La Famine/La Famine

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Comte , 1828-1910
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. 1-123).


I

En ces derniers temps, il n’y a pas, en Russie, un numéro de revue, pas un numéro de journal, qui n’ait traité cette question de la famine, dépeint le malheureux sort de ceux qu’elle atteignait, et qui n’ait fait appel à la bienfaisance privée ou gouvernementale, en reprochant aux autorités et à la société son indifférence, son apathie, sa lenteur.

Autant que je puis en juger, d’après les journaux et d’après ce que je vois personnellement, l’activité de l’administration et de la municipalité du gouvernement de Toula ne justifie pas ces reproches. Non seulement la lenteur et l’apathie n’existent pas, mais on peut dire que l’activité de l’administration, de la société et de la municipalité a atteint son maximum d’intensité, et il est évident que cette activité ne peut plus que faiblir.

Dans les hautes sphères de l’administration on a travaillé, et on travaille sans cesse, à des mesures ayant pour but de prévenir le malheur attendu. Des sommes sont assignées et distribuées pour les subsides et les travaux publics, des ordres sont donnés pour la distribution du chauffage. Dans les provinces qui ont souffert de la disette, se réunissent des comités d’approvisionnement ; des assemblées extraordinaires de la municipalité, du gouvernement et du district sont convoquées ; on étudie les moyens pour concentrer des approvisionnements ; on recueille des renseignements sur la position des paysans : par les commissaires ruraux pour l’administration, par les conseillers municipaux pour les municipalités ; on recherche le meilleur moyen de secourir les paysans. On a distribué le blé pour les semailles ; des mesures sont prises pour conserver les semences d’avoine jusqu’au printemps, et, surtout, pour fournir l’approvisionnement pendant l’hiver.

De plus, dans toute la Russie, on fait des quêtes dans les églises ; les fonctionnaires donnent une partie de leurs appointements, les rédactions des journaux et des revues organisent des souscriptions ; des sommes sont données par diverses institutions et par les particuliers.

Dans toute la Russie, on a fondé des sections de la Société de la Croix-Rouge ; les provinces non atteintes sont désignées séparément ou par groupes et sont chargées du soin de recueillir ces donations pour les provinces atteintes.

Et, si les résultats obtenus par cette activité sont moins considérables qu’on ne pouvait l’espérer, la cause en est, non pas dans un manque de zèle, mais dans la façon dont on s’y est pris.

Deux tâches ont pu être accomplies jusqu’à présent : la distribution des semences pour la récolte de l’année prochaine et la constitution des provisions de bois de chauffage, fourni par les forêts de l’État.

D’après ce que je sais par les journaux et par ma propre expérience, les deux tâches n’ont pas été accomplies d’une manière suffisante dans ma province, comme partout ailleurs, du reste.

Dans notre gouvernement, les paysans se sont presque partout servi de leurs propres semences, on a distribué très peu et trop tard ; dans de nombreux endroits, on a distribué des semences à ceux qui n’en avaient pas besoin, de sorte que, dans beaucoup de districts, les semences distribuées étaient vendues ou échangées au cabaret.

L’approvisionnement du bois de chauffage était la seconde tâche qui s’était imposée dès l’automne. Dès le 1er  septembre, il a été décidé de distribuer du chauffage, provenant des bois de l’État, aux paysans victimes de la disette. Vers le 20 septembre, on a fait la liste des communes appartenant à tel ou tel établissement forestier et accordé dans les communes la permission de recueillir gratuitement les matériaux de chauffage.

Les communes appartenant à un certain établissement forestier sont éloignées de ces établissements à 40 ou 50 verstes, de sorte que le transport du bois en automne, lorsque les chevaux ont encore de la pâture, ne présentait pas de difficulté. Cependant, d’après ce que je sais de sources certaines, jusqu’au 14 octobre, c’est-à-dire pendant presque un mois, il n’y avait pas un seul paysan dans l’établissement forestier situé près de notre ville ; de même, dans l’établissement forestier de Krapivnensky, on n’a rien distribué non plus. Et comme il ne faut pas oublier que ce n’est qu’en automne, lorsqu’il y a encore des pâturages pour les chevaux, que le paysan peut aller un peu loin pour chercher du bois, et que ce n’est qu’en automne aussi qu’on peut ramasser les abatis d’arbres, qui, alors, ne sont pas encore couverts de neige, et que, d’un moment à l’autre, celle-ci peut survenir, on peut dire franchement que cette seconde tâche n’a pas été accomplie avec beaucoup de succès.

C’est ainsi qu’on a procédé relativement aux semences et au chauffage. Mais ces deux œuvres forment à peine un dixième de la tâche générale d’approvisionnement. Si l’on juge d’après l’accomplissement si imparfait de ce qui a déjà été fait, il est douteux que cette vaste et difficile entreprise soit mieux accomplie. Tout ce que j’ai pu recueillir des espérances qu’on a à ce sujet ne me promet pas beaucoup de succès.

Dans cette question l’administration et la municipalité ignorent également ce qu’ils ont à faire.

Cette incertitude se complique surtout par la discordance qui existe partout entre les deux organes principaux.

Chose étrange, on en est encore à se demander si la famine existe ou n’existe pas.

Partout, les municipalités demandent des sommes considérables, tandis que l’administration, les considérant comme exagérées ou comme inutiles, les réduit ou les refuse complètement. L’administration se plaint de ce que les municipalités, influencées par l’opinion générale et sans approfondir l’état réel des choses, font des descriptions pitoyables et plutôt littéraires de la misère du peuple, en demandant au gouvernement des sommes énormes qu’il ne peut donner, et qui, si elles étaient données, feraient plutôt du mal que du bien. Il faut absolument que le peuple connaisse lui-même le besoin et qu’il réduise ses dépenses, disent les représentants de l’administration, tandis qu’à présent toutes les exigences des municipalités et tout ce qui se dit dans les assemblées arrivent jusqu’aux paysans sous une forme dénaturée et fait que le peuple espère un secours qu’il ne peut obtenir. Le résultat en est que les paysans refusent le travail qu’on leur offre et boivent plus que jamais. Quelle disette peut-il y avoir — disent encore les représentants de l’administration — lorsque les paysans refusent le travail, lorsque l’impôt sur l’alcool, recueilli pendant les mois d’automne de cette année, dépasse celui de l’année précédente, et que les marchandises achetées ordinairement par les paysans se vendaient aux foires de cette année mieux que jamais ?

« Si on écoutait les municipalités, il en serait avec l’approvisionnement de même qu’avec la distribution des semences dans plusieurs districts, où on les avait données à ceux qui n’en avaient aucun besoin, en encourageant de la sorte les ivrognes ! » disent les représentants de l’administration ; — et ils perçoivent les impôts.

Telle est l’opinion de l’administration, et on ne peut pas nier son bien-fondé, si on regarde la question sous un certain point de vue. Mais les raisons que donnent les municipalités ne sont pas moins justifiées, lorsque à toutes ces objections ils répondent par des descriptions, faites à travers les communes, du bien des paysans, d’où il s’ensuit qu’en comparaison avec la récolte moyenne celle de cette année est quatre ou même cinq fois moins abondante et que la majorité de la population n’a pas de moyens d’existence.

Pour pouvoir mettre une pièce, la découper et l’apprêter, il est nécessaire de connaître les dimensions du trou. Et c’est justement sur ce point qu’il paraît impossible de se mettre d’accord. Les uns disent que le trou n’est pas grand et que la pièce pourrait l’étendre davantage ; les autres disent qu’il n’y aura pas même assez d’étoffe pour mettre une pièce. Qui a raison ? Et à quel point les uns et les autres ont-ils raison ?

II

Que la description de ce que j’ai vu et entendu dans les quatre districts atteints par la disette et visités par moi dans le gouvernement de Toula soit une réponse à ces questions !

Le premier district que j’ai visité fut le district Krapivnensky, que la disette a atteint dans la partie où il y a de la « terre noire ».

La première impression, qui répondait affirmativement à la question de savoir si les conditions d’existence de la population sont particulièrement dures cette année, était produite par le pain, mêlé au tiers et quelquefois à moitié avec de l’arroche, employé par tout le monde, un pain noir, noir comme de l’encre, lourd et amer ; toute la population mange ce pain, — les enfants, les femmes enceintes, les femmes qui allaitent, les malades.

Une autre impression, qui indique la situation exceptionnelle de cette année, ce sont les plaintes générales du manque de chauffage. C’était encore au commencement de septembre, et il n’y avait plus de combustible. On m’a dit qu’on avait coupé l’osier des enclos où on bat le blé, et je l’ai vu moi-même ; on m’a dit que tout ce qui était fait en bois, toutes les bûches étaient coupés pour faire du bois de chauffage. Beaucoup de paysans achètent le bois dans la forêt seigneuriale, qu’on est en train de nettoyer, et dans un petit bois qu’on coupe non loin de là. Pour chercher du bois on va à 7 ou à 10 verstes. Le prix du tremble coupé est de 90 kopeks pour un chkalik, c’est-à-dire pour un seizième de sagène cube[1]. Un chkalik suffit pour une semaine à une famille de paysans. Ainsi, pendant tout l’hiver, il faudrait dépenser près de 25 roubles pour le bois, si on ne chauffait qu’avec du bois acheté.

Le malheur est donc hors de doute : un pain malsain, mêlé d’arroche, et l’absence du chauffage. Mais regardons l’aspect extérieur des gens : les figures sont gaies, satisfaites et bien portantes. Tout le monde travaille, dans les maisons il n’y a personne. Les uns battent le blé, les autres le transportent. Les propriétaires se plaignent que les paysans n’acceptent pas volontiers du travail.

J’ai visité ce district à l’époque où l’on bêchait les pommes de terre et où on battait le blé.

Le jour de la fête paroissiale, on buvait plus que d’habitude, et même les jours de la semaine on pouvait voir des gens ivres. De plus, en regardant de près pourquoi il est employé, on voit que même le pain mélangé à l’arroche acquiert une signification tout à fait différente.

Dans la maison où on m’a montré pour la première fois ce pain, travaillait une machine à battre le blé à quatre chevaux et il y avait près de 60 meules d’avoine provenant soit des terres appartenant au paysan, soit de celles qu’il avait prises en fermage ; chaque meule donnant jusqu’à 9 mesures, il y avait en tout, en considérant les prix actuels, pour 300 roubles d’avoine. Il est vrai qu’il ne restait que peu de blé, à peu près 8 quarts ; mais, outre l’avoine, il y avait encore près de 40 quarts de pommes de terre, et il y avait du sarrasin. Pourtant, toute la famille, composée de douze personnes, mangeait du pain avec de l’arroche. On voit ainsi que ce pain n’était pas, dans ce cas, un signe de misère, mais tout simplement un moyen employé par un paysan économe pour qu’on mange moins de pain ; dans cette même intention, pendant les années d’abondance, un paysan économe ne donnera jamais à sa famille du pain chaud ou simplement frais, mais toujours du pain sec. « La farine est chère, et on ne peut jamais en avoir assez pour ces polissons, » dit-il. « Puisque les autres mangent du pain avec de l’arroche, nous ne sommes pas des messieurs pour ne pas en faire autant ! »

L’absence du chauffage est rachetée par ce fait que, cette année, la paille, quoique moins abondante, est herbacée et avec de petits épis et donne un excellent fourrage. C’est pour cette raison qu’on n’emploie pas la paille pour le chauffage, et cela non seulement parce qu’il y en a peu, mais parce qu’avec cette paille on peut se dispenser de la saupoudrer de farine pour la nourriture du bétail. Telle est la situation là où il y a au moins de la paille. Mais, dans beaucoup de districts, il n’y en avait pas.

Pour un observateur superficiel, la situation de la majorité des familles est telle que la mauvaise récolte du blé est rachetée par une bonne récolte d’avoine, dont le prix est élevé, et une bonne récolte de pommes de terre. On vend de l’avoine, on achète du blé et on mange principalement des pommes de terre. Mais tout le monde n’a pas de l’avoine et des pommes de terre. Lorsque j’ai fait la liste de tout le village, j’ai vu que, sur cinquante-sept ménages, il y en avait vingt-neuf qui n’avaient plus du tout de blé, ou, au plus, quelques pouds, de 5 à 8 ; quant à l’avoine, ils en avaient si peu qu’en échangeant 2 quarts d’avoine contre un quart de blé, ils n’auraient pas eu assez de provisions pour vivre jusqu’à Noël. Telle est la position de vingt-neuf ménages ; celle de quinze autres est encore pire. Si ces familles sont si pauvres, ce n’est pas seulement à cause de la mauvaise récolte de cette année, mais c’est grâce aux conditions ordinaires de leur vie extérieure et intérieure, grâce à l’isolement, à la faiblesse et au caractère des chefs des familles. Ces ménages étaient déjà pauvres les années précédentes. Ils sont privés du principal moyen d’existence de cette année, de l’avoine, car non seulement ils n’avaient pas de semences, mais leur terre était en location. Plusieurs d’entre eux mendient dès à présent.

Les autres villages du même district atteint par la disette sont à peu près semblables à celui-ci. Le nombre des ménages riches, moyens et pauvres est presque le même : 50 %, ou à peu près, de moyens, c’est-à-dire de ceux qui, cette année, mangeront toutes leurs provisions jusqu’au mois de décembre ; 20 % de riches, et 30 % de complètement pauvres, qui, dès à présent, ou dans un mois, n’auront plus rien à manger.

La position des paysans du district Bogoroditzky est encore pire. La récolte, surtout celle du blé, a été ici encore moins abondante. Le nombre des riches, c’est-à-dire de ceux qui peuvent exister avec leur propre pain, est le même, mais le nombre de pauvres est encore plus grand. Sur soixante ménages il y a dix-sept moyens et trente-deux pauvres aussi pauvres que les quinze pauvres du premier village du district Krapivnensky. Et, de même que là-bas, la situation précaire de ces ménages a pour cause non seulement la disette de cette année, mais aussi toute une série de causes internes et externes qui agissent depuis longtemps : l’isolement, la nombreuse famille, la faiblesse du caractère…

Dans le district Bogoroditzky, la question du chauffage était encore plus difficile à résoudre, car le nombre de forêts est encore plus petit. Mais l’impression générale est la même que dans le district Krapivnensky. Jusqu’à présent, la disette ne se révèle par rien d’extraordinaire : la population est courageuse, appliquée au travail, bien portante et gaie. Le scribe communal se plaignait que le jour de l’Assomption (fête paroissiale) on buvait plus que jamais.

Plus on s’avance dans le district Bogoroditzky pour s’approcher du district Effremovsky, plus la situation devient mauvaise. La quantité de blé et de paille dans les enclos diminue de plus en plus, et le nombre de ménages pauvres augmente en même temps. Sur la limite des deux districts, la situation est surtout mauvaise, parce que, à tous les malheurs des districts Krapivnensky et Bogoroditzky et à la rareté encore plus grande des forêts, s’est jointe une mauvaise récolte de pommes de terre. Sur les champs les plus réussis on n’a presque rien obtenu et on n’a pu que recevoir ce qu’on a dépensé en semences. Le pain est mêlé à l’arroche presque chez tous.

L’arroche n’est pas mûr : il est vert. Les grains blanchâtres, qu’on y voit ordinairement, sont complètement absents et, par conséquent, il n’est pas mangeable. De plus, on ne peut pas manger seul le pain mélangé avec de l’arroche. Si on en mange trop à jeun, il donne des vomissements. Du kvass[2] fait avec de la farine mélangée avec de l’arroche cause une surexcitation voisine de la folie. Les ménages pauvres, dont la position était mauvaise les années précédentes, mangent ici les derniers restes de leurs provisions.

Mais ces villages ne sont pas encore les plus misérables. Les plus malheureux sont ceux des districts Effremovsky et Epiphansky. Voici un grand village du premier de ces districts. Sur soixante-dix ménages, il y en a dix qui peuvent encore se nourrir avec ce qu’ils ont. Tous les autres viennent de partir pour mendier. Ceux qui sont restés mangent du pain avec de l’arroche et du son, qu’on leur vend au dépôt municipal pour 60 kopeks le poud. Je suis entré dans une maison pour voir le pain qui est mélangé avec du son. — Le maître du logis a reçu 3 mesures de blé pour les semences, mais après qu’il avait déjà ensemencé sa terre, de sorte qu’après avoir mélangé ces 3 mesures avec 3 mesures de son, il les a moulues ensemble et obtenu un pain assez bon ; — mais c’était le dernier. Sa femme nous a raconté que sa petite fille a mangé du pain avec de l’arroche et qu’elle a eu des vomissements et de la diarrhée, de sorte qu’elle a cessé de cuire ce pain. Un coin de la chambre est couvert des ordures de chevaux et des branches sèches ; les femmes vont le long des pâturages pour ramasser les ordures des chevaux, et à travers les bois pour chercher les débris de branches sèches. La malpropreté des habitations et le mauvais état des vêtements sont très considérables dans ce village ; mais il paraît que ceci est une chose ordinaire, car on voit la même chose dans des familles aisées.

Dans le même village, on trouve une partie habitée par des enfants de soldats ne possédant pas de terre. Leurs ménages sont au nombre de dix. Nous nous sommes arrêtés à la dernière maison de cette partie du village : une femme maigre et vêtue de haillons est sortie de cette maison, et nous a dépeint sa situation. Elle a cinq enfants, dont l’aîné a dix ans. Deux sont malades, — probablement d’influenza. Un enfant de trois ans, malade, en proie à la fièvre, est couché au dehors, par terre, à huit pas de la maison, couvert des restes déchirés d’un sarrau. Il aura froid dans l’humidité lorsque la fièvre va se passer, mais cela vaut encore mieux que de rester dans une chaumière de 3 mètres avec un four démoli, au milieu de la saleté et de la poussière avec les quatre autres enfants. Le mari de cette femme est parti et disparu. Elle se nourrit elle-même et nourrit ses enfants malades avec les croûtes qu’elle reçoit en mendiant, mais il est difficile de mendier, car dans le voisinage on donne peu. Il faut aller loin, à 20 ou 30 verstes, et abandonner les enfants. Et elle le fait. Elle recueille des morceaux, les laisse à la maison et, aussitôt que la provision touche à sa fin, elle s’en va de nouveau. En ce moment, elle était chez elle : elle est rentrée hier et elle avait assez de croûtes jusqu’à demain.

Elle était dans une situation semblable, sinon pire, la dernière et l’avant-dernière année. Il y a deux ans, sa maison a brûlé ; sa fille aînée étant plus jeune, elle n’avait personne à qui confier ses enfants. La seule différence est que, les autres années, on donnait davantage et que le pain était sans arroche. Elle n’est pas la seule qui soit dans ce cas.

Telle est la situation de toutes les familles depuis deux ans, des faibles, des ivrognes, des familles de prisonniers, souvent celles des soldats. Cette situation se supporte plus facilement dans les années abondantes. Mais toujours, même dans ces années, les femmes allaient, et vont encore, à travers les bois, sous la menace des coups et de la prison, en volant du combustible pour réchauffer leurs enfants grelottants ; toujours elles cueillaient et cueillent les morceaux des pauvres pour nourrir leurs enfants abandonnés et mourant de faim. Cela s’est toujours fait. Nous vivons au milieu de ces faits. Et leurs causes ne se bornent pas à la dernière mauvaise année.

III

Le nombre de villages pareils à celui-ci est très grand dans les districts Bogoroditzky et Effremovsky. Mais il y en a qui sont plus malheureux. Tels sont les villages des districts Epiphansky et Dankovsky.

Voici un de ces villages : sur l’étendue de 6 verstes entre deux villages, il n’y a pas d’habitation. Il n’y a que des habitations des propriétaires terriens, situées à l’écart. On ne voit que des champs, toujours des champs, gras, formés par la terre noire, profondément labourés par les charrues et ensemencés à perfection avec du blé. Les pommes de terre sont bêchées, çà et là seulement on laboure pour la seconde fois. Dans plusieurs endroits, on laboure la terre pour les petits blés. Parmi les moissons on voit des troupeaux magnifiques appartenant au propriétaire. Les blés d’automne sont excellents, les routes sont bordées de fossés et d’arbustes qu’on coupe ; dans les ravins, on plante des bois. Çà et là on voit des forêts des propriétaires entourées de haies et gardées. Dans les propriétés et sur les routes, on voit des quantités énormes de paille. Les pommes de terre sont recueillies et placées dans les sous-sols et mises en tas. Tout est cultivé, et cultivé soigneusement ; partout on voit le travail des milliers d’hommes, qui ont traversé de tous les côtés, avec des charrues, des faux et des râteaux, tous les sillons de ces champs immenses et riches.

Je m’approche des habitations de ces hommes. Un fleuve magnifique coule entre deux bords relevés, sur lesquels sont situées les habitations. De ce côté-ci, celles du district Epiphansky, plus petites ; de l’autre côté, celles du district Dankovsky, plus grandes. De l’autre côté aussi, on voit l’église avec un clocher et une croix qui brille au soleil ; sur une colline s’alignent, de l’autre côté du fleuve, les chaumières des paysans qui semblent jolies de loin.

Je m’approche du bord du village situé de ce côté. La première izba n’est pas une izba : ce sont quatre murs en pierre grise, cimentés d’argile et couverts de planches, sur lesquels on a jeté des feuilles de pommes de terre. Il n’y a pas de cour. C’est l’habitation de la première famille. Devant cette habitation, on voit une charrette sans roues ; et une place libre, une aire à battre le blé ; on vient de le battre et de vanner. L’avoine se trouve ici même et non pas derrière la cour, où, ordinairement, est situé l’enclos où on bat le blé. Un grand paysan, chaussé de laptis[3], prend, avec la pelle et avec les mains, dans un tas, de l’avoine proprement vannée, et la verse dans un panier. Une femme, aux pieds nus, âgée d’une cinquantaine d’années et habillée d’une chemise noire et sale, avec un morceau arraché sur le côté, emporte ces paniers, verse leur contenu dans la charrette sans roues et les compte. Une petite fille, habillée d’une chemise sale à tel point qu’elle paraît grise, et décoiffée, se serre contre la femme et l’empêche de travailler. L’homme est le compère de la femme. Il est venu pour l’aider à vanner et à verser l’avoine. La femme est veuve, son mari est mort il y a plus d’un an, et son fils est parti soldat pour les exercices d’automne ; sa bru est dans la maison avec ses deux petits enfants : l’un, encore nourrisson, est sur ses bras ; l’autre, âgé d’environ deux ans, est accroupi sur le seuil et crie pour exprimer son mécontentement. Toute la récolte de l’année est formée par l’avoine, dont la totalité entrera dans la charrette : il y en a à peu près 21 quarts. Tout ce qui est resté du blé, après avoir déduit les semences, c’est un sac d’arroche pesant près de 3 pouds[4] et rangé avec soin.

Ni millet, ni sarrasin, ni lentilles, ni pommes de terre, — on n’a rien semé et rien planté. On a fait du pain avec de l’arroche, mais il est si mauvais qu’on ne peut pas le manger, et, ce matin, la femme est allée mendier dans un village situé à une huitaine de verstes. Il y avait là une fête, et elle a recueilli près de 5 livres de morceaux sans arroche de gâteau qu’elle m’a montré. Dans son panier il y avait près de 4 livres des croûtes de morceaux grands comme la paume de la main. Et c’est tout ce qu’il y a, ce sont tous les moyens pour se nourrir.

La chaumière suivante est pareille, seulement elle est mieux couverte, et il y a une petite cour. La récolte de blé est la même. Le même sac d’arroche se trouve dans l’antichambre et représente les magasins des provisions. Ici on n’a pas semé d’avoine, car, au printemps, il n’y avait pas de semences ; il y a 3 quarts de pommes de terre et 2 mesures de sarrasin. La femme a fait cuire à moitié avec de l’arroche le reste du blé qui a été donné pour ensemencer la terre, et à présent on mange le dernier. Il reste encore un pain et demi. Avec les pommes de terre on peut encore durer pendant un mois ; quant à ce qui sera après, ils disent ne pas le savoir eux-mêmes. La femme a un mari et quatre enfants. Le mari était absent lorsque j’ai visité la maison : il construisait une maison en pierre pour son voisin, un paysan, qui demeurait de l’autre côté de la cour.

Dans la troisième maison, la situation est la même. Pendant que j’y étais en train de causer avec la femme, une autre femme entra et raconta à sa voisine qu’on avait battu son mari, qu’elle craint qu’il succombe et que, ce matin, il a reçu les derniers sacrements. Il était évident que sa voisine le savait depuis longtemps, et que le récit était destiné pour moi. J’ai proposé d’examiner le malade pour le secourir autant que je pourrai. La femme partit et revint bientôt pour m’accompagner. Le malade était couché dans la chaumière voisine. Elle était plus grande, toute en poutres, avec une grange en pierre et une cour. Mais la pauvreté était la même. Le propriétaire se laissa évidemment entraîner par la reconstruction de la maison après un incendie ; il a dépensé pour cela tout ce qu’il avait et devint pauvre. Dans cette maison demeurent deux familles étrangères qui n’ont pas de maisons à elles. Le malade qu’on a battu était le chef d’une de ces familles. Il était couché sur des planches disposées entre le poêle et le mur et gémissait. Je me suis approché et je l’ai découvert avec précaution. C’était un paysan d’une quarantaine d’années, fort et robuste, avec une figure injectée de sang et des muscles athlétiques. J’ai commencé à l’interroger, et il me raconta, en s’efforçant de pousser de faibles gémissements, qu’avant-hier ils avaient une réunion, que lui et un autre camarade encore avaient pris des « billets » (passeports) pour s’en aller, et qu’alors il a dit à un paysan qu’il ne fallait pas se quereller ; en réponse de quoi, ce paysan l’a jeté à terre et se mit à marcher sur lui, c’est-à-dire lui a broyé la tête et la poitrine. La vérité est qu’après avoir pris les passeports les paysans ont offert chacun 1 litre et demi, et que l’ancien bailli, qui avait détourné 50 roubles de la caisse publique, a offert 1/2 vedro[5] en récompense de ce qu’on lui a permis de payer en trois délais, de sorte que les paysans étaient complètement ivres.

J’ai tâté et examiné le malade. Il était en parfaite santé et avait très chaud sous les hardes dont il était couvert ; il n’y avait sur lui aucune trace ; il était évident que, s’il restait couché et si on lui avait administré les derniers sacrements, ce n’était que pour attirer, de la part des autorités, au nombre desquelles il me rangeait, une punition sur celui avec qui il s’était battu. Lorsque je lui eus dit qu’il ne fallait pas s’adresser aux tribunaux, que je ne croyais pas ses coups dangereux et qu’il pouvait se lever, il fut mécontent, et les femmes qui remplissaient la maison et m’observaient attentivement commencèrent à dire avec mécontentement que, s’il en est ainsi, on peut s’attendre à ce que tout le monde soit assommé. La pauvreté des trois familles qui demeurent dans cette maison est la même que dans les maisons précédentes. Personne n’a du blé. Les uns ont à peu près 2 pouds de sarrasin, les autres pour quinze jours ou pour un mois de pommes de terre. Tout le monde a du pain fait avec de l’arroche et du blé qui a été donné pour les semences, mais il n’y en aura pas pour longtemps.

Presque tout le monde reste à la maison : l’un badigeonne les murs, l’autre les refait, un troisième reste à ne rien faire. Tout le blé est battu, les pommes de terre sont arrachées.

Tel est le village tout entier, avec ses trente ménages, à l’exception de deux qui sont aisés. L’année dernière, le village fut à moitié brûlé, et on ne l’a pas reconstruit. Les premières maisons, là où il y avait une femme qui battait l’avoine, et encore huit maisons de suite, sont placées sur de nouveaux emplacements, au bord, pour l’exécution des règlements d’assurance. La majorité des habitants est si pauvre qu’ils louent jusqu’à présent leurs habitations. Les autres, ceux qui n’ont pas été incendiés, sont aussi pauvres. La situation du village est telle que, sur trente ménages, douze ne possèdent pas de chevaux.

Le village est dans une position désastreuse, mais il est évident que ce n’est pas la mauvaise récolte de cette année qui en est la principale cause. La mauvaise récolte apparaît même comme un malheur peu considérable, en comparaison des malheurs particuliers inhérents à chaque famille, et en comparaison avec les causes générales, indépendantes de la famine qui l’ont amenée à l’état où elle se trouve.

Presque dans chaque famille il y a une cause spéciale de misère, cause qui est beaucoup plus importante que la mauvaise récolte de cette année.

Le malheur de l’ancien bailli consiste en ce que, sous la menace du jugement, il doit payer 50 roubles par terme, et il vend toute son avoine pour payer cette dette. Le bailli actuel, qui est un bon ébéniste, est pauvre, parce qu’on l’a élu bailli et que par là on l’a privé de la possibilité de chercher du travail. On lui paye 15 roubles par an, et il dit qu’il pourrait facilement en gagner soixante, sans avoir besoin de s’inquiéter de la récolte. Le malheur d’un troisième paysan consiste en ce qu’il a, depuis longtemps, des dettes qu’il doit payer à présent, de sorte qu’il a dû vendre les trois murs de sa maison de bois, en laissant le quatrième pour le chauffage. Maintenant il n’a pas de maison pour vivre et se construit en pierre une cellule minuscule qu’il va habiter avec sa femme et ses enfants. Un quatrième a eu le malheur de se brouiller avec sa mère qui habitait avec lui, de sorte qu’elle se sépara de lui, brisa sa chaumière et partit habiter avec un autre fils en emportant ce qu’elle avait. Un cinquième était allé à la ville avec de l’avoine, mais il se mit à boire et vendit en échange du vin toute l’avoine qu’il avait. Quant aux causes générales et toujours agissantes de la misère, elles sont aussi beaucoup plus importantes que la mauvaise récolte. Elles sont les mêmes que partout ; le manque de terre, les incendies, les querelles, l’alcoolisme, la dépression morale.

Avant de quitter le village, je me suis arrêté près d’un paysan qui venait d’apporter du champ des tiges des pommes de terre ( « fouets », comme ils les appellent), et qui était en train de les ranger auprès du mur de sa chaumière.

— D’où vient ça ?

— Nous l’achetons au propriétaire.

— Comment ? À quel prix ?

— Pour une déciatine[6] de « fouets », nous devons travailler pendant l’été une déciatine de blé…

C’est-à-dire que, pour le droit de cueillir sur l’espace d’une déciatine les tiges de pommes de terre, le paysan prend l’obligation de labourer, d’ensemencer, de couper l’herbe, de lier des bottes et de transporter la quantité de blé qui se trouve sur une déciatine (c’est-à-dire, en comparant avec le salaire ordinaire qui est bas, faire au moins un travail de 8 roubles, tandis que, d’après les prix existant dans cette localité, cette quantité de tiges ne vaut que 5 ou même 4 roubles).

Le paysan était loquace ; je me suis attardé avec lui auprès de la voiture, et bientôt un groupe de six paysans s’est rassemblé autour de nous. Nous avons engagé la conversation. Plusieurs femmes restaient à l’écart et écoutaient. Les enfants, mangeant un pain noir comme de l’encre, gluant et mélangé avec de l’arroche, tournaient autour de nous en m’examinant et en écoutant. J’ai répété plusieurs questions pour vérifier les renseignements donnés par le bailli. Tout était vrai. Le nombre des paysans qui ne possèdent pas de chevaux était même plus grand que ne l’a dit le bailli. Ces gens racontaient leur misère, sinon avec plaisir, du moins avec une ironie constante par rapport à quelqu’un ou à quelque chose.

— Pourquoi donc êtes-vous si pauvres, plus pauvres que les autres ? demandai-je.

La réponse était si connue que plusieurs voix me la donnèrent en même temps.

— Que faire ? L’année dernière, la moitié du village a brûlé comme si on l’avait enlevée avec la langue. Et puis la mauvaise récolte… L’année dernière, c’était dur et, à présent, il n’y a plus rien du tout. Et quelle récolte peut-il y avoir lorsqu’il n’y a pas de terre ? Qu’est-ce que c’est, cette terre ? Elle ne donne qu’autant qu’il faut pour faire du « kvass ».

— Et le travail dehors ? dis-je.

— Quel travail ? Où est-il ? puisqu’il (c’est-à-dire le propriétaire) nous entoure de tous les côtés. Partout les terres sont à lui. On peut aller n’importe où, les prix sont les mêmes. Eh bien ! il ne reste qu’à payer 5 roubles pour les « fouets » dont il n’y aura pas assez même pour un mois.

— Mais comment vivrez-vous alors ?

— Nous vivrons comme nous pourrons. Nous vendrons ce qu’il y a, et puis on verra.

— C’est qu’il n’y a plus rien à vendre. On ne peut pas vendre le fumier !… J’en ai plein tout un coin. Quand on chauffe, ça vous fait tousser !

— Dix fois peut-être nous avons écrit, dit le bailli, cela n’a servi à rien.

— Il paraît que ce n’étaient pas de bons écrivains. Attends que le grand-père (c’est moi) écrive. Il écrira mieux. Regarde, quelle plume il a !

Et ainsi de suite. Les paysans rient. Ils savent évidemment quelque chose, mais ne veulent pas le dire.

Mais que se passe-t-il ? Est-il possible qu’ils ne comprennent pas leur position, ou bien espèrent-ils si fermement un secours de dehors qu’ils ne veulent plus faire aucun effort ? Je puis me tromper, mais je penche plutôt pour cette dernière hypothèse.

Je me suis rappelé alors deux vieux paysans, un peu gais, originaires du district Effremovsky, qui venaient du bailliage où ils étaient allés pour s’informer de la date où leurs fils seront appelés pour les exercices d’automne. En réponse à ma question sur leur récolte et sur leur vie, ils m’ont répondu, quoique étant de la localité la plus pauvre, que, grâce à Dieu et à notre père le Tsar, on a donné du blé pour les semences, et que, désormais, on va en donner aussi pour l’approvisionnement : avant le commencement du carême 30 livres par personne, et, après, 1 poud et demi.

Le fait que les habitants de ce village du district Epiphansky ne peuvent pas passer l’hiver sans mourir de faim ou des maladies causées par la faim et la mauvaise nourriture, s’ils ne prennent pas de mesures, — ce fait était aussi évident que la prévision qu’une ruche d’abeilles laissée sans miel et mise dehors pendant l’hiver périra jusqu’au printemps. Mais c’est là qu’est la question : vont-ils entreprendre quelque chose ou non ? Jusqu’à présent, il paraît que non ; un seul d’entre eux a vendu tout, et s’en va à Moscou. Les autres semblent ne pas comprendre leur situation ; attendent-ils que le secours leur vienne du dehors, ou bien, pareils à des enfants tombés dans un trou dans la glace, ou égarés, ne comprennent-ils pas, au premier moment, tout le danger de leur position, et rient de cette situation anormale ? Peut-être l’un et l’autre. Mais ce qui est évident, c’est que ces gens se trouvent dans un état tel qu’il est douteux qu’ils fassent un effort pour améliorer leur situation.

IV

Eh bien ! la famine existe-t-elle, oui ou non ? Et si elle existe, quelles sont ses proportions ? Et quelles doivent être les proportions des secours ? Toutes les colonnes des registres où on décrit le bien que possèdent les paysans ne répondent guère et ne peuvent guère répondre à ces questions.

Beaucoup de monde se représente la tâche de l’approvisionnement d’un peuple qui a faim comme une tâche semblable à celle de l’approvisionnement d’une quantité donnée de bétail. Pour un certain nombre de bœufs, il faut, pendant les deux cents jours de l’hiver, telle ou telle quantité de foin, de paille, de marc d’eau-de-vie. Une fois cette quantité préparée, et les bœufs mis à l’étable, on peut être sûr qu’ils passeront l’hiver. Mais le calcul est tout autre quand il s’agit des hommes. D’abord, pour un bœuf, comme pour toute autre bête, le minimum et le maximum de la nourriture nécessaire sont très peu éloignés l’un de l’autre. Une fois la quantité nécessaire de nourriture absorbée, la bête cesse de manger et n’a plus besoin de rien ; si, d’un autre côté, elle ne mange pas la quantité qu’il lui faut, elle tombe bientôt malade et meurt. Au contraire, pour l’homme, la distance entre le maximum et le minimum de ses exigences — non seulement pour la nourriture, mais aussi pour les autres besoins — est énorme. Un homme peut se nourrir d’une hostie, comme celui qui jeûne pendant le carême, ou d’une poignée de riz, comme les Chinois et les Indiens, il peut rester quarante jours sans manger, comme l’a fait le Dr  Tanner, et rester en bonne santé, et, d’un autre côté, il peut absorber une quantité d’aliments énorme au point de vue du prix et de la qualité nutritive. De plus, il a besoin encore de beaucoup de choses ; ses exigences peuvent croître à l’infini et diminuer dans des proportions excessivement petites.

Ensuite, tandis qu’un bœuf ne peut pas trouver lui-même de la nourriture dans son étable, l’homme se procure cette nourriture lui-même ; de plus, c’est l’homme que nous avons l’intention de nourrir, qui obtient lui-même, dans les conditions les plus dures, la nourriture que nous voulons lui donner. Nourrir le paysan, c’est comme si, au printemps, lorsque l’herbe est déjà poussée, au lieu de laisser le bétail brouter l’herbe lui-même, on le tenait à l’étable en cueillant pour lui cette herbe et en privant ainsi le troupeau d’une force énorme dont l’absence le fait périr.

Quelque chose d’analogue serait arrivé au paysan si nous nous mettions à le nourrir de cette manière et s’il avait cru à cela. Si le paysan ne parvient pas à joindre les deux bouts, c’est un déficit ; s’il n’a rien à manger, il faut le nourrir. Mais observez n’importe quel paysan, non pas pendant la disette, mais pendant une année normale, lorsque, comme dans notre localité où la famine est chronique, et où le blé recueilli du lopin de terre que possède le paysan ne lui suffit que jusqu’à Noël, et vous verrez que, pendant les années ordinaires aussi, d’après le registre de la récolte, il manque de nourriture, et que son déficit est tel qu’il est obligé de perdre son bétail et de ne manger lui-même qu’une fois par jour. Tel est le budget d’un paysan moyen — sans parler du pauvre ; — et pourtant voyez : non seulement il n’a pas perdu son bétail, mais il a marié son fils ou sa fille, a bien fêté la célébration du mariage et a dépensé 5 roubles pour le tabac. Qui n’a pas vu de ces incendies balayant tout ? Il semblerait que les victimes du désastre doivent périr. Mais que voit-on bientôt ? L’un fut aidé par un parent quelconque, un autre a tiré son coffret, un troisième s’est fait ouvrier, un autre enfin est parti pour mendier, l’énergie se trouve augmentée et, dans deux ans, on vit aussi bien qu’auparavant. Et les émigrés qui partent avec leurs familles et qui se nourrissent des années entières par leur travail avant de s’installer dans un endroit déterminé.

Je me suis occupé, pendant un certain temps, de la manière dont s’est peuplée la province de Samara. Et les faits, que tous les habitants anciens de Samara peuvent certifier, démontrent que la plus grande partie de ceux des émigrés qui suivaient un certain itinéraire, avec le secours du gouvernement, périssaient et se trouvaient réduits à la misère, tandis que la majorité des fugitifs, qui ne voyaient que des obstacles de la part du gouvernement, venaient, s’installaient et s’enrichissaient. Et les paysans sans terre, les anciens domestiques[7] et les enfants des soldats ? Tout le monde mangeait et mange même pendant les années où le pain était plus cher qu’actuellement. On dit qu’il n’y a pas de travail. Mais d’autres disent aussi qu’ils proposent du travail et ne trouvent pas d’ouvriers. Et ceux qui le disent ont raison ou tort au même degré que ceux qui affirment qu’il n’y a pas de travail. Je sais, d’une manière certaine, que les propriétaires proposent du travail et ne trouvent pas d’ouvriers, que les travaux ouverts par les établissements forestiers manquent d’ouvriers jusqu’à présent, ainsi que les autres travaux dont les journaux ont parlé. Un mauvais travailleur ne trouve jamais de travail, un bon en trouve toujours. Un homme vêtu de haillons, qui a laissé son habit au cabaret et qui va par les cours et les marchés, peut manquer de travail, mais pour un homme reconnu comme un bon travailleur, qui, ayant déjà une occupation, en cherche encore une autre, trouve toujours du travail. Il est vrai que, cette année, il y a moins de travail et que, par conséquent, un nombre plus grand de mauvais travailleurs resteront inactifs ; mais la présence ou l’absence du travail dépend toujours, non seulement des conditions extérieures, mais aussi de l’énergie du travailleur, de la question, s’il cherche ce travail plus ou moins bien, s’il s’efforce de le conserver et s’il travaille bien.

Si je dis tout ceci, ce n’est pas pour démontrer qu’il ne faut pas secourir les mauvais travailleurs et leurs familles — au contraire, c’est eux qui ont le plus besoin du secours, — mais pour montrer à quel point il est impossible de calculer le budget d’un ménage de paysans dont le revenu peut varier de 3 roubles par mois à 30 roubles et davantage, suivant l’énergie qu’on emploie dans la recherche et l’exécution des travaux, et dont les dépenses peuvent être réduites jusqu’à 2 livres de pain, avec du son, par homme, et augmentées jusqu’à un luxe qui peut ruiner, en une seule année, le ménage le plus riche parmi les paysans. La discordance dans la question de l’existence de la famine et de ses proportions provient de ce fait que, pour déterminer la situation d’un paysan, on se base sur la partie de son budget qui provient du bien qu’il possède, tandis qu’en réalité la partie principale de ce budget provient, non pas de son avoir, mais de son travail.

Pour déterminer le degré du besoin où se trouvent les paysans, dans le but de se guider pendant la distribution des secours, on a dressé dans toutes les municipalités, à travers les cantons, et pour chaque ménage, des listes détaillées sur le nombre des consommateurs et des travailleurs, sur la quantité de terre, sur la quantité de toutes espèces de blés semés et sur la récolte, sur le nombre de bétail, sur la récolte moyenne et sur bien d’autres choses. Ces listes sont faites avec un luxe inouï de colonnes et de détails. Mais celui qui connaît la vie quotidienne du paysan sait bien que ces listes ne disent que peu de choses. C’est une grosse erreur que de croire qu’un ménage de paysans ne gagne que ce qu’il reçoit de son lopin de terre et ne dépense que ce qu’il mange. Dans la plupart des cas, ce qu’il reçoit de son lopin de terre ne forme que la plus petite partie de ce qu’il gagne. La principale source de revenu pour le paysan est constituée, dans tous les cas, par son travail et celui de sa famille, soit qu’ils travaillent sur une terre prise en fermage, soit pour un propriétaire, soit comme ouvriers chez les autres, ou à une industrie quelconque. Tout le monde travaille dans une famille de paysans. L’état du loisir physique, état qui nous est propre, est un malheur pour le paysan. Si le paysan n’a pas de travail pour tous les membres de sa famille, et que, cependant, lui et les siens mangent, il considère cela comme un désastre, comparable à l’écoulement du vin d’un tonneau desséché ; il fait ordinairement tous ses efforts pour prévenir ce désastre et trouve toujours du travail. Dans une famille de paysans, tous les membres, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, travaillent et gagnent leur vie. Un garçon de douze ans travaille déjà comme pâtre, une petite fille file ou tricote des bas et des mitaines. Le vieux tresse des chaussures de tille : ce sont les revenus ordinaires. Mais il y a des familles exceptionnelles ! un garçon sert de guide aux aveugles, une petite sert de bonne d’enfant chez un paysan riche, un autre garçon est apprenti, le paysan lui-même bat les briques ou fabrique des paniers ; sa femme est accoucheuse et garde-malade, un frère aveugle mendie, un autre qui sait lire chante les psaumes devant les morts, le vieux triture le tabac, la veuve vend l’eau-de-vie. De plus : celui-ci a un fils qui est cocher, conducteur ou commissaire rural, un autre a une fille qui est bonne d’enfant ou femme de chambre, un troisième a un oncle qui est moine ou commis de magasin, et tous ces parents aident et soutiennent la famille. Et c’est de ces ressources, qui n’entrent pas dans les colonnes, que se compose surtout le budget de la famille de paysans. Les dépenses sont encore plus variées et ne se limitent pas à la nourriture : les impôts municipaux, les dépenses liées au départ des recrues, les instruments, le travail du forgeron, les coutres de la charrue, les chevilles ouvrières, les roues, les haches, les fourches, les harnais, les voitures, la construction, le poêle, les vêtements, la chaussure pour le paysan et pour ses enfants, les fêtes, les dévotions, les noces, les baptêmes, les funérailles, les médicaments, les cadeaux pour les enfants, le tabac, la poterie, la vaisselle, le sel, le goudron, le pétrole, le pèlerinage ; de plus, chacun a des traits de caractère, des défauts, des qualités, des vices, avec lesquels il faut compter. Dans un ménage des plus pauvres, composé de cinq ou six personnes, la dépense sera de 50 à 70 roubles ; dans un ménage riche, de 70 à 300 ; dans un ménage moyen, de 100 à 120 roubles. Chaque chef de famille peut, par une petite augmentation de l’énergie, amener son revenu de 100 roubles à 150, et, par un affaiblissement de cette énergie, le réduire à 50 roubles. Avec ordre et économie, il peut dépenser 60 roubles, au lieu de 100, tandis que, par négligence ou par faiblesse, une dépense de 100 roubles peut monter à 200.

Comment peut-on, dans ces conditions, calculer le budget d’un paysan et résoudre la question de savoir s’il a besoin d’être secouru et dans quelle mesure.

Les municipalités ont institué des curateurs, c’est-à-dire des personnes ayant charge de diriger les secours distribués dans les cantons. Dans l’une de ces municipalités il y a même des conseils auprès des curateurs, conseils comprenant les prêtres, le bailli, le marguillier et deux délégués, qui doivent décider à qui il faut donner des secours. Mais même ces conseils ne peuvent concourir efficacement à la distribution, car, d’après les listes et d’après ce qu’on connaît actuellement sur les familles des paysans, on ne peut aucunement prévoir ce qu’elles deviendront plus tard.

Pour déterminer exactement les proportions du besoin des paysans, il faudrait, non pas des listes, mais un prophète qui dirait qui parmi les familles des paysans sera vivant et bien portant, vivra d’accord avec sa famille, travaillera et trouvera du travail, qui sera sobre et économe ; qui, au contraire, tombera malade, se brouillera avec sa famille, ne trouvera aucun travail, cédera à des séductions et à des entraînements. Mais ces prophètes n’existent pas, et on le sait. On ne peut pas connaître d’avance ceux qui auront besoin, et, par conséquent, une distribution juste des secours gratuits aux nécessiteux est non seulement difficile, mais tout à fait impossible.

Ceux qui n’ont pas beaucoup réfléchi sur les rapports entre les riches et les pauvres pensent ordinairement que, si les riches donnaient ou étaient forcés de donner une partie de leur richesse aux pauvres, tout irait parfaitement bien. Mais c’est une grande erreur. Ce qui est surtout important, c’est la répartition du bien. S’il y a des pauvres, c’est toujours parce que, avec le mode de répartition existant, les uns deviennent facilement riches, tandis que les autres deviennent aussi facilement pauvres. Telles sont les lois sur la propriété, le travail et les rapports des classes ; et, pour qu’il n’y ait plus de pauvres, il faut changer la répartition qui existe et en établir une autre. Mais prendre aux riches et donner aux pauvres ne signifie pas du tout établir une nouvelle répartition, mais seulement engendrer une confusion des rapports sociaux bien plus grande encore que celle qui existe aujourd’hui.

Comme elles seraient simples et faciles à résoudre, ces questions de misère et de luxe qui troublent déjà même les plus insensibles, en prenant un peu aux riches et en le partageant parmi les pauvres ! Ce serait si simple et si facile ! Moi-même je pensais autrefois que c’était vrai. Mais, heureusement ! ce n’est pas vrai, et on ne peut pas le faire. Il semblerait que l’obstacle est minime, et cependant il est infranchissable ; il est impossible de faire le partage. Essayez de partager de l’argent parmi les pauvres d’une ville, qu’arrivera-t-il ?

Il y a sept ans à peu près, suivant la volonté d’un commerçant qui était mort, on a distribué à Moscou 6 000 roubles, 2 roubles pour chaque pauvre. La foule fut tellement grande que deux personnes ont été écrasées, et la plus grande partie de l’argent revint à la population vagabonde, qui était forte, tandis que les pauvres, qui étaient faibles, n’ont rien reçu. La même chose se passe et se passera à la campagne, comme partout où il y aura un partage gratuit de l’argent.

On pense ordinairement que, lorsque l’on détient une somme à distribuer, le partage ne présente plus de difficultés. Il est vrai, se dit-on ordinairement, qu’il y a des abus et des supercheries, mais il faut faire attention, prendre la peine d’étudier, et alors on peut mettre à part ceux qui n’ont pas besoin de secours, et ne distribuer qu’à ceux qui en ont vraiment besoin.

C’est là qu’est l’erreur. La nature de cette tâche ne permet pas de le faire. On ne peut pas distribuer les secours gratuits aux nécessiteux seuls, parce qu’il n’y a aucun signe extérieur qui permette de reconnaître un nécessiteux, et que la distribution gratuite, en excitant les passions les plus basses, contribue elle-même à la disparition des signes qui existaient antérieurement.

Les autorités administratives et municipales s’appliquent à pouvoir reconnaître celui qui a vraiment besoin, tandis que tous les paysans, y compris ceux qui ne sont pas du tout nécessiteux, ayant appris qu’il y aura une distribution gratuite, s’efforcent de simuler la misère ou même de devenir pauvres réellement pour recevoir un secours sans travailler. C’est pendant des siècles entiers que se sont élaborées parmi les hommes les manières d’obtenir la richesse et les moyens d’existence, de même que les appréciations sur la valeur de ces moyens. Acquérir par le travail, c’est bien, c’est louable ; acquérir sans travail, c’est mal, c’est honteux. Et voilà que, tout à coup, apparaît un moyen d’acquisition sans travail, un moyen qui n’est pas immoral et qui n’a en lui rien de répréhensible : la distribution des secours. On voit tout de suite quelle confusion dans les idées produit cette apparition d’un nouveau moyen d’acquisition. Même le fait que le secours est considéré comme un prêt ne change rien à cet état de choses, car les paysans savent très bien qu’il ne peut être rendu.

De plus, on donne des secours gratuitement, que veut dire ceci ? D’où a pris celui qui donne ce qu’il donne ? Il est évident que les millions de roubles ou de pouds de blé qui se trouvent à la portée des donateurs ont été acquis par eux, non pas par le même travail par lequel s’acquièrent les roubles et les pouds de blés des paysans, mais par un travail plus facile.

« Alors ne pourrions-nous pas acquérir aussi ces roubles et ces pouds ? Ne pourrait-on pas avoir une part dans ces millions ? Et quelle signification peuvent avoir, pour ces millions, ces dizaines de roubles et de pouds qui écherraient à moi, le pauvre ? »

Tel est le raisonnement que se font involontairement les hommes, lorsqu’il y a une distribution gratuite ; et ces raisonnements, de même que les actions qui en découlent, paralysent toute l’utilité de ce partage, non seulement par l’avidité et la supercherie qu’ils font naître, mais aussi et surtout parce qu’ils détournent du moyen d’acquisition principal et qui est seul durable : — le travail. Une distribution gratuite apporte, non seulement autant de mal qu’elle pourrait faire de bien, mais même davantage, surtout parmi la population rurale, avec ses idées fantastiques sur les trésors cachés et ces bruits qui, lorsqu’ils courent parmi elle, croissent comme une boule de neige.

Mais que faire ? Ne pas donner de secours lorsqu’on meurt de faim ? Car, dans un village où il n’y a pas de pain jusqu’à la nouvelle récolte et où, par suite de la paresse, de l’ignorance ou pour une cause quelconque, les paysans disent qu’il n’y a pas de travail, et ne travaillent pas, — dans ce village, il y aura, au bout d’une semaine, une vraie famine pour les femmes, les enfants, les vieillards, et peut-être pour ces mêmes hommes, paresseux ou dans l’erreur, mais qui n’en sont pas moins des hommes. Pourtant, comment donner, et à qui donner ?

Si on partage à tous également, comme l’exigent partout les paysans, disant avec beaucoup de raison que, si toute la société se porte garante du secours, il faut au moins donner à tout le monde, pour que chacun ait de quoi répondre ; si on partage ainsi, il faut, pour que les plus pauvres aient de quoi se nourrir, une somme si grande (près d’un milliard de roubles) qu’il est évidemment impossible de la trouver. Et, si l’on donnait à chacun un peu, les riches obtiendraient un surplus inutile, tandis que les pauvres n’auraient pas assez pour être sauvés du péril. Si, au contraire, on ne donnait qu’aux nécessiteux, comment distinguer les vrais pauvres des faux pauvres ?

Mais le principal est que plus on donne, plus se trouve affaiblie l’énergie du peuple, et plus elle est affaiblie, moins le peuple travaille, et moins il travaille, plus sa misère augmente.

Pourtant, il est impossible de ne pas donner.

C’est dans ce cercle vicieux que se débattent les autorités administratives et municipales. Que faire alors ?

V

Il n’y a aucun moyen de sortir de ce cercle vicieux, car la tâche que se sont imposée l’administration et les municipalités est ni plus ni moins que celle de nourrir le peuple. Nourrir le peuple ! Qui donc s’est chargé de nourrir le peuple ? C’est nous, les fonctionnaires, qui nous sommes chargés de nourrir celui qui, lui-même, nous a toujours nourris et nous nourrit tous les jours. Un nourrisson veut nourrir sa nourrice, un parasite veut nourrir la plante dont il se nourrit ! Nous, les classes dirigeantes, qui ne travaillons pas et vivons de ce que gagne le peuple, nous qui ne pouvons faire un pas sans lui, nous allons le nourrir ! Cette idée même a en elle quelque chose de très étrange. Sans parler de toutes les autres richesses, on peut dire que le pain est produit directement par le peuple lui-même. Tout le pain qui existe est cultivé, soigné, recueilli, battu, emporté des champs, lié en gerbes et répandu par le peuple. Comment est-il arrivé alors que ce pain se trouve non pas en sa possession, mais entre nos mains, et que nous devons, par un procédé particulier et artificiel, le retourner au peuple en calculant tant par personne ?

Il est évident que nous l’avons pris sans avoir payé, que nous en avons pris trop, de sorte qu’à présent nous devons le restituer ; mais cette restitution présente beaucoup de difficultés. Que faire alors ? Je crois qu’il faut commencer par ne pas prendre ce qui ne nous appartient pas.

On a donné aux enfants un cheval : un vrai cheval vivant, et ils sont partis se promener. Ils allaient, allaient toujours, montaient et descendaient. Le cheval était trempé de sueur, perdait haleine, mais allait toujours en obéissant, tandis que les enfants criaient, se donnaient du courage, se vantaient les uns devant les autres à qui dirigera le mieux, et poussaient toujours le cheval au galop. Et il leur semblait, comme il semble toujours, que, lorsque le cheval galopait, c’étaient eux qui galopaient, et ils étaient fiers de ce galop. Et ils s’amusaient ainsi longtemps, sans penser au cheval, oubliant qu’il vit, travaille et souffre ; lorsqu’ils s’apercevaient qu’il s’arrêtait, ils levaient leur fouet, frappaient et criaient davantage. Mais tout a une fin : le bon cheval vint au bout de ses forces et, malgré le fouet, il commença à s’arrêter. Ce n’est qu’alors que les enfants se sont rappelés que le cheval est vivant, qu’on donne aux chevaux à boire et à manger. Mais ils ne voulaient pas s’arrêter et s’ingéniaient à trouver un moyen de le nourrir en marche. L’un a tiré une poignée de foin du siège de la voiture et, ayant descendu, courait auprès du cheval en lui donnant ce foin. Mais ce n’était pas commode, il sauta de nouveau dans la voiture, et les enfants trouvèrent un autre moyen. Ils prirent un long bâton, attachèrent le foin à l’extrémité, et, tout en restant dans la voiture, proposèrent ce foin au cheval. De plus, deux des enfants voyant que le cheval chancelait, le retenaient. Ils ont imaginé beaucoup de choses, excepté celle qui devait, avant tout, leur venir à l’idée : descendre, s’arrêter, et si, en effet, ils ont pitié du cheval, le dételer.

Est-ce qu’ils ne font pas ce que faisaient les enfants, qui poussaient le cheval qui les portait, les gens des classes aisées, dans leur rapport avec le peuple travailleur dans tous les temps et dans tous les pays. Est-ce que les classes dirigeantes ne font pas ce que faisaient les enfants en tâchant de nourrir le cheval sans descendre de la voiture, lorsqu’elles s’ingénient à trouver des moyens pour pouvoir, sans changer leurs rapports avec le peuple, le nourrir à présent, quand il perd ses forces et peut refuser de les porter davantage ? On trouve toutes espèces de moyens, excepté celui qui vient de lui-même à l’esprit et au cœur : descendre de ce cheval qu’on plaint, et cesser de galoper.

Le peuple souffre de faim, et nous, les classes dirigeantes, nous en sommes très préoccupées et nous voulons lui porter secours. Dans ce but, nous formons des comités, faisons des réunions, recueillons l’argent, achetons du pain et le distribuons parmi le peuple. Mais pourquoi a-t-il faim ? Est-il possible que cela soit si difficile à comprendre ? Faut-il absolument le calomnier, comme font avec effronterie les uns, en disant que le peuple est pauvre parce qu’il est paresseux et ivrogne, ou faut-il se tromper soi-même, comme le font les autres, en disant que le peuple n’est pauvre que parce qu’il n’a pas encore eu le temps de s’assimiler notre civilisation, mais que, dès demain, nous nous mettrons, sans rien lui cacher, à l’initier à tout notre savoir, et qu’alors il cessera, sans doute, d’être pauvre. Aussi, actuellement, nous ne devons avoir aucune honte de vivre à ses dépens, car tout cela n’est que dans son propre intérêt.

Faut-il chercher ainsi midi à quatorze heures, lorsque tout est si clair et si simple, clair et simple surtout pour le peuple, au dépens duquel nous vivons et mangeons ? Il est peut-être permis aux enfants de s’imaginer que ce n’est pas le cheval qui les porte, mais que ce sont eux qui s’avancent par eux-mêmes ; mais nous, adultes, nous pourrions bien comprendre d’où vient la famine du peuple. Le peuple a faim parce que nous mangeons trop. Pour nous, les Russes, ce fait doit être d’autant plus clair ; les peuples industriels et marchands qui se nourrissent de leurs colonies, comme les Anglais, peuvent encore ne pas le voir. Le bien-être des classes aisées de ces peuples dépend directement de la situation de leurs ouvriers. Mais, pour nous, notre lien avec le peuple est si immédiat, si évident, il est tellement clair que notre richesse est produite par sa misère, ou sa misère par notre richesse, qu’il nous est impossible de ne pas voir pourquoi le peuple a faim. Est-ce qu’un peuple qui, dans les conditions où il vit, c’est-à-dire avec ces impôts, ce manque de terre, cet abandon et cette sauvagerie, doit produire tout le travail énorme dont nous jouissons sous la forme du confort et de toutes sortes de distractions, est-ce que ce peuple peut ne pas avoir faim ?

Tous ces palais, ces théâtres et ces musées dans les capitales, les villes et les petits centres, tout cela est produit par ce peuple qui souffre et qui produit toutes ces choses inutiles pour lui, uniquement parce qu’il se nourrit de cela, c’est-à-dire que, par ce travail forcé, il se sauve de la mort par la famine qui, comme une menace, est continuellement suspendue au-dessus de sa tête. Telle est sa situation constante. Nous tenons continuellement le peuple dans un état où il ne mange jamais à sa faim. C’est notre moyen pour le forcer de travailler pour nous. Cette année, cet état s’est trop accentué, et c’est à l’occasion de la mauvaise récolte qu’on a vu que la corde était trop tendue. Mais il n’est rien arrivé d’extraordinaire ou d’inattendu, et nous devrions savoir pourquoi le peuple a faim. Et, sachant la cause de sa faim, il est très facile de trouver un moyen de le nourrir. Le principal moyen consiste à ne pas manger sa portion.

La préoccupation de la société au sujet des secours pour le peuple atteint par le fléau est pareille à celle des fondateurs de la Croix-Rouge pendant la guerre. Pendant la guerre, l’énergie des uns est dépensée pour le massacre. Ce massacre est considéré comme normal ; et, d’un autre côté, il se crée une autre activité, contraire à la précédente : le soin de guérir les massacrés. Tout cela est bien, tant que la guerre, l’épuisement et l’oppression du peuple sont considérés comme normaux ; mais, aussitôt que nous prétendons plaindre les hommes tués pendant la guerre et ceux qui souffrent de la famine, ne serait-il pas plus simple de ne pas les tuer et, par conséquent, de ne pas inventer les moyens pour les guérir. Ne serait-il pas plus simple de ne pas priver le peuple de son bien-être que, tout en le faisant, faire semblant d’avoir souci de son existence ? Pendant les trente dernières années, presque dans toute notre société, il devint à la mode de professer l’amour pour le peuple, pour notre « frère cadet », comme on l’appelle ordinairement. Les gens de notre société font croire à eux-mêmes et aux autres qu’ils sont excessivement préoccupés du sort du peuple et expriment cette préoccupation en se reprochant les uns aux autres le manque de sympathie à l’égard du frère cadet. « Il y a trente ans que je reproche aux gens leur manque d’amour pour le peuple, quelles preuves faut-il encore de mon amour pour lui ? » Mais tout cela est un mensonge. L’amour du peuple n’existe pas dans notre société et ne peut y exister.

Entre un homme de notre classe aisée, d’un côté, — un monsieur habillé d’une chemise empesée, un fonctionnaire, un propriétaire terrien, un commerçant, un officier, un savant, un artiste, — et un paysan, de l’autre, il n’existe qu’un seul lien : celui qui fait que tous les paysans — travailleurs en général, les « hands », comme le disent les Anglais — nous sont nécessaires pour travailler pour nous. On ne peut pas cacher ce que nous savons tous.

Tous les intérêts de chacun de nous — ceux de la science, de l’emploi qu’il occupe, les intérêts artistiques, ceux de sa famille — sont tels qu’ils n’ont rien de commun avec la vie du peuple. Le peuple ne comprend pas les « messieurs », et ces derniers, tout en croyant comprendre le peuple, ne connaissent et ne comprennent pas son existence.

Voltaire a dit que, si l’on pouvait, en pressant un bouton à Paris, tuer par cette pression un mandarin en Chine, il y aurait peu de Parisiens qui se seraient privés de ce plaisir.

Pourquoi ne pas dire la vérité ? Si, en pressant un bouton à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, on pouvait tuer par là un paysan à Mamadichi ou à Tzarevocokchaïsk, sans que personne le sache, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de gens de notre classe qui se seraient abstenus de presser le bouton, si cet acte pouvait leur procurer le moindre plaisir.

Sans parler des générations d’ouvriers, qui périssent dans le travail imbécile, pénible et démoralisant des fabriques, pour le plaisir des riches, toute la population agricole ou, du moins, une portion énorme de cette population est forcée, n’ayant pas assez de terre pour se nourrir, à un travail d’une intensité énorme, qui tue leurs forces physiques et morales, dans le seul but de donner aux maîtres la possibilité d’augmenter leur luxe. C’est dans le même but que les marchands forcent à boire et exploitent toute la population. Le peuple dégénère, les enfants meurent d’une mort précoce, et tout cela pour que les riches, les « messieurs » et les commerçants puissent vivre de leur vie à part, avec leurs palais, leurs dîners, leurs concerts, leurs chevaux, leurs voitures, leurs cours, etc.

Pourquoi se tromper soi-même ? Nous n’avons besoin du peuple que comme instrument, et nos intérêts (quelque objection qu’on fasse pour se consoler) sont toujours diamétralement opposés aux intérêts du peuple. Plus on me donnera comme appointements ou comme pension, c’est-à-dire plus on prendra au peuple, mieux cela vaudra pour moi, dit le fonctionnaire. Plus on vendra cher au peuple le pain et les autres produits nécessaires, c’est-à-dire plus il se trouvera dans l’embarras, mieux cela vaudra pour moi, dit le commerçant ou le propriétaire terrien. Plus la guerre durera, plus je gagnerai, dit le fabricant. Moins le travail sera payé, c’est-à-dire plus le peuple sera pauvre, mieux cela vaudra pour moi, disent tous les gens des classes aisées. Quelle sympathie pouvons-nous alors avoir pour le peuple ? Entre nous et le peuple il n’y a d’autre lien qu’un lien d’animosité, un lien entre le maître et l’esclave. Plus ma situation est bonne, plus la sienne est dure, et inversement.

Toute la vie de la Russie, tout ce qui s’y passait et s’y passe actuellement, vient confirmer ce que je dis.

Est-ce que, en ce moment, où, comme on le dit, des gens meurent de faim, est-ce que les propriétaires, les commerçants, en général, les riches ont modifié leur vie, est-ce qu’ils ont cessé d’exiger du peuple, pour satisfaire leurs caprices, un travail souvent funeste ; est-ce que les riches ont cessé de garnir leurs palais, de manger des dîners luxueux, de se promener avec leurs chevaux de race, d’aller à la chasse, de se parer de costumes ? Est-ce que les riches ne possèdent pas actuellement des provisions de blé en attendant une hausse encore plus grande des prix, est-ce que les fabricants n’abaissent pas le salaire de leurs ouvriers ? Est-ce que les fonctionnaires ne reçoivent plus de traitement ? Est-ce que tous les gens éclairés ne continuent pas à vivre dans les villes, — dans ce but qu’ils prétendent être très élevé — et de manger dans ces villes les moyens d’existence, qu’on y apporte et dont l’absence fait mourir le peuple ?

Et c’est dans ces conditions que nous nous sommes mis, tout d’un coup, à assurer nous-mêmes et les autres que nous plaignons beaucoup le peuple et que nous désirons le tirer de la misère où nous l’avons mis nous-mêmes, misère dont nous avons besoin.

C’est là qu’est la cause de l’inutilité des efforts de ceux qui, sans changer leurs rapports avec le peuple, veulent lui venir en aide en distribuant les richesses qui lui ont été prises.


VI

Si un homme, appartenant aux classes aisées veut, réellement, non pas aider, mais simplement servir le peuple, la première chose qu’il doit faire, c’est de comprendre clairement ses rapports avec lui. Lorsqu’on n’entreprend rien, le mensonge, tout en restant mensonge, n’est pas très nuisible. Mais, lorsque, comme c’est le cas actuellement, on veut servir le peuple, la première chose à faire c’est de rejeter le mensonge et de comprendre nos rapports avec le peuple.

Et, lorsqu’on aura vu clairement les relations qui existent entre nous et le peuple, c’est-à-dire le fait, que c’est lui qui nous fait vivre, que sa pauvreté a pour cause notre richesse et que sa faim provient de la satisfaction de notre appétit, nous ne pourrons commencer à le servir autrement qu’en cessant de faire ce qui le perd.

Ma pensée consiste en ce que l’amour seul peut sauver les hommes de tous les malheurs, y compris la famine. Mais cet amour ne peut pas se borner aux paroles et doit s’exprimer en actions. Et ces actions de l’amour consistent à donner son morceau à celui qui a faim, comme l’a dit, pas même le Christ, mais Jean-Baptiste, c’est-à-dire à faire un sacrifice. Par conséquent, je pense que le meilleur de tout ce que peuvent faire en ce moment, pour venir en aide au peuple, ceux qui comprennent la nécessité de changer leur mode de vie, c’est d’aller, cette année même, vivre au milieu des paysans affamés et de passer avec eux un certain temps.

Je ne dis pas que chacun de ceux qui veulent aider les paysans doive absolument s’installer dans une chaumière froide, vivre au milieu des poux, se nourrir avec de l’arroche et mourir dans deux mois ou dans quinze jours, je ne dis pas que celui qui ne le fait pas ne fait rien d’utile. Ce n’est pas là ce que je dis : je dis qu’agir ainsi, exactement ainsi — vivre et mourir avec ceux qui mourront dans deux mois ou dans quinze jours, — serait très bien, très beau, aussi beau que de pardonner et de mourir comme mourut Damiens au milieu des lépreux. Mais je ne dis pas que chacun puisse et doive le faire, et que celui qui ne le fera pas ne fera rien. Je dis que plus les actes d’un homme s’approcheront de ceci, mieux cela vaudra pour lui et pour les autres, mais que celui qui s’approchera tant soit peu de cet idéal agira bien. Il y a deux limites extrêmes : d’un côté, donner sa vie pour ses semblables et, d’un autre, vivre sans modifier les conditions de sa vie. Mais, entre ces deux points extrêmes, se trouvent tous les hommes : les uns qui agissent comme les élèves du Christ qui l’ont suivi en abandonnant tout, les autres qui sont comme le jeune homme riche qui s’est détourné et s’est éloigné lorsqu’il a entendu parler de changer son mode de vie.

C’est entre ces deux limites que se trouvent les différents Zachée qui ne changent leur vie qu’en partie. Mais, pour devenir pareils à ces derniers, il faut sans cesse avoir pour but de s’approcher du premier point extrême.

Tous ceux qui comprennent que le moyen d’aider les paysans qui ont faim à ce moment consiste à abattre la cloison qui nous sépare du peuple, et qui, pour cette raison changent leur vie, se placent inévitablement entre ces deux limites, suivant leurs forces morales et physiques. Les uns, une fois arrivés à la campagne, arrangeront leur vie de manière à manger et à coucher avec ceux qui souffrent de la famine, les autres vivront à part, mais fonderont des réfectoires et y travailleront ; les troisièmes aideront en distribuant la nourriture et le blé ; les quatrièmes aideront par leur argent ; les cinquièmes, je peux même me représenter de telles personnes, vivront dans un village souffrant de la famine, ne faisant que dépenser leurs revenus et en n’aidant que rarement la misère qui, par hasard, arrivera jusqu’à eux.

Je ne sais pas et je ne veux pas dire si le peuple, le peuple tout entier, aura ou non de quoi se nourrir, je ne peux pas le savoir, parce que, demain, il peut arriver une épidémie ou une invasion qui fera mourir le peuple, indépendamment de la famine ; ou bien demain, on peut inventer une substance nutritive qui pourra nourrir tout le monde ; ou bien, ce qui est le plus simple, je mourrai demain moi-même, sans avoir appris si le peuple a eu, oui ou non, assez de nourriture. L’important est que personne ne m’a chargé de nourrir quarante millions d’hommes vivant sur un certain territoire et que, évidemment, je ne peux pas atteindre ce but extérieur : de nourrir et de sauver du malheur certains hommes déterminés, mais que je dois penser au salut de mon âme et que je dois rapprocher le plus possible ma vie de ce que m’indique ma conscience. Et je ne peux qu’une seule chose : employer, tant que je vis, mes forces au service de mes frères, considérant comme frères tous sans exception.

Et, chose étrange, une fois qu’on s’est détourné de la tâche qui consiste à résoudre les questions de la vie extérieure, une fois qu’on a oublié les quarante millions, le prix du pain en Amérique, les fabriques, les élévateurs et les warrants pour se poser la question unique, vraie et propre à l’homme, la question de la vie intérieure, toutes les questions précédentes se résolvent pour le mieux. Tous les millions seraient ainsi nourris d’une manière satisfaisante, et toutes les questions touchant aux frais de transport, aux élévateurs et aux warrants seraient résolues très bien.

L’activité du gouvernement, ayant un but extérieur : nourrir et soutenir le bien-être de quarante millions d’hommes, rencontre comme nous l’avons vu, sur son chemin des obstacles insurmontables : 1o détermination du degré des besoins de la population qui peut montrer pour se soutenir un maximum d’énergie ou une apathie complète, est impossible ; 2o tout en supposant que cette détermination soit possible, on voit que la quantité nécessaire de pain et d’argent est tellement grande qu’il n’y a aucun espoir de les acquérir ; 3o si même on supposait que cet argent soit trouvé, la distribution gratuite du pain et de l’argent parmi la population aurait affaibli son énergie et son activité, qui, plus que tout le reste, peuvent soutenir, en ce moment difficile, son bien-être ; 4o quand même la distribution serait faite de manière à ne pas affaiblir l’activité du peuple, il n’y a pas possibilité de partager justement les secours, de sorte que ceux qui n’en ont pas besoin auront la part des pauvres, dont la majorité restera quand même sans secours et périra.

Il n’y a que l’activité qui a un but intérieur, le salut de l’âme et qui toujours est unie au sacrifice, il n’y a qu’une telle activité qui peut écarter tous les obstacles qui gênent l’action du gouvernement visant un but extérieur, et atteindre des résultats énormes, inaccessibles à l’action gouvernementale.

C’est cette activité qui force, en cette année de famine, dans une localité atteinte du désastre, une femme de paysan, une ménagère, lorsqu’elle entend, sous sa fenêtre, les paroles : « Au nom du Christ ! » d’hésiter de faire une figure mécontente, de prendre, ce que j’ai vu plus d’une fois, sur les planches un pain entamé, d’en couper un morceau grand comme la paume de la main et le donner en faisant un signe de la croix.

Pour cette activité, le premier obstacle — l’impossibilité de déterminer le degré du besoin d’un pauvre — n’existe pas. Les orphelins de Mavra demandent l’aumône ; la femme sait qu’ils n’ont pas de ressources, et donne. Ce qui est impossible pour un fonctionnaire, qui a affaire aux listes et aux documents, devient facile pour celui qui vit au milieu de ces besogneux et n’ayant en vue qu’un petit nombre de personnes auxquelles il peut venir en aide.

Le second obstacle — le nombre énorme des pauvres — n’existe pas plus que le premier. Il y avait toujours des pauvres, et il y en a actuellement ; toute la question est de saisir quelle portion de mes forces je puis leur sacrifier. La ménagère qui fait l’aumône n’a pas besoin de calculer combien de millions de pauvres il y a en Russie, quel est le prix du blé en Amérique, à quel prix sera-t-il une fois arrivé dans nos ports et nos élévateurs, ni combien on pourra prendre sous les warrants. Une seule question existe pour elle : comment faire passer le couteau dans le pain, pour couper un morceau plus petit ou un morceau plus grand. Mais, que ce morceau soit gros ou mince, elle le donne, en sachant fermement que, si chacun prenait un peu à lui, tout le monde aurait assez, quel que soit le nombre des pauvres.

Le troisième obstacle existe encore moins pour la ménagère. Elle ne craint pas que la tranche de pain reçue puisse affaiblir l’énergie des enfants de Mavra et les habituer à mendier, car elle sait que ces enfants comprennent eux-mêmes combien lui est cher ce morceau qu’elle coupe pour eux. Ceux qui lui prennent voient qu’elle donne le dernier ou presque le dernier.

Le quatrième obstacle n’existe pas non plus. La ménagère n’a pas besoin de se préoccuper si réellement il faut donner à ceux qui restent en ce moment auprès de sa fenêtre, et s’il n’y a pas d’autres, plus pauvres encore, auxquels il faudrait donner cette tranche de pain. Elle plaint les enfants de Mavra, et elle leur donne, sachant bien que, si tout le monde en faisait autant, personne, non seulement cette année, en Russie, mais jamais, nulle part, ne mourrait de faim.

C’est cette activité, ayant un but purement moral, qui a toujours sauvé, sauve et sauvera les hommes. Et c’est cette activité qui doit être adoptée par ceux qui veulent, à l’époque pénible actuelle, servir les autres.

Cette activité sauve les gens, parce qu’elle est ce grain minime qui produit l’arbre le plus grand. Ce que peuvent faire un, deux, une dizaine d’hommes qui vivent à la campagne au milieu des affamés, les aidant selon leurs forces, est minime.

Mais voici ce que j’ai vu pendant mon voyage. Des jeunes gens revenaient de Moscou où ils avaient travaillé. L’un d’eux tomba malade et resta en arrière de ses camarades. Il resta près de cinq heures au bord de la route, et des dizaines de paysans passaient devant lui. À l’heure du dîner, passa un paysan avec des pommes de terre ; il interrogea le garçon, et, ayant appris qu’il est malade, fut pris de pitié et l’emmena au village. — Qui est-ce ? Qui donc a amené Akim ? — Akim raconta que le garçon est malade, qu’il est affaibli, restant deux jours sans manger, et qu’il faut avoir de la pitié pour lui. Alors une femme apporta des pommes de terre ; une autre, un bout de pâté ; une troisième, du lait. — Pauvre garçon, il est tout à fait affaibli ! Il faut avoir pitié de lui ! C’est un des nôtres. — Et le même garçon, devant lequel ont passé, malgré son air malheureux, des dizaines de personnes, devint pour tout le monde cher et digne de pitié, parce qu’un seul homme l’a plaint.

C’est justement par sa propriété de se communiquer aux autres qu’une activité, inspirée d’amour, est importante. Une activité générale, visant l’extérieur, qui, dans les circonstances actuelles, s’exprime par la distribution gratuite du pain et de l’argent, faite d’après les listes, ne fait naître que les sentiments les plus mauvais : l’avidité, la jalousie, l’hypocrisie, la médisance, tandis qu’une activité personnelle n’évoque, au contraire, que le sentiment le plus noble : l’amour et le désir de faire des sacrifices. « J’ai travaillé, j’ai peiné et je n’ai rien, tandis qu’un paresseux, un ivrogne est récompensé. À qui la faute, s’il a dépensé tout au cabaret ? C’est une juste punition », dit un paysan riche ou moyen qui ne reçoit pas de secours. Un pauvre parle avec non moins d’irritation d’un riche qui exige la même somme de secours que lui. Ce sont eux, les riches, qui sont la cause de notre misère. Ils sucent notre sang et veulent encore avoir notre portion ; il est assez gras sans ça, etc. Tels sont les sentiments excités par la distribution de secours gratuits. Au contraire, lorsqu’un homme a vu qu’un autre a partagé son dernier bien, qu’il a travaillé pour un malheureux, il veut faire de même. C’est là que réside la force de l’activité inspirée par l’amour, elle réside en ce que cette activité est contagieuse et, par conséquent, n’a pas de limite.

De même qu’une bougie en allume une autre et des milliers de bougies se trouvent allumées, de même un cœur en allume un autre et des milliers de cœurs s’allument. Les millions de roubles des riches feront moins qu’une petite diminution d’avidité et une petite augmentation d’amour dans la masse totale des hommes. L’amour n’a qu’à augmenter pour qu’il se produise le même miracle qui s’est accompli pendant la distribution des cinq pains : tout le monde mangera à sa faim, et il en restera encore.

Voilà comment se présente pour moi cette activité : un homme des classes aisées, voulant prendre part à la lutte contre le désastre général de cette année, arrive dans une des localités atteintes par la disette et s’y installe. Il dépense là, sur place, dans le district Mamadichsky, Loukoïanovsky ou Effremovsky, dans un village qui souffre de la famine, ces dizaines de mille, ces mille ou ces centaines de roubles qu’il dépense tous les ans en ville, et donne son loisir, qui en ville serait employé pour des jouissances et des distractions, à telle activité utile pour le peuple souffrant de la famine, qui conviendra à ses forces. Le fait seul qu’il dépensera à la campagne ce qu’il dépense ordinairement en ville est déjà d’une certaine utilité matérielle pour le peuple, mais sa vie au milieu de ce peuple, même sans aucun sacrifice de sa part et simplement plein de désintéressement, sera déjà d’une grande utilité morale pour lui comme pour le peuple. Mais il est évident qu’un homme qui est venu dans une localité affamée, dans le but d’être utile au peuple, ne peut pas se borner à vivre pour son propre plaisir seulement au milieu d’une population malheureuse. Je me représente une pareille personne, un homme ou une femme, ou bien une famille ayant une aisance moyenne, par exemple 1 000 roubles par an, et arrivée ainsi dans une localité qui a souffert de la disette. Cette personne ou cette famille loue ou reçoit des propriétaires qu’elle connaît un logement, ou bien choisit et loue une chaumière de paysans, où elle s’installe suivant ses exigences et sa capacité à supporter le manque de commodités ; elle prépare le bois de chauffage, les provisions, s’achète un cheval, du fourrage, etc. Tout cela est déjà un profit pour le peuple, mais les rapports de cette personne ou de cette famille avec les malheureux ne peuvent en rester là. Des mendiants viendront avec leurs sacs dans la cuisine ; il faut leur donner. La cuisinière se plaint de ce qu’on dépense trop de pain : il faut refuser les morceaux ou faire cuire des pains en plus. Aussitôt qu’on a commencé à cuire plus de pain, il vient plus de monde. On est venu demander du pain pour une famille qui n’en a plus et qui n’a rien à manger : il faut en donner encore. Alors on voit que la cuisinière n’arrive plus à faire tout, et que, de plus, le fourneau est trop petit. Il faut louer une maison pour cuire le pain et prendre une cuisinière spéciale. Tout cela coûte de l’argent. Pourtant il n’y en a pas. Mais la personne ou la famille ont des amis et des connaissances qui savent qu’elle est partie dans un district qui a souffert de la disette. Ils envoient de l’argent, mais l’entreprise grandit en même temps. On distribue le pain dans la maison qu’on a louée. Mais il vient pour chercher du pain des gens qui le vendent ensuite. On voit que la supercherie commence et, pour y remédier, on donne à manger du pain à ceux qui viennent, au lieu de le distribuer. On fait cuire une soupe, une bouillie, on établit un réfectoire.

Il me semble que ces réfectoires, c’est-à-dire des endroits où on donne à manger à ceux qui viennent, sont précisément la forme du secours qui résultera d’elle-même des rapports entre les riches et les affamés et qui fera le plus de bien. C’est la forme qui exige le plus une activité directe de la part de celui qui aide, et qui le rapproche le plus de la population qui est le moins sujette aux abus et qui permet de nourrir le plus grand nombre d’hommes avec les plus petits moyens. Mais surtout c’est elle qui garantit la société de ce terrible glaive de Damoclès qui est suspendu sur nos têtes et qui consiste à penser que, pendant que nous continuons à vivre comme toujours, çà et là on meurt de faim.

Si de pareils réfectoires se développaient partout dans les localités affamées, le danger terrible qui nous oppresse serait écarté.

De pareils réfectoires se sont ouverts depuis le mois de septembre dans les districts Dankovsky et Epiphansky. Le peuple les a nommés les « asiles d’orphelins, » — dénomination qui, par elle-même, empêche, paraît-il, d’abuser de ces institutions. Un paysan bien portant, qui a la moindre possibilité de se nourrir ne va pas dans ces réfectoires pour priver les orphelins, et, autant que je l’ai observé, le considère même comme honteux. Voici la lettre touchante que j’ai reçue d’un de mes amis, conseiller municipal et habitant continuel de la campagne.

« Six asiles d’orphelins sont ouverts depuis dix jours seulement et deux cents personnes s’y nourrissent déjà. Celui qui dirige ces réfectoires est déjà forcé, suivant l’avis du staroste, de faire un choix dans son public, tellement le nombre de nécessiteux est grand. Les familles des paysans ne se nourrissent pas en entier, mais chaque famille présente ses candidats, presque exclusivement des vieilles femmes et des enfants. Ainsi, par exemple, dans le village de Pachkovo, un père de six enfants a prié de laisser manger deux d’entre eux et, au bout de deux jours, en amène un troisième. Le staroste dit qu’il est surtout agréable à voir combien les jeunes enfants « aiment la betterave ».

« Le même staroste m’a raconté que quelquefois les mères amènent elles-mêmes leurs enfants, « elles disent que c’est pour leur donner du courage, mais, au bout d’un certain temps, elles se décident à manger un peu elles-mêmes ». En entendant ces récits, on comprend que ce n’est pas un mensonge, et qu’il est impossible de les inventer : peut-on dire alors que la famine n’est pas encore arrivée ? Nous savons bien que la bête féroce est à notre porte, mais le malheur est que cette bête fait irruption dans un si grand nombre de familles en même temps que nos provisions ne suffiront peut-être pas. Le calcul montre qu’on dépense, par jour et par personne, 1 livre de pain et 1 livre de pommes de terre, mais il faut en plus du chauffage et toutes sortes de petites choses : de l’oignon, du sel, de la betterave, etc. Le principal obstacle, c’est le chauffage, qui est la matière la plus chère. Les paysans donnent à tour de rôle des voitures pour aller chercher les provisions. L’organisation exige une personne habile, l’apprêt des provisions demande aussi beaucoup de soins ; quant aux « asiles d’orphelins » eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de surveillance quant à la distribution des provisions : la ménagère elle-même a une habitude si grande de se nourrir, toute sa vie, des miettes, et tous les visiteurs surveillent si bien les opérations de leur réfectoire que la plus petite négligence se saurait et serait écartée d’elle-même. J’ai fait creuser deux nouveaux sous-sols et y mettre 300 quarts de pommes de terre, mais tout cela ne suffit pas, car les exigences croissent chaque jour. Il paraît que le secours est dirigé juste du côté où il fallait. Il y a un homme qui dirige les six réfectoires, mais il est temps d’élargir le cercle d’activité des réfectoires tant que le temps de le faire n’est pas pressé.

« Je sens combien le travail dans ces réfectoires sera plein d’agrément pour la jeunesse : puisqu’on éprouve une jouissance en arrosant les plantes pendant la sécheresse, combien grand doit être le bonheur de nourrir chaque jour des petits enfants affamés. »

Jusqu’à présent je n’ai plus de détails quant au fonctionnement de ces institutions. Je pense que c’est une forme commode et possible, mais je répète que cette forme n’exclut pas toutes les autres. Les personnes qui habitent la campagne seront obligées d’aider par tous les moyens : l’argent, le blé, la farine, le pain, le cheval et la nourriture directe.

Il faut absolument qu’il y ait des hommes. Et ces hommes existent, existent certainement. J’ai visité quatre districts, et, dans chaque district, il y a des hommes prêts pour ce genre d’activité, et dans quelques-uns elle est déjà commencée.


  1. Un sagène, environ 2m,10.
  2. Boisson.
  3. Chaussures de tille.
  4. Un poud, 32 livres.
  5. Un vedro, 12 litres.
  6. Environ 1 hectare.
  7. Ceux qui étaient domestiques pendant le servage et sont restés sans terre après la libération.