La Femme du docteur/14

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 231-248).

CHAPITRE XIV.

SOUS LE CHÊNE DE LORD THURSTON.

Tandis que Lansdell se rappelait Isabel comme un joli automate qui avait l’habitude de sourire et de rougir pendant qu’on lui parlait, et celle de balbutier timidement quand il avait à répondre, la femme du docteur parcourait de long en large le vulgaire jardin de Graybridge-sur-la-Wayverne, et pensait à l’après-midi du jour anniversaire de sa naissance, dont les simples plaisirs avaient été embellis par la présence d’un demi-dieu. Oui, elle parcourait lentement le sentier tracé entre deux rangées de groseilliers, plongée dans un rêve ravissant ; un rêve dangereux, dans lequel le visage brun de Lansdell brillait éclatant et magnifique. Était-ce mal de penser à lui ? Elle ne se le demanda même pas. Elle avait toujours lu des histoires sentimentales, et s’était passionnément éprise des héros en trois volumes, aussi longtemps qu’elle pouvait se rappeler. Qu’importait-il qu’elle fût amoureuse de Sir Reginald Glanville ou de Lansdell ? La seconde de ces passions était aussi platonique que l’autre, et par conséquent aussi inoffensive. Il était probable qu’elle ne reverrait jamais le maître du Prieuré de Mordred. N’avait-elle pas entendu dire à Raymond qu’il passerait l’hiver à Paris ? Mme Gilbert compta les mois sur ses doigts. Le mois de novembre était-ce l’hiver ? En ce cas, Lansdell serait parti avant quatre mois : quelle apparence de le revoir, quelle apparence qu’une créature aussi infime qu’elle eût des rapports avec cet être supérieur et les gens de sa sphère ? Jamais, non, jamais, jusqu’à ce moment, elle n’avait compris la laideur et l’horreur de son existence. Elle n’avait jamais si bien vu le misérable petit parloir et ses deux petites étagères à droite de la cheminée, ses coquillages, ses plumes de faisan, les bouteilles d’encre à un sou, et les notes malpropres des fournisseurs attendant sur la tablette le jour du payement. Elle s’assit dans cette pièce, éclairée par le soleil de juillet qui perçait le volet peint en jaune pâle. Elle pensa à sa vie d’une laideur si misérable et la compara à celle de Gwendoline à Lowlands. Elle se révolta contre les volontés de la Providence qui n’avait pas fait d’elle la fille d’un comte. Puis elle se cacha le visage dans ses mains pour ne pas voir l’atroce vulgarité de cet odieux parloir ; — un parloir ! — mot inconnu dans ces brillantes régions auxquelles elle rêvait sans cesse, — et elle pensa à Lansdell.

Elle pensait à lui, et à ce que sa vie aurait pu être… si…

Si quoi ?… Si l’une des cent visions différentes, toutes également puériles et impossibles, avait pu être réalisée ? Si elle avait été la fille d’un comte comme Gwendoline ! Si elle avait été une grande actrice et que Lansdell fût tombé amoureux d’elle en la voyant, sur la scène ! Si elle l’avait rencontré dans Walworth Road deux ou trois ans auparavant. Elle se représentait la rencontre : — lui, dans sa voiture tenant légèrement les rênes du bout de ses doigts gantés et ayant derrière lui un groom microscopique ; elle, debout sur le bord du trottoir, attendant le moment de traverser la rue et n’étant pas sortie pour faire une commission vulgaire, mais pour aller acquitter l’abonnement pour les eaux, ou négocier quelque mystérieux engagement de couverts d’argent ou toute autre commission digne d’une jeune personne bien élevée. À cette idée, elle se leva et se regarda dans la glace pour voir si elle était réellement jolie, ou bien si ce visage, tel qu’elle le voyait dans ses rêves, n’était pas seulement le fruit de son imagination, comme la mise en scène et les vêtements de ses divagations insensées. Elle appuya ses coudes sur la tablette de la cheminée, se regarda, rejeta ses cheveux en arrière, essaya des mines avec sa bouche et ses yeux, pour essayer de ressembler à Édith Dombey dans la scène de Carker, et se récita le passage à voix basse.

Non, elle ne rassemblait pas du tout à Édith Dombey : elle ressemblait plutôt à Juliette ou à Desdémone ; elle baissa pudiquement les paupières, puis les releva lentement laissant voir un regard tendre et pénétrant dans ses yeux noirs à reflet d’or.

Je suis très-fâchée que vous ne soyez pas bien !

murmura-t-elle. Oui, c’était décidément le rôle de Desdémone. Oh ! si au lieu d’épouser George, elle s’était simplement enfuie à Londres et s’était rendue tout droit chez ce directeur audacieux qui ne pouvait manquer de l’engager ! si elle avait fait cela, elle aurait pu jouer Desdémone, et Lansdell aurait pu aller au théâtre et tomber amoureux fou au premier regard.

Elle prit un volume écorné parmi les œuvres de l’immortel William sur un des rayons poudreux de l’une des étagères ; elle monta à sa chambre, s’y enferma, et se mit à implorer la grâce de Cassio, pleurant et protestant en face du miroir devant lequel trois générations de prosaïques Gilbert s’étaient successivement rasés.

Elle n’avait que dix-neuf ans : c’était une enfant ayant pour tout ce qui est brillant et beau le désir ardent qui distingue les enfants. Il n’y avait pas bien longtemps que ses désirs avaient été éveillés par une charmante petite poupée exposée à l’une des vitrines de Walworth Road. Le mariage ne lui avait pas encore donné l’air digne de la mère de famille. Elle n’avait ni devoirs, ni soucis domestiques, car le simple ménage était entretenu par Mathilda, qui eût été offensée de la moindre intervention de sa jeune maîtresse dans ses attributions. Isabel descendait parfois à la cuisine lorsqu’elle ne savait que faire de sa personne, s’asseyait dans le vieux fauteuil à bascule, et se balançait nonchalamment en suivant de l’œil l’excellente Tilly faisant un pâté.

Il existe quelques jeunes femmes qui prennent goût à une existence domestique tranquille, et qui sont douées d’un génie naturel pour les pâtés et les puddings et pour tailler et confectionner avec cet entrain et cette grâce qui poétisent la pauvreté. Lorsqu’un homme désire entrer en ménage avec trois cents livres de revenu, il fait sagement de chercher une de ces fées du foyer. Isabel n’avait pas de goût pour ces choses ; pour elle la confection de la pâtisserie était une occupation ennuyeuse. Bon pour Ruth Pinch de s’y livrer une fois par hasard, d’être admirée par John Westlock et d’épouser un jeune homme riche en moins de rien. Il n’est pas douteux que Mlle Pinch savait instinctivement que M. Westlock viendrait ce jour-là pendant que le pudding serait en train de cuire. Mais faire à jamais des puddings pour Tom Pinch sans la consolation d’un John Westlock ! Isabel laissait les soucis du ménage à Mathilda, et jouait les héroïnes de Shakespeare et Édith Dombey devant son miroir, lisait ses romans, rêvait tout éveillée, écrivait des fragments de poésie, et traçait à la plume le profil de Lansdell — regardant toujours de droite à gauche. Elle lui faisait les yeux très-noirs avec de grands blancs au milieu et les cheveux hérissés ; elle esquissa aussi très-souvent le chapeau de Gwendoline, sinon aussi souvent que le profil de son cousin ; il n’y avait donc aucun mal à cela. Mme Gilbert était excessivement pointilleuse avec elle-même lorsqu’il s’agissait de ses pensées. Elle se bornait à imaginer ce qui aurait pu arriver si Lansdell l’avait rencontrée longtemps avant son mariage.

On pense bien qu’elle n’oubliait pas la fête champêtre à Mordred, proposée par Roland. Elle y pensait beaucoup, s’imaginant parfois que c’était trop beau pour se réaliser jamais ; d’autre fois s’attendant à voir Lansdell venir faire son invitation dans les formes. Le temps était très-chaud et les chemins poudreux ; Mme Gilbert restait donc la plupart du temps au logis. Il pouvait venir, — il pouvait venir d’un moment à l’autre. Elle tremblait au moindre coup de marteau et courait au miroir pour lustrer ses bandeaux ; mais les visiteurs de Gilbert étaient des gens vulgaires, et Isabel se prit à penser qu’elle ne reverrait jamais Lansdell.

Alors elle se jeta à corps perdu dans les pages brûlantes de l’Étranger et lut les lamentations de Lansdell, imprimées sur papier de Hollande, avec des s longs qui ressemblaient à des f. Elle copia ses vers et les traduisit en mauvais français. C’était très-difficile. Comment rendre, par exemple, cette simple phrase : My own Clotilde ? Elle mit tantôt Ma propre Clotilde, tantôt Ma Clotilde particulière ; mais elle doutait que ses phrases fussent grammaticalement correctes. Et elle arrangea les vers de l’Étranger sur des airs qui n’allaient pas, et les chanta à voix basse en s’accompagnant sur un vieux clavecin apporté du comté d’York par la mère de George.

Un jour qu’elle se promenait avec George, — par une triste après-midi, pendant laquelle celui-ci était moins occupé qu’à l’ordinaire, ce qui lui permettait de mener sa femme promener sur le chemin poudreux, — Mme Gilbert vit l’homme auquel elle avait tant pensé. Elle vit un cheval bai-brun et un élégant cavalier passer à côté d’elle dans un nuage de poussière, et lorsqu’il se fut éloigné elle le reconnut : c’était Lansdell. Il ne l’avait pas plus aperçue que si elle n’avait pas existé. Il ne l’avait pas vue. Depuis cinq longues semaines elle avait pensé sans cesse à lui, et il était passé à côté d’elle sans se douter de sa présence. Assurément Byron aurait passé de la même manière, et aurait poursuivi sa route pour aller rendre visite à quelque belle Italienne, trois fois heureuse, qui jouissait de la honte enivrante d’associer son existence à celle du grand homme. N’était-ce pas la règle ? La lune est une froide divinité et les ruisseaux la contemplent à jamais sans recueillir le moindre salaire de leur culte fidèle et persistant ; l’héliotrope se tourne toujours vers le soleil, mais la planète ne se soucie pas de l’humble fleur. Napoléon ne dédaigna-t-il pas Mme de Staël ? Et si Isabel avait vécu trente années plus tôt, qu’elle eût trouvé le moyen de passer à Sainte-Hélène en qualité de lingère à bord d’un vaisseau, ou par un moyen analogue, et qu’elle eût exprimé le désir de s’accroupir aux pieds de l’exilé pour le restant de ses jours, il n’est pas douteux que le héros l’eût renvoyée d’où elle venait par le premier navire en partance, en proportionnant à la circonstance son impériale rebuffade.

Non : elle se contenterait d’adorer l’objet de son culte à la manière des humbles ruisseaux. Son admiration n’avait aucun pouvoir sympathique. Après cette malheureuse et poudreuse après-midi, les profils à la plume de Lansdell se firent plus rares et elle cessa d’espérer qu’il viendrait l’inviter à se rendre à Mordred.

Elle reprit ses vieilles habitudes, recommença ses promenades en compagnie de Shelley, de l’Étranger, et de l’ombrelle verte.

Un jour, jour à jamais mémorable, qui fut comme une sorte de gouffre dans sa vie, séparant tout le passé du présent et de l’avenir, elle était assise sur le vieux banc à l’ombre du chêne centenaire, tout près de la roue du moulin et de l’eau clapoteuse ; elle était assise à sa place favorite, ayant sur ses genoux le livre de Shelley et l’ombrelle ouverte au-dessus de sa tête. Il y avait longtemps qu’elle était assise ainsi dans la pesante atmosphère de l’après-midi quand un grand chien accourut vers elle, la regarda, flaira ses mains, et lui fit des avances amicales ; puis un autre chien plus gros encore que le premier bondit par-dessus une haie et s’élança vers elle, et enfin une voix, dont le bruit inattendu fit tomber le livre des mains de la jeune femme, toute confuse et effrayée, une voix cria : « Ici, Frollo ! Frollo ! ici ! » Un instant après un chasseur suivi d’un troisième chien parut sur le petit pont étroit qui menait directement au banc sur lequel elle était assise.

L’ombrelle d’Isabel était tombée comme elle se baissait pour ramasser son livre, et Lansdell ne put faire autrement que de voir son visage. Nous savons qu’il la trouvait très-jolie, mais il la croyait sans intelligence, et il avait parfaitement oublié ce qu’il avait dit à propos de la visite à Mordred.

— Permettez-moi de ramasser votre livre, madame Gilbert, — dit-il. — Quel endroit charmant vous avez choisi pour vos promenades matinales !… C’est un de mes sites favoris.

Il jeta un regard sur les pages ouvertes du livre en le lui rendant, et il en vit le titre. Puis apercevant un autre volume sur le banc, près d’elle, il reconnut la couverture familière et les coins biseautés des Rêves d’un Étranger. Un homme connaît toujours la couverture du livre qu’il a écrit, surtout lorsque la publication lui a coûté quelque peine.

— Vous aimez Shelley ? — dit-il.

Il était excessivement surpris de trouver que cette jolie nullité occupait ses loisirs par la lecture de la Révolte d’Islam.

— Oh ! oui, je l’aime beaucoup… beaucoup. N’est-ce pas un grand malheur qu’il se soit noyé ?

Elle parlait de cette calamité comme si l’événement s’était passé une ou deux semaines auparavant. Ces choses-là étaient plus présentes pour elle que l’occupation vulgaire du déjeuner, du dîner et du souper, qui occupait ses journées. Lansdell jeta un regard perçant sur la jeune femme à l’abri de ses longs cils soyeux. Était-ce une affectation féminine, une sentimentalité provinciale, ou autre chose ?

— Oui, c’est un malheur, mais je pense qu’on doit commencer à s’en consoler. Ainsi vous aimez ce fatras brumeux et rêveur ? — ajouta-t-il en montrant le livre ouvert qu’Isabel tenait à la main.

Elle en tournait les feuilles les yeux fixés sur les caractères. C’est ainsi qu’elle se serait assise, timide et tremblante, si Sir Reginald Glanville, ou Eugène Aram, ou le Giaour, ou Napoléon, ou toute autre créature mélancolique avait pu être évoquée de sa tombe et se tenir debout à ses côtés. Mais elle ne pouvait supporter le mot « fatras » appliqué aux œuvres du regretté Percy Bysshe Shelley.

— Je trouve que ce sont les plus admirables poésies qu’on ait jamais écrites, — dit-elle.

— Plus admirables que celles de Byron ? — demanda Lansdell. — Je pensais que Byron était le favori des jeunes femmes.

— Oui, certainement, j’aime Byron ; mais il vous rend bien malheureux, parce qu’on sent qu’il souffrait beaucoup lorsqu’il les écrivait ! Qu’on se le représente écrivant le Giaour dans le silence de la nuit, après avoir brillé dans un salon et avoir été le centre de tous les regards et de toutes les adorations. S’il ne l’avait pas écrit, il serait devenu fou, — ajouta Mme Gilbert en ouvrant ses grands yeux noirs. — Lorsqu’on lit les poésies de Shelley, il semble qu’on soit au milieu des oiseaux, des fleurs, de l’eau bleue courante et de l’été. On est toujours dans l’été lorsqu’on lit ses vers ; je ne sais vraiment pas lequel je préfère.

Était-ce de l’affectation ou bien une simple réalité puérile ? Lansdell était si profondément atteint de cet horrible mal, le doute, qu’il ne crut que malgré lui à l’évidence de ces rougeurs éloquentes, à l’éclat sincère de ces yeux magnifiques, qu’on ne saurait gouverner et affecter à son gré quelque habile que l’on soit dans la comédie de la vie. Les chiens, exempts de tendances misanthropiques et déjà familiarisés avec Izzie, s’étaient groupés autour d’elle et avaient posé leurs grosses pattes et leurs museaux froids et humides sur ses genoux.

— Voulez-vous que je les chasse ? — demanda Lansdell. — Je crains qu’ils ne vous ennuient.

— Non, je vous en prie, j’aime beaucoup les chiens.

Elle se baissa et les caressa de ses mains nues, laissa tomber de nouveau son livre, et se sentit toute honteuse de sa gaucherie. Édith Dombey aurait-elle sans cesse laissé tomber quelque chose ? Elle se baissa vers un magnifique chien d’arrêt à robe noire et lui effleura la tête de ses lèvres. L’animal encouragé lécha de sa grande langue rouge, en témoignage de son affection, le visage qu’on lui tendait. Mais c’était son chien ! Oui, c’en était venu là. Lansdell était cet être terrifiant et ce lui mystérieux d’innombrables romans. Pendant ce temps, Roland était resté debout sur le pont ; mais le passage était fort étroit, et comme un laboureur s’approchait sa faux sur l’épaule, Lansdell eut à choisir entre deux partis : s’éloigner ou s’asseoir sur le banc. Il s’assit donc à distance respectueuse de Mme Gilbert et ramassa de nouveau le Shelley. Je crois que sans la ressource des chiens, Isabel se fût laissée tomber dans le ruisseau babillard pour cacher l’intensité de sa confusion.

Il était là à ses côtés, le véritable héros, le poète vivant et son petit cœur faible et sentimental tressautait dans un ravissement romanesque. Néanmoins elle sentait qu’elle aurait dû s’éloigner et le quitter. Une autre femme aurait regardé à sa montre et se serait récriée sur l’heure avancée, tout en rassemblant ses livres et son ombrelle, puis elle se serait éloignée avec une révérence et un adieu majestueux à Lansdell. Mais Isabel était clouée au sol, retenue par quelque charme effrayant mais délicieux, un charme magique et mystique, auquel se mêlait dans une douce confusion le clapotement de l’eau, le tir-toc monotone du moulin, le bruissement imperceptible des fleurs et des feuillages, le sourd murmure des nombreux insectes, et le chant aigu de l’alouette de Shelley perdue dans les profondeurs du ciel bleu.

Je reconnais que tout ceci était bien déplorable pour cet honnête médecin de campagne qui, en ce moment même, assis dans l’atmosphère épaisse d’une chambrette de maison rustique, appliquait de la charpie sur le bras mutilé d’un enfant de l’école dominicale qui était tombé dans le feu la semaine précédente. Mais après tout quand un homme s’avise d’épouser une fille, uniquement parce qu’elle a de grands beaux yeux, il doit se contenter de l’avantage suprême qu’il retire de l’attribut spécial qui a déterminé son choix, et tant qu’elle ne devient pas la victime d’une cataracte, ou d’une inflammation des paupières, ou d’une loupe persistante, il n’a pas de motifs de se plaindre. S’il choisit une femme entre toutes parce qu’elle est loyale, intelligente, et fidèle, il a grand’raison de se fâcher dès qu’elle cesse de posséder l’une de ces qualités.

Lansdell et ses chiens demeurèrent fort longtemps à l’ombre des grands chênes. Les chiens s’impatientaient et témoignaient leurs sentiments par des bâillements fréquents qui ressemblaient à des hurlements étouffés ou par des battements de queue précipités, des bonds inattendus et inutiles, et de petits sommes interrompus fréquemment ; mais Roland n’était pas pressé de s’éloigner du Roc de Thurston. Mme Gilbert n’était pas dénuée d’intelligence, après examen ; elle était quelque chose de plus qu’une jolie image de cire animée par un mécanisme ingénieux. Cette jolie tête était pleine d’idées confuses, de fantaisies informes et puériles qui charmaient et amusaient l’élégant désœuvré habitué à un monde où toutes les femmes sont instruites et accomplies, et capables d’exprimer toutes leurs pensées, et même davantage, avec la précision et le sang-froid de créatures fermement convaincues de l’infaillibilité de leur propre jugement. Oui, Lansdell s’amusait du bavardage d’Isabel, et il la traita avec beaucoup de douceur jusqu’à ce que sa timidité eût disparu et qu’elle osât regarder le visage de son interlocuteur. Il amena ses paroles au diapason de la jeune femme et se promena avec elle dans le Valhalla de ses héros, depuis Eugène Aram jusqu’à Napoléon. Mais au milieu de ces propos, elle regarda tout à coup une petite montre d’argent, présent de son mari, et vit qu’il était trois heures passées.

— Permettez-moi de m’en aller, — dit-elle. — Je suis ici depuis onze heures du matin et nous dînons à quatre heures et demie.

— Laissez-moi alors vous porter vos livres un instant, — dit Lansdell.

— Mais suivez-vous le même chemin que moi ?

— Oui, précisément le même.

Les chiens furent enchantés du changement. Ils aboyèrent et sautèrent autour d’Isabel, puis s’élancèrent comme s’ils voulaient parcourir dix milles d’une seule traite, et enfin revinrent sur leurs pas avec une rapidité alarmante et gambadèrent encore autour de Mme Gilbert et de leur maître.

Le chemin le plus court pour se rendre à Graybridge passait à travers un océan de prairies charmantes. Il y avait bon nombre de haies à traverser, de portes à ouvrir et à fermer, de sorte que le trajet occupa quelque temps. Lansdell avait sans doute affaire dans le voisinage de Graybridge, car il parcourut tout le chemin qui passait à travers ces prairies délicieuses et ne quitta Isabel qu’à une porte qui ouvrait sur la grand’route, aux abords de la ville.

— J’imagine que vous allez souvent vous promener jusqu’au Roc de Thurston ? — demanda Lansdell.

— Oh ! oui, très-souvent. La promenade n’est pas longue, et l’endroit est si joli !…

— C’est vrai. Mais Mordred est presque aussi rapproché, et je pense que les jardins vous séduiraient. Il y a aussi des ruines ; en un mot, c’est très-romanesque. Je vous donnerai une clef pour vous et M. Gilbert lorsqu’il vous plaira de venir vous y promener. À propos, vous n’avez pas oublié voire promesse de venir dîner sur l’herbe et voir les tableaux, n’est-ce pas ?

Isabel n’avait pas oublié ; son visage s’anima soudain à la pensée de la séduisante perspective qui se déroulait devant elle. Elle le reverrait donc encore une fois, chez lui ; puis… novembre viendrait, et il s’en irait, et elle ne le reverrait plus. Isabel n’avait pas oublié ; mais jusqu’à ce moment tout souvenir de cette invitation s’était effacé de l’esprit de Lansdell. Cette idée lui revint tout d’un coup et il sentit qu’il avait été bien négligent pour ces honnêtes et simples personnes auxquelles cet excellent Raymond s’intéressait si fort.

— Vous aimez les tableaux, je crois ? — dit-il interrogativement.

— Oh ! oui, je les aime beaucoup.

C’était vrai. Elle aimait tout ce qui était beau, elle était prête à admirer toute chose avec un enthousiasme ignorant et puéril ; — les tableaux, les fleurs, les sources, les paysages éclairés par la lune, les villes étrangères magiquement belles, en un mot tout ce qui était romanesque et étranger à sa vie.

— Alors, veuillez prier M. Gilbert d’accepter une invitation sans façon et de vous amener déjeuner au château… Mardi prochain, par exemple. J’aurai ainsi le temps d’inviter ma cousine Gwendoline, votre vieil ami Raymond, et les deux petites filles qui vous aiment tant.

Isabel balbutia quelque chose qui signifiait qu’elle était très-heureuse et qu’elle ne doutait pas que son mari ne partageât son plaisir. Elle n’admettait pas un instant qu’on ne fût pas enchanté d’une pareille invitation, puis elle se prit à songer à sa toilette et à se rappeler que sa robe de soie, le plus bel ornement de sa garde-robe, était tachée. Ah ! si George voulait seulement lui faire cadeau de cette robe de soie gris perle, qu’elle avait vue dans un magasin de Murlington, et d’un mantelet de dentelle noire, et d’un chapeau blanc, et de gants gris perle, et de bottines et d’une ombrelle dignes de la toilette ! Il existait de par le monde des gens assez riches pour posséder toutes ces choses, pensait-elle, — êtres trois fois heureux, qui marchaient incessamment dans des flots de soie.

Lansdell la pria de lui écrire un mot pour l’informer si le mardi conviendrait à Gilbert. Ils étaient arrivés à la dernière barrière pendant ce temps et il leva son chapeau d’une main pendant qu’il tendait l’autre à Isabel. Elle effleura légèrement cette main de ses doigts qui tremblèrent un peu à ce contact électrique. Ses gants étaient roulés en tampon dans sa poche. Elle avait l’âge qui nous rend les gants gênants plutôt qu’agréables ; ce n’est que lorsqu’elles ont atteint l’âge de discrétion que les femmes connaissent tous les mérites de Houbigant et de Piver.

— Au revoir. Je verrai Gwendoline et je compte sur vous pour mardi. Ici, Frollo, Quasimodo, Gaspart !

Il était parti, suivi de ses chiens et d’un nuage de poussière. La poussière elle-même ajoutait à sa majesté. Il semblait être de la nature des génies africains qui paraissent et disparaissent au milieu d’un nuage.

L’église de Graybridge sonnait quatre heures et demie au moment où Mme Gilbert rentrait et pénétrait dans le vulgaire parloir où le dîner était servi. Son visage était animé et ses vêtements poudreux. George était là, sifflant à tue-tête et tailladant une badine avec un gros couteau-serpette à manche de corne.

— Eh bien ! Izzie, — dit-il, — que t’arrive-t-il ?

— Oh ! George, — s’écria Mme Gilbert d’un ton de triomphe et de ravissement, — j’ai rencontré M. Lansdell, qui a été fort poli et qui s’est arrêté bien longtemps pour causer avec moi ; et nous y allons mardi, et lady Gwendoline Pomphrey y sera, — pense donc, George !

— Où cela allons-nous ? — dit George.

— Mais au Prieuré de Mordred, assurément. Nous y prendrons le luncheon : et à propos, George, ne va pas t’aviser d’appeler cela le lunch. Et il faut que j’écrive pour dire si tu acceptes ; mais naturellement tu acceptes, n’est-ce pas, George ?

— Hum ! — murmura Gilbert d’un air de réflexion, — mardi est un mauvais jour. Mais enfin, comme tu dis, Izzie, c’est une fort belle connaissance et on ne doit pas négliger une pareille occasion d’augmenter sa clientèle. Oui, je pense que cela pourra s’arranger, ma bonne. Tu peux lui écrire que nous irons.

Et c’était tout ; nul ravissement, pas la moindre étincelle d’enthousiasme. Pour ne rien cacher, le médecin avait faim et il voulait dîner. Le dîner arriva sur ces entrefaites, embaumant l’air, mais si vulgaire ! C’était un ragoût irlandais, un affreux dîner bon pour des Hiberniens qui ont passé la journée à maçonner. Isabel mangea fort peu, et pêcha tous les fragments d’oignon qu’elle trouva avec la pointe de sa fourchette et les mit de côté sur son assiette. Quoi qu’il en arrivât, jamais elle ne mangerait des oignons. Elle pouvait, au moins, éviter cette dégradation.

Après le dîner, George s’occupa dans son laboratoire, et Mme Gilbert se mit à l’œuvre pour composer sa lettre pour Lansdell. Elle allait lui écrire — à lui ! Ce n’était qu’une lettre très-cérémonieuse, brève, et pareille à toutes les lettres de ce genre : « M. et Mme Gilbert présentent leurs compliments à M. Lansdell et auront le plaisir de…, etc. » Mais même une lettre de ce genre était une composition critique. Dans la région sublime qu’habitait Lansdell, il devait y avoir certains mots et certaines phrases indispensables, quelque façon arbitraire de s’exprimer dont l’ignorance accuserait un manque de savoir-vivre. Isabel consulta Dombey, mais elle n’y trouva rien qui pût l’aider. Elle eût été très-heureuse de trouver : « Mme Grainger présente ses compliments à M. Dombey, » — ou : « Mlle F. Dombey a le plaisir d’informer M. Gay, » — ou quelque chose de ce genre, quelque part dans un coin de ces pages familières. Cependant elle fut obligée d’écrire la lettre le mieux qu’elle put sur une feuille de papier épais et glacé qui exhalait un violent parfum de patchouli. Elle cacheta la lettre avec le profil de Byron appliqué sur la cire blanche, — le seul bâton qu’il y eût à Graybridge, et pour la découverte duquel l’excellent Jeffson courut toute la ville pendant qu’Isabel écrivait sa lettre.

ROLAND LANSDELL, Esq.,
Au prieuré de Mordred.

Écrire une pareille adresse était déjà un plaisir. Il faisait nuit pleine quand Mme Gilbert eut achevé sa lettre. Elle commença alors à songer à sa toilette, — à sa toilette du mardi, — du mardi qui dorénavant devait différer de tous les autres jours de sa vie.

George voudrait-il lui donner une nouvelle robe de soie ? Non, c’était impossible. Il lui donnerait un souverain et elle arrangerait la vieille. Force lui fut d’être satisfaite et de dire merci. Elle monta dans sa chambre avec une bougie et redescendit bientôt avec deux ou trois robes sur les bras. Parmi ces robes il y en avait une de mousseline blanche, très-chiffonnée, mais plus jolie que la robe de soie ; — une étoffe légère et transparente, garnie de dentelles. Mme Gilbert se décida pour celle-là ; et, le lendemain de bonne heure, elle sortit pour s’entendre avec une petite couturière du voisinage. Elle ramena la jeune femme avec elle et s’établit en sa compagnie dans le parloir plein de soleil pour démonter, refaire, et embellir la robe de mousseline blanche. Elle confia à l’ouvrière qu’elle allait en visite au Prieuré de Mordred ; aussi, à la nuit tombante, tout le monde à Graybridge savait-il que M. et Mme Gilbert avaient reçu une invitation de M. Lansdell.