La Femme du docteur/33

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 212-231).

CHAPITRE XXXIII.

CHOSE PROMISE, CHOSE DUE.

La lune se levait lentement derrière une noire ceinture de feuillages épais, — majestueux rempart d’ormes et de hêtres qui séparaient le domaine de lord Ruysdale du reste du monde, — au moment où Roland traversait la pelouse et s’enfonçait dans les plus sombres profondeurs du parc. À Lowlands on ne voyait pas de coquettes clairières, ni de cascades romanesques, aucun des effets merveilleux du jardin-paysager qui embellissait le Prieuré de Mordred. Les comtes de Ruysdale avaient été plus ou moins en retard sur leur époque depuis un siècle et demi environ, et le domaine qui entourait le vieux château de briques rouges n’était qu’une forêt touffue où les daims paissaient tranquillement, sans être inquiétés par le travail impitoyable du progrès et du raffinement modernes.

L’aspect sauvage et désert de ces lieux convenait ce soir-là à la disposition d’esprit de Roland. D’abord il avait marché très-rapidement, courant presque de temps en temps ; tant son désir d’atteindre l’endroit où il trouverait de quoi confirmer son désespoir était fiévreux et insensé. Mais tout à coup, lorsqu’il se fut éloigné quelque peu du château, et que la lumière qui éclairait les fenêtres du salon de Gwendoline lui fut cachée par l’épaisseur des arbres, il s’arrêta soudain et s’appuya contre un arbre, défaillant et presque haletant. Pour la première fois il s’arrêta, pensant à ce qu’il avait entendu. La tempête de rage, le sentiment furieux de la fierté blessée, avaient si complètement pris possession de son cœur qu’ils avaient balayé tout autre sentiment plus doux, comme les fleurs qui croissent aux flancs d’une montagne volcanique peuvent être dispersées par les ruisseaux de lave qui les recouvrent. Pour la première fois il s’arrêta un instant pour réfléchit sur ce qu’il avait entendu. Était-il possible que ce fût vrai ? Cette femme l’avait-elle trompé ? — cette femme pour laquelle il avait oublié les leçons de toute sa vie, cette femme aux pieds de laquelle il avait sacrifié cette philosophie commode qui trouvait une armure impénétrable au chagrin dans l’indifférence suprême de toute chose au monde, — cette femme pour laquelle il avait consenti à reprendre le pénible héritage de l’humanité, la faculté de souffrir ?

— Ainsi, après tout, elle est comme les autres, — pensait-il, — un peu plus vile, peut-être. Et moi qui ai désappris tant de choses pour elle. J’ai anéanti l’expérience de dix années afin de pouvoir croire à la sorcellerie de ses yeux noirs. Moi qui ai passé ma vie à Londres, à Paris, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, j’avais passé l’éponge sur tous les mauvais souvenirs de ma mémoire, afin de pouvoir écrire mon nom sur des pages immaculées ; et maintenant je suis furieux après elle, — après elle, pauvre créature faible, qui ne fait qu’être fidèle à sa nature, quand elle se montre vile et fausse. Je suis furieux après elle, comme si elle était responsable, et qu’elle pût être autre chose que ce qu’elle est. Et cependant il y a d’honnêtes femmes au monde, — pensait-il tristement. — Ma mère était honnête. J’ai pensé quelquefois à ce qui aurait pu arriver si je l’avais connue du vivant de ma mère. Je me suis même représenté mentalement ces deux femmes heureuses ensemble et s’aimant réciproquement. Dieu me pardonne ! Et après tout son joli bavardage sur le platonisme et la poésie, elle me trahit pour courir une basse intrigue et donner des rendez-vous dans un cabaret.

Dans toute sa colère contre la femme du médecin, nulle pensée du tort bien plus grand que celle-ci faisait à son mari n’entra dans l’esprit de Lansdell. C’était lui, Roland, qui était trahi ; c’était lui dont l’amour était outragé, dont l’orgueil était traîné dans la poussière. L’idée qu’il y avait un homme, couché et gravement malade à Graybridge, qui devait sentir à plus juste titre la trahison d’Isabel et s’en venger sur le misérable inconnu, pour l’amour duquel elle était avilie et coupable, ne vint pas un instant à ce jeune homme furieux. Depuis longtemps déjà il avait contracté l’habitude d’oublier l’existence de Gilbert ; il avait résolûment chassé de son esprit l’image du médecin de Graybridge depuis son retour dans le Midland, c’est-à-dire depuis que la mauvaise action qu’il préméditait contre Gilbert avait pris une marche délibérée et persistante, conduisant à une conclusion prévue. Voilà ce qu’il avait fait, et, insensiblement, il lui était devenu très-facile d’oublier un homme aussi insignifiant et aussi peu gênant que le naïf médecin de campagne, dont le seul crime était d’avoir épousé une jolie femme.

Aussi maintenant c’était à ses propres griefs, et à ses griefs seulement, que pensait Lansdell. Toutes les circonstances de la visite d’Isabel au château lui revenaient. Que dis-je ? Avaient-elles un instant quitté son esprit, excepté pendant ce court intervalle de colère qui avait fait un chaos de son cerveau ?

— L’argent qu’elle m’a demandé était pour cet homme, évidemment ! — pensait-il. — Pour qui pourrait-il être ? Pour quelle autre personne serait-elle venue demander de l’argent, à son amant dédaigné, au milieu de la nuit et avec toutes les circonstances misérables d’une action secrète et coupable ? Si elle avait eu besoin d’argent pour une cause légitime — pour quelque dette ou pour quelque embarras de femme — pourquoi ne m’aurait-elle pas écrit hardiment pour me demander la somme qu’il lui fallait ? Elle devait savoir que ma bourse était à sa disposition dès qu’elle en aurait besoin. Mais lorsqu’elle vient secrètement, tremblant comme une coupable, se compromettant et me compromettant par une visite au milieu de la nuit, n’osant pas m’avouer le motif qui lui fait demander cet argent, répondant à mes questions précises avec hésitation ou en les éludant ! Quelle conclusion tirer de sa conduite, sinon celle que je tire ? Et cependant, ce matin encore, j’avais foi en elle. Je pensais que cet argent était destiné à un parent. Un parent !… Quel parent pourrait-elle aller voir, seule, secrètement, à une heure avancée, dans un endroit comme le Ravin de Nessborough ? Elle qui jamais, pendant toute la durée de nos relations, n’a prononcé le nom d’un être vivant lui étant apparenté, à l’exception de celui de sa belle-mère ! et, tout à coup, il survient quelqu’un… quelqu’un à qui il faut cinquante livres, non pas sous forme d’un chèque qui pourrait servir à retrouver la personne qui l’encaisserait. Je n’ai pas oublié cette circonstance ; je n’ai pas oublié qu’elle a refusé le chèque que je lui offrais pour la somme qu’elle désirait. Rien que cela suffirait pour donner un air de mystère à l’affaire, et le rendez-vous surpris par Raymond explique le reste. Cet individu est quelque ancien amant ; un admirateur oublié d’une époque écoulée qui survient maintenant menaçant et dangereux, et qui ne consent à s’éloigner qu’à prix d’argent. Oh ! honte ! honte ! honte sur elle ! honte sur ma folie ! Et moi qui la prenais pour une enfant naïve qui avait brisé le cœur d’un homme par ignorance !

Il marchait lentement, cette fois, la tête baissée, ne cherchant plus à couper court à travers les taillis, mais suivant machinalement un sentier serpentant, tracé par les pieds paresseux dès paysans sur l’herbe.

— Pourquoi désiré-je tant voir cet homme ? — pensait-il. — Que puis-je découvrir que je ne sache déjà ? S’il existe un homme au monde dans la parole duquel je puisse avoir confiance, c’est Raymond. Il serait le dernier à calomnier cette malheureuse femme ou à se laisser aveugler par un préjugé ; mais il l’a vue, il l’a vue… Et de plus cette indigne intrigue est tombée dans le domaine public. Gwendoline n’aurait pas osé dire ce qu’elle a dit ce soir sans avoir de bonnes raisons pour parler ainsi. Il n’y a que moi, — moi qui ai vécu en dehors du monde pour penser à elle et rêver d’elle, — il n’y a que moi qui sache le dernier la honte qu’elle s’est attirée. Mais, néanmoins, je vais essayer de voir cet individu. Je ne serai pas fâché de voir l’homme qui m’a été préféré.

Le Ravin de Nessborough était assez éloigné de Lowlands. Lansdell qui connaissait le moindre recoin de son pays natal, s’y rendit en suivant des sentiers ombragés, des chemins de traverse rarement fréquentés, où les fleurs des champs exhalaient leurs parfums légers sous les caresses de la rosée nocturne. Jamais cieux plus étincelants n’avaient brillé sur un pays plus enchanteur. Les frondaisons et les taillis, les longues herbes faiblement agitées par une paresseuse brise d’été produisaient un murmure perpétuel qui rompait à peine le calme général ; de temps en temps les notes éclatantes d’un rossignol raisonnaient sous les massifs de verdure qui se détachaient en noir au-dessus des haies serrées ou au milieu de vastes prairies éclairées par la lune.

— Je voudrais bien savoir ce qui empêche les hommes d’être heureux, — pensait Lansdell, impressionné malgré lui par la tranquille beauté du paysage.

Si arbitraire que soit notre nature, nous ne pouvons nous défendre absolument de l’influence extérieure, quelques efforts que nous fessions. Fagin ne pensait-il pas à la balustrade rompue pendant qu’il était devant ses juges, et ne se demandait-il pas qui la raccommoderait ? Manfred, l’égoïsme suprême, ne mêlait-il pas perpétuellement au récit de ses propres chagrins les pics neigeux et les ruisseaux alpestres ? De même, ce soir-là, bien que profondément absorbé par la conscience de ses propres griefs, il y avait une espèce d’action simultanée dans l’esprit de Roland qui lui permettait de remarquer les ombres fugitives des branches de chèvrefeuille, se détachant nettement sur la surface argentée des prairies éclairées par la lune.

— Je voudrais bien savoir comment il se fait que les hommes ne sont pas heureux, — pensait-il, — pourquoi ils ne jouissent pas du plaisir sensuel que procurent les beautés de l’univers, pourquoi ils ne prennent pas plaisir au clair de lune, aux ombres, aux parfums du foin coupé flottant dans la tiède atmosphère ; puis lorsqu’ils sont fatigués d’une même série de sensations, pourquoi ils ne passent pas à une autre : par exemple de la campagne anglaise à l’Inde tropicale ; des prairies du Midi aux pics neigeux des Alpes ; jouant à cache-cache avec les saisons désagréables et s’arrangeant pour arriver au tombeau au milieu des radieux couchers de soleil d’un été perpétuel, indifférents aux souffrances et à la mort, tant que dure la beauté du monde ? Pourquoi n’est-on pas raisonnable et ne prend-on pas la vie sagement ? Je commence à penser que Harold Skimpole était le seul vrai philosophe. S’il avait été assez riche pour soutenir sa simplicité sensuelle avec ses propres ressources, il eût été parfait. C’est seulement lorsque le philosophe Skimpole a besoin de l’argent de son prochain qu’il devient impraticable. Ah ! comme la vie peut s’écouler agréablement, prise à la Skimpole : — c’est un fleuve magnifique et limpide, qui descend imperceptiblement vers les ténèbres ! Mais nous faisons notre propre malheur ! Lorsqu’on a été assez sage pour abjurer tout le clinquant de l’ambition humaine, on devient fatalement amoureux, l’on devient fou d’une femme sans cœur qui a des yeux noirs et un nez grec. Si elle avait les cheveux rouges et des taches de rousseur, Mme Gilbert pourrait se perdre sans qu’on la pleurât ou qu’on l’en empêchât ; mais parce que la traîtresse créature a un joli visage, nous voulons tous la mettre en pièces pour la punir de sa trahison.

Pendant cette promenade au clair de la lune de Lowlands au Ravin de Nessborough, Lansdell eut amplement le temps de tomber dans un grand nombre de rêveries. Tantôt il était prêt à rire bruyamment de mépris pour sa propre faiblesse ; l’instant d’après le spectacle de ses rêves détruits lui arrachait presque les larmes des yeux. Il lui était trop difficile de séparer l’Isabel idéale de la veille, de la créature dégradée de cette soirée. Il croyait à ce que Raymond lui avait dit, mais il ne pouvait se le représenter ; les faits impitoyables et cruels lui échappaient à chaque instant et il se surprenait pensant à la femme du médecin avec la tendresse d’autrefois. Puis tout à coup, pareil à un éclat de lumière phosphorescente, le souvenir de sa trahison lui revenait. Pourquoi regretterait-il l’innocente idole de ses rêves ? Il n’y avait jamais eu rien qui répondît à ce nom. Mais il ne pouvait se faire à cette idée. Il ne pouvait chasser de sa mémoire l’Isabel d’autrefois. Il lui était plus facile d’y penser comme à une morte, s’arrêtant avec amour sur de vains rêves de bonheur, qui auraient pu se réaliser autrefois, mais qui ne pouvaient plus l’être, maintenant qu’elle n’était plus.

Pas un des projets qu’il avait faits en vue de cet avenir impossible qui ne lui revînt à l’esprit ce soir-là. Les pays où il s’était vu jouissant d’un bonheur tranquille avec la femme qu’il aimait se dressaient devant lui sous leurs couleurs les plus séduisantes ; les jolis villages alpestres isolés dont il avait oublié les noms, émergeaient des brouillards épais de sa mémoire, éclatants comme une ville orientale qui surgit du sein des légères vapeurs nocturnes devant les premiers rayons du jour ; et il voyait Isabel accoudée sur un balcon rustique, surplombant les eaux d’azur d’un lac immense, caché à l’abri d’innombrables montagnes aux sommets couverts de neige. Ah ! combien de fois il s’était représenté ces choses, les promenades au clair de la lune par des nuits aussi belles que celle-ci, sous des cieux d’un bleu plus intense, éclairés par les rayons d’argent d’un astre plus grand, les mille sentiers et les nombreux ruisseaux qu’ils auraient visités et qui les auraient conduits de plus en plus loin du monde vulgaire et des pensées viles des gens du commun, à l’isolement parfait, moins la solitude !

— Et tout cela aurait pu être, — se disait Lansdell, si elle n’avait pas été une créature assez vile et assez dégradée pour s’attacher aveuglément à un amant vulgaire dont l’influence sur elle doit tenir évidemment à quelque coupable secret du passé.

Vingt fois pendant le cours de cette longue promenade nocturne, Roland s’arrêta une minute ou deux, hésitant s’il devait continuer ou non. Quel motif avait-il de chercher cet étranger descendu dans une auberge de campagne ? De quel droit se mêlait-il de l’intrigue vulgaire d’une femme coupable ? Si Isabel était la créature que l’on disait, — et il ne pouvait en douter, — que lui importait à quel degré d’avilissement elle tomberait ? N’avait-elle pas repoussé froidement et délibérément son amour, — son dévouement qu’il lui offrait si loyalement et si solennellement ? Ne l’avait-elle pas laissé à son désespoir et à sa douleur sans autre consolation que cette promesse stéréotypée de penser à lui ? Que lui était-elle, qu’il se dérangeât pour elle et qu’il courût le risque d’appeler le mépris universel sur son nom en s’exposant à une querelle dans un lieu public ? Non, il n’irait pas plus loin ; il effacerait de son esprit le souvenir de cette créature, et il s’éloignerait du pays qui la recélait. Le monde ne s’ouvrait-il pas devant lui, et l’univers n’était-il pas créé pour son plaisir ? Y avait-il quelque chose sur terre qui lui fût refusé, excepté l’éclat mordoré des yeux noirs de cette femme ?

— Peut-être suis-je arrivé au moment critique de mon existence, — pensait-il pendant une de ces pauses, — et peut-être me reste-t-il encore quelque chance ? Pourquoi ne me ferais-je pas une carrière comme les autres hommes et n’essayerais-je pas comme eux d’être utile à mon prochain ? Il vaut mieux peut-être essayer toujours et ne réussir jamais que de se tenir éternellement à l’écart, gaspillant mon intelligence en de vains calculs sur les mérites respectifs du jeu et de la chandelle. Un spectateur indifférent ne peut juger des mérites de la lutte. Il peut paraître de peu de conséquence à un homme de mon tempérament de savoir qui, des Spartiates ou des Perses, fut vainqueur au passage des Thermopyles ; mais quelle chose glorieuse pour ceux qui y jouaient un rôle devait être l’animation et le bruit du combat ! Je commence à penser que c’est une erreur de s’asseoir paresseusement dans les tribunes pour regarder les cavaliers, il vaut mieux, peut-être porter une casaque de jockey ; quand bien même on devrait être démonté et foulé aux pieds pendant la course. Je me laverai les matins de Mme Gilbert, puis je retournerai au château et je dormirai tranquillement, et, demain matin, je demanderai Gwendoline en mariage, ce qui me permettra de me présenter pour Wareham et de m’adonner au conservatisme libéral et au perfectionnement de l’agriculture.

Mais le tableau d’une entrevue entre Isabel et l’étranger dans le Ravin de Nessborough ne pouvait être si aisément chassé de l’esprit de Lansdell. L’habitude de l’incertitude, résultat de son existence oisive, le tyrannisait cette nuit-là plus que de coutume ; mais le désir de s’assurer par lui-même du sort qui lui était fait triompha de tout autre sentiment, et il ne se détourna pas un instant du chemin conduisant au Ravin de Nessborough, — petit coin rustique du fertile Midland, presque aussi beau, dans sa simple allure anglaise, que ces sublimes villages alpestres que Roland voyait en rêve. Il atteignit enfin cet endroit, un peu fatigué par la longueur du trajet depuis Lowlands, et très-abattu par toutes les émotions contraires des dernières heures. Il y arriva enfin, non par le chemin ordinaire, mais à travers une étendue de terrains vagues boisés qui dominaient la petite vallée, — abris épais et verdoyant, sous lequel les fougères croissaient vigoureusement à l’ombre des branches entrecroisées des arbres. Il s’arrêta, debout sur l’extrême bord d’un talus qui descendait vers la route agreste. Le lieu qui s’étendait à ses pieds était une sorte de vallon isolé du monde entier, et solennellement calme à cette heure silencieuse. Il apercevait le chemin qui serpentait et se rétrécissait sous les arbres jusqu’à ce qu’il atteignît un petit pont rustique. Il entendait le sourd murmure du ruisseau lointain, et, très-rapproché du pont, il voyait les murs blancs de la petite auberge, losangés de larges poutres noires, et couronnés de hauts pignons recouvrant des fenêtres bizarrement treillissées. À l’une des fenêtres du rez-de-chaussée, une maigre chandelle brillait derrière un lambeau de rideau rouge, et à travers la porte entr’ouverte un étroit rayon de lumière traçait une ligne brillante sur le sol.

Il vit tous ces détails ; puis, à l’autre bout du tranquille vallon, il vit deux silhouettes s’avançant lentement vers l’auberge. Deux silhouettes, dont l’une lui était si familière et lui avait été si chère, que le désespoir complet et absolu l’étreignit pour la première fois au moment où il la reconnut. Jusqu’à ce moment, il n’avait pas cru à sa fausseté ; il n’y avait pas cru, car, autrement, la douleur de la voir n’eût pas été si grande.

Il se tenait sur le bord du talus escarpé, serrant dans ses mains crispées les branches voisines, et regardant ces deux silhouettes tranquilles avançant lentement au clair de la lune. Il n’y avait rien entre lui et elles, excepté cette banquette verdoyante, parsemée çà et là de bouquets de genêts et de fougères, de bruyères et de plançons ; rien ne gênait sa vue, et les rayons de la lune tombaient d’aplomb sur le groupe. Il ne regardait pas l’homme. Que lui importaient l’air ou les manières qu’il pouvait avoir ! Il la regardait, — il regardait celle qu’il avait aimée si tendrement… celle pour l’amour de qui il avait consenti à croire à la sincérité et à la pureté de la femme. Il la regardait, et il voyait son visage, très-pâle à la lumière de la lune, — blêmi, sans doute, par la pâleur coupable de la peur. Le dessin même de sa robe lui était familier. Ne l’avait-elle pas portée pendant l’une de leurs entrevues au Roc de Thurston !

— Niais ! — pensait-il, niais, d’avoir pensé qu’une femme qui trouvait si naturel de tromper son mari, pouvait m’être fidèle. Lorsque j’allais au-devant d’elle j’étais mal à l’aise ; mais elle, elle arrivait en souriant, et s’éloignait placide et belle comme un bon ange, pour aller dire à son mari qu’elle était allée au Roc de Thurston, et qu’elle avait rencontré par hasard M. Lansdell.

Il restait là, debout, immobile comme la mort, ne trahissant pas sa présence par le plus petit bruissement du feuillage, tandis que les deux personnages se rapprochaient de l’endroit où il se trouvait. Mais à quelques pas de là ils s’arrêtèrent, pour se séparer très-tranquillement, à ce qu’il semblait, lorsque Mme Gilbert releva la tête et dit quelque chose à l’homme. L’homme tournait le dos à Roland, auquel n’échappait pas la moindre expression de la physionomie d’Isabel très-éclairée par les rayons de la lune. Il lui parut qu’elle le suppliait de lui accorder quelque chose, car il n’avait jamais vu son visage si animé, — même le jour où elle décida la question du bonheur de sa vie dans cette entrevue d’adieu sous le chêne de lord Thurston. Elle semblait implorer, car l’homme inclina la tête une ou deux fois avec un brusque geste d’assentiment, pendant qu’elle parlait ; puis, lorsqu’ils furent au moment de se quitter, il se baissa et l’embrassa. Il y avait dans ses manières, en donnant cette caresse, une indifférence insolente qui blessa Roland plus profondément que ne l’eût fait une manifestation plus chaleureuse.

Immédiatement après, la femme du médecin s’éloigna. Roland la vit se retourner et s’arrêter un instant pour regarder l’homme qu’elle venait de quitter, puis disparaître au milieu des ombres du vallon. Ah ! si elle avait pu n’être qu’un fantôme ; s’il avait pu s’éveiller et reconnaître que tout cela n’était qu’un rêve pénible ! L’homme resta à l’endroit où l’avait laissé Isabel, pendant qu’il prenait une boîte d’allumettes dans la poche de son gilet et qu’il allumait son cigare ; mais il tournait toujours le dos à Lansdell.

Il tira deux ou trois bouffées de son cigare, s’assura qu’il était bien allumé, puis il se rapprocha lentement de l’endroit au-dessus duquel se tenait Roland.

Tout ce qui restait du sauvage originel sous l’élégant gentleman surgit en ce moment dans le cœur de Roland. Il était venu là uniquement pour s’assurer qu’il avait été trahi et trompé ; il était venu sans aucune intention de se venger, ou, tout au moins, il n’avait pas conscience de cette intention. Il était venu pour être froid, indifférent, ironique ; pour tuer avec des paroles cruelles et acérées, peut-être, mais non pas pour faire usage des armes ordinaires. Mais en un instant toute sa philosophie indifférente de fraîche date s’évanouit, et le laissa en proie aux instincts sanguinaires de l’homme primitif et au sentiment brûlant de l’offense qui lui était faite et qui lui déchirait le cœur.

Il descendit précipitamment le talus escarpé, effleurant à peine l’herbe glissante ; mais il arracha les fougères et les taillis qui se trouvaient sur son chemin, et il éparpilla dans l’air une pluie de verdure. Il n’avait pas d’armes ; il n’avait rien que son bras droit pour frapper l’étranger à large poitrine et à barbe noire. Mais il ne s’arrêta pas à ces détails ; il ne pesa pas les chances de la lutte. Il savait seulement qu’il voulait tuer l’homme pour qui Isabel l’avait repoussé et trahi. Une minute après, ses mains serraient la gorge de l’étranger.

— Misérable — cria-t-il d’une voix rauque, — lâche coquin, d’entraîner cette femme ici !

Il y eut une lutte d’un instant, puis l’étranger se délivra de l’étreinte de Lansdell. Il n’y avait pas de comparaison à faire entre la force physique et la taille de ces deux hommes, et l’inégalité était sensiblement accrue par une énorme canne à tête plombée que tenait l’étranger à barbe noire.

— Holà ! — s’écria l’homme, qui paraissait avoir peine à prendre au sérieux l’attaque de Lansdell ; sortez-vous par hasard d’une maison de santé des environs, mon bon ami ; que vous courez la campagne et vous jetez de la sorte à la gorge des passants ? Qu’est-ce qui vous prend ? Est-ce que, par hasard, un marin ne peut pas se permettre une promenade au clair de la lune, une fois par hasard, avec sa fille, pour lui souhaiter le bonsoir avant de se rembarquer, sans que vous meniez si grand bruit ?

— Votre fille !… — s’écria Roland. — Votre fille ?…

— Oui, ma fille Isabel, femme de M. Gilbert, médecin.

— Dieu soit loué ! — murmura Roland lentement, — Dieu soit loué !

Une angoisse de remords lui étreignit le cœur en pensant au peu de valeur réelle de son amour, avec quelle promptitude il l’avait crue coupable ; avec quelle facilité il avait accepté l’idée de sa dégradation.

— J’aurais dû savoir, — pensait-il, — j’aurais dû savoir qu’elle était innocente, quand même tout le monde eût été réuni contre elle, j’aurais dû me faire son champion et son défenseur. Mais mon amour n’est après tout qu’une misérable passion. L’or s’est changé en cuivre au feu de la première épreuve.

Voilà ce qu’il pensait ou quelque chose d’approchant ; puis, un instant après, il dit courtoisement :

— En vérité, j’ai à m’excuser de ma… — il hésita un peu, car il était vraiment honteux de lui-même ; tous ses instincts sanguinaires avaient disparu, et le sentiment du ridicule, si douloureusement prononcé chez l’Anglais, étant réveillé chez lui, il sentait qu’il était couvert de ridicule. — J’ai à vous faire mes excuses pour ma conduite absurde de tout à l’heure ; mais ayant entendu un bruit très-cruel et calomnieux qui vous associait comme étranger, et non pas comme un proche parent, à Mme Gilbert, et entretenant pour cette personne et son mari un respect très-sincère ; pour ne rien dire du fait que je sortais de table… — Lansdell n’avait pas bu plus d’un verre de vin depuis vingt-quatre heures ; mais il se serait volontiers reconnu pour un ivrogne, s’il avait pu par là diminuer le ridicule de sa position, — … en un mot, j’avais complètement perdu la tête. Je suis très-heureux de penser que vous êtes si proche parent d’une femme que j’estime si fort, et si je puis vous être utile en quelque chose, je…

— Un instant ! — s’écria Sleaford l’avocat, — un instant ! Il me semblait aussi que je connaissais votre voix. Vous êtes le dandy désœuvré, qui était si bien informé à Old Bailey, — le dandy qui n’avait trouvé rien de mieux à faire que de se mettre à la poursuite d’un pauvre diable qui ne lui avait pas fait tort de six pence. J’ai dit que si je sortais vivant de prison, je vous tuerais ; et je vais tenir ma promesse.

Il siffla ces derniers mots entre ses dents serrées. Ses grosses mains musculeuses étreignirent la gorge de Roland, et son visage se rapprocha assez pour toucher presque le beau visage de son adversaire, qui le défiait dans toute l’insolente fierté du courage moral, bien supérieur à toute supériorité physique. Les rayons éclatants de la lune, passant à travers une ouverture dans le feuillage, tombaient d’aplomb sur les deux hommes, et, dans la sombre figure qui le menaçait, Lansdell reconnut l’homme qu’il avait poursuivi jusqu’à Liverpool pour le seul plaisir de la chasse, — l’homme désigné sous une douzaine de noms différents sur les registres de la police, et qui était plus connu par le sobriquet familier de Jack le Scribe.

— Chien ! — s’écria Sleaford, — j’ai souvent rêvé à une rencontre comme celle-là pendant que je travaillais dans la pieuse boutique de Portland. J’y ai pensé souvent, et il me semblait bon, même en rêve, de te serrer le cou de mes deux mains. Chien ! tu n’auras que ce que tu mérites, si je t’étrille pour la peine que tu as prise cette nuit-là.

Il y eut une lutte, — une lutte courte et désespérée, dans laquelle les deux hommes luttèrent corps à corps, et la victoire parut incertaine. Mais la canne plombée de Sleaford siffla dans l’air et s’abattit une fois, deux fois, trois fois, avec un bruit sourd, sur la tête nue de Lansdell. Après le troisième coup, Jack le Scribe desserra la main qui étreignait la gorge du jeune homme, et le châtelain du Prieuré de Mordred roula, en les écrasant, parmi les fougères et les fleurs agrestes, et sa chute fut suivi d’une pluie de pétales de roses d’une teinte d’opale.

Il resta bien tranquillement où il était tombé. Sleaford regarda à droite et à gauche dans le coquet vallon. Personne ne s’y montrait. La lumière brillait encore faiblement dans l’éloignement derrière le rideau rouge de la taverne rustique ; mais le silence de l’endroit n’aurait pas été plus profond, si le Ravin de Nessborough eût été caché au sein d’une forêt vierge.

Jack le Scribe s’agenouilla à côté du corps reposant si tranquillement au milieu de la verdure écrasée, et posa très-doucement sa robuste main nue sur la poitrine de Lansdell.

— C’est bien comme ça, — murmura-t-il ; — je l’ai endommagé pour quelques semaines, cela est certain. Peut-être vaut-il mieux de ne pas avoir été trop loin.

Il se releva, regarda de nouveau autour de lui et s’assura de la solitude parfaite de l’endroit ; puis il se dirigea lentement vers la petite auberge.

— Un coquin vulgaire aurait volé la montre de ce garçon, — se disait-il ; — et il n’en faudrait pas tant pour le faire inquiéter. Je voudrais bien savoir pourquoi il s’est jeté sur moi au sujet d’Isabel ; comment la connaît-il ?… Il est de ce pays, sans doute. Quand je pense que j’ai été tout ce temps si près de lui sans en rien savoir. Je savais son nom et c’était à peu près tout ; mais je croyais que c’était un dandy de Londres.

Un instant après, il poussait la porte de la petite taverne, la porte à travers laquelle passait ce rayon lumineux qui s’étendait sur la chaussée. Tout à l’intérieur était profondément calme, car les paisibles propriétaires de l’habitation étaient depuis longtemps livrés au sommeil laissant Sleaford s’ébattre à son aise dans la maison. Ils s’étaient familiarisés avec leur locataire et ils avaient une confiance absolue dans ce joyeux gaillard accoutumé à la vie maritime, car ces paysans du Midland n’avaient pas assez de finesse pour s’apercevoir des fautes que commettait Sleaford en assumant le rôle de capitaine de la marine marchande.

Il pénétra dans la chambre où brûlait la lumière. C’était celle qu’il avait occupé pendant son séjour à l’auberge. Il s’assit à la table, sur laquelle il y avait une plume, de l’encre et du papier, et griffonna quelques lignes dans lesquelles il disait qu’il était obligé de partir subitement cette nuit même pour Liverpool, et qu’il laissait deux souverains pour acquitter sa note, qu’il supposait devoir s’élever à peu près à cette somme. Il enveloppa l’argent dans la lettre qu’il scella d’un large cachet de cire rouge, mit dessus l’adresse du propriétaire, et la plaça en évidence sur un angle de la cheminée, Puis il se déchaussa et monta doucement, sa chandelle à la main, l’escalier en tire-bouchon qui gémissait lorsqu’on le montait. Dix minutes après, il redescendit tenant une petite valise qu’il jeta sur son épaule au moyen d’une courroie ; puis il prit sa canne plombée et se prépara à s’éloigner.

Mais avant de quitter la chambre, il se pencha sur la table et examina à la lueur de la chandelle le gros bout de cette canne. Il était taché de sang coagulé auquel adhérait une petite touffe de cheveux noirs, qu’il brûla à la flamme de la chandelle. Il regarda son gilet et s’aperçut qu’il y avait des taches de sang dessus ainsi que sur sa chemise.

Il tint le bout de la canne au-dessus de la flamme jusqu’à ce qu’il fût tout noirci et charbonné ; il boutonna sa jaquette sur sa poitrine, puis, prenant une couverture de voyage placée sur une chaise dans un coin, il la jeta sur son épaule.

— C’est un vilain spectacle, — murmura-t-il ; — mais je ne pense pas que j’aie été trop loin.

Il se dirigea vers la petite porte, sortit, et s’enfonça sous les arbres de la clairière, où un rossignol chantait caché sous les masses sombres du feuillage et où l’air était imprégné du parfum subtil des chèvrefeuilles et des églantiers. Une fois il jeta un regard presque effrayé vers l’endroit où il avait laissé son ennemi vaincu, mais il se détourna et s’éloigna d’un pas rapide dans la direction opposée, traversa le pont rustique, et monta la pente qui conduisait à la route de Briargate.