La Femme du docteur/24

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 74-87).

CHAPITRE XXIV.

GWENDOLINE FAIT SON DEVOIR.

Mme Gilbert resta chez elle toute la journée qui suivit sa séparation d’avec Roland. Elfe resta dans le parloir obscur, lut un peu, se mit un instant au piano, et esquissa quelques portraits de profil de Lansdell, affreusement noirs et langoureux, avec des yeux d’une dimension impossible. Elle travailla un peu, se mit les doigts en sang et emmêla éperdûment son fil ; enfin elle laissa le feu s’éteindre deux ou trois fois, ce qui lui arrivait très-souvent, au grand déplaisir de Mathilda. La courageuse et fidèle suivante vint dans le parloir vers les deux heures, apportant une petite assiette de pâtisseries et un verre d’eau pour le frugal déjeuner de sa maîtresse ; et trouvant la grille noire et vide pour la seconde fois de la journée, elle alla chercher un petit fagot et une boîte d’allumettes, et s’agenouilla d’un air de mauvaise humeur très-visible pour rallumer les escarbilles.

— Je suis fâchée d’avoir encore une fois laissé éteindre le feu, Mathilda, — dit Isabel avec douceur. — Je pense qu’il doit y avoir quelque chose qui ne marche pas dans la grille, car le feu s’éteint toujours.

— Du temps de la mère de George, il ne s’éteignait pas, — répondit Mathilda d’un ton assez sec, — et pourtant c’était la même grille. Mais ma chère jeune maîtresse passait sa journée dans ce fauteuil, cousant, cousant, cousant les devants de chemise du docteur, et le feu était toujours bien allumé et bien agréable lorsqu’il rentrait. C’était une femme des plus casanières, — continua la femme de charge d’un ton rêveur, — et c’était très-rare quand elle sortait ailleurs que dans le jardin, excepté en été quand le docteur la menait promener. Elle n’aimait pas à sortir seule, la chère âme ; car il y avait tout autour de Graybridge quantité de jeunes gentillâtres qui l’auraient volontiers suivie et qui lui auraient parlé, sans se soucier de faire causer sur elle les mauvaises langues de Graybridge, si elle avait voulu les laisser faire. Mais jamais il ne lui arriva rien de pareil ; elle était heureuse toute la sainte journée de rester à la maison, travaillant pour son mari et toujours prête à courir à la porte quand elle entendait son pas au dehors… Que Dieu la bénisse !

Le visage de Mme Gilbert devint écarlate, tandis qu’elle contemplait une feuille de papier sur laquelle les mots : « désespoir » et « espoir, » et « soupir, » et « mourir, » rimaient vaille que vaille. Ah ! ceci faisait partie de la honte dont Roland avait parlé. La première personne venue avait le droit de la réprimander, et à chaque instant on lui jetait à la figure les perfections de la défunte. Comme si elle ne désirait pas être morte et en repos, regrettée et non chapitrée, lamentée plutôt que calomniée et grondée. Ces gens vulgaires mettaient leurs mains brutales sur la coupe du bonheur et en transformaient le contenu en eaux amères de la honte. Ces gens de rien s’arrogeaient le droit de la juger, et changeaient les passages poétiques les plus purs et les plus brillants de sa vie en une prosaïque nomenclature de malheurs. L’éclat du Koh-i-noor eût été terni par l’attouchement de mains aussi viles. Comment ces gens pouvaient-ils lire dans son cœur ou comprendre son amour pour Roland ? Vraisemblablement, la majestueuse dame des bords du Rhin, priant dans son couvent, avait été calomniée et déchirée par de vulgaires mendiants, qui, passant sur la route inférieure, avaient vu le chevalier-ermite assis à la porte de sa retraite et contemplant avec tendresse la prison où était enfermé son amour perdu.

Telles étaient les pensées qui s’élevaient dans l’esprit d’Isabel et elle se sentit très-colère et très-indignée de l’audace de l’excellente femme qui s’était permis de lui faire de la morale. Elle repoussa les pâtisseries et s’approcha de la fenêtre, inquiète et irritée. Mais le trouble disparut en un instant quand elle aperçut une dame dans sa voiture qui s’approchait lentement de la porte, — une dame couverte de fourrures brunes, coiffée d’un chapeau de velours violet orné de plumes tombantes, et qui examinait la maison comme si elle eût été incertaine de son identité. La dame était la fille de lord Ruysdale et la voiture était un petit panier-à-salade fort bas, attelé d’un vigoureux poney bai, et sur le siège de derrière duquel était un groom vêtu d’une livrée bleu foncé fort élégante. Mais quand bien même ce simple équipage eût été le char féerique de la reine Mab en personne, Mme Gilbert n’aurait pas paru plus abattue et plus stupéfaite. Le domestique, sur un ordre de sa maîtresse, descendit de son siège et sonna à la porte du médecin, puis Gwendoline ayant aperçu Isabel à la fenêtre et l’ayant saluée d’une hautaine inclinaison de tête, abandonna les rênes à son groom et mit pied à terre.

Pendant ce temps, Mathilda avait ouvert la porte. La visiteuse passa brusquement à côté d’elle dans l’étroit vestibule, puis entra dans le parloir, où elle trouva la femme du médecin jouant nerveusement avec une petite broderie dont les seuls progrès étaient de devenir de plus en plus malpropre sous les doigts oisifs d’Isabel.

Ah ! quel endroit sombre et misérable c’était toujours que ce parloir de Graybridge ! et comme il paraissait doublement sombre ce jour-là, en présence de Gwendoline, richement et pompeusement vêtue de velours violet et de fourrures russes, les teintes dorées de sa chevelure contrastant avec les ombres bleu foncé de la garniture de son chapeau. Mme Gilbert plia presque sous le poids de toute cette splendeur aristocratique. Elle avança un fauteuil à sa visiteuse, et d’une voix tremblante invita Gwendoline à s’asseoir. Il y avait une teinte de snobisme dans la crainte respectueuse que lui inspirait la séduisante fille du comte. Gwendoline n’était-elle pas l’incarnation de toutes ses puériles rêveries du beau ? Il y avait bien longtemps déjà, dans le jardin de Camberwell, elle avait imaginé une créature semblable, et elle était frappée de terreur et toute tremblante par son éclatante présence. Puis il y avait d’autres raisons pour lesquelles elle pouvait trembler et pâlir. Gwendoline ne pouvait-elle pas être venue pour annoncer son prochain mariage avec Lansdell, et écraser devant elle la malheureuse enfant sous une folie et un désespoir violents et inattendus ? Isabel sentait que quelque calamité la menaçait, et elle restait pâle et silencieuse, attendant avec douceur le prononcé de sa sentence.

— Veuillez vous asseoir, madame, — dit Gwendoline. — Je désire causer un instant avec vous. Je suis très-heureuse de vous avoir trouvée chez vous, et seule.

Elle parlait avec affabilité, mais sa douceur avait une froideur majestueuse qui se glissa comme de la glace fondante dans les veines d’Isabel et lui figea le sang.

— Je suis plus âgée que vous, madame, — dit Gwendoline après un silence et en hésitant un peu à faire cette confession : — je suis plus âgée que vous, et si je vous parle de telle sorte, que vous puissiez voir une indiscrète immixtion dans vos affaires, j’espère que vous voudrez bien croire que je ne cède qu’au désir de vous être utile.

Le cœur d’Isabel, en entendant ces paroles, s’enfonça plus profondément encore dans le gouffre de la terreur. Toute sa vie elle n’avait vu sortir que des choses déplaisantes de ce désir de lui être utile ; — sans parler des premiers temps où sa belle-mère lui avait administré de salutaires corrections, et des purgatifs, avec une intention non moins bonne pour ses progrès moraux et physiques. Elle regarda Gwendoline avec frayeur et vit que le beau visage saxon de sa visiteuse était presque aussi pâle que le sien.

— Je suis plus âgée que vous, madame… — répéta Gwendoline, — et je connais mon cousin Roland beaucoup mieux qu’il n’est possible que vous le connaissiez.

À ce nom chéri, à ce nom sacré, qui dans l’idée d’Isabel n’aurait dû être prononcé qu’à voix basse et mesurée, comme un tendre passage marqué pianissimo en musique, le trop sensible cœur de la folle enfant tressauta. Elle devint écarlate et joignit les mains, tandis que des larmes lui montaient lentement aux yeux.

— Je connais mon cousin mieux que vous ne pouvez le connaître. Il y a certaines femmes, madame, qui vous condamneraient sans vous entendre et qui regarderaient leurs lèvres comme souillées rien qu’en prononçant votre nom. Il y a beaucoup de femmes dans ma position qui se tiendraient à l’écart et vous abandonneraient à votre sort. Mais j’ai l’habitude de ne prendre en tout conseil que de moi-même. J’ai entendu M. Raymond parler très-favorablement de vous ; je ne saurais vous juger aussi sévèrement que le monde vous juge ; et je ne puis croire que vous soyez ce que vos voisins prétendent.

— Mon Dieu ! mais que disent-ils donc de moi ? — s’écria Isabel, agitée d’une crainte vague, une crainte ignorante de quelque péril mortel absolument nouveau pour elle et cependant imminent. — Quel crime ai-je commis qu’ils pensent mal de moi… que peuvent-ils dire… que peuvent-ils dire ?…

Ses yeux étaient obscurcis de larmes qui lui interceptaient la vue du sévère visage de Gwendoline. Elle était encore si enfant qu’elle ne fit aucun effort pour cacher sa terreur et sa confusion. Elle découvrit tous les puérils secrets de son cœur devant ces regards cruels.

— Le monde dit que vous êtes infidèle à un mari aimant et confiant, — répondit la fille de lord Ruysdale avec un calme impitoyable ; que vous lui êtes infidèle de pensée et d’intention, sinon de fait, depuis que vous avez rappelé mon cousin ici et que vous êtes toute prête à partir avec lui comme sa maîtresse dès qu’il lui plaira de dire : « Venez ! » Voilà ce que l’on dit de vous ; et vous n’avez donné que trop de motifs à ces soupçons. Pensez-vous que quelque chose puisse rester secret à Graybridge ? Pensez-vous que vos actions, vos pensées même puissent échapper aux regards scrutateurs des gens de province qui n’ont rien de mieux à faire que de surveiller les actions de leurs voisins ? — demanda Gwendoline avec amertume.

Hélas ! elle-même savait que son nom avait servi de sujet à mille cancans ; et que le grand désappointement que la mort de lord Heatherland lui avait fait éprouver, son âge, et la diminution de ses chances de gros lot à la loterie matrimoniale avaient été ouvertement discutés dans tous les ménages de la petite ville provinciale.

— Les gens de province découvrent tout, madame, — continua-t-elle. — Vous avez été suivie dans vos rencontres et dans vos promenades sentimentales avec M. Lansdell, et vous devez vous estimer très-heureuse que nulle personne officieuse n’ait pris la peine d’en informer votre mari.

Pendant tout ce temps, Isabel avait pleuré, amèrement pleuré, la tête penchée sur ses mains croisées ; mais, à la grande surprise de Gwendoline, elle la releva et regarda son accusatrice avec une expression d’indignation, sinon de défi.

— J’ai dit à George chaque… presque chaque fois que j’ai rencontré M. Lansdell, — s’écria-t-elle, — et George sait qu’il me prête des livres. Il lui plaît que j’aie des livres… des livres bons et instructifs, — dit Mme Gilbert étouffant ses sanglots de son mieux, — et je n’ai jamais pensé que quelqu’un pourrait être assez méchant pour imaginer qu’il y avait du mal dans ces rencontres. Je ne crois pas que personne ait jamais rien dit à Béatrice Portinari, bien qu’elle fût mariée, et que Dante l’aimât tendrement. Tout ce que je désirais, c’était le voir de temps en temps et l’entendre parler ; et il s’est montré très-bon, excessivement bon pour moi.

— Bon pour vous ! s’écria dédaigneusement Gwendoline. Connaissez-vous la valeur d’une bonté comme la sienne ? Avez-vous jamais entendu dire qu’il en soit arrive quelque bien ? Des bontés pareilles ont-elles jamais produit autre chose que l’angoisse, le malheur, et l’humiliation ? Madame Gilbert, vous parlez comme une enfant, ou bien comme une hypocrite. Savez-vous quelle a été la vie de mon cousin ? Savez-vous qu’il n’a pas de religion et qu’il fait rougir ses amis par des opinions qu’il ne prend pas la peine de cacher ? Savez-vous que son nom a été accolé avant vous à celui de femmes mariées ? Êtes-vous assez sotte pour penser que le nouveau caprice qu’il a pour vous soit autre chose que la fantaisie d’un homme du monde oisif et corrompu, qui est tout prêt à jeter la désolation dans le ménage le plus uni de toute l’Angleterre rien que pour avoir une nouvelle émotion, un nouvel aliment à la vanité qu’une foule de femmes insensées lui font tirer de son vice principal !

— Sa vanité !… — s’écria Mme Gilbert. — Oh ! lady Gwendoline, comment pouvez-vous dire qu’il est vaniteux ? C’est vous qui ne le connaissez pas : Ah ! si vous saviez comme il est bon, noble et généreux ! Je sais qu’il n’essayera jamais de me faire rougir par le moindre geste ou la moindre pensée. Pourquoi ne l’aimerais-je pas, comme on aime les étoiles qui sont si belles et si loin de nous ? Pourquoi ne lui vouerais-je pas le culte d’Héléna pour Bertram, de Viola pour Zanoni ? Les mauvaises gens de Graybridge peuvent dire ce qui leur plaira ; et s’ils disent la moindre des choses sur mon compte à George, je lui dirai la vérité ; et puis… et puis… si j’étais catholique, je me réfugierais dans un couvent comme Hildegonde ! Ah ! milady, vous ne comprenez pas un amour comme le mien ! — ajouta Isabel, regardant la fille du comte avec un air de supériorité superbe dans sa simplicité.

Elle était fière de son amour qui était si loin de la portée des gens vulgaires. Il est encore possible qu’elle tirât quelque fierté du scandale qui s’attachait à elle. Toute sa vie elle avait aspiré à la gloire du martyre et voici qu’elle était exaucée. La couronne ardente était descendue sur son front ; elle prit une pose digne, afin de la supporter convenablement, et se demanda si cet ornement lui seyait.

— Je comprends seulement que vous êtes une jeune personne très-folle, — répondit froidement Gwendoline, — et que j’ai été bien sotte de m’inquiéter pour vous. Je regardais de mon devoir de faire ce que j’ai fait et, dorénavant, je me lave les mains de vous et de vos affaires. Allez donc votre chemin et ne craignez pas que je m’occupe de nouveau de vous. Il est radicalement impossible que j’aie rien de commun avec la maîtresse de mon cousin.

Elle lança ce mot cruel à la femme du médecin et partit en faisant bruire sa jupe soyeuse dans l’étroit vestibule. Isabel entendit la voiture s’éloigner et alors elle tomba à genoux, pour sangloter et se lamenter sur sa destinée. Ce dernier mot l’avait touchée au cœur. Il détruisait toute la poésie de sa vie, il mettait devant elle dans sa signification la plus étendue la portée de sa position. Si elle rencontrait Roland sous le chêne de lord Thurston, si elle se promenait avec lui dans les prairies dont sa présence faisait un paradis, le monde, le monde ignorant et vulgaire, complètement incapable de la comprendre ou de comprendre son amour, dirait qu’elle était sa maîtresse. Sa maîtresse !… À quelles femmes avait-elle vu appliquer ce mot ? Que devenaient Béatrice Portinari, et Viola, et Leila, et Gulnare, et Zélica ? Elle vit surgir devant elle les visions de toutes ces créatures aimables et séduisantes, et, à côté d’elles, en lettres de feu, brillait le mot odieux qui changeait son culte de dévouement platonique, son idolâtrie puérile et sentimentale, en honte et en crime.

— Je le verrai demain et je lui dirai adieu, — pensait-elle. — Je lui dirai adieu pour toujours, bien que mon cœur doive en être brisé !… Ah ! combien je voudrais qu’il se brisât quand je dirai ce mot cruel !… Et jamais, jamais, jamais je ne le reverrai. Je sais maintenant ce qu’il entendait par honte et humiliation ; je puis comprendre maintenant tout ce qu’il me disait.

Ce soir-là, Mme Gilbert eut une de ses migraines, et le pauvre George fut obligé de dîner seul. Il monta une ou deux fois dans la soirée pour voir sa femme et la trouva tranquillement couchée dans sa chambre faiblement éclairée, le visage tourné contre le mur. Elle lui tendit la main comme il se penchait sur elle, et de ses doigts fiévreux pressa la main robuste de son mari.

— Je crains bien de m’être montrée parfois négligente envers vous, George, — dit-elle, — mais cela ne m’arrivera plus. Je n’irai plus faire ces longues promenades qui vous ont fait attendre votre dîner, et si vous voulez qu’on vous fasse de nouvelles chemises, — vous avez dit l’autre jour que les vôtres étaient presque usées, — je vous les ferai volontiers moi-même. J’aidais à faire celle de mes frères, et je ne pense pas que je sois aussi maladroite aujourd’hui qu’autrefois. Et puis, George, Mathilda parlait aujourd’hui de votre mère, et je voulais vous demander de quelle maladie elle était morte.

Gilbert caressa la main de sa femme et la reposa doucement sur la couverture.

— C’est un triste sujet, ma chère enfant, — dit-il, — et je ne pense pas que cela nous fasse du bien à l’un ou à l’autre de nous entretenir là-dessus. Quant aux chemises, ma chère amie, tu es fort aimable de te proposer pour les faire ; mais je doute que tu t’en tires aussi bien que l’ouvrière de Wareham qui a fait les dernières. Elle est très-raisonnable, et, de plus, elle est infirme, la pauvre femme ; de sorte qu’il y a une sorte de charité à l’occuper. Allons bonsoir, Izzie ; tâche de dormir et ne te casse pas la tête inutilement.

Il s’éloigna, et Isabel écouta Ses épaisses bottines craquer sur les marches de l’escalier, puis dans la direction du laboratoire. Il venait de cet endroit avant sa visite à sa femme, et il laissait derrière lui une vague odeur de pharmacie. Ah ! comme cette odieuse odeur de séné et de fleurs de camomille évoquait un magique parfum exotique qui avait flotté de ses cheveux vers elle un certain jour qu’il baissait la tête pour écouter son bavardage ! Et maintenant le séné et la camomille devaient embaumer son existence. Elle ne devait plus jouir de cette double existence mystique, de ces délicieux coups d’œil sur le pays des songes, qui balançaient la tristesse du monde vulgaire qui l’entourait.

Si elle avait pu mourir et que tout eût été fini ! Il y a dans la vie, certains moments pendant lesquels la vie semble l’unique issue d’un affreux labyrinthe de chagrin et d’horreur. Je crois qu’il n’y a que les gens d’esprit très-faible, — créatures pleines de doute et d’hésitation, comme Hamlet, prince de Danemark, — qui souhaitent la mort et tranchent facilement toutes les difficultés ; mais Isabel n’était en aucune façon un esprit fort, et elle pensait avec un sentiment d’envie plein d’amertume à telle ou telle vulgaire femme jeune qu’elle avait vue languir et s’éteindre de la très-intéressante maladie des poumons, tandis qu’elle aspirait si inutilement après ce grand remède qui eût si sûrement mis fin à toute affection cruelle. Mais il y avait quelque chose, — une chose au monde qui valait encore l’ennui et la fatigue de l’existence, — l’entrevue avec lui, — cette entrevue devait être en même temps une éternelle séparation. Elle le reverrait encore une fois ; il la regarderait avec un regard mystérieux, — les yeux de Zanoni lui-même pouvaient à peine être plus mystiquement sombres et profonds. Elle le verrait, et peut-être ce singulier mélange de joie et de souffrance serait-il plus fatal qu’un mal terrestre et tomberait-elle morte à ses pieds, regardant jusqu’au dernier moment la sombre splendeur de son visage, mourant sous le charme de sa voix douce et harmonieuse. Puis, avec un frisson, elle se rappela ce que Gwendoline avait dit de son demi-dieu : « Dissolu et irréligieux ; vaniteux et égoïste ! » Oh ! calomnie, cruelle calomnie !… Calomnie de femme jalouse, peut-être, de femme qui l’avait aimé et qui avait été dédaignée. La femme du médecin ne voulait croire à aucun des blasphèmes prononcés contre son idole. De ses lèvres seulement pouvaient venir les paroles assez puissantes pour détruire ses illusions. Elle resta éveillée toute la nuit, pensant à son entrevue avec Gwendoline, repassant sans cesse la scène entière, entendant les paroles cruelles retentir à ses oreilles, avec une fréquence lamentable pendant les lentes heures de l’obscurité. Enfin parut le pâle et triste crépuscule printanier, et Mme Gilbert s’endormit au moment où l’heure de se lever allait bientôt sonner.

Ce matin-là le docteur déjeuna seul, comme il avait dîné la veille. Il recommanda qu’on ne dérangeât pas Isabel. Un repos prolongé était ce qu’il y avait de meilleur pour la migraine de sa femme, dit-il à Mathilda ; ce à quoi la bonne femme ne répondit que par une sorte de reniflement, accompagné d’un mouvement de tête suivi d’un soupir plaintif, toutes choses qui furent inaperçues du médecin.

— Les femmes qui ont des migraines qui les retiennent au lit quand elles devraient assister aux repas de leur mari, ne devraient pas se marier, — fit remarquer Mathilda avec assez de sens, en reportant à la cuisine les ustensiles du déjeuner. — Je viens d’apprendre tout à l’heure qu’il est revenu au château hier soir très-tard et je parierais qu’elle sortira pour aller le voir cette après-midi, William.

Jeffson, qui fumait sa pipe du matin au coin du feu dans la cuisine, hocha la tête avec un air mélancolique en entendant la remarque de sa femme.

— C’est une mauvaise affaire, Tilly, — dit-il, — une mauvaise affaire d’un bout à l’autre. Si c’était un homme de cœur, il s’éloignerait du pays et dédaignerait de détourner une pauvre et naïve jeune femme comme celle-là. Ces livres de poésie et autres du même genre, qu’elle est toujours à lire, lui ont depuis longtemps tourné la tête plus d’à moitié, et il ne fallait plus qu’un joli monsieur comme lui pour la lui tourner tout à fait. Je me rappelle ce que je dis à M. George la première fois que je la vis ; et je puis encore voir son visage maintenant, Tilly, comme je le vis alors, avec son regard fixe et perdu dans l’éloignement. Ce jour-là, ma fille, je savais ce que je sais encore mieux maintenant : que ces deux êtres-là ne s’accorderaient jamais ensemble. Ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Je m’étonne parfois et me demande comment il se fait qu’un homme s’inquiète lorsqu’il choisit de nouvelles bottes de savoir si elles sont bien faites et si elles ne le blesseront pas, avant de les prendre, et que le même homme se marie avec autant d’insouciance et de légèreté que s’il n’y avait pas la plus petite chance que sa femme ne lui convînt pas. Je ne nierai pas que je ne fus d’abord pris à ta bonne mine, ma fille, — ajouta Jeffson avec une galanterie diplomatique, — mais ce ne fut pas pour cela que je te demandai pour être ma fidèle épouse, mon amie et ma compagne à travers cette existence périssable et ses tourments multiples.