La Femme du docteur/35

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 242-252).

CHAPITRE XXXV.

« UNE MORT PROMPTE N’EST-ELLE PAS PRÉFÉRABLE ? »

Après sa dernière entrevue avec son père dans le Ravin de Nessborough, un sentiment de paix s’empara d’Isabel. Elle l’avait questionné sur ses projets et il lui avait dit qu’il quitterait le Midland par le train de sept heures du matin qui partait de Wareham. Il serait très-content de se retrouver à Londres, disait-il, et de quitter un endroit où il était comme un renard dans un trou. L’élément sentimental n’était en aucune façon puissamment développé chez Jack le Scribe, pour lequel les trottoirs encombrés de Fleet Street et du Strand étaient infiniment plus agréables que les églantiers et les fougères du Midland.

Depuis la soirée pendant laquelle Sleaford s’était présenté à la porte du médecin, Isabel reposa tranquillement pour la première fois. Elle dormit paisiblement, épuisée par la fatigue et l’anxiété de la quinzaine qui venait de s’écouler ; et aucun mauvais rêve ne vint troubler son sommeil. Les influences surnaturelles doivent ne pas avoir grande valeur, après tout, car l’esprit de la dormeuse n’eut aucune perception de ce corps immobile couché au milieu des hautes herbes ; pas le moindre pressentiment, si léger qu’il fût, de la scène qui avait eu lieu sous les rayons placides de la lune, tandis qu’elle se hâtait de regagner sa maison à travers les chemins humides de rosée ; heureuse à l’idée qu’elle avait accompli sa tâche difficile. Une seule fois dans le cours d’un siècle, la vision de Maria Martin hante un dormeur inquiet ; juste assez souvent pour ébranler la muraille de sens commun que nous avons si rigidement érigée entre le visible et l’invisible, et pour nous montrer qu’il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que notre pauvre philosophie n’est disposée à en reconnaître.

Le lendemain de l’entrevue dans le Ravin, ce sentiment de soulagement occupait encore l’esprit d’Isabel. Son père était parti et tout allait bien. Il ne reviendrait certainement pas ; car elle lui avait dit, avec force protestations solennelles, qu’elle n’avait obtenu cet argent qu’avec la plus extrême difficulté et qu’elle ne pourrait pas s’en procurer davantage. Voilà ce qu’elle lui avait dit et il avait promis de ne pas l’assaillir de nouvelles demandes. C’était chose aisée pour Jack le Scribe de faire cette promesse ou toute autre ; mais alors même qu’il manquerait à sa parole, pensait Isabel, il y avait des chances pour que Roland quittât promptement le Midland et pour qu’il redevînt encore une fois un étranger et un nomade.

La femme du médecin était donc tranquille ; l’effroyable terreur de la dernière quinzaine n’oppressait plus son esprit, et elle était prête à faire son devoir, à suivre les leçons solennelles de M. Colborne et à veiller fidèlement, sans être dérangée par aucune peur ni aucune angoisse secrète, au chevet de George.

Des visages lugubres l’accueillirent à ce chevet. Jeffson n’abandonnait plus un instant son poste auprès de son jeune maître. Les herbes envahissaient tranquillement les plates-bandes ; et Brown Molly n’avait plus son pansage accoutumé. Le jardinier avait répandu une demi-charretée de paille dans la ruelle, afin que le bruit des charrettes rentrant les foins nouvellement coupés ne vînt pas troubler le sommeil fiévreux de George, si tant est qu’on pût appeler sommeil les assoupissements très-courts et irréguliers dans lesquels il tombait de temps en temps,

Ce matin-là, M. Pawlkatt examina son malade plus longtemps que de coutume. George était tombé dans une espèce de syncope et il ne reconnut pas son médecin, autrefois son rival. Il avait depuis longtemps cessé d’être inquiet au sujet de ses pauvres malades des ruelles avoisinant l’église, et même, à ce qu’il semblait, de s’occuper d’aucune chose humaine, et maintenant que l’esprit d’Isabel était délivré de sa grande terreur, elle voyait un objet horrible, nouveau, informe, s’approcher insensiblement d’elle, comme une montagne de glace flottant sur une mer arctique. Elle sortit de la chambre avec M. Pawlkatt, descendit l’escalier avec lui, et lui saisit le bras comme il allait partir.

— Oh ! dites-moi, pensez-vous qu’il soit en danger de mort ? — dit-elle. — Je ne savais pas avant ce matin qu’il était si malade… Pensez-vous qu’il en mourra ?

Le médecin regarda d’un air interrogateur le visage bouleversé tourné vers lui et avec une nuance d’étonnement dans sa physionomie :

— Je suis très-inquiet, Mme Gilbert, — répondit-il gravement. — Je ne vous cacherai pas que je deviens très-inquiet. Le pouls est faible et intermittent, et ces mauvaises fièvres… La !… la !… ne pleurez pas. Je me rendrai à Wareham dès que j’aurai fait mes visites les plus indispensables, et je prierai le docteur Herstlett de venir voir votre mari. Je vous en prie essayez de garder votre calme.

— Je suis si effrayée, — murmura Isabel, la voix entrecoupée par ses sanglots à moitié étouffés. — Je n’ai jamais vu personne… aussi malade… avant cela.

M. Pawlkatt la regarda d’un air grave tout en mettant ses gants.

— Je ne suis pas fâché de remarquer cette inquiétude chez vous ; Mme Gilbert, — dit-il d’un ton sentencieux. — En ma qualité d’ami et de confrère de votre mari, et d’homme qui est… hum !… assez âgé pour être votre père, je me permettrai de dire que je suis heureux de voir… je veux dire de voir que vous avez le cœur bien placé. On a fait courir de méchants bruits sur vous ces jours derniers, Mme Gilbert. Je ne me permettrai pas… naturellement… de faire allusion à ces bruits si je ne les croyais pas erronés, — ajouta assez vivement le médecin, qui n’était pas très certain du sens et de la portée de la loi sur la diffamation.

Mais Isabel se borna à le regarder avec stupéfaction et inquiétude.

— Des bruits sur moi !… — répéta-t-elle. — Quels bruits ?

— Il y aurait certaine personne… un étranger… logé dans une petite auberge, dans le Ravin de Nessborough, et vous… mais en vérité, je n’ai pas le droit de me mêler de cette affaire, et sans mon grand respect pour votre mari… je veux dire en un mot…

— La personne dont vous parlez est partie maintenant, — répondit franchement Isabel. — C’est bien méchant de la part des gens d’avoir dit du mal d’elle ou de moi. C’est un parent, un très-proche parent, et je ne pouvais faire autrement que de le voir de temps en temps pendant qu’il se trouvait aux environs. J’y allais le soir, parce que je ne voulais pas quitter mon mari à un autre moment de la journée. Je ne savais pas que les gens de Graybridge m’épiaient si soigneusement ou qu’ils étaient si disposés à croire que je me conduis mal.

M. Pawlkatt lui caressa la main pour la calmer.

— Un parent, chère Mme Gilbert, — s’écria-t-il, — ceci change tout à fait les choses. J’ai toujours dit que vous aviez assurément de bonnes raisons pour agir comme vous le faisiez, bien qu’il eût été préférable de faire venir cette personne ici. Les gens de province sont bavards, vous savez. En ma qualité de médecin, et grâce à une certaine expérience acquise, je vois toutes ces petites faiblesses provinciales. Ce monde aime à bavarder ; mais ne perdez pas courage, Mme Gilbert, nous ferons le possible pour notre pauvre ami. Nous ferons tout ce qu’il sera possible de faire.

Il donna à la main tremblante d’Isabel une petite étreinte rassurante, et s’éloigna d’un air satisfait.

La femme du médecin le regarda partir d’un air égaré, puis elle rentra et pénétra lentement dans le petit parloir, — le parloir vide et d’aspect misérable, abandonné déjà depuis plus d’une semaine. La poussière couvrait les vieux meubles et l’atmosphère y était chaude et lourde.

Isabel s’assit auprès de la table à ouvrage, sur laquelle sa pauvre petite collection de livres s’amoncelait au hasard dans un coin poudreux. Elle s’assit pour penser, essayant de se faire une idée de la terreur qui paraissait si proche, essayant de comprendre toute la signification de ce que M. Pawlkatt avait dit de son mari.

Le médecin n’avait donné aucune espérance que Gilbert guérirait ; il avait fait seulement quelques petits discours de convention sur le calme et le courage.

Elle essaya de penser, mais vainement. Elle n’avait fait que dire la vérité en s’écriant qu’elle avait peur. Cette espèce de frayeur lui était si complètement nouvelle, qu’elle ne pouvait pas comprendre l’aspect tranquille des gens qui veillaient et qui soignaient son mari. Était-il possible qu’il fût en danger de mort, cet homme vigoureux et actif, dont la rude santé et l’appétit robuste avaient souvent choqué si brutalement ses idées de pensionnaire sur les héros poitrinaires ou atteints d’un anévrisme ! Pouvait-il être à la mort ? pouvait-il mourir d’une mort aussi héroïque qu’aucune de celles qu’elle avait lues dans ses romans : la mort d’un homme qui risque sa vie pour son prochain et qui perd la partie. Le souvenir de ses torts envers lui, — petits torts de négligence, opinions dédaigneuses de ses mérites, — torts que l’honnête et réaliste docteur n’avait même pas soupçonnés, — lui revint en cet instant et lui tortura le cœur par les angoisses du remords. L’ombre noire qui planait au-dessus de George, — cette ombre gigantesque et terrible, qui devenait plus épaisse de jour en jour, — faisait de lui un homme nouveau aux yeux de cette faible fille. Elle ne pouvait pas penser, elle ne pouvait qu’attendre, oppressée par une terreur qu’elle n’osait pas nommer. Elle resta longtemps dans la même attitude, immobile et découragée, presque aussi abattue que l’homme qui gisait dans la chambre à demi-obscure au-dessus d’elle. Enfin, avec un effort, elle monta l’escalier et pénétra dans cette chambre où elle fut accueillie par les visages sévères de ceux qui gardaient le malade et qui lui montrèrent peu de sympathie dans les regards qu’ils lui jetèrent.

Jeffson et Mathilda n’avaient-ils pas appris les bruits qui couraient dans Graybridge, et pouvaient-ils témoigner quelque pitié pour une femme qui quittait nuitamment et furtivement la maison de son mari malade pour aller trouver un étranger ?

Isabel aurait volontiers fait quelque question anxieuse au sujet du malade ; mais Mathilda fronça le sourcil d’un air sévère en la regardant, et lui commanda le silence d’un geste impérieux. Force lui fut donc de se glisser dans un angle obscur où elle avait l’habitude de se tenir depuis que les Jeffson s’étaient, pour ainsi dire, emparés du chevet de son mari. Elle ne pouvait leur contester le droit qu’ils avaient d’agir ainsi. N’était-elle pas une créature frivole et malheureuse, tremblant et frissonnant comme une feuille lorsqu’elle essayait de faire quoi que ce fût pour soulager le malade ?

La journée parut d’une lenteur pénible. Le tic-tac d’une vieille horloge dans l’escalier et la respiration pénible et inégale du malade étaient les seuls bruits qui troublaient le douloureux silence de la maison. Une où deux fois, Isabel prit une bible ouverte sur une petite table à côté d’elle et essaya de trouver quelque courage dans ses pages. Mais la beauté de ces paroles ne la frappait pas comme dans la petite église de Hurstonleigh, alors que son esprit était exalté par toutes sortes de désirs divins. Il semblait que son âme fût stupéfiée par un sentiment de crainte et d’horreur. Elle n’avait pas d’amour pour son mari ; et ces témoignages d’amour divin qui ont une affinité si subtile avec les affections terrestres ne pouvaient la toucher de bien près dans la disposition d’esprit où elle se trouvait. Elle n’aimait pas assez son mari pour demander à Dieu presque un miracle en sa faveur. Elle le plaignait ; ses souffrances éveillaient en elle une tendre compassion ; elle avait une terrible frayeur qu’il mourût, — mais voilà tout. Elle pria pour lui ; mais il n’y avait pas d’exaltation dans sa prière et elle eut un triste pressentiment que ses supplications ne seraient pas exaucées.

L’après-midi était fort avancée lorsque le médecin de Wareham arriva avec M. Pawlkatt ; et, lorsqu’il fut arrivé, il parut à Isabel qu’il ne faisait pas beaucoup de choses. C’était un homme à favoris gris, à l’aspect important, et dont les chaussures craquaient ; il s’assit au chevet, tâta le pouls du malade, écouta sa respiration, souleva ses paupières alourdies, et plongea son regard dans ses yeux obscurcis et injectés. Il fit beaucoup de questions ; puis il redescendit avec M. Pawlkatt, et les deux hommes de l’art s’enfermèrent pendant dix à douze minutes dans le petit parloir.

Cette fois Isabel ne suivit pas M. Pawlkatt. Elle était terrifiée par la présence du médecin étranger, et rien dans les manières des deux hommes n’inspirait l’espoir ou le courage. Elle resta assise et immobile dans son coin obscur ; mais Mathilda quitta la chambre après le départ des médecins et descendit doucement. George dormait d’un sommeil profond cette fois, et sa respiration était plus régulière qu’elle n’avait été jusqu’à ce moment ; — elle était plus régulière, mais néanmoins bruyante, et faisait peine à entendre.

Avant que dix minutes se fussent écoulées, Mathilda rentra, très-pâle et avec des traces de larmes sur la figure. La digne femme avait écouté la consultation médicale qui s’était tenue au-dessous.

Peut-être Isabel comprit-elle vaguement qu’il en était ainsi, car elle quitta sa chaise et fit quelques pas au-devant de la femme de charge.

— Oh ! dites-moi la vérité, — murmura-t-elle d’un ton suppliant, — est-ce qu’ils ont dit qu’il en mourrait ?

— Oui, — répondit Mathilda d’une voix dure et cruelle qui contrastait singulièrement avec ses sanglots à moitié étouffés, — oui, Mme Gilbert, vous pourrez maintenant en prendre à votre aise et aller voir M. Lansdell aussi souvent qu’il vous plaira et courir le soir après des étrangers. Mais vous auriez pu attendre un peu, Mme Gilbert, vous n’auriez pas attendu longtemps… car ils ont dit que mon pauvre maître, que j’ai vu naître et que j’ai tendrement aimé à défaut des autres… j’ai entendu le médecin de Wareham dire à M. Pawlkatt qu’il ne passerait pas la nuit. Ainsi vous auriez pu attendre, Mme Gilbert, mais vous êtes une mauvaise femme et une mauvaise épouse !

À ces mots, le malade sortit brusquement de son sommeil et se mit sur son séant. Jeffson le saisit dans ses bras aussitôt, soutenant ce corps amaigri, qui, il n’y avait pas longtemps encore, était si robuste.

George avait entendu les dernières paroles de Mathilda, car il les répétait d’une voix sourde et singulière, mais néanmoins avec une clarté suffisante. Ceux qui l’avaient soigné furent étonnés de l’entendre parler si raisonnablement, car il y avait déjà longtemps qu’il avait perdu conscience des événements.

— Une mauvaise femme !… non !… non !… — dit-il. — Toujours une épouse tendre et soumise… toujours une femme vertueuse… Viens, Izzie, viens ici… Je crains que tu n’aies trouvé ta vie bien triste, mon amie, — dit-il très-doucement, comme elle approchait et qu’elle lui prenait les mains en le regardant avec un visage blême et bouleversé, — une vie triste… très-triste ; mais cela aurait changé. Je me proposais… plus tard… de changer de clientèle… d’aller à Hemswell… ville commerçante… sept mille habitants… et de te donner… une voiture… comme Laura Pawlkatt… mais… la volonté de Dieu soit faite, mon amie… J’espère que j’ai fait mon devoir… les pauvres gens… de meilleurs logements… mieux ventilés… cela viendra, s’il plaît à Dieu… J’ai vu beaucoup de souffrances… et… mon devoir…

Il retomba lourdement dans les bras de William, et un déluge de larmes, — de larmes brûlantes et de repentir qu’il ne devait pas voir, — inonda son visage pâli. Sa mort fut très-brusque, bien que sa maladie eût été longue et douloureuse, si l’on considère la nature du mal. Il mourut suprêmement calme avec la conscience du devoir accompli. Il mourut en tenant entre ses mains les mains d’Isabel, et n’ayant jamais eu, dans toute sa vie pure et tranquille, un seul sentiment de doute ou de jalousie qui pût lui torturer le cœur.