La Femme du docteur/08

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 136-143).

CHAPITRE VIII.

OÙ IL EST PARLÉ DE LA JEUNE FEMME DU PAUVRE JOË TILLET.

George revint à l’auberge des Sept Étoiles où Jeffson l’attendait avec les chevaux. Il revint après avoir vu s’éloigner la voiture découverte, et il partit à son tour emportant son bonheur, qui lui paraissait si nouveau et si étrange, qu’il lui semblait commencer une vie nouvelle, et qu’il ne se fût pas étonné de trouver ses malades miraculeusement guéris, et entrés, comme lui, dans une nouvelle phase d’existence.

Il allait se marier ; il allait avoir pour femme cette charmante jeune fille. Il y pensait sans relâche et l’image de cette enfant au pâle visage, assise dans le petit parloir de Graybridge, attendant son retour après une journée de visites, était une vision si puissante que la tête lui en tournait. Est-ce vrai… cela pouvait-il être vrai… que tout cet indicible bonheur allait lui appartenir ?

Graduellement, pendant que Brown Molly suivait lentement les sentiers ombreux qui mènent de Hurstonleigh à Waverly, sa joie silencieuse déborda et chercha des paroles pour s’exprimer. Jeffson avait toujours été le confident de George : pourquoi ne le serait-il plus, en ce moment que le jeune homme avait un si grand besoin de verser dans une oreille amie le récit de son bonheur ?

Cependant le jardinier paraissait moins disposé qu’à l’ordinaire à prendre sa part du plaisir de son maître ; il s’était tenu quelque peu à l’écart, et, dans une circonstance ordinaire, George n’aurait pas eu l’occasion de rompre la glace. Mais ce soir-là Jeffson semblait atteint de mutisme, et George fut obligé de hasarder une question préliminaire.

— Que pensez-vous d’elle, Jeff ? — demanda-t-il.

— De qui, Master George ? — demanda simplement le brave homme.

— Parbleu, d’Isa, de Mlle Sleaford, — répondit George d’un ton légèrement indigné : y avait-il au monde une autre femme dont il pût parler ce soir-là ?

Jeffson resta quelques instants silencieux, comme si la question qui lui était faite l’obligeait à descendre dans les replis les plus profonds de son esprit avant qu’il pût y répondre. Il resta silencieux, et le bruit des sabots des chevaux sur le chemin troubla seul, avec le vol furtif de quelque oiseau égaré dans le taillis, le profond silence de la nuit.

— Elle est charmante et jolie, Master George. — dit enfin le philosophe d’un ton très-pensif. — Je crois que je n’ai jamais vu personne aussi jolie, bien que sa beauté ne soit pas de cette espèce haute en couleur qu’on estime tant à Graybridge. Elle est douce et blanche, et elle ressemble aux statues de la cathédrale d’York, et ses regards semblent se perdre dans l’éloignement quand vous les regardez. Oui, elle est charmante et jolie.

— Je lui ai dit combien je l’aime, et… et vous l’aimez aussi, Jeff, n’est-ce pas ? — demanda George dans un ravissement de bonheur qui fut plus fort que sa timidité naturelle. — Vous l’aimez et elle vous aime, Jeff, et elle vous aimera davantage à mesure qu’elle vous connaîtra mieux. Et elle sera bientôt ma femme, mon bon Jeff !

La voix du jeune homme trembla lorsqu’il annonça cette grande nouvelle. Tout l’enthousiasme de sa nature semblait se concentrer dans les émotions de cette journée. Pour la première fois il aimait et il avait fait l’aveu de son amour. Son cœur sincère et fidèle, aloès merveilleux qui ne devait porter qu’une fleur, s’était épanoui tout à coup, et toute sa vigueur avait passé dans cet unique épanouissement. La fleur de l’aloès peut continuer à s’épanouir à jamais, ou bien se faner et mourir, mais elle ne renaît pas une seconde fois.

— Elle sera bientôt ma femme, Jeff, — répéta-t-il, comme si, dans ses paroles, était contenu un bonheur immense.

Mais, ce soir-là, Jeffson avait l’air très-emprunté. Ses facultés de conversation semblaient avoir subi une sorte de paralysie. Il parlait lentement et faisait de longues pauses de loin en loin.

— Vous allez l’épouser, Master George ? — dit-il.

— Oui, Jeff. Je l’aime plus que personne au monde… plus que le monde même ou que ma vie, car je pense que si elle m’avait repoussé aujourd’hui, j’en serais mort. Est-ce que cela vous étonne, Jeff ? Je croyais que vous aviez deviné dès l’abord… avant même que je le connusse moi-même… que j’étais amoureux d’Isabel. Isabel !… Isabel !… quel joli nom ! C’est beau comme le nom d’une fleur, n’est-ce pas ?

— Non, je ne suis pas surpris, Master George, — dit le brave homme d’un ton pensif. — Je savais que vous aimiez Mlle Sleaford, que vous en étiez fou ; mais je ne pensais pas… je ne pensais… que vous la demanderiez en mariage sitôt.

— Pourquoi cela, Jeff ? — s’écria le jeune homme. — Pourquoi attendrais-je ? Je ne pourrais pas l’aimer plus que je ne l’aime si je la connaissais depuis de longues années et que chaque année l’eût rendue plus charmante et plus jolie qu’elle ne l’est. J’ai une maison où je puis la conduire et je travaillerai pour elle… je travaillerai pour elle comme aucun homme n’a encore travaillé pour rendre la maison agréable à sa femme.

Il étendit le bras, le poing fermé, comme s’il pensait que l’échelon suprême de l’échelle de la fortune pouvait être atteint par le premier jeune médecin venu animé du désir d’escalader.

— Pourquoi ne me marierais-je pas tout de suite, Jeff ? — demanda-t-il avec une nuance d’indignation. — Je puis donner à ma femme une maison aussi convenable que celle d’où je la retire.

— Ce n’est pas à cela que je pense, Master George. — répondit Jeffson, d’un ton de plus en plus grave et de plus en plus lent à chaque mot qu’il prononçait, — ce n’est pas à cela que je pense. Mais, voyez-vous, vous connaissez si peu Mlle Sleaford… vous ne savez rien d’elle, sinon qu’elle ne ressemble pas à toutes les autres jeunes filles que vous avez vues et qu’elle s’est emparée de votre imagination à cause de cela. Vous ne savez rien de son histoire, Master George, et ce qui est pire, — ce qui est bien plus grave, — c’est que vous ne savez pas si elle vous aime. Vous ne le savez pas, Master George. Si vous étiez sûr de cela, le reste serait moins important ; car, en ce moment, il n’est rien qu’un amour véritable ne puisse faire, et une femme qui aime sincèrement ne peut être qu’une bonne épouse. J’ai regardé Mlle Sleaford pendant que vous parliez devant les Sept Étoiles, Master George, et rien dans sa physionomie ne montrait qu’elle écoutât vos paroles, ou qu’elle les comprît ; mais, au contraire, ses regards étaient perdus dans le lointain, et bien que son visage semblât radieux, il ne m’a pas paru que vous y fussiez pour quelque chose. Que Dieu vous garde ! Master George ; mais si vous aviez vu la figure de ma Tilly quand elle sortit de la maison où elle était femme de confiance et qu’elle vit que j’étais venu à Londres pour la surprendre !… C’était tout sourires et tout éclat rien qu’à ma vue, Master George, et cependant je sais bien que je n’ai rien de bien séduisant, — ajouta Jeffson d’un ton modeste.

Les rênes posées mollement sur le cou de Brown Molly s’agitèrent au tremblement soudain de la main qui les tenait ; George fut saisi d’une sorte de panique en écoutant le discours de son mentor. Il n’avait pas osé solliciter un aveu d’amour d’Isabel ; il s’était estimé plus qu’heureux, puisque elle avait bien voulu lui promettre de devenir sa femme. Cependant, il fut absolument terrifié de l’humiliante supposition de Jeffson, et, intérieurement, il ressentit une grande colère de l’insolence de son vieux compagnon de jeu.

— Vous voulez dire qu’elle ne m’aime pas ? — dit-il d’un ton sec.

— Oh ! Master George, mon intention est uniquement de me montrer sincère et loyal avec vous. Elle ne vous aime pas ; aussi sûr que j’ai lu le véritable amour sur le visage de ma Tilly, j’ai vu ce soir dans les yeux de Mlle Sleaford quelque chose qui n’est pas de l’amour. J’ai vu dans ses yeux un regard semblable à celui que je remarquai autrefois chez une créature qu’épousa un camarade de mon village. Ce camarade était un jeune homme qui possédait un petit bout de terre, une maisonnette, et ce qui s’ensuit. La jeune fille n’était pas folle de ce mariage ; mais ses amis, à force de conseils et de sollicitations, la décidèrent à dire oui. C’était une pauvre créature qui n’avait pas la force de dire non. J’étais au mariage de Joë Tillet, — il s’appelait Joë Tillet, — et je vis la charmante jeune fille debout, comme Mlle Sleaford ce soir, à côté de celui-ci, pendant qu’il parlait. Elle paraissait plus jolie que jamais avec son chapeau de paille et ses rubans blancs. Mais ses regards semblaient se fixer sur quelque objet très-éloigné, et quand son mari se retourna tout à coup et lui parla, elle tressaillit, comme si elle sortait d’un rêve. Je n’ai jamais oublié ce regard-là, Master George, et j’ai vu un regard semblable ce soir même.

— Quelle folie me contez-vous là, Jeff ! — répondit George avec une impatience extrême. — Je parie que votre ami et sa femme furent très-heureux.

— Non, Master George, il n’en est rien. Et c’est précisément ce qui m’a remis en mémoire le regard de la charmante créature par cette belle journée d’été, pendant qu’elle se tenait, vêtue dans ses habits de noce à côté de son mari qui l’idolâtrait. Il en était fou, et pendant deux ans environ il fut très-heureux, et il disait sans cesse à ses amis qu’il avait rencontré la meilleure femme des Trois-Royaumes, ainsi que la plus tranquille et la plus travailleuse. Mais elle semblait attendre quelque chose, et, un beau jour, un jeune soldat qui revenait de l’Inde arriva chez eux. C’était son cousin germain et il avait été le voisin de sa famille alors qu’elle n’était qu’une enfant. Je ne vous raconterai pas l’histoire, Master George, parce qu’elle n’est pas des plus agréables à dire non plus qu’à entendre. Mais la fin de tout ceci fut qu’une belle matinée d’été — pareille à celle de son mariage — on trouva mon pauvre camarade Joë pendu derrière la porte d’une de ses granges. Quant à la malheureuse créature qui causa sa mort, personne n’a jamais su ce qu’elle devint. Et cependant, — conclut Jeffson d’un ton de réflexion, — j’avais entendu ce pauvre diable de Joë me dire avec bien de la conviction que sa femme finirait bien par l’aimer, parce qu’il l’aimait avec passion et loyauté !

George ne répondit rien à tout cela. Il continua lentement son chemin, la tête penchée sur sa poitrine. Le paysan regardait avec anxiété son maître ; il ne pouvait voir l’expression du visage du jeune homme, mais à son attitude il devinait que le récit de la mésaventure de Joë Tillet n’avait pas été sans le désenchanter.

— Écoutez, Master George, — dit Jeffson, posant la main sur le poignet du médecin et parlant d’une voix presque solennelle, — épouser une jolie fille ne paraît pas plus grave à certains hommes que de cueillir une rose sauvage dans une haie, tant ils y apportent de légèreté et d’insouciance. Ils la cueillent parce qu’elle paraît jolie. Moi, je connaissais ma Tilly depuis six ans avant que de lui demander de m’épouser, Master George ; et c’est seulement parce qu’elle me fut fidèle tout ce temps, et parce que, de quelque façon que je m’y prisse, je ne lus jamais que l’amour sur son visage, que je me dis enfin à moi-même : « William Jeffson, voici une jeune fille qui fera une bonne épouse pour toi. » Ne vous pressez pas, Master George, ne vous pressez pas. Écoutez les conseils d’un pauvre diable ignorant qui possède un grand avantage sur toute votre science, car il est en ce monde depuis le double du temps que vous y avez passé ! ne vous pressez pas. Si Mlle Sleaford vous aime véritablement ce soir, elle vous aimera bien davantage dans un an, et encore plus dans dix ans. Si elle ne vous aime pas, Master George, gardez-vous-en comme d’un serpent venimeux, car elle vous fera plus de mal que quoi que ce soit, en vous piquant au cœur et en vous tuant sans rémission. J’ai vu Joë Tillet étendu mort après l’enquête qui fut faite sur son corps, Master George : et la pensée que le pauvre homme s’était tué de désespoir me fit moins de mal que la vue des souffrances qui se lisaient sur son visage, — souffrances qu’il avait endurées près de deux années, Master George, et sans en jamais ouvrir la bouche à personne !