La Femme du docteur/18

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 301-319).

CHAPITRE XVIII.

SECOND AVERTISSEMENT.

Roland n’invita ni Gwendoline ni son père à ce dîner de garçon qu’il devait donner au château de Waverly. Il devinait instinctivement que la fille de Lord Ruysdale ne goûterait pas ce divertissement champêtre.

— Ce pauvre Smith ne lui plairait pas, je pense, — se disait Roland. — Elle ne trouverait pas convenables ses vêtements de chasse et ses phrases entrelardées d’argot et ses bavardages incessants sur les romans en trois volumes et les journaux à un sou. Non, cela ne serait pas convenable d’inviter Gwendoline ; je suis sûr que Smith ne lui plairait pas.

Voilà ce que dit ou ce que pensa Lansdell maintes fois avant le jour de la fête ; mais il n’est pas impossible qu’il eût dans l’esprit un vague soupçon que Gwendoline trouverait étrange la présence d’une autre personne que Smith dans la petite réunion qui avait été projetée sous le chêne de lord Thurston. Peut-être Roland, qui haïssait l’hypocrisie comme il arrive à des hommes qui ne sont nullement sans péchés de détester les vices bas et rampants de l’humanité, était-il devenu tout à coup hypocrite et cherchait-il à se tromper lui-même ; ou bien la faible saillie de son menton et l’exiguïté de certaines parties de son crâne étaient-elles les signes extérieurs et visibles d’une nature faible et vacillante pour laquelle ce qui était vrai un instant était faux une minute après ; de telle sorte que, de ce changement perpétuel de pensée et de dessein, il résultait une confusion dans l’esprit du jeune homme, pareille au murmure d’innombrables ruisseaux courant vers un fleuve immense, dont le courant puissant entraîne le nageur sans vigueur vers l’Océan qu’il voulait éviter.

— Cette fête champêtre sera très-agréable pour le jeune Smith, — pensait Lansdell, — et les enfants seront ravies de se donner une indigestion au milieu des ruines. Quant à cet excellent Raymond il n’est jamais si heureux qu’au milieu des jeunes gens. Je ne vois donc pas ce qui pourrait contrarier la fête, et, à propos, je pense qu’il conviendrait d’envoyer à l’avance les paniers par Stephens, qui pourrait se rendre utile toute la journée pendant que je me dispenserais de paraître. Je puis aller en ville sous un prétexte quelconque et y passer un jour ou deux. Et même je pourrais aussi bien pousser jusqu’à Bade ou jusqu’à Hombourg et y passer la fin de l’automne. Le ciel sait que je ne veux être la cause d’aucun mal.

Mais en dépit de toute cette incertitude, de toutes ces hésitations, Lansdell s’intéressa beaucoup aux préparatifs de la fête. Il ne s’occupa pas du magnifique pâté de gibier, confectionné pour l’occasion et dont la croûte avait le poli et le brillant d’un bois précieux. Il ne prit aucun intérêt aux jeunes volailles nichées dans des retraites de persil, non plus qu’à la langue décorée avec profusion par des légumes découpés en forme de fleurs impossibles. Il ne regarda pas davantage le jambon d’York, revêtu également d’un glacé superbe pareil à celui du bel acajou espagnol, et entouré au manche par des franges de papier découpé et immaculé.

Les comestibles qui occupèrent l’attention de Lansdell étaient d’une nature plus délicate et plus poétique, tels que ceux qui font les délices des femmes et des enfants. Il y avait des gelées et des crèmes, si difficile que fût le transport de ces compositions. Il y avait des fruits ; il veilla lui-même à la cueillette des raisins et des pêches de serre-chaude, de l’ananas le plus parfait, et des poires pittoresques à la queue desquelles adhéraient encore quelques feuilles. Il fit couper des bouquets. L’un d’eux était une véritable pyramide de fleurs rares, dans les nuances tendres et immaculées ; il prit soin de choisir les arômes les plus riches et caressa négligemment l’énorme bouquet du bout de ses doigts effilés et blancs, contemplant son œuvre avec un sourire, comme si les fleurs avaient eu un langage pour lui, — et, en effet, elles en avaient un ; mais ce n’était nullement ce vocabulaire stéréotypé de substantifs et d’adjectifs connu sous le nom de langage de fleurs.

Le choix d’un bouquet n’était pas chose nouvelle pour lui. N’avait-il pas dépensé une petite fortune dans la rue de la Paix et dans le faubourg Saint-Honoré en échange d’énormes buissons de roses et de myosotis, de jasmins du Cap et de camélias laiteux qu’il voyait plus tard appuyés sur les coussins de velours d’une loge de l’Opéra, ou se fanant dans la chaude atmosphère d’un boudoir. Roland n’était pas un homme vertueux, sa vie n’était pas pure. De jolies femmes l’avaient appelé Enfant ! dans les retraites mystérieuses des serres chaudes, discrètement illuminées, ou sur le seuil, caché par des rideaux soyeux, des balcons éclairés par la lune. De fines soubrettes des grands et des petits théâtres parisiens, de séduisantes Martons, Margots, ou Jeannetons, un balai à la main et des diamants aux oreilles, lui avaient adressé leurs sourires, leur jeu, leurs chansons dans les profondeurs de la loge où il se cachait. Il n’avait pas mené une vie pure. Mais il n’avait jamais péché impunément. Pour lui le remords accompagnait la faute. Dieu sait que je parle de lui en toute franchise et sincérité. Je l’ai vu et connu ou j’ai vu ses pareils. Ce n’est pas une figure de convention qui sert de prétexte à des déclamations vulgaires et rebattues, mais au contraire une créature de chair et d’os, de cœur et d’esprit, dont je voudrais pouvoir faire le portrait. Si après tout il ne vous paraît pas vivant, c’est parce que ma plume est impuissante et non parce que cet homme n’a pas réellement vécu et souffert, péché et fait pénitence.

De sa vie, je doute que Lansdell se fût trouvé dans un moment où il désirât davantage agir honnêtement et sincèrement. Son esprit semblait avoir subi une sorte de purification dans la tranquille atmosphère de ces ravissantes prairies du Midland. Il y avait même dans la société d’une femme comme Isabel une sorte d’influence purifiante. Elle était si différente de toutes les femmes qu’il avait connues ; elle ignorait si profondément les règles les plus simples de la sagesse mondaine !…

Lansdell ne partit pas pour Londres. Quand l’antique et pesante voiture de Graybridge parcourut le chemin sinueux et parut sur la colline verdoyante, non loin des portes du château de Waverly, Roland se promenait à l’ombre des murs, tenant à la main un énorme bouquet de fleurs rares. Il était fort gai ; ce jour-là il avait jeté les soucis au vent. Pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir innocent d’une promenade rustique avec de braves gens de province et des enfants ? Il tirait un argument de la présence des orphelines. Oui, il s’amuserait ce jour-là ; puis demain… ah ! à propos, demain M. et Mme Gilbert et Sigismund dînaient avec lui. Le surlendemain tout serait fini et il repartirait pour le continent pour reprendre sa vie errante d’autrefois, pour manger les mêmes dîners aux mêmes restaurants, les mêmes petits soupers après l’opéra dans de petits salons d’entresol où l’on étouffe, malgré le velours rouge, la gaze, les glaces, et les dorures, pour aller aux mêmes bals, dans les mêmes salons grandioses et pour voir les mêmes jolies femmes défiler devant lui dans leur splendeur monotone.

— J’aurais pu devenir un gentilhomme campagnard et être bon à quelque chose en ce monde, — pensait Roland, — si…

Mais il n’était plus seul. Raymond et les orphelines étaient arrivés, et tout le monde se rendit au-devant d’Isabel et de ses compagnons. Raymond s’était toujours montré très-affable pour la gouvernante de ses nièces ; mais ce jour-là il se surpassa. Il s’interposa entre Roland et la portière de la voiture, et donna la main à Isabel pour descendre. Il passa le bras de la jeune femme sous le sien avec une amabilité charmante, et regarda ses compagnons avec un sourire de triomphe.

— Je me propose d’accaparer Mme Gilbert toute la journée, — dit-il gaiement, — et je me charge de lui expliquer Waverly au triple point de vue archéologique, historique, et légendaire. Ne parlons pas de vos fleurs pour l’instant, Roland ; voilà un charmant bouquet, mais vous ne supposez pas que Mme Gilbert va le porter avec elle toute la journée. Portez-le chez le gardien là-bas, et priez-le de le mettre dans l’eau ; puis, ce soir, si vous avez été sage, Mme Gilbert l’emportera pour en faire l’ornement du parloir de Graybridge.

Les portes étaient ouvertes. On entra : Isabel bras-dessus bras-dessous avec Raymond.

Roland se mit à côté d’Isabel ; mais Raymond s’étendit si complaisamment sur John de Gaunt et les Tudors, que toute l’attention de Mme Gilbert suffisait à peine pour comprendre son discours, d’ailleurs très-amusant et très-vif, en dépit de son caractère d’érudition. George contemplait les ruines avec le même respect craintif qu’il avait montré en présence des tableaux de Mordred. Il connaissait déjà ces vestibules déserts, ces chambres effondrées, ces ouvertures veuves de leurs portes, et ces fenêtres enguirlandées de lierre ; mais il les regardait toujours avec le même respect, auquel se mêlait un étonnement vague de ce qui pouvait causer l’admiration pour les ruines ; puisqu’on les visitait à la hâte, et qu’on paraissait très-heureux de les quitter pour aller se restaurer. Les ruines et les repas copieux s’associaient dans l’esprit de Gilbert, et, en réalité, il y a corrélation entre des murailles vêtues de lierre et une salade de homard, des tourelles croulantes et des volailles froides, de même que les dômes de l’hôpital de Greenwich, le parc accidenté qui s’étend derrière, et l’eau courante qui brille au premier plan sont à jamais associés avec les soles normandes et les whitebaits à la diable. Sigismund fut enchanté de Wawerly, il avait couru assez souvent parmi les ruines lorsqu’il était enfant ; mais maintenant il envisageait les choses sous un point de vue tout différent et il se glissait dans toutes sortes de recoins sombres, tenant à la main un crayon et un calepin à l’aide desquels il griffonnait le plan d’une émouvante série de feuilletons, mais en se rendant méconnaissable de poussière. Une certaine fois, entre autres, ses amis le trouvèrent couché de tout son long sur un lit de feuilles sèches dans un renfoncement qui avait été autrefois une cheminée, dans le but de s’assurer s’il y avait une place suffisante pour y loger un cadavre. Il escaladait des élévations vertigineuses et projetait des sauts périlleux et des promenades effroyables sur le bord des corniches suspendues dans l’espace ; en un mot, il se livrait à toutes les prouesses qui arrêtent la respiration du lecteur et qui rendent presque inévitable la vente des numéros suivants.

Les orphelines suivaient Smith, et se montraient ravies des petites chambres qui se dissimulaient dans les coins du château en ruines. Comme il aurait été charmant d’avoir des chaises, des tables, et des ustensiles de cuisine et de vivre éternellement là-dedans, chez soi ! Elles enviaient les grossiers enfants qui habitaient la tour carrée près de la porte et qui voyaient les ruines tous les jours que Dieu fasse.

La matinée était charmante. Il y avait dans l’esprit de Lansdell un singulier mélange de satisfaction et d’ennui, tandis qu’il marchait à côté d’Isabel et qu’il écoutait, ou semblait écouter les paroles de Raymond. Il aurait voulu avoir la main d’Isabel appuyée sur son bras ; il aurait voulu voir ces grands yeux noirs étonnés fixés sur son visage ; il aurait voulu qu’elle entendît de sa bouche les légendes romanesques des murailles croulantes et de la salle de banquets dont le toit s’était effondré. Et cependant peut-être ce qui était était-il préférable. Il s’en allait bientôt presque immédiatement pour ainsi dire ; l’éloignement allait lui rendre impossible ce simple plaisir ; il était donc préférable qu’il ne s’oubliât pas dans des séductions qui allaient promptement être refusées à son existence désolée. Oui, son existence désolée. Il en était venu à penser à son sort avec un regret amer et à se regarder, d’une manière ou d’une autre, comme un homme cruellement maltraité par la Providence.

Mais en dépit de Raymond il trouva moyen de s’asseoir à côté d’Isabel pendant le dîner qui ne tarda pas à être servi dans un charmant petit recoin à l’ombre des murailles où l’on ne courait pas le risque de renverser le sel dans la pâtisserie et les biscuits dans la salade de homard. Lansdell avait envoyé deux domestiques pour mettre tout en ordre ; aussi le repas ne ressemblait-il aucunement à un repas champêtre ordinaire, où l’on oublie et où l’on perd mille ustensiles et où il y a le plus souvent confusion par la raison que chacun prétend aider aux préparatifs. C’était au contraire un véritable banquet recherché, mais il n’avait pas le charme des fêtes vraiment champêtres, qui se distinguent par une disette de verres et par l’absence totale de fourchettes. Le champagne était frappé, les gelées tremblaient au soleil, tout marchait à ravir, et si Raymond n’avait pas insisté pour renvoyer les deux hommes, qui servaient à table avec la solennité glaciale des jours habituels, le repas n’eût mérité, en aucune façon, le titre de repas champêtre. Mais une fois les deux domestiques partis, et Sigismund, très-rouge, très-poudreux, et très-bruyant, élevé à la dignité de sommelier, les choses s’améliorèrent considérablement.

Le soleil baissait lorsqu’on abandonna les reliefs du festin aux soins des deux solennels valets de pied. Le soleil baissait et la lune était levée, si pâle qu’on pouvait à peine la distinguer d’un léger nuage floconneux perdu dans un ciel d’opale. Raymond emmena Isabel par l’escalier tournant sur la plate+forme d’une tour très-élevée au pied de laquelle s’étendaient de vertes prairies et des collines verdoyantes qui remplaçaient un lac et une garenne. La lune s’argenta avant qu’ils eussent atteint la plate-forme, assez vaste pour contenir douze personnes. Roland les accompagna, cela va sans dire, et il s’assit sur un des larges créneaux de pierre, contemplant la nuit si calme et détachant son profil aussi nettement qu’un camée sur l’azur foncé du ciel. Il était silencieux et son silence causait des distractions à Isabel, qui faisait de vains efforts pour comprendre ce que lui disait Raymond et qui répondait à l’aventure de loin en loin. Ses réponses devinrent si distraites que Raymond cessa de parler et sembla tomber dans une rêverie aussi profonde que celle qui causait le silence de Lansdell.

Pour Isabel il y avait un charme mélancolique dans ce silence, qui s’harmonisait en quelque sorte avec le lieu et la température. Elle pouvait contempler le visage de Roland maintenant que Raymond se taisait, et elle ne s’en faisait pas faute ; elle regardait ce profil immobile qui devenait de plus en plus distinct sur le ciel éclairé par la lune. Quel charmant tableau si quelqu’un avait pu le peindre dans cette posture, assis sur le créneau et touchant d’une main distraite, que les rayons lunaires faisaient paraître d’un blanc mat, les festons du lierre qui montaient jusque-là. À quoi pensait-il ? Ses pensées couraient-elles vers quelque ville lointaine retrouver quelque Clotilde à l’œil noir, ou bien la duchesse aux cheveux noirs qui l’avait aimé et l’avait trompé, il y avait longtemps de cela, alors qu’il était un Étranger et qu’il racontait l’histoire de ses malheurs en vers émouvants et dans un style fiévreux, entrelardé de citations françaises et latines, et tour à tour désespéré et sarcastique ? Isabel croyait sincèrement à Clotilde et à la duchesse, et s’abîma humblement dans sa propre insignifiance en comparaison de ces vagues et splendides créatures.

Roland parla enfin ; si ses paroles avaient contenu quelque chose de raisonnable ou de simplement prosaïque il aurait pu se produire une révolution heureuse dans l’esprit d’Isabel ; mais son langage concordait heureusement avec l’endroit et l’heure, il était incompréhensible et mystérieux, — comme la nuit qui obscurcissait graduellement le ciel.

— Je pense qu’il y a un certain moment où la vie d’un homme est virtuellement finie, — dit-il. — Je pense qu’il existe une fin convenable et légitime pour la carrière de chaque homme, et que cette fin est aussi visible que la chute du rideau après le spectacle. Il continue à vivre ; c’est-à-dire qu’il mange et qu’il boit, et qu’il absorbe une certaine quantité de mètres cubes d’air pur chaque jour, peut-être pendant un demi-siècle encore, mais cela ne signifie rien. Les acteurs ne vivent-ils pas après la chute du rideau ? Hamlet rentre chez lui, soupe, morigène sa femme, et gronde ses enfants, mais l’exaltation et la passion qui ont créé le prince de Danemark se sont éteintes comme le feu de coke du foyer des acteurs. Il n’est pas douteux que cette seconde vie ne soit le châtiment, la contre-partie des quelques courtes heures dorées d’espérance et de plaisir. Je ne regrette pas que les Lansdell ne soient pas doués de longévité, Raymond ; car je crois que la pièce est jouée et que le sombre rideau est tombé pour moi !

— Hum ! — murmura Raymond, — n’y a-t-il pas quelque chose dans ce goût-là dans l’Étranger ? C’est très-joli, Roland, — cette espèce de caquetage de désespoir qui est si fort à la mode aujourd’hui ; mais ne pensez-vous pas que si vous vous leviez un peu plus tôt le matin, et que si vous passiez une heure ou deux dans vos guérets en compagnie de vos chiens et de votre fusil, afin de gagner de l’appétit pour le déjeuner, ne pensez-vous pas que vous vous en guéririez ?

Isabel regarda Raymond d’un air de reproche, mais Roland se mit à rire.

— Je crains de parler comme un fou, — dit-il ; — il m’arrive de m’en apercevoir parfois.

— Quand partez-vous pour le continent ?

— Dans un mois environ. Mais pourquoi partir ? — demanda Lansdell avec une expression de violence dans l’expression de ses paroles qui changea soudainement, — pourquoi partirais-je ? Qu’ai-je à faire ici plutôt que là ? À quoi suis-je utile dans un endroit plutôt que dans un autre ?

Il adressait ces questions au ciel autant qu’à Raymond, et le philosophe de Conventford ne crut pas utile d’y répondre. Lansdell retomba dans le mutisme qui troublait tant Isabel, et rien ne vint rompre le silence avant la voix de Gilbert qui s’éleva de la base de la tour et résonna violemment contre les parois en appelant Isabel.

— Il faut partir, — dit-elle. — Je pense que la voiture est prête à nous emmener. Bonsoir, monsieur Raymond ; bonsoir, monsieur Lansdell.

Elle tendit la main, ne sachant pas à qui elle devait l’offrir d’abord. Roland était resté immobile, mais il tressaillit violemment comme un homme qui s’éveille d’un rêve.

— Vous vous en allez ? — dit-il, — si vite !

— Si vite !… il se fait tard, je crois, — répondit Mme Gilbert, — du moins je veux dire que nous nous sommes beaucoup amusés, et que le temps a passé bien vite.

Elle pensait qu’il était de son devoir de lui dire quelque chose de ce genre, en sa qualité d’amphitryon ; puis elle rougit et devint confuse, craignant d’en avoir trop dit.

— Bonsoir, monsieur Lansdell.

— Mais je descends avec vous, dit Roland. Pensez-vous que je vais vous laisser descendre seule ces escaliers glissants, et vous laisser en danger de vous rompre le cou et de hanter éternellement la tour au clair de lune, spectre pâle vêtu de mousseline ? Voici M. Gilbert, — ajouta-t-il, comme le chapeau de George apparaissait dans l’escalier tournant ; — mais comme il est probable que je connais la tour mieux que lui, je vais me charger de vous conduire.

En disant ces mots, il lui prit la main et la guida à travers les degrés dangereux aussi soigneusement et aussi tendrement que si elle avait été un petit enfant. Sa main ne trembla pas en s’appuyant sur la sienne ; mais il lui sembla qu’une créature ailée et mystérieuse depuis longtemps emprisonnée dans son cœur rompait brusquement ses liens et s’envolait vers lui. Elle pensa que c’était peut-être son âme depuis longtemps prisonnière qui l’abandonnait pour se confondre avec la sienne. Ah ! si ce lent voyage souterrain avait pu durer éternellement, — si elle avait pu descendre, descendre avec Lansdell dans quelque abîme insondable et arriver enfin dans une caverne lumineuse, où il y aurait encore un lac éclairé par la lune, où régnerait une tranquillité céleste… et la mort ! Mais si attentif que fût Roland, la descente ne dura pas longtemps ; et pendant toute la durée du trajet on apercevait le haut du chapeau de George, luisant sous les rayons de la lune, car le médecin s’était perdu dans la tourelle et il ne descendit enfin, très-rouge et très-essoufflé, que lorsque Isabel l’appela du bas des escaliers.

Sigismund et les orphelines survinrent au même moment, Raymond avait suivi de fort près Roland et Isabel, et tous ensemble ils retournèrent à la voiture.

— N’oubliez pas demain, dit en s’adressant à tout le monde Lansdell au moment où chacun se plaçait. Je vous attends immédiatement après le service de l’après-midi. Je sais que vous êtes assidus à l’église, à Graybridge. Mais à propos, ne pourriez-vous pas venir entendre le service de l’après-midi à Mordred, l’église vaut la peine d’être vue.

On discuta quelque peu, et enfin on convint que M. et Mme Gilbert et Sigismund iraient à l’église de Mordred le lendemain dans l’après-midi ; puis on échangea force poignées de main avant que la voiture partît et disparût derrière les haies qui bordaient le chemin sinueux.

— Je veux vous mettre en voiture, ainsi que les enfants, avant de partir moi-même, Raymond, — dit Lansdell.

— Je ne m’en vais pas immédiatement, — répondit gravement Raymond. — Je veux causer un peu avec vous auparavant. J’ai quelque chose de particulier à vous dire. Madame Primshaw, — cria-t-il à l’hôtesse d’une petite auberge qui s’élevait juste en face des portes du château, charmante jeune femme au visage frais et rebondi, qui était debout sur le seuil, suivant du regard le mouvement des visiteurs, — madame Primshaw, voulez-vous prendre soin de mes petites filles et vous assurer qu’elles sont suffisamment vêtues pour le retour, tandis que je fais un petit tour avec M. Lansdell ?

Mme Primsaw déclara que rien ne pouvait lui causer un plus grand plaisir que de veiller à la toilette des jeunes filles. Les orphelines traversèrent alors le chemin éclairé par la lune, très-heureuses de se mettre à l’abri dans la plus charmante salle commune toute rose et toute lumineuse du reflet d’un petit feu qui brillait dans la grille la plus coquette qui ait jamais orné une maison de poupée.

Lansdell et Raymond s’éloignèrent par la route solitaire, à l’ombre des murs du château, et pendant quelques minutes, ni l’un ni l’autre ne parla. Roland ne montrait ni curiosité, ni intérêt pour cette chose que Raymond avait à lui dire, mais il y avait dans la manière dont il redressait la tête une expression boudeuse et entêtée, et dans la fixité de ses traits quelque chose qui faisait mal augurer de la douceur de l’entretien.

Peut-être Raymond vit-il ces signes et se trouva-t-il assez embarrassé pour entamer la conversation. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il commença, ce fut d’une façon très-abrupte, car il fit ce qu’on peut appeler un plongeon de conversation.

— Roland, — dit-il, — cela ne peut pas durer ainsi.

— Quoi ? demanda froidement Lansdell.

— Je n’ai pas la prétention d’être votre mentor, — répondit Raymond, — non plus que de m’arroger le droit de vous faire des remontrances ou de vous indiquer ce que vous avez à faire. Le lien de parenté qui existe entre nous est fort léger ; bien que, puisque je parle de cela, Dieu sache que je ne pourrais guère vous aimer plus tendrement si j’étais votre père. Mais si j’étais votre père, je ne crois pas que vous m’écouteriez ou que vous feriez attention à moi. C’est ce qui arrive le plus souvent dans des cas identiques. J’ai quelque expérience, Raymond, et je ne sais que trop l’inanité des conseils dans ces occasions. Mais je ne saurais vous voir prendre la mauvaise route sans vous crier gare et dans l’intérêt de ce pauvre diable d’honnête homme qui est là-bas, il faut que je parle. N’avez-vous pas conscience du mal que vous faites ? N’avez-vous pas connaissance du gouffre insondable de péché, de souffrances, de honte, et d’horreur que vous creusez sous les pieds de cette jeune femme insensée ?

— Diable ! Raymond, — s’écria Roland avec un éclat de rire, rire qui sonnait faux, semblable à cette joie vide et factice dont un homme fait accueille toujours le récit de quelque vieille histoire qui lui était familière dans son enfance, diable ! Raymond, vous devenez aussi obscur qu’un poète moderne ! À qui en avez-vous ? De quel pauvre diable parlez-vous ? où est cette femme insensée et de quoi s’agit-il, en un mot ?

— Roland, soyons francs entre nous, au moins. Vous rappelez-vous m’avoir dit une fois que, bien que vous eussiez perdu une à une vos illusions les plus brillantes, l’honneur était sauf, — pauvre étoile indistincte et bien pâle comparée à ces autres flambeaux qui s’étaient éteints dans l’obscurité, mais dont l’éclat suffisait à vous retenir dans le droit chemin ? Cette dernière lueur est-elle partie avec le reste, Roland, mon pauvre malheureux enfant, — vous que j’aime comme mon propre fils ? — un jour viendra-t-il où j’aurai à rougir du fils unique d’Anna Lansdell ?

Le nom de sa mère avait toujours un charme puissant pour Roland. Sa tête si fièrement levée retomba tout à coup et il marcha quelque temps sans répondre. Raymond se taisait lui aussi. Il avait tiré quelque bon augure du changement de manière du jeune homme et se gardait de troubler le courant de ses pensées. Quand, enfin, Roland releva la tête, il se tourna et regarda son ami et son parent bien en face.

— Raymond, — dit-il, — je ne suis pas un homme vertueux (il aimait fort à faire cette déclaration et j’imagine qu’il croyait atténuer par ce procédé ses nombreux naufrages) ; je ne suis pas un sage, mais je ne suis pas un hypocrite. Je ne mentirai donc point ; je ne chercherai pas à vous tromper. Peut-être y a-t-il quelque raison pour ce que vous venez de me dire, ou mieux, y en aurait-il si j’étais un tout autre homme. Mais, dans le cas présent, je vous jure que vous vous trompez. Je n’ai pas creusé de fosse dans laquelle les pas d’une femme innocente viendront se perdre. Je n’ai pas comploté de trahison contre le pauvre diable d’honnête homme qui est là-bas. N’oubliez pas que je ne prétends pas être exempt de tout blâme. J’ai admiré Mme Gilbert comme on admire une jolie enfant, je me suis laissé amuser par son joli bavardage sentimental, je lui ai prêté des livres, et je me suis occupé d’elle, peut-être un peu plus que de raison. Mais je n’ai rien fait de parti pris. Je n’ai pas suivi un seul instant un plan préconçu, et je n’ai pas même mêlé son image avec le moindre rêve de… de… d’une forme tangible quelconque. Je me suis mis dans une position dangereuse, ou dans une position qui pourrait être dangereuse pour un autre homme, mais j’en puis sortir aussi aisément que j’y suis entré. Je quitterai le Midland le mois prochain.

— Mais demain les Gilbert dînent avec vous à Mordred ; et pendant tout ce mois-ci vous aurez mille occasions de revoir Mme Gilbert, de lui prêter d’autres livres, et de vous occuper d’elle, et ainsi de suite. Ce n’est pas que je vous soupçonne, Roland ; je n’ai pas si mauvaise idée de vous que je mette votre honneur en doute à cette occasion. Mais vous faites du mal ; vous tournez la tête à cette folle enfant. Ce n’est pas une bonne action de lui prêter des livres, de l’inviter à Mordred pour lui faire entrevoir, un instant, une existence qui ne peut pas lui appartenir. Si vous voulez faire le bien et élever le niveau de son existence, faites-la votre dame de charité, confiez-lui une centaine de livres à distribuer par an parmi les malades nécessiteux de son mari. Cette pauvre et faible enfant se meurt faute d’un devoir à remplir sur cette terre ; faute d’une tâche obligatoire qui l’occupe au jour le jour, ou faute d’un lien entre elle et son mari. Roland, je crois fermement que vous êtes un homme de cœur et d’esprit, digne d’être l’orgueil d’un vieux garçon. Mon cher enfant, donnez-moi le droit d’être plus fier encore que je ne l’ai jamais été. Quittez le Midland demain matin. Il vous sera facile d’imaginer quelque excuse. Allez-vous-en demain, Roland.

— Je vous le promets, — répondit Lansdell après un moment de silence. — Je partirai, Raymond, répéta-t-il en serrant la main de son ami. — Peut-être me suis-je égaré un instant, mais il suffit de la voix d’un homme de cœur comme vous pour me remettre en bon chemin. Je quitterai le Midland demain, Raymond, et je ne reviendrai pas de longtemps.

— Dieu sait le chagrin que je ressens de vous perdre, mon enfant, dit Raymond avec quelque émotion ; mais je sens que c’est la seule chose qui vous reste à faire. Je me suis parfois surpris à penser, avant que Gilbert offrît sa main à Isabel, que vos deux natures se seraient accordées, et j’ai eu un instant le désir…

Raymond s’interrompit brusquement, sentant que son discours s’égarait.

Mais Roland ne fit pas attention à cette malencontreuse réflexion.

— Je partirai demain, — répéta-t-il. — Je suis très-heureux que vous m’ayez parlé, Raymond, et je vous remercie de tout mon cœur de l’avis que vous m’avez donné ce soir. Je partirai demain.

Puis son esprit retourna à ses études enfantines dans le domaine de l’histoire légendaire des Romains, et il se demanda ce que Marcus Curtius ressentait lorsqu’il se fut résolu à faire le saut qui l’a rendu fameux. Enfin, passant brusquement de l’histoire ancienne à l’histoire moderne, il pensa à la douce Louise de La Vallière courant se cacher dans un couvent et ne réussissant qu’à faire disperser aux vents du ciel, comme un bouquet d’anémones sauvages, ses pensées immaculées et ses chastes désirs — ne réussissant qu’à faire fouler aux pieds, par un jeune roi impétueux, ses saintes résolutions.