pas à classer ce secteur parmi les plus importants pour la prospérité d’un pays. Qui dit « Tourisme » dit « Voyageurs », c’est-à-dire multiplication des contacts entre hommes, et spécialement entre étrangers, qui apprennent à se connaître et nouent de fructueuses relations. C’est au cours d’un voyage dit de « Tourisme » que, par occasion, j’ai créé une industrie de carburateurs au Japon. En plus des dépenses afférentes au séjour même, le touriste, qui est souvent désœuvré, est incité à effectuer de nombreux achats dans les pays qu’il parcourt. Il en résulte une sorte d’exportation intérieure, dont le montant se chiffre par milliards, et qui contribue puissamment à la balance des comptes.

J’ai toujours rêvé d’une France, débarrassée de l’Impôt sur le Revenu, devenant le coffre-fort du monde, visitée par ides milliers de déposants, qui viendraient tous les ans surveiller leurs avoirs, dont ils laisseraient quelques parcelles dans notre pays. Car la France est particulièrement bien placée pour devenir l’Eden des touristes. Elle a été comblée par la nature de climats variés et enchanteurs, d’une richesse infinie de paysages, allant des plages immenses jusqu’aux montagnes qui sont parmi les plus hautes du globe, en passant par des plaines fertiles abondamment irriguées par un admirable système fluvial. Partout une architecture riche en réalisations grandioses, châteaux, cathédrales, évoque le passé glorieux de la France, tandis que d’innombrables musées offrent au visiteur leur patrimoine artistique.

Toutes ces Splendeurs sont accessibles par un réseau de routes unique au monde par sa densité, sa variété, son entretien et sa signalisation.

Brochant sur le tout, la France offre aux visiteurs des ressources culinaires d’une réputation mondiale, grâce auxquelles des mets exquis, arrosés de crus savoureux, font oublier aux pauvres humains les vicissitudes du moment. S’ils sont malades, ils bénéficient d’une gamme très riche de sources minérales, dont la valeur thérapeutique est universellement connue.

Mais, sur ce tableau enchanteur se projette une ombre : l’hôtellerie, dont la situation est loin d’être florissante. C’est une question que je connais bien, étant depuis longtemps co-propriétaire d’une des stations climatiques les plus importantes de France, Divonne-les-Bains. Au lieu d’être soutenue par les Pouvoirs Publics, l’industrie hôtelière a toujours été l’objet d’un préjugé défavorable, sans qu’il se trouvât personne pour la défendre. Pourtant, elle a une importance considérable. Outre les nombreux travailleurs qu’elle fait vivre, elle est à la base de la prospérité du tourisme. Or, l’industrie hôtelière, par sa nature, est peut-être la seule en France à ne pas être protégée par des droits de douane. Bien au contraire, elle doit supporter l’incidence de la protection douanière qui couvre la plupart des produits dont elle a besoin et qui grève son prix de revient. Ajoutez à cela les troubles sociaux et les guerres dont la France a été le théâtre, l’Impôt Général sur le Revenu, qui asséchait les trésoreries des particuliers et les incitait à réduire leurs dépenses somptuaires, l’élévation du taux d’intérêt de l’argent, qui alourdissait les dépenses immobilières, l’exagération des impôts votés par un législateur qui avait, peut-être, trouvé une note d’hôtel trop salée, tout cela concourait à mettre cette industrie dans une situation particulièrement difficile.

Loin de moi la pensée d’introduire dans l’hôtellerie des méthodes dirigistes, car, alors, adieu la bonne cuisine et la réception affable, mais sans toucher aux détails de l’exploitation, l’État pourrait compenser le handicap douanier et la charge excessive des impôts qui pèsent sur l’industrie hôtelière par l’expansion à l’étranger des bureaux de tourisme, dont un essai timide avait été esquissé, en multipliant leur nombre et en les dotant de crédits de publicité importants. Si l’on y joint une politique hardie de bateaux et d’avions, on verra déferler sur la France un flot de touristes, qui amèneront avec eux la prospérité, noueront de profitables relations internationales et emporteront dans leur pays un peu du rayonnement de la France.

Mais, pour cela, il faut se rappeler que le voyageur est un être foncièrement indépendant, qui ne veut en faire qu’à sa tête, et qui a horreur des contraintes du dirigisme.

Puisse ce livre l’inciter à prendre le chemin de la France accueillante… et libérale !


Un lecteur superficiel me fera peut-être le reproche de plaider la cause de quelques secteurs favorisés au détriment de nombreux autres, au moins aussi intéressants, comme le textile, les chaussures ou le papier. Je tiens à le rassurer, car si les secteurs que j’ai envisagés comprennent directement les trois quarts de l’activité française, ils commandent indirectement presque tous les autres métiers. La Bijouterie, par exemple, n’aura aucune influence sur le Tourisme ; par contre, le Tourisme favorisera la Bijouterie en lui amenant des acheteurs. Le Bâtiment et l’Automobile feront marcher toutes les industries annexes, tandis que l’Agriculture abaissera le coût de la vie, c’est-à-dire les prix de revient de tout l’ensemble.

En guise de conclusion, j’émettrai le vœu ardent d’un retour rapide au libéralisme intégral qui, par le jeu de l’offre et de la demande, par le mécanisme des prix, par le développement de l’initiative individuelle, a prouvé, dans le passé, qu’il était le merveilleux instrument capable de nous restituer ces deux bienfaits perdus : l’abondance et la liberté.

ADIEU AU LECTEUR




Il n’est pas d’usage que l’on prenne congé de son lecteur, mais comme je crains bien que, repris par le rythme de la vie, je n’aie plus l’occasion d’écrire un autre livre, je crois qu’il est naturel que j’adresse à ceux d’entre mes lecteurs, qui ont bien voulu me suivre jusqu’ici, quelques mots d’adieu.

Je les remercie de l’attention qu’ils ont pu me prêter au cours de développements dont j’ai peut-être diminué l’aridité en provoquant quelques sourires par mon style ou mes idées. J’ai certainement encouru de nombreux reproches de la part de mes adversaires. Je m’en excuse, en invoquant que je n’ai visé, dans ce livre, qu’un but d’intérêt général. Et si j’ai pu froisser quelques intérêts particuliers, je pense qu’ils ne sont rien en regard de ceux que j’ai défendus.

Mon plaidoyer en faveur du libéralisme est certainement incomplet, car j’ai voulu m’en tenir aux sujets que je connaissais bien. Il contient donc de nombreuses lacunes, mais je compte sur ceux qui m’approuvent pour les combler. Quant à mes contradicteurs, je pense qu’ils justifieront, par l’exposé complet de leur curriculum vitæ, qu’ils ont droit à participer à la discussion et que leur intérêt personnel n’est pas en jeu.

Je n’ai eu en vue, moi-même, que l’amélioration de la condition humaine, non pas à l’aide de théories nébuleuses, qui masquent l’ignorance des faits, mais par un simple retour au bon sens, que nos néo-organisateurs semblent vouloir délibérément ignorer.

Je n’ai préconisé que des solutions simples, faciles à appliquer, exemptes de contraintes et de brimades, et si, parfois, j’ai pu encourir le reproche d’une certaine véhémence, j’espère que chacun s’accordera pour me concéder au moins une circonstance atténuante : la bonne foi.

15 juillet 1942.
20 février 1944


FIN.
TABLE DES MATIÈRES




Pages


Les Salaires 
 112
La Liberté 
 119
La Sécurité 
 120
Le Chômage 
 122
Promotion du travailleur 
 124
Syndicats et Grèves 
 124
Les Œuvres Sociales 
 126
Les Assurances Sociales 
 128
Les Allocations familiales 
 131
La Corporation 
 132
Les Coopératives 
 135
Les mauvais impôts 
 143
Les bons impôts 
 148


Esprit des Lois 
 158
La Constitution 
 161
La Concurrence 
 166
Les Sociétés Anonymes 
 171
La Comptabilité 
 174
La Monnaie et le Contrôle des Changes 
 178
Presse et Publicité 
 180
Les Brevets d’Invention 
 183
La Normalisation 
 190


Les Chambres Syndicales 
 194
Les Chambres de Commerce 
 200
Le Ministère du Commerce 
 201
L’Organisation du dirigisme 
 203


La Religion 
 228
L’Éducation 
 231
Le Silence 
 232
Les Sports 
 234
Les Qualités du Chef 
 235


Les Fonctionnaires de l’État 
 242
Défense du Pays 
 245
L’Instruction 
 247
L’Assistance Publique 
 250
La Justice 
 251
La Police. 
 251
Les Routes 
 252
Les Chemins de Fer et les Canaux 
 254
Postes, Télégraphes, Téléphones, Radio 
 255
La Collecte des Impôts 
 256
Les Relations Extérieures 
 257
Les Monopoles Industriels 
 258
Conclusion 
 259


Les Matières Premières 
 265
Le Commerce Extérieur 
 266
Les Transports 
 271
Le Logement 
 277
L’Agriculture 
 279
Le Tourisme 
 283


  1. Un certain nombre d’aimables lecteurs, dont quelques Inspecteurs des Finances, m’ayant fait part de leur surprise devant un si faible pourcentage, les précisions suivantes me paraissent indispensables :

    a) L’impôt général sur le revenu a produit, en 1941 (derniers résultats connus), une somme totale de 2.750.535.220 francs.

    (Voir renseignements statistiques édités par la Direction Générale des Contributions Directes — Exercice 1941. — Tableau n° 15, page 61.)

    b) La loi du 31 décembre 1942 portant fixation du budget de l’exercice 1943 (J. O. du 1er  janvier 1943), arrête les « produits des impôts » (Voir tableau B, page 41) à :

    Récapitulation du § 1er  
     84.519.790.000 »

    c) Le rendement de l’impôt général sur le revenu représente donc 3,20 % de ces recettes provenant uniquement des impôts proprement dits.

    d) Les recettes totales du budget sont estimées ainsi :

    Produits recouvrables (p. 47 a) 
     101.936.072.800 »
    Produits annexes (p. 55 a) 
     15.280.027.700 »
    Ensemble 
     117.216.100.500 »

    Par rapport à ces recettes totales, le produit de l’impôt général sur le revenu représente 2,35 %.

    e) Les totaux généraux des dépenses budgétaires s’élèvent (voir p. 390).

    à 
     128.324.863.100 »

    Par rapport à ces dépenses, le produit de l’impôt général sur le revenu représente 2,14 %.

    f) Aux chiffres ci-dessus, il faudrait ajouter les redevances et impôts afférents aux budgets départementaux et communaux, ainsi que les produits concernant les Collectivités et Établissements publics, dont les ressources sont prélevées sur les contribuables. Alors, le pourcentage de l’impôt général sur le revenu, par rapport aux dépenses publiques totales, ne dépassera pas 2 %.

    C. Q. F. D

  2. Au moment de mettre sous presse, j’apprends que l’octroi est supprimé.

    Je n’aurai pas l’outrecuidance de croire que j’y ai été pour quelque chose, mais la coïncidence valait d’être signalée pour justifier ce paragraphe.