La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 190-193).

Quand nous fûmes arrivés aux pieds de l’ange béni… (P. 191.)

CHANT QUINZIÈME


L e soleil avait à parcourir encore autant d’espace qu’il lui en reste à franchir, entre la fin de la troisième heure et le commencement du jour, dans la sphère qui, comme l’enfant folâtre, est dans un mouvement continuel ; Vesper éclairait les cercles du Purgatoire, et il était minuit sur la terre : les rayons nous frappaient la figure, parce que nous avions tourné toute la montagne, et que nous avancions vers le couchant. Je vis alors un éclat surnaturel qui éblouit mes yeux, et n’en connaissant pas la cause, je me sentis glacé de stupeur. Je levai mes mains au-dessus de mes yeux, pour les garantir, par cet abri, de cette lumière excessive.

Ainsi que le rayon du soleil, réfléchi par l’eau ou par un miroir, remonte dans la partie opposée de la même manière qu’il est descendu, en suivant des lois contraires à celles auxquelles obéit la pierre qui tombe, comme le démontrent l’art et l’expérience, de même une lumière réfléchie, et telle que ma vue en était éblouie, vint me frapper de son éclat. Je dis : « Ô mon doux père, quelle est cette splendeur que je ne puis soutenir, et qui semble venir vers nous ? » Il répondit : « Ne t’étonne pas si tu ne peux supporter la vue de l’auguste famille du Ciel ; c’est un envoyé qui vient nous inviter à monter au céleste séjour. Bientôt tu considéreras sans peine un spectacle de cette nature, et tu auras autant de plaisir qu’il te sera permis d’en éprouver. »

Quand nous fûmes arrivés aux pieds de l’ange béni, il nous dit d’une voix suave : « Entrez dans ce sentier, qui est moins âpre que les autres. » Nous montions, et nous entendîmes chanter derrière nous : Heureux les miséricordieux ! et, Jouis, ô toi qui es vainqueur !

Mon maître et moi nous marchions seuls, et, tout en marchant, j’eus l’idée de tirer quelque fruit de cet entretien. Je m’adressai donc à lui et demandai ce qu’avait voulu dire l’esprit de la Romagne en parlant d’empêchement de bonne intelligence.

Virgile répondit : « Il connaît maintenant le danger de son vice le plus odieux. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’il signale ce vice, pour que vous ayez moins à le pleurer. Parce que votre cœur s’attache à une telle sorte de biens que, plus on est d’hommes à les partager, moins on possède, l’envie excite en vous une flamme dévorante. Si l’amour du séjour des bienheureux occupait vos désirs, vous n’auriez pas de telles douleurs ; car dans l’Empyrée, plus on est de créatures à jouir du même bien, puis on possède, et plus une brûlante charité embrase ses fortunés habitants. »

Je parlai ainsi : « Mais je suis plus affamé d’explications que si j’avais continué de garder le silence, et un doute plus fort me tourmente. Comment peut-il arriver qu’un bien divisé rende plus riches ceux qui le possèdent en grand nombre, que ceux qui, en petit nombre, seraient appelés à le partager ? » Mon guide reprit : « Comme tu n’es absorbé que par les choses terrestres, ma doctrine, qui est la véritable, t’enveloppe de ténèbres.

« Ce bien infini et ineffable qui est là-haut est entraîné vers la charité, comme un rayon vient plus facilement frapper un corps lucide. La lumière glorifiante se communique autant qu’elle trouve d’ardeur, et plus la charité s’étend, plus l’éternelle vivacité de cette lumière embrase les âmes de ses feux divins. Plus, là-haut, il y a d’âmes qui se rencontrent, plus il y a lieu à bien aimer, plus on aime, et comme des miroirs on se renvoie respectivement son amour.

« Si mes raisons ne te rassasient pas, tu verras Béatrix ; ce sera elle qui dissipera pleinement en toi ce doute et tous les autres : cependant, avance pour obtenir promptement la guérison des cinq plaies que la douleur seule peut guérir ; déjà deux se sont refermées. »

J’allais remercier mon guide, lorsque je me vis arrivé à l’autre cercle, et je gardai le silence, dans l’espoir de contempler un spectacle nouveau : là, il me sembla que j’eus subitement une vision extatique. J’aperçus d’abord dans un temple un grand nombre de personnes. Une femme, sur le seuil de la porte, disait, avec l’accent d’une tendre mère : « Mon fils, pourquoi en as-tu donc ainsi agi avec nous ? ton père et moi, tout en pleurs, nous te cherchions. Et comme ici elle se tut, alors tout disparut à mes yeux. Je vis une autre femme dont les yeux étaient baignés de ces larmes que la douleur arrache quand nous éprouvons un grand dépit. Elle disait : « Si tu es le seigneur de cette ville pour laquelle les dieux soutinrent une si grande querelle, et d’où toutes les sciences jaillissent comme autant d’étincelles, venge-toi, ô Pisistrate, de ces mains coupables qui ont osé tenir notre fille embrassée. » Ce noble offensé, la douceur et la modération peintes sur le visage, répondait : « Que ferons-nous à celui qui nous désire du mal, si nous condamnons celui qui nous aime ? »

Je vis ensuite une foule nombreuse enflammée de colère, qui perçait un jeune homme à coups de flèche, en criant : « Mort ! mort ! » Je le voyais succomber à son supplice et tomber à terre ; mais de ses yeux se faisant toujours comme des portes vers le ciel, au milieu de cette horrible guerre, avec cet accent de tendresse qui obtient la compassion, il priait le souverain maître de pardonner aux persécuteurs.

Quand mon âme revint aux objets véritables qui sont hors d’elle, je reconnus que mes péchés de colère étaient réels. Mon guide, pour qui je devais ressembler à un homme qui cherche à se réveiller d’un sommeil profond, me dit : « Qu’as-tu donc ? Ne peux-tu plus te soutenir ? Tu as marché plus d’une demi-lieue en fermant les yeux, et les jambes embarrassées, comme un homme que l’ivresse ou le sommeil accable.

— Ô mon tendre père, répondis-je, si tu daignes m’écouter, je te dirai ce qui m’apparut, quand mes jambes semblaient plier sous le poids de mon corps. » Il reprit : « Cent masques recouvriraient ta figure, que je n’en connaîtrais pas moins tes plus minutieuses pensées. Ce que tu as vu s’est manifesté, pour que tu ne pusses pas te dispenser d’ouvrir ton cœur à ces eaux qui coulent de la fontaine éternelle d’amour et de charité : et moi, je ne t’ai pas demandé ce que tu ressentais, comme aurait fait celui qui ne voit qu’avec l’œil, à qui tout est caché quand le corps gît inanimé. Je t’ai parlé pour rendre à tes pieds quelques facultés : il faut ainsi exciter les esprits paresseux à bien employer le temps où ils sont éveillés, et à braver le besoin du sommeil, au moment où convient de veiller encore. »

Nous marchions aux approches de la nuit en regardant les objets autant que le permettaient nos yeux offusqués par l’éclat des rayons du soleil, dont le flambeau s’éteignait devant nous. Alors nous vîmes s’approcher une fumée noire comme la nuit, là où aucun lieu n’en pouvait garantir : elle obscurcit notre vue et la pureté de l’air.