La Femme du docteur/07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 110-136).

CHAPITRE VII.

SUR LE PONT.

Tandis que George pensait au pâle visage et aux yeux noirs d’Isabel ; que, pendant ses longues courses pour aller visiter ses malades nécessiteux, il débattait solennellement la question de savoir s’il devait aller voir M. Raymond lorsque ses affaires l’appelleraient à Conventford, ou s’il conviendrait qu’il se rendît à Conventford dans le but spécial de présenter ses hommages à M. Raymond, la main du sort pesa sur un des plateaux de la balance indécise, et le poids qu’elle jeta dans ce plateau n’était autre que cette composition de quelques grammes que le gouvernement se charge de transporter, sinon de l’Indus au pôle, au moins du cap Finistère aux Highlands, moyennant le prix modeste d’un penny. Pendant que le jeune médecin hésitait sur la rive gauche du grand Océan, tâtant les flots changeants du bout du pied et tout prêt à se retirer effrayé devant l’élan de la lame qui accourt, encouragé cependant par la fraîcheur de l’écume de la mer, désireux de plonger, mais ignorant cependant l’immensité de l’inconnu qui, au soleil, paraît un océan d’or en fusion, mais qui, soulevé par les orages et obscurci par les tempêtes, pouvait devenir un tombeau si terrible ; tandis que George, en un mot, hésitait et doutait, discutait et controversait avec lui-même, ainsi que doit le faire tout jeune homme prudent qui commence à s’apercevoir qu’il aime sincèrement, tout en craignant tristement de ne pas aimer sagement, le destin, sous la figure d’un ami, lui donna une poussée, il tomba la tête la première dans les flots mugissants, et il ne lui resta plus d’autre parti que de nager de son mieux vers le rivage inconnu situé de l’autre côté.

La lettre de Sigismund était datée : Oakbank, Conventford, 23 mai 1853.

« Mon cher George, » écrivait l’auteur de l’Homme à la marque, « je suis venu passer quelques jours ici avec mon oncle Charles. Nous avons arrangé un déjeuner champêtre dans le parc de Lord Hurstonleigh, et nous désirons t’avoir avec nous. Donc si tes malades ne sont pas les gens les plus contrariants du monde, tu peux te donner un congé et nous rejoindre mercredi matin, à midi, si le temps est beau à la porte de Waverly Road du parc de Hurstonleigh. Mme Pidgers, — c’est la femme de charge de mon oncle, femme adorable, et quelle artiste en pâtisserie ! — Mme Pidgers nous préparera un panier ; je connais les paniers de Mme Pidgers, et nous aurons force vins mousseux, parce que lorsque mon oncle se mêle de ces sortes de choses, il les fait bien. Nous irons prendre le thé dans un des cottages modèles de Lord Hurstonleigh, dans son village modèle, chez une bonne femme modèle qui a eu toutes sortes de primes pour les boîtes à charbons les plus blanches, les cheminées les plus immaculées, les rayons les plus luisants, et autres choses du même genre. En un mot, c’est une fête complète ; j’oublierai qu’il existe au monde un être comme le Démon des Galères, que je suis en retard d’un numéro, ce qui est vrai, et que l’artiste attend le sujet de la planche prochaine.

« Les petites filles viennent, naturellement, ainsi que Mlle Sleaford. À propos, j’aurai à t’interroger sur l’empoisonnement par la strychnine, parce que je crois que j’en userai une ou deux fois dans le Démon des Galères.

« Midi précis, n’oublie pas ! Nous viendrons en voiture. Tu pourras laisser ton cheval à Waverly.

« À toi.
« S. S. »

Oui, le Destin impatient d’une oscillation de la balance pour une chose aussi insignifiante que l’avenir de George jeta cette lettre dans le plateau et en détermina la chute. Le jeune homme lut et relut la lettre jusqu’à ce qu’elle fût froissée et souillée à force d’être pliée et repliée, mise dans la poche et retirée. Un déjeuner champêtre ! dans le parc d’Hurstonleigh avec Isabel ! Il devait, sans aucun doute, s’y trouver d’autres personnes ; mais George se le rappelait à peine. Il se voyait ayant Isabel près de lui, suivant les capricieux méandres des sentiers, pénétrant sous des voûtes mystérieuses de verdure formées par les branches basses des arbres qui se rejoindraient sur leur tête et les sépareraient du monde entier. Il se vit parlant à la fille de Sleaford comme il n’avait jamais parlé, et comme il ne parlerait probablement jamais, du moins pour des oreilles mortelles ; il arrangea et disposa cette journée comme il nous arrive si souvent d’arranger notre avenir qui, — le ciel prenne en pitié notre folie et notre présomption ! — est si différent, lorsqu’il se réalise, des rêves qu’il nous a inspirés. Gilbert vécut plusieurs fois ce jour de fête depuis le lundi soir où il avait reçu la lettre jusqu’au mercredi matin désigné. Il ne dormit pas la nuit malgré la fatigue du jour, pensant à Isabel et à ce qu’elle lui dirait, et comment elle le regarderait. Il fit tant et si bien que ces paroles et ces regards imaginaires lui bouleversèrent le cœur et qu’il en vint à croire que tout ceci était réel et que son amour trouvait un écho. Son amour ! L’aimait-il donc déjà, cette jeune fille pâle qu’il n’avait vue que deux fois ; qui pouvait être aussi bien une Florence Nightingale qu’une Brinvilliers, autant qu’il pouvait la juger sous l’un et l’autre aspect ? Oui, il l’aimait ; cette fleur merveilleuse et fantasque s’était épanouie soudain. Il aimait cette jeune femme, il avait foi en elle, et il était prêt à l’amener dans sa simple maison dès qu’il plairait à celle-ci d’y venir. Il se la représentait déjà, assise en face de lui, dans le petit parloir, lui préparant du thé dans une théière en métal anglais, cousant de vulgaires boutons à ses vulgaires chemises, discutant avec Mathilda la question de savoir s’il y aurait du roastbeef ou du mouton bouilli pour le dîner, veillant seule dans ce petit parloir vulgaire lorsqu’il arriverait que les malades du docteur seraient désagréables et tiendraient absolument à être malades la nuit, et attendant le moment de faire les honneurs de petits soupers composés de viandes froides, de conserves au vinaigre, de pain, de fromage et de céleri. Oui, George se représentait Mlle Sleaford en héroïne d’un roman domestique de ce genre-là, et il manquait absolument du tact nécessaire pour apercevoir l’inconvenance d’une pareille fantaisie, de la finesse d’ouïe indispensable pour saisir la dissonance existant entre l’héroïne et l’histoire. Hélas ! pauvre Izzie, tous tes rêves, tous les jolis romans engendrés par tes lectures, toutes tes méditations sur les Marie-Antoinette, les Charlotte Corday, les Édith Dombey, et les Ernest Maltravers ; toutes tes idées folles sur un Byron moderne, pris de la fièvre à Missolonghi et soigné par toi ; sur un nouveau Napoléon, exilé à Sainte-Hélène et suivi, peut-être délivré par toi, ont-ils abouti à ceci ? Aucune des aventures merveilleuses qui arrivent aux femmes ne t’arrivera-t-elle jamais ? Ne seras-tu jamais une Charlotte Corday et ne mourras-tu pas pour la patrie ? Ne porteras-tu jamais du velours grenat, des diamants dans les cheveux, et n’entraîneras-tu jamais un Carker quelconque dans un hôtel à l’étranger, pour le démasquer et le railler avec mépris ? Les pages du grand livre de la vie seront-elles closes pour toi, pour toi qui te crois prédestinée à une existence étonnante, par la seule raison que tu rêves tout éveillée ? Tout ce pays mystique et nuageux qu’habite ton imagination doit-il se condenser et se racornir en ceci : — une maisonnette vulgaire à Graybridge-sur-la-Wayverne et un vulgaire médecin de province pour mari.

George attendait devant la petite porte blanche du pavillon caché sous le lierre de Waverly Road, quand la voiture venant de Conventford fit son apparition. Sigismund était assis à côté du cocher et le questionnait sur les circonstances d’un meurtre commis dans le voisinage dix ans auparavant. M. Raymond, Mlle Sleaford, et les orphelines occupaient l’intérieur. Le médecin attendait au rendez-vous depuis un quart d’heure. Il était debout depuis six heures du matin, courant chez ses malades et expédiant le travail d’une journée en quelques heures. Il était naturellement rentré pour s’habiller et il avait revêtu ses habits les plus frais et les plus élégants. C’était en un mot l’incarnation d’un des personnages d’une gravure de modes pour juin 1852 qu’on voit encore, maculée par les mouches, dans la montre d’un tailleur de Cambridge. Il avait un bouton de rose à la boutonnière et à la main un bouquet de fleurs printanières — jonquilles, lilas, aubépine, pivoines, et bruyères, — que Jeffson avait cueillies et attachées à l’intention d’Isabel, bien que George eût fait remarquer à son fidèle intendant que le jardin de M. Raymond en contenait de plus belles.

— Ne vous inquiétez pas, Master George, — dit l’homme du comté d’York ; — la jeune fille trouvera les fleurs jolies venant de vous.

Il va sans dire qu’il n’entrait pas un instant dans l’esprit de Jeffson qu’aucune femme pût faire autrement que d’accueillir avec plaisir les attentions de son jeune maître, à plus forte raison lorsqu’il s’agissait d’une jeune fille isolée obligée de gagner sa vie chez les étrangers.

— J’aimerais à voir Mlle Sleaford, Master George, — dit Jeffson d’un ton insinuant, au moment où George rassemblait les rênes et caressait Brown Molly avant de se mettre en selle.

George rougit comme les pivoines qui formaient le milieu de son bouquet.

— Je ne sais pas pourquoi vous verriez Mlle Sleaford plutôt qu’une autre, Jeff, — dit-il.

— N’importe le motif, Master George ; j’aimerais à la voir… je donnerais beaucoup pour la voir.

— Alors nous essayerons d’arranger cela, Jeff. Nous devons prendre le thé à Hurstonleigh ; et nous partirons de là, je suppose, à la nuit tombante… entre sept et huit heures, je pense. Vous pourriez prendre le poney jusqu’à Waverly où vous trouverez Brown Molly que vous amèneriez à Hurstonleigh. Vous vous arrêteriez au cabaret — il y a un cabaret, vous savez, bien que ce soit un village modèle — jusqu’à ce que je sois prêt au retour. Vous laisseriez les chevaux à l’auberge et vous vous promèneriez dans le village, ce qui ferait que vous nous rencontreriez infailliblement.

— C’est cela, c’est cela, Master George, je ferai comme vous venez de dire.

George était donc à son poste un quart d’heure avant l’arrivée de la voiture. Il était là pour ouvrir la portière et donner la main à Isabel pour l’aider à descendre. Il sentit le léger attouchement de ses doigts sur son bras, et trembla et rougit comme une fille devant le regard indifférent de ces grands yeux noirs. Personne ne remarqua son embarras. M. Raymond et son neveu étaient occupés au transbordement des paniers qu’on avait nichés sous les banquettes, et les enfants absorbés à suivre du regard l’occupation de leurs aînés, car, pour eux, tout le plaisir du déjeuner champêtre était enfermé dans ces paniers.

Il y avait au pavillon un jeune garçon tout prêt à transporter les paniers à l’endroit désigné par M. Raymond : les choses s’arrangèrent donc promptement. Le cocher reçut ses instructions pour le voyage en sens inverse, et partit pour Hurstonleigh pour se reposer et faire rafraîchir son cheval. Le jeune garçon marcha en tête de la petite troupe, les bras passés dans les anses des paniers ; et dans le moment de tumulte causé par ces petites dispositions, George trouva le courage d’offrir son bras à Isabel. Elle le prit sans hésitation, et Sigismund se mit de l’autre côté. M. Raymond marcha en avant avec les orphelines qui ne quittaient pas le voisinage des paniers, et les trois jeunes gens suivirent, marchant doucement sur le gazon.

Isabel avait quitté ses vêtements de deuil. Elle n’avait jamais eu qu’une seule robe noire, la pauvre enfant ; et, celle-ci une fois usée, force lui avait été de revenir à son costume ordinaire. Si, dans le jardin de Camberwell, avec ses cheveux en désordre et sa robe d’une propreté douteuse elle avait paru jolie, ce jour-là elle était éblouissante dans sa robe de mousseline immaculée, flottant au souffle printanier, et avec ses cheveux divisés en bandeaux soyeux sous un large chapeau de paille. Son visage s’éclairait des rayons du soleil et de la beauté du paysage ; sa démarche devenait plus légère et plus souple en marchant sur ce tapis d’émeraude. Ses regards devinrent peu à peu brillants, comme la petite troupe approchait d’une petite porte basse en fer au delà de laquelle se voyaient un bosquet, des bouquets d’arbres disséminés çà et là, des clairières ondulées, des ravins à moitié cachés sous la verdure, et, dans une vallée encaissée et profonde, une cascade bruyante, courant éternellement sur des rochers moussus et traçant des méandres infinis avant de s’aller perdre bien loin de là dans la rivière.

— Que c’est beau ! — s’écriait Isabel ; — que c’est beau !

Pauvre enfant, c’était une cockney, et on voyait bien que la meilleure partie de sa vie s’était écoulée dans les quartiers excentriques de Camberwell et de Peckham. Toute cette beauté du Midland la saisit comme une révélation soudaine du Paradis. L’Éden était-il plus beau que ces bosquets et que ces bois, où le sol était couvert de la pourpre des hyacinthes sauvages qui croissaient sous les hêtres, et des chênes centenaires ; où les sentiers moussus étaient coupés par des zones d’ombre et de lumière alternatives, où le sifflet guttural des merles chantait sans cesse dans l’air. George regardait avec étonnement l’expression ravie de la jeune fille et ses lèvres entr’ouvertes qui tremblaient légèrement sous la violence de son émotion.

— Je ne croyais pas qu’il pût exister en Angleterre un paysage aussi magnifique, — dit-elle enfin, quand George vint la troubler par quelque remarque banale sur le spectacle qu’elle contemplait. — Je croyais qu’il n’y avait qu’en Italie et en Grèce et dans des pays semblables, où allait Childe Harold, que la campagne était aussi belle. Il semble qu’on ne puisse plus retourner vers le monde, n’est-ce pas ? — ajouta-t-elle naïvement.

George fut contraint d’avouer que, bien que le site fût magnifique, il ne lui inspirait pas néanmoins l’idée de se faire ermite et d’y établir sa résidence. Mais Isabel l’entendit à peine. Elle plongeait son regard dans les mystérieuses profondeurs des ombres et des lumières, et pensait que dans un lieu pareil le héros d’une existence féminine paraîtrait dans toute sa gloire. Si elle allait le rencontrer en ce jour, cet homme étonnant et inconnu, le Childe Harold, le Lara de sa vie ! Qu’arriverait-il ?… qu’arriverait-il si elle le rencontrait et si l’histoire allait commencer ce jour-là, — ce jour même, — et que son existence en fût dorénavant changée ? Le jour lui-même était comme le commencement d’un roman, en ce sens qu’il ne ressemblait pas aux autres jours. Elle avait rêvé à cette fête plus follement encore que George ne l’avait fait ; car les rêves du jeune homme avaient reposé sur une base réelle, tandis que les siens étaient échafaudés sur un nuage. Si lord Hurstonleigh se promenait dans son parc, s’il allait la voir et la sauver au moment où elle serait en danger de périr dans l’eau, ou sous les coups d’un taureau furieux, en un mot la tirer d’un grand péril quelconque, puis, à la suite de l’événement, devenir amoureux d’elle ! Rien n’était plus fréquent et plus vraisemblable d’après l’expérience de la vie qu’Isabel avait puisée dans les romans en trois volumes. Malheureusement M. Raymond lui apprit que lord Hurstonleigh était un homme marié et un vieillard, et que de plus il habitait le midi de la France. Le rêve brillant s’écroula donc bien vite. Mais il n’est aucun point de l’horizon par lequel un héros ne puisse venir. Il y avait encore de l’espoir ; il y avait de l’espoir que cette magnifique journée de printemps ne se terminerait pas comme tant d’autres journées, de la même façon monotone, qu’elle ne s’arrêterait pas à la même page blanche.

M. Raymond était d’une grande gaieté ce jour-là. Il aimait à se trouver avec des jeunes gens, et il était plus jeune que le plus jeune d’entre eux dans son ravissement à la vue de tout ce qui est beau et séduisant en ce monde. Il se consacra surtout à la société de ses jeunes protégés et trouva le moyen de leur apprendre beaucoup de choses sous une forme agréable, qui ôtait l’amertume de cette médication pour laquelle les orphelines montraient peu de goût. Elles étaient bornées et insensibles ; mais n’étaient-elles pas les filles de sa pauvre malheureuse nièce qui avait acquis, en raison de ses nombreuses souffrances, une sorte de droit divin à devenir un fardeau pour les gens heureux ?

— Si elle m’avait laissé une orpheline comme cette petite Isabel, je l’aurais remerciée de sa mort, — pensait M. Raymond. — Cette enfant possède le don d’imitation mentale, la faculté la plus rare et la plus élevée du cerveau humain, le sentiment poétique et la comparaison. Que n’aurais-je pas pu faire d une nature pareille ? Et cependant…

M. Raymond termina sa phrase par un soupir. Il pensait que, tout considéré, ces facultés brillantes pouvaient bien ne pas être des dons précieux pour une femme.

Il eût été préférable peut-être pour Isabel de posséder la faculté de la fabrication du pudding et du reprisage des bas, en admettant que ces talents utiles soient représentés par un organe. L’excellent phrénologue pensait que la destinée la plus brillante que le sort tenait en réserve pour cette pâle jeune fille aux yeux à reflets dorés était peut-être de partager la maison d’un naïf médecin de province et de faire, des enfants qu’elle aurait, des hommes honnêtes et des femmes vertueuses.

— Peut-être cela vaut-il mieux, — se dit M. Raymond à lui-même.

Il avait envoyé les orphelines rejoindre Sigismund qui leur racontait affectueusement l’histoire de Lilian l’abandonnée, avec telles suppressions et corrections qui mettaient le roman à la portée de leur âge. Le philosophe de Conventford s’était débarrassé des orphelines et se promenait à l’écart dans ce parc délicieux, faisant tournoyer sa canne en marchant, et relevant de temps en temps la tête pour aspirer la fraîcheur de cette radieuse journée printanière.

— Oui, pauvre enfant, — pensait-il, — je crois que cela vaut mieux. Les gens vulgaires et prosaïques sont nécessaires à la société, et je me demande vraiment si elle ne se passerait pas volontiers de ces êtres doués qui courent perpétuellement de çà et de là, tenant à la main cette torche flamboyante que les hommes appellent le génie et mettant le feu aux reliques humaines, aux vieux préjugés et aux allusions consacrées. Il y a là assurément des hommes à qui l’on peut confier ces torches dangereuses et qui courent aussitôt à l’escalade de la montagne la plus élevée, dressant au sommet leur lumière pour servir de phare à l’humanité. Mais à côté de cela il y en a tant qui ne sont que des enfants jouant avec le feu et qui sont dévorés d’une telle soif de célébrité qu’ils incendient tous les objets qu’ils rencontrent. Pauvre orpheline, quelqu’un approfondira-t-il jamais ses fantaisies ou comprendra-t-il ses rêves ? Épousera-t-elle cet excellent et moutonnier médecin provincial qui est tombé amoureux d’elle ? Il peut lui donner un toit et un abri, et ceci est heureux, car elle paraît si abandonnée qu’elle tomberait assurément dans quelque mauvaise voie si elle était laissée à elle-même. Peut-être, est-ce ce qui peut lui arriver de mieux ? J’aurais aimé à imaginer pour elle un sort plus brillant, une existence plus variée. Elle est si jolie… si jolie !… Lorsqu’elle parle et que son visage s’éclaire, j’ai comme une vision de la figure qu’elle ferait dans un grand salon, inondée de lumière et d’étoffes soyeuses de toutes les nuances, formant un repoussoir somptueux à sa pâle et jeune beauté. Je la vois entourée d’hommes et de femmes d’esprit faisant cercle autour d’elle pour l’entendre parler et la voir sourire. Je la vois ainsi, et alors, quand je pense à l’existence qui l’attend vraisemblablement, je me prends à la plaindre, comme si elle était une jeune et jolie vestale condamnée à être enterrée vivante. Parfois je pense que s’il venait à la maison et qu’il la vît… mais c’est là un rêve ridicule. Où est le faiseur de mariages qui n’a pas suscité les ennuis matrimoniaux et la souffrance. Assurément, Beatrix tint sa parole et rendit Benedick malheureux. Non : Mlle Sleaford épousera qui elle pourra et sera heureuse ou malheureuse, suivant le système des compensations. Quant à lui…

M. Raymond s’arrêta, et voyant les autres personnages de la bande gaiement occupées à cueillir des hyacinthes sous les arbres, il s’assit sur un tronc d’arbre renversé et sortit un livre de sa poche. C’était un livre qui avait été envoyé par la poste, car la couverture de papier y adhérait encore. C’était un joli petit volume relié en toile verte lustrée, non coupé, et dont le titre, en lettres dorées, disait qu’il contenait : Les Rêves d’un Étranger. Les Rêves d’un Étranger ne pouvaient être que de la poésie, et comme le nom du poëte ne figurait pas au-dessous du titre, il était assez naturel que M. Raymond n’ouvrît pas le livre immédiatement, mais tournât et retournât le volume dans ses mains avec une dédaigneuse expression sur le visage.

— Un Étranger ! — s’écria-t-il. — Au nom de toutes les affections modernes, pourquoi un jeune homme, riche de quinze mille livres sterling de rente et d’un des plus beaux domaines du Midland, s’appelle-t-il Étranger ? Les Rêves d’un Étranger, et quels rêves !… J’y ai jeté un coup d’œil ce matin sans couper les pages. C’est toujours une déception de couper les pages des poésies des jeunes gens. Quels rêves ! Assurément un Étranger ne pouvait être atteint de quelque chose d’analogue, à moins qu’il ne fût condamné à manger perpétuellement de mauvais soupers indigestes, de boire du vin aigre, ou de négliger la ventilation de sa chambre à coucher. Cette dernière précaution prise imparfaitement doit entrer pour quelque chose dans cette maladie. Quand on pense que Roland Lansdell a écrit une chose pareille… un garçon si intelligent… si généreux… si noble… un garçon qui pourrait être…

M. Raymond ouvrit le volume du bout des doigts comme s’il s’attendait à en voir sortir quelque objet déplaisant, et regarda obliquement les pages à mesure qu’il les tournait, murmurant les deux ou trois premiers vers d’un poëme, puis passant à un autre et laissant échapper de temps en temps des exclamations dédaigneuses.

— Imogène ! — s’écria-t-il. — À Imogène ! Comme si quelqu’un pouvait s’appeler Imogène ailleurs que dans Shakespeare ou dans la ballade du Moine, de Lewis. À Imogène : —

Penses-tu, cruelle Imogène,
Penses-tu quelquefois à moi,
À moi qui, le cœur dans la peine,
Ne vis qu’en toi ?

À moi qui, lorsque descend l’ombre
Sur le grand lac brumeux et froid,
Quand le jour meurt dans le flot sombre,
Ne vis qu’en toi !

Brisé ! Pulvérisé ! Détruit ! Titres charmants et faits pour tenter le lecteur ! Voici quelque chose de coquet :

Comme un tragédien dans un drame, pareil
Au spectre troublant dans un rêve
Le doux et bienfaisant et paisible sommeil,
Pareil à la barque qu’enlève
Le fleuve et qui s’en va seule, sans gouvernail,
Au lit de l’onde abandonnée,
Tel je suis, Ida Lee, ô cher épouvantail
De la paix qui me fut donnée,
Depuis que ton cœur faux m’a délaissé !… J’ai peur
Quand j’entends un éclat de rire ;
Tout m’étonne et me semble impossible et trompeur,
Et je regarde sans rien dire,
Étrangement surpris, les pas, le bruit, la voix
De la foule agitée et fausse,
Jusqu’au moment heureux, Ida Lee, où je crois
Sommeiller au frais dans ma fosse.

Penser que Roland perd son temps à écrire une chose pareille ! Et voici sa lettre, le pauvre garçon, sa lettre aussi longue que décousue, — dans laquelle il me dit comment il a écrit ces vers, et comment à les écrire il a trouvé une espèce de consolation, — une soupape de sûreté pour le trop-plein de colère folle contre le monde, qui ne s’accorde pas précisément avec les rêves philanthropiques d’un jeune homme possesseur de quinze mille livres sterling de rente et de tout son temps. S’il survenait quelque héritier légitime, en la personne d’un des gardes-chasse de Roland, qui dépouillât mon jeune ami comme faux héritier et le mît à la porte avec armes et bagages, et ceux-ci en très-petite quantité, comme cela se passe dans ces délicieux mélodrames qui représentent si exactement l’image de la nature, quel bienfait pour l’auteur des Rêves d’un Étranger ! S’il pouvait ne pas avoir en poche la moindre pièce de six pence, quel beau soldat au combat de la vie ! quel héros triomphant il serait ! Mais dans l’état des choses, il n’est rien de plus que colonel de milice, avec un magnifique uniforme et un grand sabre qui ne sert qu’à la parade ; pauvre Roland ! pauvre Roland ! — murmura tristement M. Raymond en remettant le petit volume dans sa poche ; — cela me fait tant de peine que, vous aussi, vous soyez infecté de cette affreuse maladie de notre époque, de ce cynisme fatal qui fait de la jeunesse un mal que l’âge seul peut guérir.

Mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus longuement sur M. Roland Lansdell, seigneur et maître du Prieuré de Lansdell, un des plus beaux domaines du Midland, lequel, en ce moment, faisait en Grèce une excursion à la Byron, qui durait depuis tantôt six mois, et qui, vraisemblablement, devait encore durer au moins autant.

Il était alors près de trois heures, et le moment était venu d’ouvrir les paniers. Ce fut ce que déclara M. Raymond lorsqu’il rejoignit ses jeunes compagnons, et cela à la grande joie des orphelines qui étaient toujours affamées, mangeaient énormément, et néanmoins restaient si pâles et si maigres qu’elles présentaient un couple de phénomènes perpétuels pour l’œil du physiologiste. Les paniers avaient été apportés sous un abri couvert de lierre placé au sommet de la cascade. En cet endroit M. Raymond les ouvrit et sortit un à un tous ses trésors. D’abord une langue fumée, puis deux poulets froids, un paquet de sandwichs aux anchois, un énorme gâteau, à la vue duquel les yeux des orphelines étincelèrent, des caprices délicats sous forme de pâtisseries, des biscuits semi-transparents, et un morceau de fromage de Stilton, sans parler de fines bouteilles de Madère et de Bourgogne étincelant.

Peut-être n’y eut-il jamais une fête plus joyeuse. Manger du poulet froid et boire du vin de Bourgogne, en plein air, par une radieuse après-midi du mois de mai, est toujours une chose ravissante, quand même le théâtre du déjeuner champêtre serait la plus stérile des dunes de Sussex, ou la plus monotone des plaines du comté d’York. Mais boire d’excellent vin dans ce petit ermitage de Hurstonleigh, pendant que le mugissement de la cascade accompagne vos éclats de rire, et que l’ombre des chênes centenaires vous isole du monde entier, c’est l’ultima Thule du bonheur en fait de déjeuner sur l’herbe. Et puis les compagnons de M. Raymond étaient tous si jeunes ! Il leur était si facile de laisser le passé sur le seuil de ce charmant bosquet, et d’enfermer leur vie entière dans le cercle étroit de cette radieuse journée. Isabel oublia qu’elle avait une destinée, et consentit à être heureuse d’une façon simple et naïve, sans penser davantage au prince qui tardait tant à venir.

Peut-être le vin de Bourgogne entrait-il pour quelque chose dans l’enthousiasme de George, mais insensiblement. Après que les débris du repas eurent été enlevés, et que la petite réunion resta autour de la table rustique, causant avec cette expansion et cette éloquence qui résultent si fréquemment de la consommation des vins capiteux en plein air, le jeune médecin en vint à penser que la terre entière ne recelait pas une créature plus séduisante que la jeune fille assise en face de lui, la tête appuyée sur le treillage de la tonnelle et son chapeau posé sur ses genoux. Elle ne parlait que fort peu, en comparaison de Sigismund et de M. Raymond, qui tous deux excellaient dans ce genre d’exercice ; mais quand elle ouvrait la bouche, il y avait dans ses paroles quelque chose de vague et de rêveur, — quelque chose qui jetait George dans un nouvel étonnement et augmentait encore son admiration pour elle. En ce moment, il oublia tous les conseils de la prudence ; il démentit toutes les belles doctrines de son adolescence ; il se rappela seulement qu’Isabel était la créature la plus charmante du monde entier ; il ne sut plus qu’une chose : qu’il l’aimait, et que son amour, comme tout amour sincère, se mêlait à un doute modeste de ses propres mérites et à un respect exagéré de ceux de la jeune fille. Il l’aimait aussi purement et aussi tendrement que s’il avait pu exprimer sa passion dans le poème le plus magnifique qu’on eût jamais écrit ; mais dans l’impossibilité de donner une forme à ses sentiments, son amour et lui-même paraissaient également timides et vulgaires.

Je ne m’étendrai pas davantage sur cette fête champêtre, bien qu’elle parût à George embrasser l’espace de plusieurs années, car il parcourut avec Isabel les sentiers touffus qui s’étendent du parc de Hurstonleigh au village de ce nom, et s’arrêta avec elle dans le petit cimetière et sur le pont jeté sur la Wayverne, qui glissait comme un ruban d’argent au milieu des joncs. Il demeura en cet endroit à ses côtés, pendant que les enfants, Sigismund et M. Raymond faisaient préparer le thé dans un cottage modèle, et jetaient la vieille femme modèle dans un tel état de surexcitation qu’elle pouvait à peine tenir la théière, et qu’elle se trouva en danger imminent de briser une de ses soucoupes en porcelaine, sortie en grande cérémonie d’une armoire particulière en l’honneur de son ami et protecteur, Charles Raymond.

George s’arrêta avec Isabel sur le petit pont de pierre, et d’une manière ou d’une autre, encouragé d’ailleurs par le vin de Bourgogne qu’il avait bu, son amour trouva soudain une voix, et il lui dit qu’il l’aimait et que son plus cher espoir sur cette terre était de faire d’elle sa femme adorée.

Il faut croire que cette simple histoire est jolie à sa façon ; car, lorsqu’une femme l’entend pour la première fois, elle est portée à regarder avec bonté l’homme qui la lui raconte, si pauvrement et si timidement qu’il fasse son récit. Isabel écouta avec une complaisance charmante, non parce qu’elle rendait à George l’affection qu’il avait pour elle, mais parce que c’était le premier fragment romanesque de son existence : elle sentait que l’histoire allait commencer sans tarder et qu’elle allait devenir une héroïne. Voilà ce qu’elle sentait, et en même temps une sorte de reconnaissance pour le jeune homme qui était à ses côtés et auquel elle était redevable des sensations agréables qu’elle éprouvait. L’aimait-elle ? Hélas ! elle ne connaissait de cette passion que ce qu’elle en avait appris dans ses livres, et ce qu’elle en connaissait était d’une nature si contradictoire qu’il n’était pas étonnant que ses lectures l’eussent laissée flottant dans un océan de conjectures. Elle pensait qu’il était agréable d’avoir ce jeune homme auprès d’elle, la suppliant et l’adorant de la façon la plus orthodoxe. Il y avait dans le trouble de George quelque chose de contagieux pour cette jeune fille inexpérimentée qui n’avait pas encore appris la plus grande leçon de la civilisation : l’indifférence complète pour les sentiments d’autrui. Elle tremblait un peu quand elle prit dans sa main la main timide qu’on lui tendait ; elle regarda Gilbert à la dérobée et pensa qu’il avait presque aussi bon air que le portrait de Walter Gay par M. Hablot Browne, et que si elle avait seulement un père qui la frappât et la chassât, le roman de sa vie serait après tout fort tolérable. Pendant ce temps, George plaidait sa cause ; il concluait aux rougeurs et au silence d’Isabel que sa recherche n’était pas sans espoir. Enhardi par l’encouragement tacite que lui donnait la jeune fille, il devint de plus en plus éloquent, et en vint à lui dire comment il l’aimait depuis le premier jour ; oui, depuis cette soirée d’été pendant laquelle il l’avait vue assise sous le poirier dans le vieux jardin, éclairée par derrière par les rayons du soleil couchant.

— J’ignorais alors que je vous aimais, Isabel… permettez-moi de vous appeler Isabel ; c’est un si joli nom ! Je l’ai bien souvent écrit sur les pages d’un buvard, et maintes fois à mon insu. D’abord je prenais pour de l’admiration le sentiment que vous m’inspiriez parce que vous êtes belle et bien différente des autres jolies femmes ; puis, bien que mes pensées fussent pleines de vous, et que votre image me remplît d’étonnement, je ne voulais pas croire que c’était parce que je vous aimais. C’est seulement aujourd’hui, en ce jour bienheureux, que j’ai compris le vrai sens de mes sentiments et maintenant je sais, Isabel… chère Isabel… que je vous ai aimée dès le premier jour, dès la première minute.

Tout ceci était bien conforme à la formule. Le cœur d’Isabel tressaillait comme les ailes d’un oiseau qui s’essaye à voler pour la première fois.

« Voilà ce que c’est que d’être une héroïne, » pensait-elle en contemplant les cailloux multicolores, les herbes aquatiques flottantes que la limpidité de l’eau laissait voir et sachant en même temps, grâce à la double vue féminine, que George la regardait avec adoration. Elle ne l’aimait pas, mais elle aimait à l’entendre parler ainsi. Ces paroles qu’elle entendait pour la première fois étaient délicieuses à cause de leur nouveauté, mais elles n’empruntaient aucun charme aux lèvres qui les prononçaient. Le premier jeune homme venu, de bonne façon et de mise correcte, eût produit absolument le même effet que George. Mais elle n’en avait pas conscience en ce moment. Il lui était si facile de se tromper sur le plaisir que lui causait la situation, le pont rustique, l’eau limpide, l’éclat d’une journée de printemps, et même la légère influence d’un verre de Bourgogne, mais, surtout, le sentiment d’être une héroïne pour la première fois de sa vie… il était si facile de prendre tout cela pour ce qu’elle n’éprouvait pas !… de l’affection pour George !

Tandis que le jeune homme continuait son plaidoyer et qu’Isabel l’écoutait, rougissante et lui lançant timidement des regards de ses yeux magiques qui en ce moment paraissaient noirs sous leurs longs cils soyeux, Sigismund et les enfants parurent dans l’éloignement à la porte du cimetière, appelant et criant, pour annoncer que le thé était servi.

— Isabel, — s’écria George, — ils viennent et il s’écoulera longtemps peut-être avant que je retrouve l’occasion d’un tête-à-tête. Isabel… chère Isabel !… dites-moi que vous voulez bien me rendre heureux… que vous voulez bien être ma femme !

Il ne lui demanda pas si elle l’aimait ; il en était trop amoureux, il avait trop conscience de la grâce et de la beauté d’Isabel, et de sa propre indignité, pour tenter le diable par une pareille question. Si elle voulait l’épouser et se laisser aimer en récompensant son dévouement par un peu d’amour, cela suffirait amplement pour satisfaire ses désirs les plus ambitieux.

— Chère Isabel, vous m’épouserez, n’est-ce pas ?… vous ne me refuserez pas, n’est-ce pas ?… vous auriez dit non depuis longtemps ; vous ne seriez pas assez cruelle pour me laisser espérer, même une minute, si vous vouliez me repousser…

— Je vous connais… et vous me connaissez depuis si peu de temps, — murmura la jeune fille.

— Mais assez longtemps pour vous aimer d’un amour qui durera autant que ma vie, — répondit chaleureusement George. — Je n’aurai d’autre pensée que celle de vous rendre heureuse, Isabel. Je sais que vous êtes si belle que vous devriez épouser un tout autre homme que moi… un homme qui pourrait vous donner une maison magnifique, des chevaux et des voitures, et tout ce qui en est la conséquence ; mais il ne vous aimerait pas mieux que moi et il ne vous aimerait peut-être pas aussi bien. Isabel, pour vous je travaillerai comme aucun homme n’a travaillé avant moi. Vous ne saurez jamais ce que c’est que la pauvreté, mon ange, si vous voulez être ma femme.

— Je n’aurais pas peur de la pauvreté, — répondit Isabel d’un ton rêveur.

Elle songeait que Walter Gay avait été pauvre, et que le grand événement de la vie de Florence avait été le mariage discret dans une petite église de la Cité et le long voyage sur mer en compagnie de son jeune époux. Cette pauvreté-là était aussi séduisante que la malheureuse opulence de la pauvre Édith, qui marchait sur les diamants et portait tous les jours des robes de velours nacarat.

— La pauvreté ne m’effrayerait pas, — répéta la jeune fille, car elle pensait que si elle n’épousait ni un duc, ni un Dombey, ce serait quelque chose au moins que de connaître par expérience la phase sentimentale de la pauvreté.

Gilbert la prit au mot.

— Alors vous m’épouserez, chère Isabel ?… Vous m’épouserez, Isabel, ma femme adorée ?

La violence de ses propres sentiments l’étonnait presque lorsqu’il se baissa pour embrasser la petite main dégantée qui s’appuyait sur le parapet moussu du pont.

— Oh ! Isabel ! si vous pouviez savoir combien vous venez de me rendre heureux !… si vous saviez…

Elle le regarda avec une expression de stupeur. Était-ce donc arrangé si soudainement… sans plus de réflexion ? Oui, c’était arrangé ; elle était l’objet de cet amour qui dure une existence entière, George l’avait donné à entendre. Le roman était commencé : elle était une héroïne.

— Bonté divine ! — s’écria Smith en sautant sur le parapet du petit pont et s’essayant dans le rôle d’un Blondin amateur, — si la vieille femme modèle qui a obtenu tant de prix, — nous avons admiré ses diplômes encadrés dans un parloir comme je croyais qu’il n’en existait que dans Lilian l’abandonnée, qui, vous le savez, est fille d’un villageois et se fait enlever par un hobereau en bottes à revers, en passant par une fenêtre à vitres losangées (j’ai expérimenté sur la fenêtre de la vieille femme et Lilian n’aurait pas pu y passer) ; — mais je voulais vous dire que si la vieille femme n’a pas eu un prix de patience vous en mériterez un à vous deux pour faire attendre le thé. Eh bien ! Izzie, qu’est-ce que c’est ? George et vous, vous avez l’air aussi penauds que si… — Ai-je deviné ? Oui, n’est-ce pas ?… hurrah ! Ne l’ai-je pas vu du premier coup ? — s’écria Smith prenant une pose tragique sur le parapet et montrant les deux visages confus avec un doigt triomphant. — Quand George me demanda votre lettre, Izzie… vous savez, ce petit bout de lettre que vous m’aviez écrit le jour de votre départ de Camberwell… ne l’ai-je pas vu la plier aussi soigneusement que si c’avait été un billet de cinquante livres, la glisser à la sourdine dans son gousset, et s’efforcer de n’avoir l’air de rien ? Croyez-vous que je n’ai pas su à quoi m’en tenir alors ? J’aurais une jolie connaissance du cœur humain, si je n’avais pas vu clair dans ce manège. Le créateur d’Octavio Montefiasco, le Démon des Galères, se flatte de comprendre le diagnostic le plus obscur de cette maladie communément désignée sous le nom de mal d’amour. Ne sois pas confus ou découragé, — s’écria Sigismund sautant tout à coup à bas du parapet et tendant la main à son ami, — accepte les congratulations d’un homme dont le cœur, quoique longtemps aveuglé par l’influence néfaste du crime, peut encore trouver une pulsation généreuse au spectacle de la vertu.

Après ces mots, ils quittèrent le pont et se rendirent tout droit au petit cottage où M. Raymond avait tenu une sorte de lever Yankee pour la réception des villageois modèles qui tous le connaissaient et venaient lui demander avis sur quelque point litigieux pour le traitement de leurs maladies ou sur des questions d’économie domestique. Le thé était servi sur une petite table ronde, tout près d’une fenêtre éclairée en plein par les rayons du soleil couchant. Isabel s’assit le dos tourné à la fenêtre et George à côté d’elle la contemplant dans un ravissement silencieux et se demandant comment il avait pu avoir la témérité de lui demander d’être sa femme. Le terrible Sigismund tira M. Raymond à part avant de se mettre à table, sous le fallacieux prétexte de lui montrer une image enluminée représentant « Joseph et ses frères, » et dans laquelle on remarquait un air de famille frappant entre les frères, et il lui raconta à voix basse, mais très-distinctement, ce qui s’était passé sur le petit pont. Il ne faut donc pas s’étonner si ce pauvre George et Isabel prirent leur thé en silence et se montrèrent assez gauches dans le maniement de leurs tasses. Mais ils échappèrent à de nouvelles félicitations de Sigismund parce que cet aimable jeune homme s’aperçut qu’il aurait fort à faire à tenir son rôle dans la démolition du fameux gâteau, énergiquement battu en brèche par les orphelines, pour ne rien dire de certain rayon de miel que la vieille femme modèle produisit pour le régal spécial de ses visiteurs.

Le crépuscule était venu pendant ce temps et les étoiles commençaient à scintiller faiblement dans le ciel couleur d’opale. M. Raymond, Sigismund et les orphelines, s’occupèrent à remettre dans les paniers les couteaux, les assiettes et les verres qui avaient servi au repas. La voiture devait venir les reprendre au cottage. Isabel s’arrêta sur le seuil de la petite porte, regardant d’un air rêveur le village et les lumières indécises brillant faiblement aux fenêtres, le bétail nonchalant traversant l’étang au milieu des prairies, et un homme tenant en main deux chevaux devant la porte de la petite auberge.

— Cet homme avec les chevaux est Jeffson, le jardinier de mon père. Je ne l’appelle pas volontiers domestique, car c’est un parent éloigné de la famille de ma mère, — dit George avec un peu de confusion. Il pensait que peut-être la fierté de Mlle Sleaford pourrait prendre ombrage du lien de parenté qui existait entre son futur mari et son domestique. — C’est un bien brave homme, — continua-t-il. — Et puis, Isabel, voyez un peu, — ajouta le jeune homme à voix basse, — ce pauvre Jeffson est venu de Graybridge ici, dans l’intention de vous voir, parce qu’il m’a entendu parler de votre beauté, et je crois bien qu’il a deviné depuis longtemps mon amour pour vous. Vous est-il égal de faire un pas jusqu’à lui, Isabel, ou préféreriez-vous que je lui fasse signe d’approcher ?

— J’irai vers lui, si vous le voulez bien ; il me sera très-agréable de le voir, — répondit la jeune fille.

Elle prit le bras que George lui offrait. Il était tout naturel qu’elle prît son bras. Tout n’était-il pas arrangé ?

Mlle Sleaford a désiré vous voir, Jeff, — dit le jeune homme lorsqu’ils furent arrivés à l’endroit où se tenait le jardinier.

Le pauvre Jeff ne sut trop que dire en cette occasion au moins embarrassante. Il se découvrit et resta tête nue, souriant et rougissant, pendant que George lui parlait, mais ne quittant pas néanmoins du regard le visage d’Isabel. Il pouvait voir très-distinctement ce jeune et pâle visage à la lumière du soir, car Mlle Sleaford avait laissé son chapeau au cottage et se tenait la tête découverte, tournée vers le couchant, pendant que George bavardait sur Jeff et sa vie d’écolier, rappelant que l’excellent homme avait été son ami et son camarade.

Mais la voiture de Conventford sortit de la cour de l’auberge pendant qu’il discourait ainsi, et ce fut pour Isabel le signal de retourner rapidement au cottage. Elle tendit la main à Jeffson en lui souhaitant le bonsoir et s’éloigna, toujours accompagnée de George, qui lui donna un instant après la main pour monter en voiture et lui fit ses adieux de la façon la plus ordinaire, car c’était un jeune homme qui cachait ses sentiments aux regards indifférents, et qui ne les laissait paraître que sous l’influence d’une vive émotion.