La Famille Elliot/22

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (2p. 204-238).

CHAPITRE XXII.


Alice était fort occupée de tout ce qu’elle avait entendu de M. Elliot ; il ne méritait ni son amitié ni son estime, et sa pitié pour lui était entièrement évanouie ; elle s’affligea en pensant au mal que ses attentions pour elle au concert pouvaient lui avoir occasionné, si Wentworth, croyant qu’elle aimait son cousin, s’éloignait d’elle. Cette crainte oppressait son cœur : elle redoutait encore la vengeance de cet homme astucieux et méchant lorsqu’il se verrait démasqué ; la mortification de lady Russel en apprenant combien elle s’était trompée à l’égard de M. Elliot ; la colère d’Elisabeth, de son père, et peut-être leur incrédulité sur les torts prétendus de leur parent. Comment s’y prendra-t-elle pour les leur prouver ? Nommera-t-elle son amie ? Madame Smith n’aura nul crédit sur l’esprit de sir Walter ni sur sa fille, et sera exposée à la vengeance de celui qui lui a déjà fait tant de mal. Alice avait trop d’obligations à cette sincère et courageuse amie pour la récompenser ainsi. Oh ! si toute sa famille pouvait à présent le connaître comme elle ! Mais par quel moyen ? Elle n’en vit qu’un seul ; c’était de parler d’abord à lady Russel, de tout lui confier, de consulter avec elle sur ce qu’il y avait à faire, et d’attendre les événemens avec le plus de calme possible. Après tout, c’était ce qu’elle voulait cacher à lady Russel qui la tourmentait plus que ce qu’elle avait à lui découvrir.

En entrant chez son père, elle apprit, ainsi qu’elle l’espérait, qu’elle avait manqué la visite de M. Elliot. Il était venu passer presque toute la matinée auprès de ces dames ; mais à peine s’était-elle félicitée intérieurement de ne ravoir pas vu, que madame Clay lui dit qu’il reviendrait dans la soirée, que miss Elisabeth l’avait invité.

« Ce n’était point mon intention, dit cette dernière négligemment ; mais il paraissait en avoir une si grande envie, que je n’ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir.

— Vous avez très-bien fait, dit madame Clay ; il me faisait pitié ; je n’ai vu personne désirer plus ardemment obtenir une invitation : « Qu’est-ce que vous faites ce soir, mesdames ? disait-il ; moi, je n’ai nul engagement ? et s’il m’était permis… ; mais ce serait indiscret peut-être. » Votre cruelle sœur, miss Alice, faisait la sourde oreille à ses tendres supplications ; enfin j’ai fait un signe, et elle s’est laissée fléchir : avec quel empressement il a accepté !

— Oh ! s’écria la dédaigneuse Elisabeth, ce n’est pas tout-à-fait pour lui ; mais quand il a témoigné un regret si vif de n’avoir pas rencontré mon père ce matin, il m’a touchée, et je n’ai su résister au désir de les voir ensemble : chacun d’eux paraît si fort à son avantage ! Mon père estime M. Elliot, fait le plus grand cas de sa franchise et de sa probité ; et M. Elliot a pour sir Walter un respect si profond, qu’il s’oublie entièrement quand il s’agit d’obliger son digne et cher parent.

— Oui, c’est tout-à-fait délicieux ! s’écria madame Clay, en n’osant pas regarder Alice ; ils sont exactement comme un père et un fils. Chère miss Elisabeth ! pourquoi rougissez-vous ? Ne puis-je pas dire un père et un fils, et n’est-ce pas vrai ?

— Je ne puis, ma chère Pénélope, répondit Elisabeth, diriger ou changer vos idées ; mais je vous assure que je ne m’aperçois pas qu’il ait plus d’attentions pour moi que tous les autres hommes que nous voyons dans la société.

— Ma chère miss Elliot ! s’écria madame Clay en levant à-la-fois les mains et les yeux comme pour marquer son étonnement, vous vous abusez, et je crois… — Ma chère Pénélope, il ne méritait pas votre compassion. Je l’ai invité avec un de mes plus gracieux sourires ; quand il est parti, je lui ai dit : Adieu, mon cousin, au revoir. Je vous assure qu’il n’est point malheureux ; mais demain il s’est engagé à Tornbery-Parc, il sera deux jours absent ; c’est aussi ce qui m’a touchée. — Je parie qu’il ne restera qu’un jour, dit madame Clay, il ne peut plus vivre sans voir sa famille. »

On comprend qu’Alice ne disait mot, elle admirait la confiance ou la fausseté de madame Clay, qui désirait le retour de celui qui contrariait tous ses plans, se trouvait toujours entre elle et sir Walter, et l’empêchait de se dévouer à ce dernier, comme elle l’aurait fait s’il n’eût pas été là. Il était impossible qu’elle ne détestât pas M. Elliot au fond de l’âme, et cependant, pour plaire à son amie, elle le vantait, parlait de lui de la manière la plus obligeante, et cherchait à persuader Elisabeth qu’elle était l’objet de ses préférences. Lorsqu’il revint le soir, elle le reçut avec toutes ses grâces, ainsi qu’Elisabeth ; Alice, au contraire, éprouva un frémissement quand il entra et s’approcha d’elle pour lui parler. Elle avait eu toujours l’idée qu’il n’était pas tout-à-fait sincère ; mais à présent elle s’apercevait de sa fausseté dans chaque mot qu’il prononçait. Ses attentions, sa déférence pour sir Walter, contrastaient avec son premier langage, avec le style de ses lettres, et excitaient son aversion : quand elle pensait à sa conduite envers sa femme et madame Smith, elle pouvait à peine supporter sa vue. Elle s’efforça cependant de se contraindre, afin que ce qu’elle éprouvait ne fût pas remarqué de son père ou de sa sœur, ce qui lui eût attiré une remontrance ; tout son désir était de prévenir un éclat ou des questions sur ce sujet, avant d’avoir parlé à lady Russel. Ils étaient tous trop prévenus en faveur de M. Elliot pour qu’elle pût espérer de les ramener seule à son opinion ; mais elle voulait rompre l’espèce d’intimité qui s’était insensiblement établie entre elle et lui, comme parent et ami de la maison : elle se décida donc à être, dès cette première soirée, froide, beaucoup plus froide et plus réservée qu’à l’ordinaire. Il y a toute apparence qu’elle aurait été de même, quand madame Smith ne lui aurait rien appris ; il aurait suffi pour cela de Wentworth et de ses soupçons ; mais elle se le serait reproché comme une injustice ; tandis qu’elle croit remplir un devoir.

M. Elliot s’aperçut bientôt du changement de sa cousine, mais ne s’en inquiéta pas ; il était sûr de la ramener bientôt par l’attrait de la curiosité ; il croyait avoir découvert, la veille, qu’elle était très-curieuse, et enchanté de connaître son côté faible, il se promit d’en tirer parti. Les vives sollicitations d’Alice pour savoir qui lui avait fait son éloge ne pouvaient avoir une autre cause ; il lui en parla encore, et lui laissa même entrevoir qu’il nommerait la personne s’il en était encore pressé par celle à qui il ne pouvait rien refuser. Il s’attendait à des questions multipliées, mais le charme était rompu ; Alice savait à présent aussi bien que lui ce nom qui le couvrait de honte, et qu’elle ne voulait pas entendre de sa bouche avant de pouvoir le confondre. Plus froide qu’elle n’avait été pressante la veille, elle ne répondit presque rien, et parut avoir oublié et son éloge et celui qui le lui avait répété. Mais la vanité de M. Elliot ne se laissait pas déranger pour si peu de chose, il ne s’en inquiéta nullement : si sa cousine n’était plus curieuse, elle était du moins à coup sûr très-capricieuse ; si vive, si animée la veille, et si froide et sérieuse aujourd’hui ! Alice est donc comme toutes les autres, et il la subjuguera de même avec un peu d’adresse : il est loin de se douter non-seulement qu’il est démasqué, mais que ses attentions lui sont devenues insupportables, et que c’est un autre que lui qui remplit son cœur et ses pensées.

Elle eut le plaisir de lui entendre dire qu’il quittait Bath le lendemain matin de bonne heure, et pour deux jours. Il fut invité par sir Walter pour une soirée à son retour ; mais du jeudi au samedi son absence était certaine ; c’était assez de madame Clay pour rendre la maison peu agréable pour Alice ; mais qu’un profond hypocrite, un égoïste, un homme faux et méchant y fût encore, c’en était plus qu’il n’en fallait pour détruire la paix et le bonheur de la famille. Il était humiliant pour elle d’être le témoin de ses ruses et de ses insidieuses flatteries avec son père et sa sœur. Madame Clay, qu’il cherchait à expulser, lui était beaucoup moins odieuse ; elle aurait consenti de bon cœur à son mariage avec sir Walter, pour être délivrée de M. Elliot.

Le vendredi matin, elle se décida à aller de bonne heure chez lady Russel, pour lui communiquer tout ce qu’elle avait appris de M. Elliot et lui demander ses bons avis ; elle allait partir, lorsque madame Clay lui dit qu’ayant affaire dans des magasins pour une commission d’Elisabeth elle serait charmée de cheminer avec elle. Alice, qui ne se souciait pas de cette compagnie, résolut d’attendre, pour sortir, que madame Clay fût partie ; elle descendit auprès de son père et de sa sœur, et une demi-heure après elle parla de son projet d’aller passer la matinée auprès de lady Russel.

« Je ne vous envie point ce plaisir, lui dit Elisabeth ; mes plus tendres amitiés à lady Russel, et prenez, s’il vous plaît, ce livre qu’elle m’a prêté et dont je n’ai pas lu deux pages : s’imagine-t-elle que je veux mourir d’ennui avec tous les poèmes qui paraissent ? Lady Russel est insupportable avec sa littérature et son enthousiasme pour les productions nouvelles ! Elle ferait mieux de s’occuper de sa toilette ; ne le lui dites pas, mais elle était absolument hideuse hier au soir ; sa mise était celle d’une femme de soixante ans, et c’est tout au plus si elle en a cinquante. J’étais vraiment honteuse pour elle au concert : il y avait quelque chose de si arrangé dans toute sa personne sa manière de s’asseoir, de saluer, tout cela était bizarre et passé de mode. Faites-lui mes amitiés, je vous en prie, mes plus sincères hommages, ajouta sir Walter ; entendez-vous, Alice ? Vous pouvez lui annoncer que je passerai chez elle un de ces jours ; tournez cela d’une manière plus polie ; je me contenterai peut-être d’envoyer ma carte ; je veux lui épargner le désagrément de me recevoir à son lever : à l’âge de la bonne dame, on doit être dispensé de se montrer le matin, ou bien il faut mettre un peu de rouge et baisser les persiennes : tâchez, Alice, de lui faire entendre raison là-dessus. Il est vraiment insensé d’aimer à faire peur, et de se donner, à cinquante ans, l’air de soixante et dix. »

Pendant qu’il parlait, en se promenant le plus droit qu’il pouvait, et qu’un regard jeté sur la glace voulait dire je n’ai pas ce tort-là, un grand coup de marteau se fit entendre à la porte d’entrée. Qui peut-ce être ? dit sir Walter effrayé : je suis encore en négligé, et je ne reçois personne à pareille heure qu’Elliot, qui est absent. Il allait sonner pour annoncer son refus, quand la porte s’ouvrit, et M. et madame Charles Musgrove se précipitèrent dans la chambre. La surprise fut la seule émotion que leur arrivée excita chez sir Walter et chez Elisabeth ; Alice fut réellement charmée de les revoir, les deux autres n’auraient pas été fâchés de voir, l’un sa fille, et l’autre sa sœur, si l’embarras de les loger ne l’avait emporté sur le plaisir. Ils avaient, il est vrai, deux grands salons de compagnie, mais plus une seule chambre à coucher, et Elisabeth pensait avec effroi qu’il faudrait tendre un lit dans un des beaux salons. Mais bientôt ils furent rassurés ; les Musgrove étaient en famille, et logeaient tous ensemble : alors la cordialité fraternelle et sisternelle[1] se réveilla, et ils firent avec plaisir les honneurs de leur demeure à ceux qui leur faisaient le plaisir de n’y pas rester. Ils étaient venus passer quelques jours à Bath avec madame Musgrove, Henriette et le capitaine Harville, et s’étaient établis à l’auberge du Cerf blanc, la meilleure de Bath.

Alice avait mille questions à faire, mais il lui fut impossible de placer un mot avant que sir Walter et surtout Elisabeth eussent proposé à Maria l’exhibition de leurs beaux salons, et se fussent régalés de son admiration. Charles, content de retrouver son aimable belle-sœur, resta avec elle, et lui raconta en détail l’histoire de leur soudaine arrivée. C’était d’abord M. Harville qui avait des affaires à Bath. Comme la saison de la chasse était passée, et que le bon Charles n’avait plus rien à faire, il proposa au capitaine de l’accompagner : il avait accepté avec plaisir ; mais alors Maria avait pris des maux de nerfs de ce que son mari avait la barbarie de la laisser seule avec ses deux petits garçons. Mais comment la prendre ? Dans un petit phaéton ? C’était impossible ! Charles, la voyant si désespérée, aimait mieux renoncer au voyage, mais c’était avec peine. Pendant deux jours tout fut en suspens ; enfin maman Musgrove, selon sa louable habitude de gâter ses enfans, vint réjouir son fils et sa belle-fille, en leur disant qu’elle voulait être du voyage ; qu’elle les mènerait dans son grand carrosse à quatre roues, et qu’Henriette profiterait de cette occasion pour faire ses emplettes de noce et celles de sa sœur. De ce moment, tout alla bien et chacun fut content. On avait laissé les enfans à Upercross aux soins de madame Harville, de M. Musgrove, du capitaine Bentick et de Louisa.

La seule surprise d’Alice dans ce long récit fut que les affaires d’Henriette Musgrove fussent assez avancées pour parler des habits de noce ; mais elle apprit de Charles que très-récemment, depuis la dernière lettre de Maria, George Hayter avait obtenu un bénéfice très-lucratif, qu’il devait occuper plusieurs années, jusqu’à ce que celui qui devait le remplir fut en âge et consacré : c’était encore un enfant, ainsi George en serait long-temps en possession. Les revenus de cette place, et la certitude d’en obtenir une plus stable, avaient décidé les parens Musgrove à lui accorder la main de sa chère Henriette, et le mariage devait avoir lieu dans un mois, en même temps que celui de Louisa. Charles était au comble de la joie de ce que son cousin George devenait son frère. Leur cure n’était qu’à vingt milles d’Upercross, un beau pays, de bons voisins ; et George était si aimable, si amoureux de sa sœur ! Je ne lui connais qu’un seul défaut, disait-il, c’est de ne pas aimer la chasse ; à cela près, Henriette sera la plus heureuse des femmes.

« Je suis extrêmement charmée, dit Alice en riant, que deux sœurs d’un égal mérite, et si attachées l’une à l’autre, soient heureuses, en épousant deux hommes de leur choix, auxquels on n’a rien à reprocher que de ne pas aimer la chasse. J’espère que vos parens sont joyeux aussi d’établir à-la-fois leurs deux filles aussi agréablement ?

— Oui, oui, cela va sans dire : ils trouvent cependant que deux noces, deux dots, deux trousseaux à faire, sont fort dispendieux ; mais enfin mes sœurs sont leurs enfans comme moi ; il faut bien qu’elles aient ce qui leur revient, ainsi que tous mes petits frères et mes petites sœurs, qui se marieront aussi, Dieu merci ! Enfin nous sommes tous contens, excepté Maria, qui l’est rarement, et qui ne s’est jamais souciée que George Hayter épousât Henriette : elle ne veut point, dit-elle, l’appeler son frère ; cela n’inquiète guère le cousin George. Quant à moi, je l’ai toujours aimé comme un parent, un ami, à présent je l’aime comme un frère.

— Vous ne me parlez point, dit Alice, de votre autre futur beau-frère ; il mérite aussi votre amitié, et fera sûrement le bonheur de Louisa ; j’espère qu’elle est tout-à-fait rétablie ? »

Charles répondit en hésitant : « Oui, je crois que oui ; elle a bon visage ; mais elle est si changée, si différente de ce qu’elle était, que je crois quelquefois que c’est une autre ; elle ne court plus, ne saute plus, ne rit plus, ne danse plus : pauvre Louisa ! quelle différence ! Vous savez bien quel bruit elle faisait ? Eh bien ! à présent si j’ouvre la porte un peu fort, comme vous savez que c’est mon habitude, ma sœur tressaille, et paraît prête à se trouver mal. Bentick est toujours à côté d’elle ; il lui récite des vers, ou lui parle à demi-voix toute la journée : comprenez-vous que cela n’ennuie point Louisa ? Elle était plus gentille avec le capitaine Wentworth. Comme ils riaient de bon cœur tous les deux ! C’est celui-là que je lui aurais souhaité pour mari ; toujours gai, toujours de bonne humeur, il l’aurait maintenue ainsi : ah ! combien je le regrette !

— Et pensez-vous que Louisa le regrette aussi ? dit Alice en hésitant.

— Elle ? Oh ! pas du tout ; elle ne changerait pas son Bentick contre mille Wentworth. Je ne suis pas assez égoïste pour vouloir que chacun ait les mêmes plaisirs que moi ; il aime à lire, et moi à chasser, à la bonne heure ! Ses livres n’empêchent pas qu’il ne se batte aussi bien qu’il lit ; et quand je tue des lièvres ou des renards sans le moindre risque, il défend son vaisseau et sa vie contre nos ennemis. C’est un brave homme, et je ne m’en prends pas à lui du changement de Louisa : c’est sa maudite chute qui l’a rendue morose ; quand on voit la mort de si près, adieu la gaîté. »

Il fut interrompu par la voix aigre de Maria, qui l’appelait pour lui faire admirer les glaces et les porcelaines du salon ; mais Alice en avait assez entendu pour connaître l’état actuel d’Upercross, et se réjouir du bonheur de cette estimable famille, renfermant, ce qui est très-rare, des parens sans autre ambition que de rendre leurs enfans heureux ; deux jeunes filles libres de donner leur main à l’homme à qui elles ont donné leur cœur, au seul qu’elles aient aimé : car elle était persuadée que Louisa n’avait jamais aimé Wentworth que par la petite vanité d’une première conquête. Le changement de ses goûts, sa facilité à prendre tous ceux de Bentick, prouvaient que lui seul avait touché son cœur ; s’il échappa un soupir à Alice en pensant au bonheur de ses jeunes amies, il ne s’y mêlait aucun sentiment d’envie.

La visite des Musgrove à Camben-Place se passa très-bien : des deux côtés on fut de très-bonne humeur ; Maria était fort enjouée, ce qui lui seyait mieux que son mécontentement ordinaire. Sir Walter lui fit compliment sur son bon visage, répéta ce qu’il avait dit à Alice, que l’air d’Upercross embellissait, rajeunissait, et qu’il irait voir sa chère fille l’été suivant. Maria lui rendit son compliment, et l’assura qu’elle ne l’avait jamais vu mieux qu’il n’était. Elle satisfit aussi pleinement sa sœur aînée, en louant, en admirant son bel appartement et le goût de ses meubles ; elle eut soin ensuite de sa propre vanité, en parlant du bon équipage de son beau-père, dans lequel elle était venue, de ses quatre beaux chevaux : pour que tout le monde fût content, elle consentit enfin à parler à sa sœur Alice de ses deux petits neveux, mais moins longuement que des quatre chevaux de M. Musgrove. La physionomie d’Elisabeth commençait à s’embroncher ; on ne lui parlait plus de ses salons, et on vantait l’équipage : hélas ! elle n’en avait plus, elle venait aussi de réfléchir, pendant le bavardage de Maria, qu’elle ne pouvait se dispenser d’inviter à dîner toute la société d’Upercross, et cette obligation la contrariait beaucoup. Elisabeth ne pouvait se résoudre à rendre témoins des réductions de sa maison ceux qui étaient reçus à Kellinch-Hall avec magnificence. La vaisselle plate avait fait place à la faïence de Weskwood ; deux laquais seulement servaient à table : « Non, pensait-elle, c’est impossible ; ce serait comme chez eux, et sir Walter Elliot doit vivre plus noblement. Mais comment faire ? Ne pas les inviter serait plus affreux encore ; ce serait manquer à tous les usages. » Il y eut un grand combat entre sa vanité et la convenance, mais la vanité l’emporta, et lui suggéra un mezzo termine qui conciliait tout, et lui sauvait l’horreur de donner un repas si différent de ceux de Kellinch, qui trahirait le secret de leur pénurie actuelle. Elle dit à Maria que les dîners n’étaient plus du tout du bon ton, que c’était bon pour l’hospitalité de campagne et pour rassembler des voisins éloignés ; mais, à la ville, donner un dîner à des femmes serait un manque absolu de goût et de délicatesse ; madame Musgrove n’y voudrait pas venir, et elle aurait raison. Mais, dit-elle, je vous invite tous demain pour la soirée ; ce seront une nouveauté et un régal : la collation, le thé, le jeu, et tout cela dans des salons !… Je suis sûre que mesdames Musgrove n’en ont jamais vu d’aussi brillans : allons, c’est entendu, demain au soir ; je vais faire mes invitations. Lady Dalrymple et sa fille y viendront sûrement ; nous aurons aussi M. Elliot : il faut nous présenter votre cousin, Maria, et plus encore notre ami, l’homme le plus aimable, le plus digne d’estime. Je vous engage donc tous pour demain au soir ; vous me répondez des absens.

Maria promit, et fut au comble de la joie ; elle avait particulièrement désiré de connaître lady Dalrymple et M. Elliot : sa sœur ne pouvait rien lui offrir qui lui fît plus de plaisir ; elles se séparèrent très-satisfaites ; miss Elisabeth annonça sa visite à mesdames Musgrove dans ses courses du matin. Alice ne voulut pas retarder de voir Henriette et sa mère, et sortit dans ce but avec Charles et Maria. La visite importante à lady Russel fut ainsi renvoyée ; elle y passa cependant avec son frère et sa sœur, pour lui dire qu’avant leur arrivée elle avait eu l’intention de lui consacrer la matinée. Son amie la remercia, et lui répondit d’un air assez fin : « Votre aimable cousin Elliot est absent, dit-on ? » Alice ne dit rien, mais se persuada que, puisqu’il était absent, le délai d’un jour pour la terrible communication serait sans conséquence, et se hâta d’aller au Cerf blanc pour voir ses amis et compagnons de la dernière automne.

Elle trouva madame Musgrove et sa fille, qui la reçurent avec la cordialité la plus franche. Henriette, embellie encore par l’amour et le bonheur, était dans cet état de douce émotion qui dispose l’âme à chaque sentiment tendre. La présence d’Alice lui rappela le temps où elle avait bien peu d’espoir d’être si tôt heureuse ; et le plaisir de la retrouver, quand ses faibles espérances étaient devenues une réalité, fut encore plus vivement senti. Maman Musgrove, à qui les attentions d’Alice avaient été si utiles dans sa détresse maternelle, jouissait de lui faire partager son bonheur actuel : tous ses sentimens furent exprimés avec une vivacité, une chaleur, une confiance, qui la touchèrent excessivement et d’autant plus qu’elle ne trouvait rien de semblable dans sa propre famille : elle éprouvait donc à-la-fois plaisir et peine ; mais elle cacha son chagrin pour ne montrer à ses amis que sa joie et son amitié. Elle fut suppliée de donner tout le temps dont elle pourrait disposer, et fut invitée pour chaque jour du matin au soir, ou plutôt réclamée comme faisant partie de leur famille ; en retour, Alice leur offrit assistance pour leurs emplettes de noce, leur nomma les meilleurs marchands et promit de les accompagner. Elle écouta sans impatience l’histoire entière du mariage de Louisa, racontée par maman Musgrove, et celle de Henriette. De temps en temps, Maria l’interrompait pour parler d’un changement de ruban à son chapeau, faisait une question sur les modes, ou grondait Alice de s’occuper d’autre chose que de sa parure : Alice lui disait son opinion, lui offrait des modèles d’ajustement, puis revenait à ce qui concernait Henriette ; et Maria, trop heureuse d’être hors de chez elle, d’être à Bath, de voir ce qui se passait dans la rue, s’établit à une fenêtre qui donnait heureusement sur l’entrée du salon des bains ; elle s’amusa extrêmement à voir entrer et sortir les baigneurs. Peu à peu des visites arrivèrent : les Musgrove avaient à Bath d’anciens amis, Alice n’avait pas été là une demi-heure, que la chambre, assez spacieuse, fut à moitié remplie. Charles, qui était sorti, rentra avec les deux capitaines de vaisseau Harville et Wentworth, enchantés de se retrouver. Alice s’était attendue que l’arrivée de leurs communs amis lui fournirait l’occasion de revoir Frederich : son émotion ne fut pas de la surprise. Leur dernière rencontre au concert avait d’abord rempli son cœur de bonheur et d’espérance, et la manière dont il l’avait quittée n’y laissa que du chagrin : laquelle de ces deux impressions va-t-elle éprouver ? Wentworth s’approchera-t-il d’elle, ou la fuira-t-il encore ? Elle le suit des yeux, mais elle voit dans les siens que sa fausse persuasion l’occupe encore ; il l’a vue, et l’a saluée de loin avec cérémonie ; elle lui trouve l’air triste et soucieux, mais il recherche point à l’approcher et à lui parler.

Elle s’efforce de paraître calme, de laisser au temps à décider de son sort, et se fait à elle-même ce raisonnement, qui la console : si l’attachement que nous avons eu l’un pour l’autre a laissé dans son cœur des racines aussi profondes que dans le mien, nous finirons par nous entendre ; nous ne sommes plus dans l’âge où les passions irritables ne se laissent pas gouverner, et nous font jouer notre propre bonheur : plus tranquille, sans être moins tendre, Frederich verra que sa fidèle Alice n’a jamais aimé que lui. Mais à peine cette idée l’a-t-elle un peu tranquillisée, qu’elle sent qu’être ensemble sans pouvoir s’expliquer les expose tous deux à des choses pénibles qui peuvent confirmer Wentworth dans sa fausse opinion.

« Alice ! s’écria Maria, qui n’avait pas quitté la fenêtre, venez ! N’est-ce pas madame Clay, là sous la colonnade ? Oh ! oui, je suis sûre que c’est elle ; mais qui donc l’accompagne ? Je les ai vus tourner le coin de Bath-Street ; ils semblent être en intime conférence : qui est-ce donc ? Venez, Alice, dites-le-moi… Bon Dieu ! je reconnais à présent la personne, quoique je l’aie à peine vue ; mais sa figure est si remarquable ! c’est notre cousin Elliot.

— Non, dit Alice vivement ; ce ne peut être M. Elliot, je vous l’assure ; il a quitté Bath ce matin à huit heures, et ne reviendra que demain au soir. » Comme elle parlait, elle s’aperçut que Wentworth avait les yeux fixés sur elle, que son air était toujours plus sombre : elle fut embarrassée et contrariée, regretta d’avoir parlé, et n’ajouta pas un mot. Maria, au contraire, babillait toujours ; elle ne put supporter qu’on eût supposé qu’elle ne connaissait pas son cousin ; elle assura qu’il avait des traits de famille, qu’il ressemblait à sir Walter, qu’on ne pouvait s’y tromper, que c’était bien sûrement M. Elliot. Elle pria Alice de s’approcher de la croisée, et de voir elle-même ; mais Alice ne bougea pas, et s’efforça de paraître froide et indifférente : son malaise augmentait encore en s’apercevant que quelques-uns des derniers visiteurs souriaient malicieusement et se parlaient à l’oreille. Il était évident que le bruit de son mariage avec M. Elliot s’était répandu dans le public ; elle croyait les entendre dire : « Ils s’aiment, c’est un mariage fait, etc. » La pauvre Alice tremblait que Wentworth ne l’entendît plus positivement.

« Venez donc, Alice ! cria Maria avec impatience ; venez voir si je me trompe ; vous arriverez trop tard si vous ne vous hâtez : ils vont se séparer ; il lui prend la main, il tourne de ce côté : eh bien ! n’est-ce pas M. Elliot ? En vérité, Alice, vous avez tout-à-fait oublié Lyme. » Pour calmer Maria, et la faire taire sur M. Elliot, Alice vint doucement à la fenêtre, assez tôt pour se convaincre que c’était vraiment M. Elliot, ce qu’elle ne croyait pas ; il disparut d’un côté, et madame Clay, qu’elle reconnut très-bien, de l’autre ; elle n’osa exprimer sa surprise de cette amicale conférence entre deux personnes dont les intérêts étaient si opposés, et dit froidement : « Oui, vous avez raison, c’est M. Elliot ; il a sans doute changé l’heure de son départ, ou je puis m’être trompée, je n’y faisais pas grande attention. » En disant cela, elle fut plus tranquille, espérant qu’elle avait un peu tranquillisé Wentworth.

Les visiteurs prirent congé de la famille Musgrove ; et Charles, qui paraissait impatient de les voir partir, s’approcha de sa mère dès qu’ils eurent passé le seuil de la porte.

« Eh bien ! maman, dit-il du ton caressant qu’il prenait souvent avec elle, vous aimerez bien votre fils Charles ? Aujourd’hui j’ai fait quelque chose pour vous qui vous fera plaisir, j’en suis sûr : j’ai été au théâtre, j’ai loué une grande loge pour demain au soir : je sais que vous aimez le spectacle, et nous serons tous ensemble, parens et amis. J’ai invité le capitaine Wentworth. Alice, vous y viendrez aussi, n’est-ce pas ? Nous nous amuserons, je l’espère. N’ai-je pas bien fait, ma bonne maman ? »

À peine madame Musgrove avait-elle pu remercier son fils de son attention, que Maria l’interrompit, en s’écriant avec aigreur : « Y pensez-vous, Charles ? avez-vous perdu la tête ? Prendre une loge pour demain au soir ! Avez-vous donc oublié que nous sommes engagés chez ma sœur Elisabeth, à Camben-Place ; que je dois y rencontrer ma cousine la vicomtesse Dalrymple et sa fille, et qu’on me présentera mon cousin Elliot, tous les principaux membres de notre famille rassemblés pour moi ? Comment est-il possible, Charles, que vous l’ayez oublié ?

— Bah, bah ! répliqua Charles, qu’est-ce qu’une soirée où on ne voit pas seulement qui y est ou n’y est pas ? Votre père aurait dû nous inviter à dîner, et j’y avais bien compté : Ce n’est pas la mode, dit miss Elisabeth ; j’aurais cru que c’était toujours la mode de dîner avec une fille et un gendre qu’on n’a pas vus de si long-temps : il n’en a sans doute pas grande envie. Vous pouvez faire comme il vous plaira, Maria, pour moi je déclare que je vais au spectacle ; j’aime mieux m’amuser que m’ennuyer.

— Et moi aussi, je crois ; mais je ne veux pas m’ennuyer seule : il serait affreux que vous ne vinssiez pas chez ma sœur après l’avoir promis.

— Non, je n’ai point promis. J’ai salué, j’ai dit merci ; ce n’est point promettre.

— Et moi je veux y aller, reprit Maria ; il serait impardonnable d’y manquer. Il y a toujours eu une intime liaison entre nous et les Dalrymple ; on se communiquait tous les événemens de la famille. Bien sûrement on leur aura fait part de mon mariage : jugez ce qu’elle penserait de ne pas vous voir, et M. Elliot ! considérer cela, Charles ; un homme si respectable, l’héritier de Kellinch-Hall, le futur représentant de la famille !

— Ne me parlez pas d’héritier ni de représentant, Maria ; je ne suis point de ceux qui font la cour au soleil levant, et si je ne vais pas demain à cette soirée, même pour votre père, je trouverais scandaleux d’y aller pour son héritier. Qu’est-ce que me fait M. Elliot à moi ? Il est à peine notre parent de nom, et ne me sera jamais rien de plus. »

Alice aurait volontiers embrassé Charles ; elle voyait que Wentworth était tout oreilles ; il regardait ensuite Alice, pour découvrir si elle approuvait ou désapprouvait son beau-frère : elle fut muette, mais l’expression de sa physionomie ne dut pas lui laisser de doute.

Charles et sa femme se disputèrent encore quelque temps, lui en plaisantant, elle avec son aigreur accoutumée, déclarant qu’elle voulait aller chez son père, et qu’elle trouvait très-mauvais qu’on fût au théâtre sans elle.

Charles allait répondre vivement ; mais sa mère prit la parole : « Certainement, mon fils, dit-elle, vous ne pouvez manquer aux parens de votre femme ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est d’aller changer votre loge pour après-demain ; quoique ma fille et moi ne soyons point comprises dans l’invitation de sir Walter, je… — Point comprises ! s’écrièrent à-la-fois Charles et Alice. — Vous êtes tous invités, dit Charles, ma mère, ma sœur, le capitaine Harville ; on en a chargé Maria ; ne l’avez-vous pas dit, Maria ? — J’avoue que je l’ai oublié, dit-elle d’un air un peu confus ; la société m’a distraite.

— Je ne suis donc pas si coupable de l’avoir oublié aussi un moment ? dit Charles ; à présent je me le rappelle fort bien ; nous sommes tous invités.

— C’est moi qui suis la seule coupable, dit Alice avec sa bonté accoutumée ; Elisabeth en avait en effet chargé Maria, mais je l’avais entendu, c’était chez mon père, et j’aurais dû le dire ; ainsi que Maria j’ai été distraite…

— Eh bien ! tout est réparé, dit maman Musgrove ; demain nous irons chez vos parens, et après-demain au spectacle ; je n’y aurais aucun plaisir sans vous, chère Alice ; Henriette dira de même, et vous n’auriez pu quitter la maison de sir Walter. »

Alice, touchée de son amitié, serra et baisa la main de la bonne dame, et lui sut gré de lui offrir l’occasion de lui dire ce qu’elle pensait : « À vous parler franchement, madame, lui dit-elle, je vous avoue que je n’aurais eu aucun plaisir à la soirée de ma sœur, si vous n’y aviez été. Je m’amuse fort peu dans les assemblées, et j’aurais été beaucoup plus heureuse dans votre loge ; il vaut donc mieux n’être pas tentée de faire une impolitesse aux personnes qui nous feront l’honneur de venir chez nous, et dont pas une ne m’intéresse. » Sa voix tremblait en disant cela, sentant bien que Wentworth l’entendait, et n’osant observer l’effet que produisaient ces paroles. Il fut convenu qu’on changerait la loge pour le surlendemain. Le capitaine Wentworth ne disait mot ; il s’approcha de la cheminée, et, quelques momens après, il prit sa station à côté d’Alice.

« Si j’ai bien entendu, lui dit-il, vous n’avez pas un goût bien décidé pour les soirées de Bath ? C’est cependant, m’a-t-on dit, un des grands plaisirs de ce jour.

— Ce n’est pas le mien, répondit-elle ; je n’aime pas assez le jeu.

— Oui, je me rappelle en effet que vous ne l’aimiez pas ; mais le temps opère quelquefois de grands changemens dans les goûts.

— Oh ! je ne suis pas du tout changée ! » s’écria Alice du fond de son cœur, sans penser comment cette phrase pouvait être interprétée : elle s’arrêta, et sentit qu’elle rougissait. Il y eut un moment de silence des deux côtés. «  Enfin, dit Wentworth, comme si c’était le résultat de ses pensées du moment, c’est une période, en vérité ! huit ans sont une période, et je… »

Ce qu’il aurait ajouté fut laissé à l’imagination d’Alice pour une heure plus tranquille. Ils furent interrompus par Henriette Musgrove, impatiente de profiter de ce moment de liberté pour aller faire ses emplettes de noce ; elle rappela la promesse d’Alice de l’accompagner, et de sortir avant qu’il vînt de nouvelles visites. Alice se leva, et lui dit qu’elle était prête ; mais elle sentait que si Henriette avait connu ce qui se passait dans son cœur, ce que ce souvenir du temps passé pouvait amener, elle aurait trouvé dans ses propres sentimens pour son cousin, dans sa sécurité sur son amour pour elle, de quoi plaindre Alice, et l’aurait laissée écouter la douce conversation de Wentworth.

Leur promenade fut retardée au moment où elles allaient sortir avec Maria ; des pas alarmans se firent entendre sur l’escalier ; d’autres visiteurs arrivaient ; la porte s’ouvre avec fracas pour sir Walter et miss Elisabeth Elliot, ridiculement parés pour venir voir d’anciens amis et alliés. Ils firent une entrée solennelle, qui répandit un froid général dans le salon. Alice se sentit oppressée, et voyait que chacun éprouvait la même impression : la cordialité, la franchise, la gaîté, avaient disparu au moment de cette arrivée, et furent remplacées par une cérémonie glacée, un dédain affecté, un long silence. Oh ! combien il était pénible pour Alice que ce fussent son père et sa sœur ! Elle eut cependant un plaisir inattendu ; le capitaine Wentworth fut reconnu et salué de tous deux. Elisabeth surtout mit beaucoup de grâce dans ce salut : elle lui adressa une fois la parole, et le regarda souvent avec un air de complaisance ; puis elle fit un mouvement qui semblait indiquer qu’elle prenait tout-à-coup une grande résolution. Après quelques minutes employées en fastidieux complimens, elle commença avec un ton de dignité à faire elle-même ses invitations, quoique, dit-elle, Maria eût déjà dû les faire pour le lendemain. C’était un petit rassemblement de parens et d’amis particuliers, une soirée sans cérémonie ; tout cela fut dit en ouvrant un élégant étui plein de cartes qu’elle avait préparées, pour suivre la mode du jour. Au milieu d’une belle vignette frappée, on lisait, si l’on pouvait, écrits en pieds de mouche avec une fine plume de corbeau, ces mots tracés par l’adroite main de madame Clay :

Miss Elliot reçoit chez elle demain mercredi.

Elle en laissa plusieurs sur la table avec un sourire intelligent et poli en regardant autour d’elle, et une gracieuse inclination de tête, puis elle présenta une carte à Wentworth avec un sourire encore plus gracieux. La vérité était qu’Elisabeth avait été assez long-temps pour sentir l’importance d’avoir à ses soirées un homme d’une aussi belle figure et d’une tournure aussi noble et aussi élégante ; le passé était oublié, et le présent lui montrait le beau capitaine ornant son magnifique salon. Il reçut la carte en saluant silencieusement. Sir Walter et sa fille se levèrent, firent un signe de la main pour que chacun restât à sa place, et disparurent.

Dès que la porte fut refermée, on respira plus à l’aise, excepté Alice, qui ne pouvait penser à autre chose qu’à l’invitation qui l’avait surprise. À la manière dont elle avait été reçue, elle était douteuse ; c’était plutôt de l’étonnement que du plaisir ; elle vit dans les yeux de Wentworth une nuance marquée de dédain. Elle n’osait espérer qu’il regardât cette carte comme une expiation des précédentes offenses, et qu’il voulût retourner dans une famille d’où il avait été rejeté comme indigne de lui appartenir ; son cœur se serra. Wentworth, les yeux fixés sur cette carte, paraissait éprouver un combat intérieur entre son orgueil blessé et un sentiment plus tendre.

« Comme Elisabeth a été polie ! s’écria Maria assez haut pour qu’on pût l’entendre, elle n’a oublié personne ! Il n’est pas étonnant que le capitaine Wentworth en soit enchanté ; vous le voyez, il ne peut ôter ses yeux de dessus sa carte. » Alice jeta un regard sur lui ; elle le vit rougir, et serrer les lèvres avec une expression de mépris ; il sortit un instant après avec Charles Musgrove et Harville.

Henriette et Maria recommencèrent à parler de leurs emplettes, et partirent avec Alice ; elle fut suppliée de revenir dîner chez eux, et de leur donner le reste du jour ; mais elle avait été trop agitée, elle l’était trop encore pour pouvoir se prêter à leur gaîté et à leur entretien, elle avait besoin d’un peu de solitude, de repos : elle prétexta quelques affaires à la maison, où elle était sûre de pouvoir être seule, et refusa en promettant à ses amis la matinée du lendemain : puis elle reprit tristement le chemin de Camben-Place.

En réfléchissant à ce qui s’était passé, il lui paraissait très-douteux que Wentworth vînt le lendemain. Ce mot de sa sœur, sur son enchantement d’être invité, devait l’avoir vivement blessé. Ah ! comme Maria aurait mieux fait de se taire ! Mais faisait-elle, disait-elle jamais quelque chose à propos ? À son arrivée chez son père, Alice fut mieux reçue qu’à l’ordinaire par Elisabeth. « Quoi ! vous voilà ? dit-elle, j’en suis bien aise ; mais je ne vous attendais pas ; je pensais que ces Musgrove vous garderaient. Il est bien à vous d’avoir deviné que vous pouviez m’être utile. » Et d’abord, après dîner, l’entraînant au grand salon, elle lui donna des ciseaux, des papiers de couleurs, et lui fit découper des transparens pour placer devant les quinquets et autour des lampes.

Alice était très-adroite, dessinait et découpait à merveille ; Elisabeth voulait une décoration nouvelle pour son beau salon ; toute la soirée se passa dans cette occupation ; on ne parla que des arrangemens d’Elisabeth et de madame Clay pour le lendemain, des parties de jeu ; on fit cent fois l’énumération des personnes invitées ; on recommandait sans cesse à Alice d’avancer son travail, et de le rendre aussi parfait que possible. Alice découpait en silence, et ne cessait de se faire à elle-même cette question : Viendra-t-il ? ne viendra-t-il pas ? Tantôt il lui semblait qu’il ne pouvait honnêtement s’en dispenser, et tantôt qu’il ne devait pas paraître à cette réunion ; il lui semblait que le sort de sa vie dépendait de la soirée du lendemain.

Pour se distraire de cette pensée continuelle, et pour dire quelque chose, elle voulut plaisanter madame Clay sur sa promenade avec M. Elliot trois heures après qu’on le croyait parti. Elle avait attendu en vain que madame Clay le dît elle-même ; on avait parlé plusieurs fois du cher cousin Elliot, de l’espoir qu’il reviendrait pour la soirée ; madame Clay avait gardé le silence sur leur entrevue. Alice alors se détermina à parler, et, dès les premiers mots, elle vit un embarras extrême sur le visage de celle à qui elle s’adressait ; mais ce ne fut qu’un éclair, elle se remit aussitôt, et s’écria avec l’air le plus naturel :

« Ah ! oui, c’est vrai ; figurez-vous, miss Elisabeth, ma surprise de rencontrer M. Elliot ! Je n’ai jamais été plus étonnée ! Il m’a abordée et s’est promené avec moi près des bains ; quelque chose avait retardé son départ, mais je ne sais ce que c’est. Il m’a chargée de vous dire qu’il serait bientôt de retour. Il voulait savoir s’il pourrait se présenter ici demain de bonne heure. Il n’était occupé que de demain ; il ne m’a parlé que de vous, et cela n’est pas nouveau. Bref, je ne l’ai vu qu’un instant ; et, à mon retour, en apprenant l’arrivée de mesdames Musgrove, et votre plan pour la soirée, j’avoue que M. Elliot m’était sorti de la mémoire ; je vous remercie, miss Alice, de me l’avoir rappelé. » M. Elliot était aussi sorti de la mémoire d’Alice ; elle avait repris le cours de ses pensées accoutumées, et fit moins d’attention à la justification de madame Clay qu’au trouble qui l’avait précédée.



  1. Ce mot est complètement anglais. Ne manque-t-il pas à notre langue ? Je l’essaie en me soumettant au blâme des puristes.