La Femme du docteur/16

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 256-273).

CHAPITRE XVI.

LANSDELL RACONTE UNE DE SES AVENTURES.

Le mardi était une belle journée. Le soleil du mois d’août — ce beau soleil de moisson qui réjouissait le cœur de tous les fermiers du Midland, éveilla de bonne heure Mme Gilbert. Elle allait au Prieuré de Mordred !… Pour la première fois, elle oublia de remarquer la laideur du chétif mobilier et des murs nus et blanchis à la chaux, sur lesquels tombaient ses regards. Elle allait au Prieuré de Mordred !… Il y a des instants dans la vie, pendant lesquels l’immense étendue du passé et de l’avenir n’est rien, comparée à la félicité absolue du présent. Il était de fort bonne heure, mais non pas trop tôt pour qu’elle se levât, pensait Mme Gilbert. Elle s’assit devant le petit miroir placé en face de la fenêtre ouverte, et peigna ses longs cheveux noirs pendant que les oiseaux sautillaient et s’ébattaient au soleil et que les beuglements indistincts des troupeaux arrivaient comme un sourd murmure des prairies voisines.

Le médecin et sa femme avaient tenu une conférence solennelle sur la question de l’heure à laquelle il convenait d’arriver au Prieuré de Mordred. Le luncheon se faisait à n’importe quelle heure jusqu’à trois, au plus tard, disait M. Gilbert ; et il fut en conséquence décidé qu’on se présenterait devant les portes du Prieuré quelques minutes avant une heure.

Comme le village de Mordred paraissait joli dans cette atmosphère somnolente du mois d’août, par ce soleil deviné par Cuyp, le maître flamand, et que tamise une brume légère ! Comme tout paraissait charmant dès l’entrée du village, où l’on voyait une vaste auberge couverte de son toit à pignon percé à jour par toutes sortes de petites fenêtres impossibles, un bon vieux toit couvert en tuiles rouges dont les gouttières et les gargouilles se cachaient et se répondaient au soleil, et où les giroflées étalaient çà et là leurs bouquets d’or ! À droite de l’auberge un sentier ombreux conduisait, en longeant les murs du Prieuré, à l’église au clocher carré, et, plus majestueuses que l’église elle-même, les portes massives de Mordred dominaient tout le paysage.

Isabel trembla presque quand Gilbert, descendant du cabriolet, tira la chaîne de fer pendue à côté d’une des portes massives et qui correspondait à une cloche. Il lui semblait qu’on sonnait à la porte du passé, et la femme du médecin s’attendait presque à voir des domestiques à livrées étranges, portant des souliers à la poulaine et des surcots mi-parti, et derrière eux le bouffon affublé de son bonnet et de ses grelots. Mais la personne qui ouvrit les portes était simplement une inoffensive vieille femme qui habitait quelques pièces ménagées dans l’épaisseur du porche massif. George pénétra lentement sous cette arcade normande, et Isabel regarda avec un frisson la herse et ses chaînes pesantes et rouillées pendues au-dessus de sa tête. Si cela allait tomber un beau jour sur Lansdell au moment où il sortirait à cheval de son grand domaine ! L’esprit de cette jeune femme était comme un vaste album, tout plein d’incidents romanesques et d’épouvantables catastrophes ; son imagination lui fournissait toujours des événements de ce genre. Brown Molly s’avança lentement sur le chemin sablé, dessiné en hémicycle, — ah ! les magnifiques bosquets, et les bancs de verdure, et les feuillages d’un vert sombre, et les cèdres immenses jetant leur ombre solennelle sur la pelouse, et les échappées sur les étangs, et les ruisseaux lointains ; comme tout cela était beau ! On s’arrêta devant un portail dans le style normand, un portail chenu couvert d’un manteau de lierre, sous lequel s’ouvrait une porte qui laissait voir un vestibule aux murailles tapissées d’armures. Là se dressaient les bustes en marbre blanc des guerriers coiffés du casque à cimier classique, placés sur des piédestaux de marbre noir, et des peaux d’animaux sauvages disséminées sur le parquet en chêne foncé. Isabel avait à peine jeté un coup d’œil sur la sombre splendeur de cet intérieur, qu’un groom accourut d’un angle lointain du château et s’empressa d’emmener le cheval et la voiture de Gilbert. L’instant d’après, Lansdell paraissait sous le portail et souhaitait à ses visiteurs la bienvenue à Mordred.

— Je suis enchanté de vous voir ! Quelle charmante matinée, n’est-ce pas ? Je crains que vous n’ayez trouvé la route poudreuse. Christie, prenez soin du cheval de M. Gilbert, conduisez-le dans un des boxes libres. Vous voyez, madame Gilbert, que mes chiens vous reconnaissent.

En effet, un chien d’arrêt à robe tachée de feu et un chien courant à robe noire témoignaient mille attentions aimables à Isabel.

— Vous plairait-il de voir tout de suite mes tableaux ? J’attends d’un moment à l’autre Gwendoline et son père, votre ami M. Raymond et les enfants.

Tout ceci n’était pas d’une éloquence bien brillante, mais néanmoins cela différait du langage de tout le monde. L’expression nonchalante et endormie était néanmoins très-cordiale, et puis comme celui qui parlait était beau, vêtu de sa jaquette de velours noir qui s’harmonisait si bien avec les tons à la Rembrandt de sa carnation ! À sa boutonnière était passée une fleur de serre chaude d’une blancheur de cire, et son gilet, chef-d’œuvre d’un tailleur du West End, laissait voir une mince chaîne d’or très-jaune, accompagnée de camées d’onyx et de vieilles monnaies d’or en guise de breloques tout à fait différentes des coulants et des médaillons massifs qui pendaient sur les poitrines rembourrées des officiers de Conventford, et qu’Isabel admirait encore il n’y avait pas bien longtemps.

Lansdell conduisit ses visiteurs dans un salon sur lequel s’ouvrait une enfilade de salles resplendissantes de luxe et de soleil. Isabel n’avait que des notions vagues sur tout ce qu’elle voyait dans ces magnifiques appartements. C’était pour elle un mélange confus de choses brillantes et multicolores qui dépassait vraiment les forces de son pauvre cerveau sentimental. C’était un chaos splendide dans lequel les vieux bahuts de chêne, les meubles de Boule et de marqueterie, les fauteuils d’ébène sculpté, les objets de filigrane ou d’ivoire, les vieilles porcelaines de Chelsea, de Battersea, de Copenhague, de Vienne, de Dresde, de Sèvres, de Derby, les majoliques et les Bernard Palissy, les tableaux et les vitraux, tournaient comme les images d’un kaléidoscope devant ses regards éblouis. Lansdell était très-complaisant ; il expliquait la nature de quelques-unes de ces belles choses en se promenant à la suite de ses hôtes. George marchait doucement, le chapeau à la main comme s’il avait été à l’église, et regardait tous les objets avec le même respect. Il fut charmé par un Vandevelde parce que la mer était jolie et verte et que les lames étaient parfaitement rendues ; et il s’arrêta un instant devant un Fyt pour admirer les moustaches d un lièvre. Il pensa qu’une divinité aux épaules rondes et potelées, peinte par Greuze, ornée de deux beaux yeux d’un bleu céleste et vêtue d’une robe de satin gris perle était une assez jolie femme ; mais il admira moins les Murillo et les Spagnoletti, et il pensa que les modèles qui avaient servi à ces maîtres auraient bien fait de se débarbouiller et de se peigner avant de poser.

Gilbert n’était pas enthousiaste de tableaux ; mais les regards d’Isabel erraient çà et là dans une extase d’admiration, et ses grands yeux noirs se remplirent de larmes devant la perle fine de la collection de Lansdell, un Raphaël, représentant le Christ succombant presque sous le cruel fardeau de sa croix, sublime de résignation, indiciblement mélancolique et tendre ; une délicieuse figure, demi-grandeur, se détachant vivement sur un ciel d’un bleu intense.

— Mon père croyait à ce tableau, — dit M. Lansdell, — mais les connaisseurs haussent les épaules et disent qu’il n’a jamais posé sur le chevalet de Raphaël Sanzio d’Urbino.

— Mais c’est magnifique ! — répondit Isabel d’une voix basse, presque craintive.

Le dimanche précédent elle s’était montrée très-inattentive au sermon du recteur, mais en regardant ce tableau son cœur se remplit d’une tendre adoration.

— Qu’importe le nom du peintre, puisque cela est magnifique !

Lansdell commença à lui expliquer sous quels rapports cette peinture différait des œuvres les plus célèbres de ce prince des peintres ; mais au milieu de ce petit entretien, Raymond et les orphelines arrivèrent à travers les salons et la conversation devint générale. Bientôt après, Gwendoline et son père se montrèrent, puis une femme de chambre fort proprement vêtue conduisit les dames dans un cabinet de toilette qui avait été celui de la mère de Roland, dont les rideaux étaient de soie vert de mer, la psyché encadrée dans de la porcelaine de Sèvres, et où l’on voyait des brosses montées sur ivoire et des flacons étincelants contenant des parfums couleur d’ambre enfermés dans un coffret d’or émaillé.

Isabel ôta son chapeau et lustra ses bandeaux avec l’une des brosses tout en pensant à sa table de toilette à elle et à certaine brosse noire cassée appartenant à George et qui laissait passer ses fils de fer par le dos. Elle pensa au tiroir de ce meuble, qui renfermait quelques épingles à cheveux tordues, les rasoirs de son mari dont les manches étaient en os colorié, et un flacon plat et vide qui avait autrefois contenu de l’eau de lavande, le tout se heurtant bruyamment lorsqu’on ouvrait le tiroir. Mme Gilbert pensait à cela pendant que Gwendoline retirait son chapeau — une autre merveille — et ôtait les gants couleur café-au-lait clair les plus justes, montrant ainsi des longues mains blanches étincelantes d’opales et de diamants. La femme du docteur eut tout le temps de contempler la robe de soie de Gwendoline — cette robe idéale dont les reflets dorés n’étaient que très-légèrement plus foncés que les cheveux de la dame ; et le petit col de dentelle serrant un peu le cou long, flexible et gracieux, et fixé par une broche composée d’une grosse turquoise monté sur or mat, ainsi que les pendants d’oreille, pareils à la broche, qui passaient sous les épais bandeaux blonds. Mme Gilbert admira toutes ces choses et elle remarqua que le visage de Gwendoline, si pur vu de profil, était un peu fané et défraîchi quand on le voyait de face.

Les enfants débouchèrent un à un les flacons et flairèrent énergiquement le contenu de chacun d’eux, puis discutèrent à voix basse sur le mérite des différents parfums. Gwendoline parla avec beaucoup d’affabilité à Isabel. Elle n’était nullement enchantée de se trouver avec la femme du médecin et elle gardait rancune à son cousin de s’occuper de ces gens-là ; mais elle était trop bien élevée pour ne pas se montrer aimable avec les invités de Roland.

Bientôt toute la compagnie descendit et pénétra dans une salle lambrissée en vieux chêne où se voyait une table ovale sur laquelle était servi le luncheon. Isabel se trouva assise à la droite de Lansdell et en face de lady Gwendoline Pomphrey.

C’était vivre, cela. Au centre de la table se dressait, sur une corbeille de Dresde, une pyramide de raisins et de pêches couronnée d’un ananas. Jusqu’à ce jour, Isabel n’avait vu d’ananas que dans le fameux portrait d’Édith Dombey. Il y avait des fleurs sur la table et un léger parfum de fleur d’oranger et d’abricotier embaumait l’atmosphère. Il y avait des verres de cristal étincelants, si frêles en apparence qu’il semblait qu’un souffle les briserait ; des verres en forme de coupe, très-plats et pareils aux pétales du nénuphar, des verres légèrement verdâtres, et çà et là, des reflets prismatiques jouant au soleil. Mme Gilbert n’eut que de vagues notions sur la nature des mets qui lui furent servis à ce merveilleux banquet. Quelqu’un jeta un morceau de glace dans la coupe et la remplit ensuite d’un vin ambré et mousseux qui avait un parfum vague de pêches mûres et que quelqu’un désigna sous le nom de Moselle. Lansdell mit sur son assiette un composé d’une blancheur de crème qui était ou qui n’était pas du poulet, puis un domestique lui présenta un édifice de pâtisserie aérienne, plein d’un mélange mystérieux au milieu duquel il y avait de petits fragments noirâtres. Elle prit une cuillerée du mélange pour faire comme tout le monde ; mais les petits morceaux noirâtres lui inspirèrent quelques doutes, et elle pensa que ce devait être une erreur du chef. Enfin, on lui apporta une glace, une vraie glace, — absolument comme si le Prieuré de Mordred avait été une officine de pâtissier, — une glace violette en forme de poire, qu’elle mangea avec le bout d’une petite cuiller de vermeil ; puis on coupa l’ananas et elle en eut une tranche qui la désappointa quelque peu, attendu que ce fruit ne tenait pas les promesses de son apparence.

Mais tous les plats de ce banquet étaient « de cette matière dont sont faits les rêves. » Les groseilles, que les serviteurs de Titania servirent à Bottom, devaient avoir la même saveur. Pour Isabel, le moindre mets avait un arrière-goût du pays des songes. N’était-il pas à ses côtés, lui adressant la parole de temps en temps ? Les sujets qu’il traitait étaient assez vulgaires, il est vrai, et il parlait à chacun autant qu’à elle-même. Il parlait projets du Cabinet et chasse à Ruysdale, livres et peinture avec Gwendoline et Raymond ; et questions locales avec George. Isabel se disait qu’il paraissait connaître toutes choses au monde. Elle-même n’avait que peu de choses à dire : admirer était tout son art. Quant aux orphelines, ces jeunes personnes, assises côte à côte, échangeaient des signes expressifs chaque fois que le couteau du sacrifice était plongé dans un nouveau plat, et causaient de loin en loin, d’un ton discret et ravi. Rien ne leur échappa, depuis les pâtisseries et les entremets jusqu’à la salade de homard, et au salmis à la reine.

Il était quatre heures, lorsque l’ananas fut entamé et ce fut la fin du banquet. La salle à manger tapissée en couleur vieux chêne, était éclairée par une seule fenêtre, une grande fenêtre carrée qui occupait presque entièrement une des parois de la salle, porte-fenêtre splendide qui ouvrait sur un jardin à la vieille mode séparé du reste du domaine par une haie de buis très-épaisse, limite magnifique qui avait mis un siècle ou deux à croître. Pendant toute la durée du repas les abeilles bourdonnaient dans le jardin et des papillons jaunes s’élançaient en tous sens sous les rayons dans les plates-bandes et jetaient leur ombre verticale sur la pelouse soyeuse.

— Allons-nous au jardin ? — dit Gwendoline au moment où l’on se leva de table.

Chacun accepta avec empressement. Isabel se trouva donc quelques instants après au milieu d’un groupe sur une pelouse miniature, au centre de laquelle se voyait un bassin de marbre peuplé de poissons dorés et une toute mignonne fontaine qui chantait discrètement dans le calme de cette après-midi d’août.

Raymond et Lansdell ayant l’un et l’autre beaucoup de choses à dire, et Ruysdale et Gwendoline étant capables de causer agréablement sur n’importe quel sujet, la conversation ne cessa donc pas d’être animée, bien que le médecin et sa femme ne contribuassent que fort peu à faire rouler la balle.

Lansdell et ses hôtes avaient causé de toutes sortes de choses, se perdant à tout propos dans d’interminables digressions sur les sujets les plus inattendus, et ils en étaient venus, d’une façon ou d’une autre, à étudier la question de longévité.

— Je ne saurais dire que je regarde une longue existence comme un bienfait inestimable, — dit Roland, qui s’amusait à jeter de petits morceaux de macarons aux poissons rouges. — Ces poissons ne sont pas aussi intéressants que l’âne de Sterne, n’est-ce pas, madame Gilbert ? Non, je ne regarde pas une longue existence comme un bienfait, à moins qu’on ne soit à jamais ardent et jeune, comme notre cher Raymond. Peut-être bien n’estimé-je pas le fruit à sa valeur, par la raison que je ne puis l’atteindre ; c’est possible ; d’autant plus qu’il est avéré que les Lansdell ne vivent pas vieux.

Le cœur d’Isabel eut un frisson en entendant ces paroles de Roland, et involontairement, elle jeta un regard d’effroi sur lui. C’était logique cependant ; ces êtres supérieurs doivent avoir une fin précoce et ils ne peuvent y échapper. Un sentiment douloureux lui comprima la poitrine à cette idée ; mais je doute néanmoins qu’elle eût voulu changer l’état des choses. Il était préférable qu’il mourut de la rupture d’un vaisseau, qu’il attrapât la fièvre, ou qu’il se suicidât plutôt que de vivre assez longtemps pour avoir les cheveux gris, porter des lunettes et des chaussures à double semelle.

Si court qu’eût été ce geste d’effroi, Roland l’avait vu et il s’était arrêté un instant.

— Non, nous ne vivons pas vieux dans notre famille. Nous avons été poitrinaires ; on nous a décapités dans le bon vieux temps, alors qu’une remarque confidentielle à un ami était très-souvent un crime de lèse-majesté ou de haute trahison ; nous sommes tombés sur les champs de bataille, — notamment à Flodden, à Fontenoy, et dans la guerre d’Espagne ; et l’un de nous reçut une balle dans les poumons, dans un duel en Irlande, sur la pelouse du « Phaynix[1] ». En un mot, j’imagine qu’une malédiction pèse sur nous depuis le moyen âge, probablement parce que l’un de nos ancêtres, un maudit prieur de Mordred, qui avait été soldat et renégat avant d’entrer dans le giron de l’Église, s’appropria quelques vases sacrés pour faire une dot à sa jolie fille, qui épousa sir Antony Lansdell, chevalier, et qui devint ainsi la souche de la famille. Nous sommes évidemment une race maudite, car bien peu d’entre nous ont vu leur quarantième année.

— Et vous, Roland, quel est le sort qui vous attend ? — demanda Gwendoline.

— Je sais à quoi m’en tenir là-dessus, — répondit Lansdell. — Je connais ma destinée.

— On vous a dit la bonne aventure ?

— Oui.

— Ceci est très-intéressant ! — s’écria la jeune femme avec un éclat de rire argentin.

Les yeux d’Isabel se dilatèrent de plus en plus et se fixèrent sur le visage de Roland.

— Racontez-nous ça, je vous prie, — continua Gwendoline. — Nous ne pouvons vous promettre de ressentir une grande terreur, parce que la mise en scène d’une histoire de revenants nous fait défaut. S’il était minuit et que nous fussions dans le salon lambrissé en chêne, que les lumières tirassent à leur fin, et que nos ombres tremblassent sur les murailles, vous feriez ce que vous voudriez de nos nerfs. Et cependant je ne suis pas certaine qu’un fantôme ne serait pas plus effrayant en plein jour, marchant sur la pelouse et s’évanouissant lentement pour se confondre avec les larmes de la fontaine. Allons, Roland, dites-nous l’histoire de cette prédiction. Vous fut-elle faite par une jolie fille portant une colombe sur le poignet comme le fantôme qui apparut à lord Lyttleton ? Serons-nous obligés de retarder l’horloge d’une heure afin de tromper les desseins de votre impalpable ennemi ? Ou bien avez-vous eu affaire au chat, à l’huissier, ou au squelette, ou à tous trois ensemble.

— Je suis certain que cela était dû à l’état anormal des organes de la forme et de la couleur, — dit Raymond. — C’est là le fondement de toutes les histoires fantastiques.

— Mais ce n’est nullement une histoire fantastique, — répondit Roland. — L’homme qui m’a prédit une mort prématurée était tout l’opposé d’un fantôme, et l’endroit où la prédiction fut faite n’a pas encore été entouré d’épouvantements surnaturels. Parmi toutes les légendes d’Old Bailey je n’ai jamais entendu parler d’une histoire de revenants.

— Old Bailey ! — s’écria Gwendoline.

— Oui. C’est toute une aventure et la seule que j’aie eue de ma vie.

— Racontez-nous cela, je vous en prie.

— L’histoire est assez longue et n’est pas très-intéressante.

— J’insiste pour l’entendre, — dit Raymond ; — vous avez stimulé nos organes d’étonnement et vous êtes tenu de remettre nos esprits dans leur état normal en satisfaisant notre curiosité.

— C’est évident, — s’écria Gwendoline en s’asseyant sur un banc rustique, les plis soyeux de sa robe étalés autour d’elle comme le plumage de quelque oiseau magnifique, et son élégante ombrelle tenue obliquement un peu au-dessus de sa tête et jetant mille ombres fugitives et rosées sur son visage animé.

Elle était très-jolie lorsqu’elle était animée ; ce n’était que lorsque son visage était calme qu’on voyait combien sa beauté était fanée depuis le temps où le portrait au front élevé et aux boucles si longues avait été offert à l’admiration publique. Peut-être Gwendoline n’ignorait-elle pas cette particularité, car elle s’animait volontiers sous le plus léger prétexte.

— Soit, je vais vous raconter cette histoire, puisque vous le désirez, — dit Roland ; — mais je vous avertis qu’elle n’a rien d’émouvant. Je ne crois pas que personne ici prenne quelque intérêt aux procès criminels ; mais celui dont je vais vous parler eut un certain retentissement à cette époque.

— Un procès criminel ?

— Oui ! J’étais à Londres, il y a deux ans environ. Je revenais de Suisse dans le but de renouveler quelques baux et d’examiner quantité d’affaires d’intérêt fort ennuyeuses, que mon homme d’affaires avait exigé, à mon grand regret, que je traitasse en personne. Pendant mon séjour à la ville, je passai aux bureaux de la United Joint Stock Bank, succursale de Temple Bar, afin de me procurer des lettres de crédit près des différents correspondants de Constantinople et de plusieurs autres villes. Je restai au bureau quelques minutes à peine. Mais tandis que je causais avec un des employés, un homme entra et se tint debout à côté de moi, pendant qu’il présentait un chèque de quatre-vingt-sept livres dix shillings, ou d’une somme approchant, mais assurément très-voisine de la centaine. Il reçut l’argent et s’éloigna. Cet homme avait l’aspect d’un domestique sans livrée. Je quittai les bureaux immédiatement après lui et comme il prenait un petit passage qui conduit au Temple, je le suivis à quelques pas, car j’avais affaire dans Paper Buildings. À l’extrémité du passage, mon ami le domestique fut accosté par un homme de haute taille, à gros favoris noirs, qui semblait l’attendre, car il le saisit brusquement par le bras et lui dit : « Eh bien ! est-ce fait ? » — « Oui, » répondit l’autre, en frappant son gousset dans lequel se fit entendre le cliquetis de fer. Je l’avais vu mettre l’or et les billets dans la poche de son gilet. « Mais vous n’aviez pas besoin de me guetter de si près, » ajouta l’homme d’un ton brusque, « je n’allais pas me sauver avec, je pense. » L’homme aux favoris noirs m’avait aperçu pendant ce temps. Il dit à voix basse à son compagnon quelques paroles pour lui recommander le silence, puis il l’entraîna sans plus de cérémonie dans la direction opposée à celle que je suivais. Ce fut là tout ce que je vis cette fois-là du domestique et de l’homme aux favoris noirs. Je me dis que cette façon d’encaisser un chèque ne laissait pas que d’être singulière ; mais je n’y pensai pas davantage. Trois semaines après, revenant à la succursale de la Banque pour compléter les arrangements nécessaires à mon voyage, on me dit que le chèque de quatre-vingt-sept livres dix shillings, plus ou moins, qui avait été encaissé en ma présence, était un faux, et que c’était un échantillon d’une série de fraudes audacieuses mises en œuvre par une bande dont les plans venaient d’être récemment découverts et dont aucun des membres encore arrêté. « Ils se sont arrangés de façon à rester dans l’ombre, et ils ont atteint leur but d’une manière étonnante, » me dit l’employé. « On croit que les chèques sont l’œuvre d’un seul individu, mais que trois ou quatre complices ont contribué à lui procurer les signatures véritables de plusieurs de nos clients, et cela par un système très-compliqué. Le même homme n’a pas présenté plus d’un chèque, et c’est ce qui a dérouté la police ; elle ne sait où diriger ses efforts. » — « Vraiment ? » dis-je, « alors je crois pouvoir lui venir en aide. » Et là-dessus je racontai ma petite histoire du gentleman à favoris noirs.

Lansdell s’arrêta pour reprendre haleine et jeta un regard à Isabel. Elle était naturellement pâle ; mais en ce moment elle était livide, et elle écoutait l’histoire avec une expression haletante et passionnée.

— Petite tête folle, — pensa Roland, — de se montrer absorbée à un tel point par mon récit !

— Cela devient intéressant, Roland, — dit Gwendoline. — Continuez, je vous prie.

— Mes paroles eurent un résultat. Le soir même, à huit heures, un petit monsieur très-grave, portant un gilet poivre et sel, vint me trouver à l’Hôtel Mivart et me questionna longuement sur ce que je savais de l’homme qui avait encaissé le chèque : « Pensez-vous que vous pourriez reconnaître l’homme aux favoris noirs ? » dit-il. — « Oui, certainement. » — « Et consentiriez-vous à déposer sous serment, s’il le fallait ? » — « Avec plaisir. » Sur ce, l’agent de police se retira. Le lendemain, il revint me trouver pour me dire qu’il croyait être sur la trace de l’homme en question, mais qu’il n’avait aucun moyen de s’assurer de son identité. Il savait, ou croyait savoir, quel homme c’était ; mais il ne connaissait en aucune façon l’homme lui-même. La bande avait pris peur et l’on croyait qu’ils étaient tous partis pour Liverpool, avec l’intention de passer en Amérique sur un vaisseau qui devait mettre à la voile le lendemain matin à huit heures. L’agent venait d’en être informé et il venait me demander mon concours. Le résultat de l’affaire fut que j’endossai un pardessus, que j’envoyai chercher une voiture, et que je partis pour la gare d’Euston Square, en compagnie de mon ami l’agent de police, dans le but d’attester l’identité du monsieur aux favoris noirs. C’était ma première aventure, et je vous assure que j’y pris un véritable plaisir. Nous partîmes par l’express ; nous arrivâmes à Liverpool au milieu de la nuit, et au petit jour j’eus le plaisir suprême de reconnaître mon bel ami aux favoris noirs, juste au moment où il allait s’embarquer sur le bateau à vapeur qui devait le conduire à bord du steamer à hélice Atalanta, en destination de New-York. Il se fâcha tout d’abord ; mais quand il eut reconnu que mon compagnon était parfaitement en règle, il partit avec lui, sans trop se faire prier, déclarant qu’il y avait erreur et que tout cela s’arrangerait aisément une fois en ville. Je laissai partir mes deux individus et je fus très-satisfait de l’aventure. Mais mon plaisir diminua lorsque je m’aperçus qu’il me fallait paraître comme témoin pendant l’instruction, les enquêtes, et à travers les innombrables péripéties d’un procès qui dura quatre jours et demi, sans parler des interrogatoires et contre-interrogatoires que m’infligèrent les vieux praticiens de Old Bailey, qui assistaient les accusés. Ils me demandèrent si c’étaient les favoris de l’homme que je reconnaissais ou si je n’avais jamais vu de favoris qui ressemblassent aux siens ? Si je le reconnaîtrais sans ses favoris ? Si je pouvais affirmer par serment la couleur de son gilet ? Si aucun membre de ma famille n’avait jamais été dans une maison de fous ? Si j’avais l’habitude d’occuper mes loisirs à voyager en compagnie d’agents de police ? Si je n’étais pas un fruit sec de l’Université d’Oxford ? Si je pourrais reconnaître une personne que je n’aurais vue qu’une fois en vingt ans ? Si j’étais myope ? Pouvais-je affirmer sous serment que je n’étais pas myope ? Serais-je assez bon pour lire une ligne ou deux d’une édition diamant des œuvres de Thomas Moore ? Et ainsi de suite. Mais de quelque façon qu’ils s’y prissent, l’accusé, connu sous le nom de Jack l’avocat, dit Jack le gentleman, dit un nombre de noms infinis, que j’ai absolument oubliés, était bien le même individu que j’avais vu accoster le domestique à l’entrée du Temple… Mon témoignage n’était qu’un simple anneau d’une longue chaîne, mais il faut croire qu’il fut préjudiciable à mon ami aux favoris noirs, car, lorsque lui et ses deux complices eurent entendu leur sentence, — dix années de travaux forcés, — il se tourna vers l’endroit où je me tenais, et dit : « — Je n’ai pas de rancune contre les membres du jury, non plus que contre le juge, bien que sa sentence ne soit pas légère ; mais lorsqu’un dandy désœuvré se mêle de choses qui ne le regardent pas, il mérite d’être sévèrement échaudé. Si je sors vivant de prison, je vous tuerai ! » Il me menaça du poing en disant ces mots. Ces paroles n’avaient pas grande signification par elles-mêmes, mais le ton dont elles furent dites contenait beaucoup de choses. Il voulut dire encore quelques mots, mais les gardiens le saisirent et l’entraînèrent furieux et blasphémant, et le visage d’une pâleur livide. Je ne l’ai pas revu, mais s’il sort vivant de prison, je suis persuadé qu’il tiendra sa promesse.

— Izzie ! — s’écria tout à coup George, — qu’est-ce que tu as ?

Tout l’effet de l’histoire de Lansdell fut perdu, car en ce moment Isabel chancela et tomba sur le gazon. Les poissons rouges s’enfuirent effrayés au moment où le docteur plongea brusquement son chapeau dans le bassin. Il jeta de l’eau au visage de sa femme qui rouvrit enfin les yeux très-lentement et qui regarda autour d’elle.

— A-t-il dit… — demanda-t-elle, — a-t-il dit qu’il tuerait… ?

  1. Phœnix Park, à Dublin.