La Femme du docteur/17

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 273-301).

CHAPITRE XVII.

PREMIER AVERTISSEMENT.

Mme Gilbert se remit promptement de son évanouissement. Elle avait été effrayée par l’histoire de Lansdell et la chaleur l’avait incommodée, dit-elle. Elle s’assit pour se remettre sur le canapé du salon, ayant à ses côtés les deux orphelines, pendant qu’on attelait Brown Molly.

Gwendoline s’éloigna avec son père après avoir souhaité le bonsoir à Mme Gilbert d’un ton assez froid. La fille du comte de Ruysdale n’approuvait pas l’évanouissement, qu’elle appelait la démonstration extraordinaire de Mme Gilbert.

— Si elle était demoiselle, je penserais qu’elle a voulu intéresser Roland, — dit à son père Gwendoline en revenant chez elle. — Quel motif peut-il avoir d’inviter ces gens-là à Mordred ? L’homme est une buse, la femme insignifiante, excepté lorsqu’elle s’avise de se donner en spectacle en s’évanouissant. Cette sorte de gens s’évanouit à tout propos, tombe à la renverse au moindre souffle, et prend, au plus léger prétexte, des attaques de nerfs.

Mais si Gwendoline se montra dure pour la femme du médecin, Roland se montra très-affable, d’une affabilité dangereuse et pleine de séductions. Il se montra très-inquiet de l’état d’Isabel. C’était sa faute, cet évanouissement, absolument sa faute. Il l’avait laissée au grand soleil en racontant une histoire ridicule. Jamais il ne se pardonnerait cela, disait-il. À peine voulait-il croire l’assurance que George lui donnait du rétablissement de sa femme. Il sonna et fit apporter le thé pour ses invités. Il ferma les persiennes de ses propres mains et changea la lumière en un demi-jour agréable. Il supplia Gilbert de lui permettre de faire atteler une voiture fermée pour ramener sa femme à Graybridge.

— On vous ramènera le cabriolet ce soir, — dit-il. — Je suis certain que le grand air et la poussière fatigueront Mme Gilbert.

Mais là-dessus Raymond s’interposa et dit que le grand air était précisément ce qu’il fallait à Isabel. Elle-même se rallia à cet avis. Elle ne voulait déranger personne, disait-elle ; pour rien au monde elle n’eût voulu le déranger, pensait-elle. Aussi le cabriolet fut-il amené et George emmena-t-il sa femme, par le portail normand sous lequel ils avaient pénétré à la clarté du soleil de midi. Le jeune homme était fort dispos et déclara qu’il s’était amusé au delà de toute expression — les gens peu démonstratifs prétendent toujours qu’ils s’amusent beaucoup — mais Isabel resta silencieuse et concentrée, et lorsque son mari la questionna à ce sujet elle répondit qu’elle était fatiguée.

Oh ! comme le monde paraissait vide après cette visite au Prieuré de Mordred ! C’était fini. Cette suprême coupe de bonheur avait été tarie jusqu’à la lie. Novembre allait venir et Roland s’en irait. Peut-être partirait-il avant novembre, soudainement, dès que la fantaisie l’en prendrait. Qui pouvait prévoir les desseins du Giaour ou de sir Reginald Glainville ? À tout moment, au milieu des ténèbres d’une nuit sans lune, le héros pouvait demander son coursier fougueux et le seul fracas du galop de sa monture sur la chaussée sonore témoigner de son départ.

Lansdell pouvait quitter Mordred à n’importe quelle heure de ces longues journées d’été, pensait Isabel, debout devant la fenêtre du parloir et regardant le chemin poudreux où les poules de Mathilda ramassaient quelques grains de blé qui étaient tombés d’une charrette quelconque. En ce moment même il était peut-être parti — oui, en ce moment même, tandis qu’elle était là occupée à penser à lui. À cette idée son cœur cessait de battre. Pourquoi l’avait-il invitée à venir à Mordred ? n’était-il pas cruel d’entr’ouvrir un instant la porte du paradis pour la refermer lorsqu’elle était à demi aveuglée par le glorieux éclat des splendeurs intérieures ? Penserait-il jamais à elle, cet homme superbe aux grands yeux noirs et rêveurs, dont l’expression et la nuance variaient à chaque instant ? Était-elle quelque chose pour lui, ou bien cette cadence musicale de sa voix lui était-elle habituelle lorsqu’il parlait aux femmes ? De nouveau et sans se lasser, elle parcourut encore le pays enchanté qu’elle avait entrevu pendant sa visite à Mordred ; les fleurs, les cristaux, les tableaux, les vitraux, les fruits de serre chaude formaient une sorte de fond, divers et multiple, sur lequel il se détachait magnifique et inabordable.

Elle s’assit et pensa à Lansdell, ayant sur les genoux une broderie destinée à n’être jamais finie. Cela valait mieux que la lecture. Une vieille bonne femme, qui tenait l’unique cabinet de lecture de Graybridge, remarqua vers cette époque l’abstention de sa meilleure pratique. Cela valait mieux qu’un livre, de rester assise toute une après-midi brûlante du mois d’août en pensant à Roland. Quel roman pouvait-on écrire qui fût comparable à cette histoire, à cette fiction éternelle dans laquelle un héros véritable dominait à tous les chapitres ? Il y avait peut-être quelques répétitions dans ce livre, mais Isabel n’en voyait pas la monotonie.

C’était assurément très-mal de sa part, et c’était offenser cruellement ce naïf médecin de campagne prenant son dîner d’un côté de la table et se plaignant à voix basse de ce que le mouton était trop cuit, tandis qu’Isabel lisait de l’autre côte l’inépuisable volume. C’était très-mal à elle ; mais Mme Gilbert n’en était pas encore à considérer la culpabilité de ses actions. Elle se montrait bonne épouse, douce, et soumise ; et elle s’imaginait avoir le droit de meubler à sa guise les appartements secrets de son esprit. Qu’importait-il qu’un dieu étranger régnât dans le temple, tant que les portes soigneusement closes cachaient sa beauté dangereuse, tant qu’elle rendait hommage à son légitime maître et seigneur ? Il était son seigneur et maître bien que ses doigts fussent carrés aux extrémités et qu’il eût un goût déréglé pour les oignons nouveaux. Les oignons nouveaux ! les oignons sempiternels, pensait Isabel ; car les légumes désagréables semblaient être perpétuellement de primeur à Graybridge. C’était fort mal à elle de penser sans cesse à Roland comme elle avait pensé à Eugène Aram, à Lara, à Ernest Maltravers — Ernest Maltravers aux yeux bleus. Les héros aux yeux bleus étaient surannés maintenant. N’était-il pas brun ?

Elle était très-coupable, très-folle, très-puérile. Pendant toute sa vie elle avait joué avec ses héros et ses héroïnes comme les autres enfants jouent avec leurs poupées. Tantôt Édith Dombey était sa favorite ; tantôt c’était Zuleika aux yeux noirs, agenouillée aux pieds de Selim tournant machinalement une fleur entre ses doigts. Laissée à elle-même pendant toute son enfance oisive, cette enfant s’était nourrie de romans en trois volumes et de poésie sentimentale ; et maintenant qu’elle était mariée et investie des devoirs solennels de l’épouse, elle ne pouvait pas briser d’un coup sa douce chaîne romanesque pour s’adonner aux pâtés et aux puddings.

Elle ne fit donc aucun effort pour bannir de son esprit l’image de Lansdell. Si elle avait reconnu la nécessité d’un pareil effort, peut-être l’eût-elle fait. Mais elle pensait qu’il partirait, que sa vie reprendrait son niveau monotone et qu’il en serait comme si rien de tout cela n’avait existé.

Mais Lansdell ne quitta pas immédiatement Mordred. Une semaine seulement après la mémorable journée du Prieuré de Mordred, il se rendit au Roc de Thurston, et trouva Isabel assise sous le chêne, un livre sur les genoux. Elle se leva à son approche, légèrement effrayée, le visage animé, et les yeux baissés. Elle ne l’attendait pas. Les demi-dieux ne descendent pas souvent des nuages. Ce n’est qu’une seule fois qu’on peut voir Castor et Pollux aux prises dans une lutte mortelle. Mme Gilbert se rassit, rougissante et tremblante ; mais heureuse ! follement, indiciblement heureuse ! Roland s’assit à côté d’elle et entama la conversation.

Il ne fit pas la moindre allusion à cet évanouissement malencontreux qui avait gâté l’effet de son récit. Ce sujet, qui eût été excessivement embarrassant pour la femme du médecin, fut soigneusement évité par Lansdell. Il causa de toutes sortes de choses. Depuis dix ans c’était un flâneur, pur et simple, et il était passé maître dans l’art de causer. Aussi parla-t-il à cette enfant ignorante de livres, de tableaux, de villes étrangères, de gens célèbres, vivants ou morts, dont elle n’avait jamais entendu parler avant ce jour. Il paraissait connaître toutes choses, pensait Mme Gilbert. Il lui semblait qu’elle était devant les portes d’un nouveau pays des merveilles dont Lansdell avait les clefs et qu’il pouvait ouvrir à son gré lorsqu’il voudrait la guider à travers les sentiers obscurs et mystérieux de la région magique qui s’étendait au delà.

Lansdell fit à sa compagne bon nombre de questions sur sa vie à Graybridge et sur ses lectures. Il reconnut que son existence était désœuvrée et qu’elle relisait sans cesse les mêmes livres, — les volumes délabrés des romans populaires qu’on trouve dans tous les cabinets de lecture. Pauvre enfant ! qui pouvait s’étonner de sa folle sentimentalité. Par esprit de charité, Roland lui offrit de lui prêter les livres de sa bibliothèque.

— Si vous pouvez passer par ici demain matin, je vous apporterai la Vie de Robespierre, et la Révolution française, de Carlyle. Il est probable que, dès l’abord, Carlyle ne vous plaira pas ; mais vous serez séduite lorsque vous serez habituée à son style. C’est comme un grand orchestre de fanfares qui vous assourdit tout d’abord, mais dont, graduellement, vous découvrez l’harmonie et dont vous appréciez la beauté d’instrumentation. Voulez-vous que je vous apporte en même temps les Girondins, de Lamartine ? Tout ceci fera un nombre de livres assez considérable ; mais vous n’aurez pas besoin de les lire avec trop d’attention. Vous prendrez çà et là les pages qui vous plairont et nous en causerons ensemble plus tard.

La Révolution française était un des épisodes chéris d’Isabel dans l’histoire universelle. Elle y voyait une période merveilleuse pendant laquelle une douce jeune femme de la province n’avait qu’à se rendre à Paris et à assassiner un tyran pour devenir une célébrité à travers les siècles. Lansdell avait découvert cette fantaisie spéciale en causant avec la femme du médecin et il était heureux de jeter l’éclat de la vérité sur les idées vagues qu’elle se faisait des odieux chefs de la Montagne et des martyrs de la Gironde. N’était-ce pas un acte de charité pure de dissiper quelques-uns des brouillards sentimentaux qui obscurcissaient cette jolie tête ? N’était-ce pas plutôt une bonne action qu’une mauvaise de venir de temps en temps dans cette retraite ombreuse, à l’abri du chêne, et de dépenser une heure ou deux avec cette pauvre enfant à demi instruite qui avait un si grand besoin d’une science plus solide que celle qu’elle avait pu recueillir, sans secours, dans les romans et les volumes de poésie ?

Il n’y avait rien de mal dans ces promenades matinales, dans ces rencontres qui étaient amenées par le hasard. Il n’y avait absolument rien de mal : d’autant plus que Lansdell avait l’intention de quitter le Midland dès que la saison de la chasse serait terminée.

Indirectement il parla à Isabel de son départ projeté.

— Oui, — dit-il, — vous ferez bien de me demander tous les livres que vous voudrez lire, et, à propos, lorsque j’aurai quitté Mordred…

Il s’arrêta un instant involontairement, car il vit Isabel frissonner légèrement.

— Quand j’aurai quitté Mordred, à la fin d’octobre, vous irez au Prieuré et vous choisirez vous-même dans la bibliothèque. La femme de charge est une excellente femme qui se mettra volontiers à vos ordres.

Mme Gilbert commença donc une nouvelle série de lectures et lut avidement les livres que Lansdell lui prêta. Elle en copia de longs extraits, dessina à la plume les profils des héros, regardant invariablement de droite à gauche et ayant tous un air de famille remarquable avec le maître du Prieuré du Mordred.

L’éducation de la femme du médecin fit un grand pas, grâce à ce moyen. Elle passait des heures entières à lire dans le petit parloir de Graybridge, et George, dont la vie était très-active, en vint à la regarder comme dans son état normal lorsqu’elle tenait un livre à la main, et à ne s’offenser en aucune façon lorsqu’elle gardait un livre à côté de son assiette pendant les repas, ou qu’elle répondait vaguement à ses simples paroles. Gilbert était très-satisfait. Il n’avait jamais cherché autre chose : une jolie petite femme pour lui sourire lorsqu’il rentrait au logis, pour brosser son chapeau de temps en temps dans le vestibule, après le déjeuner, avant qu’il sortît pour sa tournée professionnelle, et pour se rendre deux fois chaque dimanche à l’église, appuyée sur son bras. Si quelqu’un avait dit qu’un mariage dans ces conditions ne représentait pas une union parfaite et entière, Gilbert eût souri en regardant cette personne comme un fou inoffensif.

Lansdell rencontra très-souvent la femme du médecin ; parfois sur le pont voisin du moulin, parfois dans les prairies qui agitaient leurs vagues d’émeraude autour de Graybridge, de Mordred, et de Warncliffe. Il la rencontra très-souvent. Ce n’était pas chose nouvelle pour Isabel d’errer en tous sens dans ce paradis rustique. Mais il était tout à fait nouveau que Lansdell s’adonnât avec tant de passion à la promenade pédestre. Cette fantaisie ne pouvait pas durer, néanmoins ; l’ouverture de la chasse approchait, et Lansdell allait avoir quelque chose de mieux à faire que de perdre son temps par les champs et les bois, en causant avec la femme du médecin.

La veille même de cette bienheureuse matinée qui devait faire diriger le feu de tous les fusils du Midland sur ces innocentes victimes à gorge rouge, George reçut une lettre de son vieil ami et camarade, Sigismund, qui lui écrivait avec un entrain remarquable et une incommensurable abondance de pâtés.

« Je viens passer quelques jours avec toi, mon vieux camarade, » écrivait-il, « afin de chasser de mes poumons la fumée de Londres et pour contempler les jeunes agneaux bondissant dans les prairies. (À propos, y a-t-il de jeunes agneaux au mois de septembre ?) Il me tarde de voir quelle ménagère tu as fait de Mlle Sleaford. Te rappelles-tu cette journée passée au jardin où tu l’as vue pour la première fois ? C’était là un joli cas d’idiotisme. Ah ! ah ! ah ! ah ! comme dit M. Buckstone lorsqu’il enfonce ses poings dans les côtes d’un figurant. Fait-elle des puddings ? Coud-elle des boutons et bouche-t-elle les trous de tes bas avec des reprises merveilleuses ? À Camberwell elle ne voulait pas en entendre parler. Je te consacrerai une semaine et je passerai une autre semaine dans le sein de ma famille. J’apporterai un fusil, parce que cela fait bien dans le wagon, surtout lorsque ça ne part pas, ce qui arrive, je crois, lorsque ce n’est pas chargé ; bien que, à mon avis, il y ait toujours quelque chose de suspect dans l’aspect des armes à feu, et que je ne serais en aucune façon surpris si elles venaient à éclater par combustion spontanée ou quelque chose d’approchant. Je suppose que tu as entendu parler de mon nouveau roman en trois volumes, — un vrai roman en trois volumes dont tout l’intérêt se concentre sur un seul individu, — le Mystère du Manoir de Mombray (jolie collection de M majuscules, n’est-ce pas ?) qui prend la ville d’assaut, — j’entends la ville de Cambden où j’ai ma pension et où je trouve l’occasion de chauffer en personne le succès du livre en entrant dans tous les cabinets de lecture que je trouve sur ma route et en m’inscrivant pour la lecture immédiate de l’ouvrage. Comme tu le penses, je me garde bien d’aller le réclamer ; mais si je réussis à pousser un naïf libraire à faire l’emplette d’un exemplaire du M. du M. de M., je sens que je n’ai pas perdu ma journée. »

Le lendemain, de bonne heure, Smith arriva à Warncliffe, et se rendit à Graybridge par un omnibus tout hérissé de fusils. Il était fort gai et parlait incessamment à Isabel qui était restée à la maison pour le recevoir ; qui était restée bien qu’il y eût une faible chance pour que Lansdell eût fait sa promenade matinale du côté du Roc de Thurston. Ce n’était pas probable, car on était au 1er septembre, et il était vraisemblable qu’il aurait préféré le carnage des perdrix à ces flâneries sous le gros chêne.

Mme Gilbert reçut très cordialement son vieil ami. Elle l’aimait comme un frère aîné plus affable que ne le sont ordinairement les frères. Sigismund n’avait jamais vu la fille de Sleaford si jolie et si gracieuse. Un nouvel élément avait été introduit dans la vie de la jeune femme. Elle était heureuse, indiciblement heureuse, sur le seuil mystique d’une nouvelle existence. Elle ne désirait plus être une Édith Dombey. Non, pour toutes les robes de velours ponceau et tous les diadèmes en brillants du monde, elle n’aurait voulu sacrifier la demi-heure passée par hasard sur le pont, à l’abri du chêne de lord Thurston.

Elle s’assit près de la petite table souriant et parlant gaiement, tandis que l’auteur du Mystère du Manoir de Mowbray mangeait plusieurs livres de gâteaux à la mode du comté d’York, et des œufs frais, et du jambon frit à proportion. Smith, à un certain moment, excusa la violence de son appétit et demanda pardon des ravages qu’il causait.

— Voyez-vous, — disait-il, — voilà ce qu’il y a d’ennuyeux lorsqu’on va dans le monde. On vous voit manger ; il n’en faut pas tant pour nuire à un homme qui fait des romans en trois volumes. C’est un grand malheur que la fiction ne soit pas compatible avec un bon appétit ; mais il en est ainsi, et le monde témoigne son mécontentement quand on ne remplit pas son attente. Vous ne vous faites pas idée de la quantité de gens qui m’ont invité à prendre le thé, — les dames surtout, — depuis la publication du Mystère du Manoir de Mowbray. Dans les premiers temps j’acceptais. Mais le plus souvent on me disait : « Mon Dieu ! monsieur Smith, vous n’êtes pas du tout comme je vous avais cru ! Je pensais que vous étiez grand, brun, et fier d’aspect, comme Montague Manderville dans le Mystère…, etc., etc. » Ces paroles-là vous mettent mal à l’aise et vous vous imaginez que vous êtes un imposteur. Et puis si un romancier ne peut prendre une tasse de thé, sans rougir comme s’il venait d’empocher une cuiller d’argent et que la conscience de son crime le poursuivît, mon avis est qu’il fait mieux de rester chez lui. Je ne crois pas qu’un homme soit aussi bon ou aussi mauvais que ses livres, — continua Sigismund d’un ton réfléchi en se servant une cuillerée de graisse liquide. — Il existe une sorte d’indignation vertueuse, ou un désir fanatique de faire quelque chose de splendide pour son prochain, comme de revacciner tous les hommes, ou de fonder un hôpital pour tout le monde, qu’on ressent lorsqu’on écrit, et surtout le soir lorsqu’on a combattu le sommeil avec de l’ale amère, — mais tout cela s’évanouit une fois que la copie est envoyée chez l’imprimeur. Il en est à peu près de même du mépris, de la haine, et du cynisme. Personne ne s’élève absolument à la hauteur de ses livres. Byron, lui-même, s’il n’avait pas rabattu ses cols de chemise, s’il n’avait pas boité, et s’il ne s’était pas nourri de biscuit et de soda, aurait tristement échoué. Il y a en ce monde une bonne dose de la folie inspirée d’Horace Walpole. Le soleil du matin brille de tout son éclat, la statue résonne mélodieusement ; mais pendant tout le jour le silence règne sans partage, et la nuit — c’est-à-dire dans le monde — ces bruits deviennent lugubres. Comme je bavarde, Izzie, pendant que vous ne dites rien ! Mais je n’ai pas besoin de vous demander si vous êtes heureuse. Je ne vous ai jamais vue si jolie.

Isabel rougit. Était-elle donc jolie ? Ah ! comme elle avait besoin d’être jolie !

— Et je pense que George peut se vanter d’avoir mis la main sur la plus jolie petite femme du Midland.

Mme Gilbert rougit davantage ; mais le sourire de bonheur disparut de ses lèvres. Quelque chose, encore bien indécis, s’agitait dans ce que Raymond aurait pu appeler « son for intérieur » et elle se disait que peut-être George n’avait-il pas grand motif de se louer de son choix.

— Je fais toujours ce qu’il me dit, — dit-elle naïvement, — et il est meilleur pour moi que maman ne l’était et il lui est indifférent que je lise à table. Vous savez comme elle s’emportait pour cela. Et je reprise ses chaussettes quelquefois.

En disant ces mots elle ouvrit un tiroir où se voyaient quelques pelotons de laine grise et des bas en paquet dans lesquels étaient fixées de grosses aiguilles.

— Et puis, vous ne savez pas, Sigismund, — s’écria-t-elle avec assez d’inconséquence, — nous sommes allés à Mordred… au Prieuré de Mordred… à un luncheon ; un lucheon magnifique… des ananas et des glaces, et près d’une demi-douzaine de verres de toutes sortes pour chaque personne.

Elle pouvait parler à Sigismund de Mordred et du maître de Mordred. Il n’était pas comme George, lui ; il sympathiserait avec l’enthousiasme que lui causait ce paradis terrestre.

— Connaissez-vous Mordred ? — demanda-t-elle.

Elle ressentait un certain plaisir à appeler le château « Mordred » tout court, comme lui.

— Je connais assez bien le village de Mordred, — répondit Smith. — et je dois connaître parfaitement le château. Feu M. Lansdell occupait fréquemment mon père, et quand Roland fut initié à l’étude des classiques par un précepteur particulier, on m’envoyait au château pour travailler avec lui. Mon père était très-heureux de cette circonstance, mais quant à moi, je ne saurais dire que j’en appréciais tous les avantages, surtout pendant les après-midi d’été, lorsqu’on jouait au cricket dans les prairies de Warncliffe.

— Vous le connaissiez… vous avez connu M. Roland lorsqu’il était enfant ? — dit Isabel avec stupéfaction.

— Certainement, ma chère Izzie ; mais je ne crois pas qu’il y ait là dedans rien d’extraordinaire. Vous n’ouvririez pas davantage les yeux si je disais que j’ai connu Eugène Arem enfant, — continua Smith en époussetant ses bottines avec sa serviette ; — oui, c’était un gentil garçon, un dandy achevé, avec un chapeau en tuyau de poêle, des bottes vernies et une montre en or dans son gousset. Il possédait une innombrable collection de porte-crayons, de raquettes pour le cricket, de cartons à dessin, de cannes de combat, et de lignes à pêcher. Il m’apprit l’escrime, — ajouta Sigismund en prenant brusquement la posture d’un duelliste et faisant du pied un violent appel sur le tapis. — Allons, madame Gilbert, — dit-il bientôt après, — mettez votre chapeau et allons nous promener. Je pense qu’il n’y a pas apparence pour que nous voyions George avant le dîner.

Isabel sortit avec plaisir. Tout le monde semblait dehors par cette belle matinée de septembre ; c’était une chance de plus de le rencontrer. Elle mit son chapeau, un chapeau de paille dont les larges ailes jetaient des ombres douces sur son visage, prit sa vaste ombrelle verte, et, en une minute, elle fut prête à accompagner son vieil ami.

— Je ne me soucie pas des compliments de la place du Marché, — dit Smith en parcourant le chemin toujours poudreux pendant la sécheresse et fangeux lorsqu’il pleuvait. — Je connais presque tout le monde à Graybridge, et je ne sortirais pas des questions et des réponses stéréotypées sur mon séjour à Londres. Je ne puis pas dire à ces gens-là que je gagne ma vie à écrire le Démon des Galères ou le Mystère du Manoir de Mowbray. Allons dans la campagne, Izzie ; je suis pour une promenade champêtre.

Mme Gilbert rougit. Cette habitude de rougir lorsqu’elle parlait ou lorsqu’on lui parlait lui était venue récemment. Après un silence, elle dit timidement :

— Le Roc de Thurston est un joli endroit ; voulez-vous que nous y allions ?

— Certainement. Vous avez eu là une magnifique idée, Izzie. Le Roc de Thurston est un endroit charmant, tranquille, retiré, paresseux, qui invite au sommeil et fait penser à la bière mousseuse. C’est la cascade qui y fait penser : on dirait de la bière mousseuse qui coule entre les rochers.

Le visage d’Isabel s’éclaira de mille sourires.

— Je suis bien heureuse que vous soyez venu nous voir, Sigismund, — dit-elle. —

Elle en était heureuse. Elle pouvait aller au Roc de Thurston aussi fréquemment qu’elle réussirait à y entraîner Sigismund et elle ne serait plus tourmentée dans la plénitude de sa joie par la conscience qu’elle faisait quelque chose de mal. C’était une joie indicible ! Elle avait essayé d’écrire des vers sur ce sujet, mais elle avait échoué bien que son cœur fît tout le jour de la poésie, aussi follement, aussi vaguement belle que le Cantique des Cantiques. Elle avait essayé de mettre sa joie en musique ; mais le clavecin n’avait pas de notes qui pussent exprimer une mélodie aussi ravissante, bien qu’elle eût trouvé un petit thème fort simple, vieil air oublié, arrangé en valse, qui disait : « Pourquoi te dire ce que je sens, » qu’Isabel jouait lentement et sans cesse, pendant des heures, soutenant la mélodie dans les notes prolongées et prêtant l’oreille à ce qu’elle disait de Roland.

Tout ceci était fort coupable assurément. Aujourd’hui elle pouvait aller au Roc de Thurston le front pur et la conscience légère. Que pouvait-on imaginer de plus convenable que cette promenade champêtre en compagnie de l’ancien pensionnaire de sa mère ?

Ils ne tardèrent pas à prendre à travers champs, et à mesure qu’ils se rapprochaient du petit enfoncement verdoyant au pied de la colline où le moulin et la cascade se cachaient comme des joyaux dans un écrin de velours vert, le sol semblait disparaître sous les pieds d’Isabel, comme si le Roc de Thurston avait été une région fantastique suspendue dans les airs. Était-il au rendez-vous ? Son cœur répétait sans cesse cette question. C’était le 1er septembre, et il était probable qu’il était à la chasse. Non, il n’y avait pas la plus petite chance qu’il fût venu.

Sigismund lui donna la main pour franchir la haie de la dernière prairie et à partir de là on n’était séparé de la cascade que par une étroite pelouse. Mais les branches retombantes de l’arbre interceptaient la vue, et Isabel ne pouvait pas voir s’il y avait quelqu’un sur le pont.

Mais tout à coup un détour de l’étroit sentier les amena devant une brèche dans le feuillage. Le cœur d’Isabel tressauta violemment, puis ses couleurs qui s’étaient effacées et montrées alternativement, disparurent tout à fait. Il était là : adossé contre le tronc rugueux du chêne, dans une pose charmante, un bras levé, avec lequel il arrachait des feuilles qu’il jetait au courant du ruisseau. Il contemplait l’eau étincelante et les feuilles fugitives avec une expression de contrariété rêveuse. S’il n’avait pas été un héros, on aurait pu trouver qu’il avait l’air désagréable.

Mais quand les pas légers firent entendre leur froissement à travers les longues herbes, et qu’à ce bruit se joignit le bruissement imperceptible de vêtements féminins, son visage s’éclaira aussi soudainement que si l’épais feuillage au-dessus de sa tête avait été entr’ouvert par la hache d’un Titan, et que le soleil l’eût tout à coup inondé de ses rayons. Cette physionomie si expressive s’assombrit quelque peu quand Lansdell aperçut Sigismund derrière la femme du médecin : mais ce nuage passa rapidement. Les fureurs monomanes d’un jaloux ne pouvaient en aucune façon changer Smith en Cassio. Desdémone aurait pu le défendre du matin au soir et lui faire présent de n’importe quel nombre de mouchoirs de poche ourlés et marqués de ses belles mains sans causer au More la plus petite émotion de crainte.

Lansdell ne reconnut pas le jeune camarade qui avait pendant quelque temps trébuché à ses côtés sur le chemin de la science ; mais il vit que Sigismund était un être inoffensif ; et après qu’il eut découvert sa belle tête pour saluer Isabel, il adressa à Smith un geste affable qui pouvait avoir toutes les significations.

— J’ai laissé les gardes tirer les premières compagnies, — dit-il presque à voix basse à Mme Gilbert, — et je suis ici depuis dix heures.

Une heure était sonnée. Isabel se dit qu’il était là depuis trois heures à l’attendre.

Oui, c’en était déjà venu là. Mais il s’en allait à la fin d’octobre. Il s’éloignait, et tout serait fini et la fin du monde aurait lieu le premier jour de novembre.

Sur le banc, au pied du chêne, il y avait une pile de livres. Lansdell les repoussa du banc et les jeta ignominieusement dans les hautes herbes qui croissaient dessous. Isabel les vit tomber et fit entendre une légère exclamation de surprise.

— Vous m’avez apporté… — commença-t-elle.

Mais à son étonnement, Roland l’arrêta d’un coup d’œil sévère et se mit à parler de la cascade et des truites qu’on pouvait pêcher un peu plus bas pendant la saison. Lansdell avait plus d’expérience que la femme du médecin et il savait que les livres qu’il avait apportés à son intention pouvaient faire penser à un rendez-vous. Il n’y avait pas eu rendez-vous assurément ; mais le hasard pouvait faire qu’Isabel se trouvât sous le chêne de lord Thurston. N’y allait-elle pas tous les jours alors que Lansdell errait dans l’archipel grec, ou qu’il prenait des glaces sous les colonnades de Venise ? Était-il donc étonnant qu’elle s’y rendît maintenant ?

J’ennuierais le lecteur si je rapportais tout ce qui fut dit pendant cette matinée. Ce fut une ravissante journée, une longue pause délicieusement nonchalante au milieu des tracas de l’existence. Roland ne tarda pas à reconnaître une vieille connaissance dans Sigismund et les deux jeunes gens causèrent gaiement de ces jours d’enfance écoulés à Mordred. Ils causèrent agréablement de toutes choses. Lansdell devait avoir à cette bienheureuse époque un attachement profond pour Sigismund, si l’on jugeait du passé par le présent ; car il accueillit son ancien camarade avec une véritable effusion et proposa une suite quasi royale de plaisirs champêtres, pendant la semaine que Sigismund devait passer à Graybridge.

— Nous ferons un repas sur l’herbe, — dit-il. — Vous vous rappelez qu’il en a été question, madame Gilbert ? Nous irons au château de Waverly ; c’est l’endroit le plus délicieusement incommode du Midland pour ces sortes de parties de plaisir. On peut dîner sur la plate-forme de la tour occidentale, en danger permanent d’y perdre la vie. Vous écrirez à votre oncle Raymond, Smith, pour l’inviter à se joindre à nous, avec ses deux nièces, qui sont vraiment des enfants charmants. Elles sont si parfaitement inintelligentes quelles ne sont pas plus gênantes qu’un meuble ou deux en trop. On s’en passerait peut-être, mais si vous avez assez de place chez vous, cela ne vous gêne en aucune façon. C’est aujourd’hui jeudi ; fixerons-nous samedi pour la fête champêtre ? Il est bien entendu que c’est moi qui vous l’offre ; ce sera un dîner de garçon, auquel il manquera probablement les ustensiles les plus indispensables. Je crois qu’on peut oublier les couverts pour la salade et les pinces à champagne, n’est-ce pas ? Pensez-vous que samedi vous convienne ainsi qu’au docteur, madame Gilbert ? samedi me plairait assez, parce que nous pourrions dîner tous ensemble à Mordred le lendemain, afin de boire au succès et aux douze éditions de… Comment s’appelle votre roman, Smith ? Eh bien, madame Gilbert, samedi vous convient-il ?

Isabel répondit en rougissant et en marmottant quelques paroles inintelligibles. Mais sa physionomie s’éclaira d’une expression de ravissement qui la rendait radieuse et que Lansdell regardait comme l’expression la plus séduisante qu’eût revêtu un visage humain, en peinture ou sous une autre forme. Sigismund répondit pour la femme du docteur. Oui, il était certain que samedi conviendrait parfaitement. Il arrangerait la chose avec George et il répondait de son oncle Raymond et des orphelines. Il aurait même répondu du temps, pendant qu’il y était. Du même coup, il accepta pour lui, son hôte, et son hôtesse, l’invitation de dîner à Mordred le dimanche suivant.

— Vous savez très-bien que vous le pouvez, Izzie, — dit-il en réponse au murmure improbateur de Mme Gilbert. — Cela n’a pas le sens commun de parler d’engagements antérieurs dans une ville comme Graybridge, où personne ne dîne en ville, et où l’on regarde comme un crime une petite soirée, le dimanche. Lansdell a toujours été un bon vivant et je ne suis pas étonné qu’il en soit encore un, par la raison que si vous tournez les rameaux d’un arbre dans leur direction naturelle, l’arbre n’en déviera pas, comme dit le philosophe. Il me tarde surtout de revoir Mordred : car pour vous dire toute la vérité, Lansdell, — dit Smith avec candeur, — je pensais à prendre le château pour la scène de mon prochain roman. La façade orientale et le vieux jardin carré ont un aspect sombre et délabré qui ferait effet, j’en suis sûr, dans le public ordinaire. Quant aux caves, — continua Sigismund, prenant feu soudainement, — je les ai parcourues avec une lanterne et je ne doute pas qu’on y puisse loger à l’aise un régiment de cadavres, considération de quelque valeur, si l’œuvre paraissait dans les feuilles à un sou, car dans ces feuilles un cadavre en amène un autre et on ne sait jamais, lorsqu’on commence, jusqu’où l’on peut être entraîné. Quoi qu’il en soit, mon idée actuelle est un roman en trois volumes. Maintenant, Lansdell, quel est votre avis sur la façade orientale du château. J’augmenterai l’aspect sinistre, je laisserai le jardin en friche en le faisant dominer par quelque cèdre frappé de la foudre, j’introduirai des rats derrière les lambris, et, partout, une vétusté avancée. On entendrait dans les escaliers les pas d’un spectre et les tapisseries s’agiteraient violemment, sans cause apparente, à des époques périodiques ! Que pensez-vous de Mordred combiné avec deux frères jumeaux qui se haïraient depuis le berceau, qui aimeraient tous deux la même femme et dont l’un, le brun, ayant une cicatrice au front, murerait vivante la jeune femme dans une chambre reculée, tandis que son frère, celui qui n’a pas de cicatrice, consacrerait sa vie à la chercher dans des pays lointains, en compagnie d’un officier et d’un agent de police ? C’est une idée encore informe, — ajouta modestement Smith, — mais je lui donnerai la dernière main en voyageant et en courant à travers champs. Rien de meilleur que les voyages en chemin de fer et les courses à pied pour parachever une idée de cette espèce.

Lansdell déclara que sa maison et les dépendances étaient entièrement au service de son jeune ami, et il fut convenu que le dîner champêtre aurait lieu le samedi, et qu’on dînerait le dimanche à Mordred. Sigismund répondit de l’adhésion de son ami Gilbert. Puis la conversation s’égara dans des régions moins prosaïques ; Roland et Smith parlèrent des hommes et des livres, tandis qu’Isabel écoutait et se bornait à glisser de loin en loin quelque observation sentimentale, que le seigneur du Prieuré de Mordred écoutait avec autant de déférence que si celle qui parlait avait été une Mme de Staël. Ce qu’elle disait n’avait probablement rien d’extraordinaire, mais ce qui était remarquable, c’était ces rougeurs qui paraissaient et disparaissaient sur son pâle visage, tandis qu’elle parlait, aussi tremblantes et saccadées que l’ombre de l’aile d’un papillon flottant au-dessus d’une rose blanche ; et ce reflet doré de ses regards, plus merveilleux que les plus rares merveilles des contes de fée.

Mais il écoutait toujours, et il la regardait toujours d’une certaine manière qu’il avait adoptée dans ses rapports avec elle. C’était une charmante enfant, et lui, homme du monde, fatigué et blasé par les hommes et les femmes qu’on rencontre dans le monde, il était distrait et intéressé par sa naïveté et sa sentimentalité. Il ne faisait donc pas de mal en cultivant sa connaissance quand le hasard la jetait sur son chemin, comme cela avait lieu si fréquemment depuis quelque temps. Il n’y avait pas de mal, tant qu’il se tiendrait à la position qu’il avait choisie pour lui-même ; tant qu’il contemplerait cette jeune femme imprudente à travers le gouffre de sa jeunesse gaspillée sans but ; tant qu’il la regarderait comme un être radieux et inabordable séparé de lui autant par la différence de leurs natures que par le fait qu’elle était l’épouse légitime de George Gilbert de Graybride-sur-la-Wayverne.

Lansdell s’efforça de garder la position qu’il avait choisie auprès d’Isabel. Il faisait sans cesse allusion à son âge ; âge qu’on ne pouvait calculer d’après le nombre d’années qu’il avait passées en ce bas monde ; mais bien d’après la ruine qui avait suivi ces lourdes années et la décadence dont il était la victime pour la même raison.

— Je crois que d’après le calendrier je ne suis votre aîné que d’une dizaine d’années environ, — dit-il un certain jour à Izzie ; mais quand je vous entends parler de vos livres et de vos héros il me semble que j’ai vécu un siècle.

Il prit la peine de faire souvent de petits discours de ce genre, pour l’édification de Mme Gilbert, et il arrivait parfois que la femme du médecin était interdite, même blessée par son langage et ses manières, qui l’un et les autres étaient sujets à de brusques transitions qui rendaient perplexe une personne naïve. Lansdell était capricieux et fantasque et il lui arrivait de s’arrêter au milieu d’une tirade sentimentale digne d’Ernest Maltravers ou d’Eugène Aram lui-même, pour railler l’absurdité des phrases qu’il prononçait. Là-dessus, il s’asseyait d’un air réfléchi et s’amusait à tirer pendant dix minutes les oreilles de son chien d’arrêt favori, puis il se levait et souhaitait avec quelque brusquerie le bonjour à Isabel. Mme Gilbert prenait fort à cœur ces changements de manière. C’était certainement sa faute ; elle avait lâché quelque sottise ou quelque parole de mauvais goût. Son frère Horace ne s’était-il pas moqué d’elle et ne l’avait-il pas raillée de son mauvais goût, parce qu’elle préférait Byron au Bell’s Life et qu’elle trouvait plus d’intérêt dans Édith Dombey que dans les favoris pour la course des Oaks ? Elle avait dit quelque chose qui avait paru affecté, bien qu’elle l’eût dit dans la naïveté de son cœur ; et Lansdell s’était retiré tout chagriné par sa conversation. Mériter son mépris, — elle ne pensait jamais à lui qu’en italiques, — quelle amertume ! Jamais, non jamais, elle ne retournerait au Roc de Thurston. Mais souvent, après un de ces adieux d’une brusquerie déplaisante, Lansdell arrivait à Graybridge. Il venait prier Gilbert d’aller voir un domestique de la ferme qui paraissait en très-mauvaise santé, le pauvre diable, et qu’on ne pouvait laisser plus longtemps sans conseil médical. Lansdell aimait fort à augmenter la clientèle du médecin de Graybridge.

— Quelle bonté ! pensait Isabel, surtout chez un homme chez lequel la bonté est en quelque sorte un attribut superflu, puisque les héros, surtout ceux qui sont bruns, mélancoliques, et beaux, ne sont tenus en aucune façon à posséder d’autres vertus. Quelle bonté de sa part ! lui qui se montre aussi dédaigneux de ses propres mérites que si les os d’un autre Clarke eussent blanchi dans quelque caveau lointain, évidence impérissable de son crime. Quelle bonté ! il n’avait été ni offensé ni dégoûté lorsqu’il l’avait quittée si brusquement ; car il se montrait plus affable que jamais, et passait des heures entières dans le parloir exposé au soleil dans l’espérance que le médecin rentrerait.

Mais lorsque Lansdell s’éloignait lentement après des visites de ce genre, il y avait généralement sur son visage une expression de mécontentement qui était en contradiction avec le plaisir qu’il avait semblé prendre pendant l’heure qu’il avait passée à Graybridge. Il n’était pas logique. Peut-être cela tenait-il à sa nature de héros. Il lui arrivait parfois d’oublier le gouffre béant qui devait le séparer de toute relation sympathique avec Isabel ; il arrivait qu’il s’oubliait assez pour être jeune et heureux pendant ses visites vagabondes à Graybridge ; pour jouer des fragments décousus de musique improvisée sur le vieux clavecin, pour dessiner de petits paysages, des temples italiens, et des figures de jeunes filles avec de grands yeux noirs qui ressemblaient assez à Isabel, ou bien se promener de long en large dans le vieux jardin où Jeffson posait, appuyé sur sa bêche entre un espace de terrain en friche et un carré de choux. Je dois à la vérité de dire que Jeffson, qui était la courtoisie en personne pour toutes les créatures vivantes, depuis les porcs auxquels il portait des auges de lait appétissant et de pommes de terre hachées, jusqu’au recteur de Graybridge, qui lui disait quelquefois bonsoir lorsqu’il se reposait à la fraîcheur crépusculaire devant la porte de l’écurie de George, je dois à la vérité de dire que Jeffson manquait absolument de politesse envers Lansdell, et qu’il lui arrivait de poursuivre le jeune homme de regards furieux et méchants lorsqu’il marchait à côté d’Isabel le long des étroits sentiers, ou qu’il se baissait de temps en temps pour dégager la robe de mousseline des branches épineuses d’un groseillier.

Une fois, et cette fois seulement, Isabel s’aventura à faire quelque observation au domestique de son mari au sujet de ses manières brutales avec le maître du Prieuré de Mordred. Ses observations furent faites d’un ton très-modéré, et pendant qu’elle parlait, elle était courbée sur un rosier dont elle arrachait avec beaucoup de soin les feuilles sèches et, de temps en temps, celles qui étaient encore vertes.

— Je crains que vous n’aimiez pas M. Lansdell, Jeff, — dit-elle.

Avant les visites de Roland elle s’était prise d’affection pour le jardinier et s’était montrée très-expansive avec lui. Elle avait pris quelques leçons de jardinage, et elle lui avait raconté l’histoire d’Eugène Aram et le meurtre de M. Clarke.

— Vous aviez l’air de très-mauvaise humeur en lui répondant ce matin lorsqu’il est venu pour voir George, et s’informer de l’homme qui est atteint de rhumatisme. Je crains que vous ne l’aimiez pas.

Elle s’inclina de plus en plus sur le rosier, tellement que ses cheveux, bien que plus soignés qu’autrefois, mais qui n’étaient pas aussi soigneusement ajustés qu’ils auraient pu l’être, tombèrent en avant comme un voile et s’emmêlèrent dans les rameaux épineux.

— Excusez-moi, madame George, je l’aime beaucoup. Je n’ai jamais vu, je crois, de jeune gentleman plus agréable à voir ou d’une conversation plus engageante que M. Lansdell, ou qui fût plus affable et plus ouvert dans ses manières envers le pauvre monde. Mais comme tant d’autres choses excellentes, Madame George, M. Lansdell, à mon avis, ne vaut quelque chose que lorsqu’il est à sa place. Et je vous le dis franchement, il n’est jamais plus déplacé que lorsqu’il perd son temps dans la maison ou qu’il promène ses loisirs dans ce jardin. Ce n’est pas mon affaire, Madame George, de critiquer les personnes qui viennent ici, ou celles qui n’y viennent pas ; mais voyez-vous la défunte mère de mon maître et moi nous étions quelque peu parents. Je la vois encore, pauvre enfant, avec son joli minois et ses cheveux blonds flottant au vent, s’approcher de moi par cette allée où vous êtes en ce moment, Madame George. Tout ce temps-là me revient comme si cela datait d’hier. Je n’ai jamais vu personne mener une existence meilleure ou plus vertueuse. J’étais à son lit de mort, et je n’ai jamais vu une fin plus heureuse, ou qui démontrât plus clairement à l’esprit humain qu’il y a, après la mort, une existence encore plus heureuse et plus tranquille. Mais en ce temps-là, il n’y avait pas de M. Roland Lansdell, madame George, pour venir griffonner des têtes sans corps, des arbres sans troncs, ou jouer des airs, ou perdre son temps de la sorte, pendant que mon maître était absent. Et je me rappelle que le dernier mot que cette douce créature prononça était qu’elle avait rempli son devoir envers son cher mari, et qu’elle n’avait jamais eu la moindre pensée qu’elle eût désiré cacher à lui ou au ciel.

Mme Gilbert s’agenouilla devant le rosier, le visage caché sous ses cheveux et les mains perdues dans le feuillage. Lorsqu’elle releva la tête, plusieurs minutes s’étaient écoulées et Jeffson était bien loin, binant les pommes de terre, en lui tournant le dos. Il ne lui avait rien dit de méchant ; il y avait même dans le ton de ses paroles comme une bonté et une tendresse qu’il lui avait rarement témoignées, une douceur triste qui lui remua le cœur.

Cette nuit-là elle rêva beaucoup à la mère de son mari, avec un profond respect, mais en même temps avec une nuance d’envie. Mme Gilbert n’avait-elle pas eu le bonheur de mourir jeune ? N’était-ce pas un privilège énorme de mourir ainsi et d’avoir pour cela la réputation d’avoir fait quelque chose de méritoire, quand il y avait tant de gens qui s’estimeraient heureux de mourir jeunes ? Isabel se disait cela avec quelque dépit. Autrefois, quand ses frères la malmenaient et que sa belle-mère la tançait au sujet de son peu de disposition à aller chercher le beurre ou engager les couverts, elle avait désiré mourir jeune, laissant un héritage de remords éternels à ses parents sans cœur. Mais les dieux l’avaient oubliée. Quelquefois elle avait gardé des bottines humides en revenant de chez le prêteur sur gages, par le mauvais temps, dans l’espérance qu’elle tomberait malade à la suite de cette imprudence. Elle s’était rêvée dans sa petite chambre de Camberwell, déclinant par degrés, à mesure que rougissaient ses pommettes, et suppliant sa belle-mère de l’éveiller de bonne heure, car l’insomnie coïncidait, d’après la croyance populaire et celle d’Isabel, avec l’idée de la passion léthifère. Dans son état normal, Mlle Sleaford aimait à dormir la grasse matinée et protestait nonchalamment, d’une voix traînante, lorsqu’on l’arrachait brusquement à quelque rêve insensé dans lequel elle se voyait vêtue d’une robe de velours qui ne voulait pas rester agrafée, et adorée par un duc qui persistait à se transformer en garçon épicier du coin.

Pendant toute la soirée, Isabel songea à la simple histoire de la mère de son mari, et souhaita d’être aussi vertueuse qu’elle et de mourir prématurément en prononçant de saintes paroles. Mais au milieu de ces pensées, elle se surprit à se demander si les mains de M. Gilbert le père étaient rouges et noueuses comme celles de son fils, s’il employait le même bottier, et s’il avait le même faible pour les oignons et pour le fromage du comté de Chester. Et de l’image de son lit de mort Isabel essaya en vain de chasser une image qui n’avait aucun droit de s’y trouver ; — l’image d’une personne qu’on aurait envoyé chercher en toute hâte, au dernier moment, pour recueillir ses dernières paroles et son dernier soupir.