La Femme du docteur/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 248-256).

CHAPITRE XV.

AINSI SOIT-IL !

C’était le mercredi qu’Isabel avait fait la rencontre de Lansdell ; dès le samedi, tous ses préparatifs étaient faits, et la robe blanche ainsi qu’une écharpe de même étoffe étaient entre les mains de Mathilda, qui devait les blanchir et les empeser merveilleusement. Le souverain avait bien rempli son rôle. Isabel avait fait emplette d’un ruban frais pour son chapeau de paille, ainsi que d’une paire de gants paille, et des mille petits objets nécessaires à la toilette d’une femme dans les grandes occasions. Et maintenant que tout était prêt, le temps entre le samedi soir et le mardi matin s’étendait devant eux, — désert monotone qu’il fallait traverser le plus commodément qu’on pourrait. Je dois avouer qu’Isabel n’entendit pas deux paroles du sermon du recteur, le dimanche matin. Tout le temps qu’elle passa à l’église, elle pensa au Prieuré de Mordred et aux jolies choses que lui dirait Lansdell et aux réponses qu’elle ferait. Comme à son ordinaire, elle se représentait en imagination les choses à venir.

Et pendant ce dimanche d’été, ce jour béni de calme et de repos, où la faux du moissonneur était inactive dans les champs, et pendant lequel la roue immobile du moulin du Roc de Thurston ne faisait entendre que le bruit des gouttes d’eau tombant une à une de ses aubes ruisselantes, Roland resta dans la bibliothèque du Prieuré de Mordred, lisant un peu, écrivant un peu, fumant et réfléchissant beaucoup. À quelle occupation se livrerait-il ? C’était là la grande question que le jeune homme était souvent mis en demeure de résoudre. Il resterait à Mordred jusqu’à ce que l’ennui l’en chassât, puis il partirait pour Paris. Une fois las de cette ville brillante dont les plus grands plaisirs lui étaient familiers depuis longtemps, il se rendrait sur le Rhin, dans ce pays rebattu, au milieu de visages et de personnages immuables. Dix années forment une longue période de temps quand on a quinze mille livres sterling de revenu et rien de particulier à faire de sa personne ou de son argent. Roland s’était abreuvé de tous les plaisirs de l’Europe civilisée, et les distractions qui paraissaient si capiteuses pour les autres hommes lui produisaient l’effet du champagne qui a perdu son bouquet et sa saveur en séjournant dans les coupes à moitié vides sur une table abandonnée.

Ce jour-là, il était assis dans l’embrasure de la fenêtre de la bibliothèque, — fenêtre profonde dans le style Tudor, ouvrant sur vaste terrasse dallée, sur la balustrade de laquelle un paon se promenait lentement au soleil. Il y avait des livres à droite et à gauche de la fenêtre ; des rayons massifs chargés de volumes à reliure sévère, qui couvraient les murs du plancher à la corniche, car les Lansdell étaient de temps immémorial une famille de lettrés et de savants, et la bibliothèque de Mordred était digne de sa réputation.

Un seul tableau décorait cette chambre, — un portrait peint par Rembrandt, encadré de chêne massif sculpté, — placé au-dessus de la haute cheminée : un visage majestueux et grave dont les yeux solennels vous regardaient toujours, un visage ouvert, loyal, et magnifique, dont le front était ombragé par les larges ailes d’un chapeau d’une forme très-haute.

Dans l’expression de sombre mélancolie de cette image on discernait quelque vague ressemblance avec le visage du jeune homme assis dans l’embrasure de la fenêtre, fumant et rêvant, et relevant la tête de temps en temps pour appeler le paon qui paradait sur la balustrade.

Au delà de cette balustrade s’étendait un beau domaine, clos, dans l’éloignement, par un mur crénelé ; un grand mur emmantelé de lierre, soutenu de loin en loin par de puissants contre-forts ; un mur qui datait des jours où Guillaume de Normandie enrichit ses fidèles vassaux par le don des plus belles terres du royaume nouvellement conquis. Par delà cette antique et majestueuse clôture s’élevait le clocher carré de l’église du village, qui avait l’âge de la partie la plus ancienne du Prieuré de Mordred. Les cloches sonnaient dans le clocher en ce moment, et le son en arrivait jusqu’à Lansdell, assis près de la fenêtre ouverte.

— Je n’ai encore que trente ans, — pensait le jeune homme, — mais comme il me semble qu’il y a longtemps depuis l’époque où je m’asseyais sur les genoux de ma mère dans notre vieille stalle sombre et triste, là-bas, en écoutant le murmure de la voix du desservant qui venait se briser sur le dais au-dessus de nous. Trente ans !… Trente années inutiles, ennuyeuses, vides. Il n’y a pas un moissonneur dans les champs, pas un villageois qui gagne ses six pence par jour à mener paître les oies, qui ne soit plus utile que moi à son prochain. Et, cependant, au pis-aller, je pourrais faire du commerce. Enfin ! je m’efforce de ne pas faire le mal… Dieu sait combien je m’applique à ne pas commettre le mal.

Par une singulière transition d’idées, en disant ces mots, Lansdell pensa à la rencontre fortuite qu’il avait faite de la femme du docteur sous l’épais feuillage du chêne de lord Thurston.

— C’est une jolie créature, — pensait-il, — une enfant jolie, inexpérimentée, timide. C’est une de ces femmes qu’un débauché ou un roué essayerait de pervertir ou de séduire. Il y a quelque chose de vraiment séduisant dans la façon enthousiaste avec laquelle elle parle de Shelley et de Byron. — « Quel dommage qu’il se soit noyé ! » et : — « Oh ! s’il s’était battu pour la Grèce et qu’il eût été victorieux comme Léonidas, vous savez, » — pauvre enfant, que sait-elle de Léonidas ? — « comme c’eût été magnifique ! mais pensez qu’il attrape la fièvre, une fièvre comme celle qui tue les gens du commun, et qu’il meurt, juste au moment où il montrait sa grandeur et sa noblesse ! » — Rien de plus nouveau que de trouver toutes ces folles rêveries de pensionnaires dans la tête de la femme qui devrait être la plus positive de tout Graybridge, — la femme d’un médecin de campagne qui ne devrait pas, dans l’ordre ordinaire des événements, penser à autre chose qu’aux chemises de flanelle qu’on donne aux pauvres ou aux infusions de fleurs de camomille et de gruau. Comme elle ouvrira de grands yeux lorsqu’elle verra cette chambre et cette masse de livres ! Pauvre petite ! Je n’oublierai pas le joli tableau qu’elle faisait assise sous le chêne, ayant comme fond l’écorce gris-verdâtre du tronc et le ruisseau aux ondes limpides au premier plan.

Puis les idées de Lansdell qui semblaient singulièrement décousues ce jour-là prirent un autre tour.

— J’espère ne jamais faire le mal, — pensait-il. — Je ne suis ni un homme vertueux, ni un homme utile, mais je ne pense pas avoir jamais fait le mal.

Il alluma un autre cigare et se promena sur la terrasse, puis de là dans la grande cour quadrangulaire. Sur l’un des côtés de ce rectangle se trouvait une galerie qui faisait autrefois partie d’un cloître, et j’ai le regret de dire que les cellules de pierre dans lesquelles les moines de Mordred avaient coulé leurs jours tranquilles et leurs nuits méditatives, remplissaient maintenant le rôle de boxes pour les équipages de chasse de Lansdell. Des ouvertures avaient été pratiquées d’un compartiment à l’autre, car les chevaux sont des créatures plus sociables que les moines, et on remarque qu’ils souffrent et dépérissent lorsqu’ils sont entièrement privés de la société de leurs semblables. Roland entra dans trois ou quatre boxes, regarda les chevaux et soupira en songeant à la saison de chasse qui rendait habitable ce monotone Midland.

— J’ai besoin d’occupation, — pensait-il ; — il me faut la fatigue physique et les distractions gymnastiques. Mon esprit rêve à mille choses absurdes, faute d’occupation.

Il bâilla et jeta son cigare, puis traversa la cour en se dirigeant vers une fenêtre ouverte de la sellerie, devant laquelle un homme en bras de chemise était assis, lisant le journal.

— Vous m’amènerez Diver dans une demi-heure, Christie, — dit Lansdell. — J’irai à Conventford cette après-midi.

— Oui, monsieur.

Roland se rendit, en effet, à Conventford. Il traversa au galop le village de Waverly, au grand scandale des tranquilles habitants, qui quittèrent leurs places, à demi effrayés par le fracas des fers du cheval sur le pavé inégal ; puis, il reprit l’allure au pas, une fois dans l’avenue qui déroule ses beautés de Waverly à Conventford. Les rues de la ville étaient encombrées d’ouvrières endimanchées, et les cloches sonnaient à toute volée dans les trois clochers. Lansdell s’avançait très-lentement, pensant à toutes sortes de choses absurdes, et il pénétra dans le joli salon de Raymond au moment où ce gentleman prenait le thé avec ses petites-nièces.

Roland avait oublié que son ami dînait de bonne heure le dimanche, et il était venu pour dîner avec lui. Mais cela ne faisait rien : il se contenterait d’une tasse de thé et d’une tranche de bœuf froid, si toutefois il y en avait.

On lui dressa un couvert sur une petite table et on apporta un énorme aloyau. Mais Lansdell ne fit pas une bien grande brèche dans ce morceau de résistance. Lui et Raymond avaient beaucoup de choses à se dire. Lansdell se montra très-affable avec les enfants, leur fit beaucoup de questions sur leurs études et leur institutrice, qui était de Conventford et qui était allée ce jour-là prendre le thé avec ses amies, puis, insensiblement, la conversation tomba sur leur première gouvernante, Isabel Sleaford, et les orphelines avaient beaucoup de choses à dire à son sujet. Elle était bien jolie et leur racontait de bien belles histoires : Eugène Aram et le Giaour — comment ce méchant noir Hassan attachait sa sœur dans un sac pour aller la noyer, parce qu’il ne voulait pas qu’elle épousât le Giaour ! Mlle Sleaford avait mis la romanesque histoire à la portée des jeunes années de ses élèves.

— Oui, disaient ces jeunes personnes, — elles aimaient tendrement Mlle Sleaford, — elle était si gentille, et quelquefois, le soir, quand on l’en priait bien, bien fort, elle jouait, (les petites filles prononcèrent ce mot d’un air mystérieux) ; ah ! comme c’était beau ! Elle jouait Hamlet et le Spectre ; tantôt drapée dans un grand manteau de velours noir, elle était Hamlet ; tantôt brandissant une règle d’acajou, elle représentait le Spectre ; et elle jouait si bien le Spectre que parfois elles avaient peur et n’osaient plus sortir sans lumière de la salle d’étude et sans serrer bien fort la main de quelqu’un.

Puis Raymond se mit à rire, et dit à Roland ce qu’il pensait d’Isabel, au point de vue phrénologique et autrement.

— Pauvre petite ! Je crois qu’il y a quelque chose de triste dans l’histoire de ses premières années, — dit-il, — car elle évite avec soin toute allusion à cette période. Cela doit être la vieille histoire, — une marâtre et la misère. C’est ce qui m’a fait voir avec plaisir son mariage avec un brave et honnête jeune homme.

— Elle aimait beaucoup M. Gilbert, sans doute ? — dit Roland, après un silence.

— Lui ! pas le moins du monde ! Il est probable qu’elle avait pour lui une certaine amitié, — non pas cette affection sentimentale qu’elle porte à ses poètes et à ses héros, mais la raison lui commandait de choisir un protecteur fidèle et un excellent ami.

En disant ces mots, Raymond leva les yeux et regarda fixement son jeune parent. Mais le jour tombait, et, dans la demi-obscurité de la chambre, Raymond ne put pas voir l’expression du visage de Roland ; il ne put voir que l’attitude de sa tête qu’il baissait légèrement en l’appuyant sur sa main.

— J’ai prêté la main au mariage d Isabel, — dit lentement Raymond, — et Dieu veuille qu’il n’existe pas d’homme assez vil ou assez cruel pour s’interposer entre ces deux époux !

— Ainsi soit-il ! — répondit Roland d’une voix grave et solennelle.

Puis il s’approcha de la fenêtre et regarda le jardin qui s’estompait dans le crépuscule et que commençaient à éclairer vaguement les rayons de la lune qui se levait.

— Si j’avais pu croire à cette charmante fiction de la vie future, cette grande compensation des chagrins et des erreurs de ce bas monde, quel homme accompli j’aurais fait ! — pensait-il, debout devant la fenêtre, le bras appuyé sur la balustrade et la tête posée sur sa main.