La Main brune/Texte entier

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La Main brune
Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 1-100).





CONAN DOYLE


LA


MAIN BRUNE


Traduit de l’anglais par Louis LABAT


Illustrations de MAURICE TOUSSAINT


ÉDITIONS PIERRE LAFITTE

90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES, 90

PARIS












LA MAIN BRUNE


Tout le monde sait que Sir Dominick Holden, le fameux chirurgien des Indes, me choisit pour son héritier, et qu’à sa mort j’échangeai en une heure ma pénible condition de petit médecin contre l’état de gros propriétaire. Il est également connu de bien des gens qu’entre l’héritage et moi s’interposaient cinq personnes, à qui le choix de Sir Dominick parut tout à fait arbitraire et baroque : je puis assurer qu’elles se trompaient et que, pour n’avoir connu Sir Dominick que sur la fin de sa vie, je n’en avais pas moins des titres positifs à sa bienveillance. Encore que le témoignage en vienne de moi-même, nul homme, à vrai dire, ne fit jamais pour un autre plus que je ne fis pour mon oncle. Je ne me flatte pas de l’espoir qu’on veuille ajouter foi à cette histoire ; mais elle est si singulière qu’il me semblerait manquer à un devoir si je ne la consignais dans ces pages. Voici les faits. On y croira ou non : c’est affaire personnelle.

Sir Dominick Holden, chevalier du Bain, de la Couronne des Indes et de je ne sais quoi encore, était le plus distingué chirurgien des Indes. Sorti de l’armée, il exerçait à Bombay la médecine civile. On venait le consulter de tout le pays. Son nom reste lié à la création de l’Hôpital Oriental, qu’il faisait vivre. Un beau jour, sa robuste constitution ayant fini par se ressentir visiblement du long effort auquel il l’avait astreinte, ses confrères, qui peut-être n’y mettaient point un désintéressement absolu, furent unanimes à lui conseiller de retourner en Angleterre. Il essaya de tenir bon ; mais, à la longue, les symptômes d’une affection nerveuse très caractérisée s’accentuèrent, et la maladie l’avait brisé quand il rentra dans son comté natal de Wiltshire. Il acheta un domaine considérable, dépendant d’un ancien manoir, au bord de la plaine de Salisbury. Et il y consacrait ses vieux jours à l’étude de la pathologie comparée, qui avait été la marotte scientifique de sa vie et lui avait valu l’autorité d’un maître.

On imagine avec quelle émotion, dans la famille, nous apprîmes le retour de cet oncle riche et sans enfant. Quant à lui, sans pousser l’hospitalité à l’extrême, il ne laissa pas de reconnaître ce qu’il devait aux siens ; et chacun de nous successivement reçut une invitation à lui rendre visite. Visite mélancolique, au dire de mes cousins ; en sorte que j’éprouvai des sentiments assez mêlés lorsqu’à mon tour je me vis prié à Rodenhurst. L’invitation excluait si nettement ma femme que mon premier mouvement fut de refuser. Mais les intérêts de nos enfants méritaient réflexion ; si bien que, ma femme y consentant, je convins d’un après-midi d’octobre pour ma visite à Wiltshire. Je n’en prévoyais guère les conséquences.

La propriété de mon oncle était située à la limite de la plaine labourable, là où commencent à s’arrondir les hauteurs crayeuses qui caractérisent cette contrée. Tandis qu’à partir de la station de Dinton une voiture m’emmenait dans la lumière déclinante de ce jour d’automne, je subissais fortement l’étrangeté du décor. Les monuments des âges préhistoriques écrasaient de leur énormité les quelques chaumières paysannes éparses dans la campagne, tellement qu’ici le présent faisait l’effet d’un songe, tandis que le passé semblait l’importune et toute-puissante réalité. La route serpentait dans des vallées, entre des successions de mamelons herbeux, découpés et disposés à leur crête selon un plan de fortification très méthodique, les uns circulaires, les autres carrés, tous de taille à braver les vents et les pluies de plusieurs siècles. Que ces travaux soient d’origine romaine ou britannique, c’est ce qu’en fin de compte on n’a jamais éclairci, non plus que la raison qui a fait tendre sur ce coin de pays un tel réseau de défenses. Çà et là, sur les longues pentes lisses, couleur d’olive, s’érigeaient de petits tertres ronds ou tumuli. Ils gardent les cendres de la race qui tailla si profondément ces collines : une jarre remplie de poussière représente un homme qui lutta sous le soleil.

Telle était la contrée peu banale que je traversais pour rejoindre la résidence de mon oncle Rodenhurst. La maison s’adaptait à son cadre. Deux piliers en mauvais état, portant les traces des intempéries et surmontées d’emblèmes héraldiques mutilés, flanquaient l’entrée d’une allée mal entretenue. À travers les ormes qui la bordaient sifflait une bise froide ; des feuilles mortes tourbillonnaient dans l’air. Sous l’arcade obscure des arbres, à l’autre bout de l’allée, une lampe brillait d’un éclat fixe. Je pus, à la demi-clarté du crépuscule, distinguer un long bâtiment bas projetant deux ailes irrégulières, avec des avant-toits profonds, des combles en croupe, et des murs à pans de bois entrecroisés dans le style des Tudors. La lueur joyeuse d’un feu dansait derrière les treillis d’une grande fenêtre, à la gauche d’un porche bas. Je devinai à cette particularité le cabinet de mon oncle ; et ce fut là qu’en effet le maître d’hôtel m’introduisit auprès de lui.

Je le trouvai pelotonné près de son feu, car le froid humide de l’automne anglais le glaçait aux moelles. Il n’avait pas allumé sa lampe ; mais le reflet pourpre des braises me montra une large figure abrupte, un nez et des joues de Peau-Rouge, et, courant des yeux au menton, mille profondes crevasses, sinistres indices d’une secrète nature volcanique. Il se leva vivement à mon entrée, avec une courtoisie qui tenait presque d’une autre époque, et me souhaita chaleureusement la bienvenue. On fit de la lumière : je pus alors me rendre compte que deux yeux scrutateurs me guettaient sous la broussaille des sourcils, comme des éclaireurs sous un buisson, et que cet oncle exotique était en train de fouiller dans mon caractère avec l’aisance d’un observateur averti et l’expérience d’un homme du monde.

De mon côté, je ne m’arrêtais pas de le regarder ; car je n’avais jamais vu un homme dont l’aspect méritât davantage l’examen. Bâti en colosse, il avait dépéri au point que son pardessus tombait lamentablement raide du haut de deux vastes épaules saillantes. La maigreur consumait ses membres énormes. Je considérais malgré moi ses poignets bosselés, ses longues mains noueuses. Mais ce qu’il y avait de plus remarquable chez lui, c’étaient les yeux, ces yeux bleus limpides qui vous épiaient à la dérobée ; et non pas seulement à cause de leur couleur, ni à cause des sourcils derrière lesquels ils semblaient en embuscade, mais à cause de l’expression que j’y pouvais lire. Car la physionomie du personnage était hautaine, comme ses allures, et l’on se fût attendu à trouver dans ses yeux une arrogance correspondante : au contraire, j’y découvrais le regard qui dit une âme intimidée et opprimée, le regard furtif et anxieux du chien dont le maître prend la cravache. Je n’eus qu’à voir ces yeux, si lucides à la fois et si humbles, pour former mon diagnostic : je jugeai mon oncle atteint d’une maladie mortelle, conscient d’un risque permanent de mort subite, et terrorisé par cette idée. En quoi je me trompais, comme la suite m’en fournit la preuve. Je n’ai noté le détail que pour aider à comprendre le regard qui m’apparut dans ses yeux.

Il me fit, ai-je dit, un accueil plein de bonne grâce. Une heure plus tard environ, je me trouvais assis entre sa femme et lui devant un dîner copieux, à une table couverte de friandises piquantes et bizarres ; un domestique oriental, vigilant et diligent, se tenait derrière sa chaise. Le vieux couple en était arrivé à cette heure tragique de l’existence où deux époux, ayant perdu ou disséminé derrière eux leurs intimes, se retrouvent comme à leur point de départ, seuls, face à face, leur œuvre accomplie, et tout proches de leur terme. Ceux qui ont atteint ce stade dans la paix et l’amour, ceux qui peuvent changer leur hiver en un tiède été de l’Inde, ceux-là ont traversé victorieusement l’épreuve de la vie. Lady Holden était une petite femme alerte, au regard plein de bienveillance, et ce regard parlait en faveur de sir Dominick lorsqu’il se posait sur lui. Pourtant, si leurs yeux disaient une mutuelle affection, ils disaient aussi une horreur mutuelle ; et je discernais sur sa figure, à elle, un reflet de cette secrète épouvante que j’avais reconnue chez lui. Leur conversation était tantôt gaie, tantôt triste ; mais leur gaîté avait quelque chose de factice, au lieu que le caractère naturel de leur tristesse m’avertit qu’à mes côtés battaient deux cœurs gonflés de peine.

Nous nous attardions à table après le dîner, et les domestiques allaient quitter la salle, quand la conversation prit un tour dont je remarquai immédiatement l’effet sur mon hôte et mon hôtesse. Je ne me rappelle pas comment nous vînmes à parler de surnaturel ; mais je fus amené à déclarer que, comme bien des neurologistes, je m’étais beaucoup attaché à l’anormal en matière psychique. Et je conclus en narrant mes expériences du temps où, comme membre de la Société des recherches psychiques, j’avais fait partie d’un comité de trois personnes qui passa la nuit dans une maison hantée. Nos aventures n’avaient rien de palpitant ni de convaincant ; mais, tel quel, le récit en parut intéresser au plus haut point mes auditeurs. Ils m’écoutaient muets et tendus, et je surpris entre eux un regard d’intelligence dont le sens m’échappa. Puis, lady Holden, se levant, quitta la pièce.

Sir Dominick poussa devant moi la boîte de cigares, et nous restâmes un moment à fumer sans rien dire. Sa grande main desséchée se contractait quand il portait le manille à ses lèvres. Évidemment, ses nerfs vibraient comme des cordes de violon. Mon instinct m’avertissait que j’étais à deux doigts d’une confidence intime, et je craignais, en parlant, de tout compromettre. À la fin, il se tourna vers moi avec un geste convulsif, comme un homme qui jette au vent son dernier scrupule.

« Si fraîche que soit encore notre connaissance, j’ai idée, docteur Hardacre, que vous êtes l’homme même que je désirais rencontrer.

— Enchanté, sir, de vous l’entendre dire.

— Vous me semblez un esprit froid et pondéré. Dispensez-moi de compliments ; les circonstances sont trop graves pour que nous puissions nous passer de franchise. Vous avez, sur ces questions de surnaturel, des notions spéciales ; vous les considérez évidemment de ce point de vue philosophique où elles excluent toute terreur vulgaire, je présume qu’une apparition ne vous effraierait pas ?

— Il me semble.

— Elle vous intéresserait peut-être ?

— Vivement.

— Comme observateur psychique, vous l’étudieriez de la même façon impersonnelle qu’un astronome le passage d’une comète ?

— Tout juste. »

Il soupira.

« Croyez-moi, docteur Hardacre, il fut un temps où j’aurais parlé comme vous faites. La solidité de mes nerfs était proverbiale dans l’Inde. La Révolte même ne les ébranla pas un instant. Et vous voyez où j’en suis : pas d’homme plus craintif que moi, peut-être, dans tout le comté de Wiltshire. En ces matières, gardez-vous de trop d’assurance, où vous pourriez vous trouver soumis à une aussi longue épreuve que celle que j’endure, une épreuve qui ne finira que par la maison de santé ou la tombe. »

J’attendis patiemment qu’il crût à propos d’aller plus avant dans ses confidences. Ai-je besoin de dire que son préambule avait piqué au vif ma curiosité ?

« Depuis quelques années, ma femme et moi traînons une vie misérable à cause d’un fait si extravagant qu’il frise le ridicule. L’habitude même ne nous l’a pas rendu tolérable ; au contraire, plus le temps passe et plus je sens mes nerfs, sous l’effet d’une action constante, s’user et se détraquer. Si vous ignorez la crainte physique, docteur Hardacre, j’apprécierais vivement votre opinion sur le phénomène qui nous bouleverse.

— Vaille que vaille, mon opinion est entièrement à votre service. Puis-je vous demander la nature du phénomène ?

— Je crois que votre expérience aurait une plus haute valeur démonstrative si je m’abstenais de vous dire à l’avance ce que vous allez affronter. Vous savez par vous-même quel travail inconscient du cerveau, quelles impressions subjectives un sceptique scientifique serait en droit d’invoquer contre votre témoignage. Autant vous mettre tout de suite en garde.

— Que faut-il que je fasse ?

— Je vais vous le dire. Voulez-vous prendre la peine de me suivre ? »

Nous sortîmes de la salle à manger ; et par un long couloir il me conduisit jusqu’à une porte ouvrant sur une grande chambre nue, aménagée en laboratoire, avec beaucoup d’instruments et de flacons. Sur l’un des côtés courait une étagère où s’alignaient en grand nombre des bocaux renfermant des pièces d’anatomie pathologique.

« Vous voyez que je n’ai pas tout à fait abandonné mes études, dit sir Dominick. Ces bocaux sont tout ce qui me reste d’une très belle collection dont je perdis malheureusement la plus grande partie dans l’incendie qui détruisit ma maison de Bombay en 1892. Ce fut pour moi, sous bien des rapports, une triste affaire. J’avais des pièces très rares ; ma collection splénique notamment était superbe. Voilà ce qui en a survécu. »

Je donnai un coup d’œil aux pièces de la collection, et vis qu’en effet elles étaient rares et d’un très grand intérêt pathologique : organes tuméfiés, kystes béants, os déformés, parasites hideux singulière exhibition des produits de l’Inde !

« Vous le voyez, il y a ici un petit canapé, dit mon oncle. Nous n’avions, certes, aucune intention de traiter aussi médiocrement un hôte ; mais puisque les choses ont pris le tour que vous savez, il serait tout à fait aimable à vous de consentir à passer la nuit dans cette chambre. Je vous en prie, n’hésitez pas à me dire si l’idée vous répugne le moins du monde.

— Au contraire, dis-je, je la trouve on ne peut plus acceptable.

— Ma chambre est la deuxième à gauche ; de sorte que si vous veniez à avoir besoin de compagnie, je serais près de vous au premier appel.

— J’espère bien n’avoir pas à vous déranger.

— Il est peu probable que je dorme. Je ne dors guère. N’hésitez pas à m’appeler. »

Et nous allâmes rejoindre lady Holden au salon, où nous causâmes de choses moins sévères.

Il n’y avait de ma part aucune affectation à dire que la perspective d’une aventure nocturne n’était pas pour me déplaire. Non plus qu’un autre je ne prétends au courage physique mais certains sujets perdent, à un commerce familier ce pouvoir de terreur vague et indéfinie si fort sur l’imagination humaine. Le cerveau n’est pas capable de deux émotions violentes simultanées : quand c’est la curiosité qui l’emplit, ou l’enthousiasme scientifique, il n’y a plus de place en lui pour la crainte. Sans doute, mon oncle assurait qu’à l’origine il avait pensé de même ; mais je réfléchissais que l’ébranlement de son système nerveux devait avoir pour cause, autant que ses quelques expériences psychiques, les quarante années de son séjour dans l’Inde. Moi, du moins, je gardais intacts mon cerveau et mes nerfs ; et je ressentais quelque peu cet agréable frisson de l’attente qu’éprouve le chasseur en prenant position à l’endroit fréquenté par son gibier, quand je refermai derrière moi la porte du laboratoire et que, m’étant dévêtu à demi, je m’étendis sur le canapé, enveloppé dans une couverture de grosse laine.

L’atmosphère qui régnait autour de moi n’était pas précisément celle d’une chambre à coucher. Des odeurs chimiques, entre lesquelles dominait celle de l’alcool de méthyle, alourdissaient l’air. La décoration de la pièce n’avait, elle non plus, rien de sédatif : devant mes yeux s’allongeait l’abominable rangée de bocaux, avec leurs reliques de souffrance et de mort. Par la fenêtre sans persiennes, une lune à son troisième quartier coulait sa clarté blanche, et sur le mur d’en face s’inscrivait un carré d’argent à filigrane de treillis. Ma lumière éteinte, cet unique pan de lumière au milieu de l’obscurité générale prenait un aspect troublant et fantastique. Le silence planait sur la maison, en sorte que les menues palpitations des branches dans le jardin m’arrivaient, douces et apaisantes. Fut-ce le bercement hypnotique de ce murmure ou le simple effet d’un jour de fatigue ? Mais, après m’être assoupi plusieurs fois, et plusieurs fois ressaisi au prix de bien des efforts, je tombai à la fin dans un sommeil sans rêves.

Un bruit dans la chambre m’éveilla. Instantanément, je me soulevai sur un coude. Des heures avaient passé, car le carré de lumière, glissé obliquement vers le bas, atteignait maintenant le pied de mon lit. Le reste de la pièce demeurait dans l’ombre. D’abord, je ne vis rien ; puis, très vite, mes yeux s’habituant aux ténèbres, je constatai, sans que ma préoccupation scientifique me défendît entièrement d’un frisson, que quelque chose se mouvait lentement au ras du mur. Un bruit amorti et traînant, comme celui de chaussons feutrés, me venait aux oreilles ; et je distinguai, obscure et furtive, une forme humaine qui arrivait de la porte. En émergeant dans la zone lumineuse, elle précisa son détail et ses gestes. Je vis un homme court et trapu, vêtu d’une sorte de robe gris foncé qui lui tombait droit des épaules aux chevilles. La lune éclairait un côté de son visage. Il était brun, d’un brun chocolat, avec une touffe de cheveux derrière la tête, comme une femme. S’avançant à petits pas, les yeux levés sur la ligne de bocaux où étaient contenus tous ces horribles débris d’humanité, il examinait avec attention chaque bocal et passait ensuite à un autre. Quand il fut au bout de la rangée, devant mon lit, il s’arrêta, me fit face, leva les mains dans un geste tragique, et disparut. J’ai dit qu’il leva les mains, j’aurais dû dire les bras ; car lorsqu’il prit cette attitude de désespoir j’observai chez lui une particularité curieuse : il n’avait qu’une main ! Les manches ayant glissé le long des bras qui les secouaient, j’aperçus nettement la main gauche ; mais le bras droit finissait en un moignon difforme. Au surplus, l’homme avait un air si naturel, je l’avais tout à la fois si bien vu et si bien entendu, que je l’aurais cru sans peine un domestique hindou de sir Dominick, venu prendre un objet dans la chambre. Il fallut sa subite disparition pour me suggérer une lugubre hypothèse. Toujours il y a que je m’élançai de mon lit, allumai une bougie, inspectai minutieusement la pièce. Mais je n’y découvris nulles traces de mon visiteur, ce qui me força de conclure que son apparition sortait des lois naturelles. Je me tins éveillé tout le reste de la nuit, sans que rien d’autre vînt d’ailleurs me déranger.

Je suis matinal d’ordinaire. Mon oncle le fut davantage : car je le trouvai qui arpentait la pelouse à côté de la maison. Dans sa hâte, il se mit à courir vers moi sitôt qu’il m’aperçut à la porte.

« Eh bien ? eh bien ? s’écria-t-il, l’avez-vous vu ?

— Un Hindou, avec une seule main ?

— Précisément.

— Oui, je l’ai vu. »

Et je racontai ce qui était arrivé. Quand j’eus fini, il me conduisit dans son cabinet.

« Nous avons un peu de temps avant le déjeuner, dit-il. C’est plus qu’il ne faut pour que je vous donne l’explication de cette extraordinaire affaire, autant du moins que je puisse expliquer l’inexplicable. Et d’abord, quand je vous aurai dit que depuis quatre ans je n’ai pas encore passé une nuit, soit à Bombay, soit en mer, soit en Angleterre, sans être tourmenté par cet individu, vous comprendrez que je ne sois plus que l’ombre de moi-même. Son programme ne varie pas. Il se dresse à mon chevet, me secoue rudement par l’épaule, passe de ma chambre dans le laboratoire, se promène lentement le long de ma rangée de bocaux, et disparaît. Voilà plus de mille fois qu’il renouvelle ce manège.

— Et que veut-il ?

— Il veut sa main.

— Sa main ?

Oui. Voici la chose. Je fus, il y a dix ans, appelé en consultation à Peshawar. Durant mon séjour dans cette ville, l’on me pria d’examiner la main d’un indigène qui passait avec une caravane afghane. Mon homme appartenait à une tribu montagnarde établie dans une région reculée, quelque part de l’autre côté du Kafiristan. Il parlait un pushtoo bâtard : ce fut tout ce que j’en pus comprendre. Il souffrait d’une tumeur sarcomateuse molle à l’une des articulations métacarpiennes, et je dus lui faire entendre qu’il ne sauverait sa vie qu’en sacrifiant sa main. Après bien des discours, il consentit à l’opération et, quand elle fut faite, il me demanda le prix de ma peine. Le pauvre garçon était presque un mendiant, en sorte que l’idée d’une rétribution était absurde ; je lui répondis en plaisantant que je me paierais avec sa main, et que je me proposais de l’ajouter à ma collection pathologique.

« À ma grande surprise, il hésita beaucoup. Il m’expliqua que d’après sa religion il importait au plus haut point que le corps fût au complet après la mort, de façon à constituer une demeure parfaite pour l’âme : antique croyance et de laquelle procédèrent les momies égyptiennes. Je voulus savoir comment il entendait conserver la main dont je l’avais amputé. Il me répondit qu’il la mettrait dans du sel et l’emporterait avec lui. Je lui fis remarquer que sans doute elle serait plus en sûreté sous ma garde que sous la sienne, et que j’avais, pour la conserver, de meilleurs moyens que le sel.

Se rendant compte qu’en effet j’avais l’intention de la garder avec soin, il se laissa convaincre.

« Mais souvenez-vous, Sahib, me dit-il, que je désire rentrer en possession de ma main après ma mort. »

Je me mis à rire et le marché fut conclu. Je retournai à mes affaires : lui, par la suite, dut reprendre le chemin de l’Afghanistan.

« Sur ces entrefaites, comme je vous le disais hier soir, un grave incendie se déclara dans ma maison de Bombay, qui fut à moitié détruite. Bien des choses, et notamment la plus grande partie de ma collection pathologique, périrent dans les flammes. Vous voyez ce que j’en ai sauvé. La main du montagnard disparut avec le reste ; mais je n’y attachai pas dans le temps une importance spéciale. Il y a de cela six ans.

« Or, voici quatre ans — deux ans après l’incendie — je fus tiré de mon sommeil, une nuit, par de furieuses secousses imprimées à ma manche. Je me dressai sur mon séant, persuadé que mon mastiff favori cherchait à m’éveiller. Et j’aperçus non pas mon chien, mais mon patient indigène de naguère, vêtu de la longue robe grise où l’on reconnaît ses compatriotes. Il dressait dans l’air son moignon et me regardait d’un air de reproche. Puis il alla vers mes bocaux, que je gardais dans ma chambre, et les examina attentivement ; après quoi il fit un geste de colère et disparut. Je compris qu’il était mort récemment et venait me rappeler ma promesse.

« Docteur Hardacre, vous voilà au courant. Chaque nuit, à la même heure, depuis quatre ans, le même jeu se renouvelle ; c’est une chose très simple en soi, mais qui m’a usé comme la goutte d’eau finit par user la pierre. J’ai connu l’insomnie, car je ne puis plus dormir à présent dans l’attente de cette visite. Mes vieux jours en sont empoisonnés, et aussi ceux de ma femme. Voici le gong du déjeuner, elle va nous attendre impatiemment pour avoir de vos nouvelles. Nous vous sommes, tous deux, bien obligés de votre courage. Partager notre infortune avec un ami, ne fût-ce qu’une nuit, cela nous la rend moins lourde ; et cela nous rassure un peu sur notre raison, dont nous venons quelquefois à douter. »

Telle fut la curieuse révélation que me fit sir Dominick. Elle eût paru à bien des gens inadmissible et grotesque ; mon aventure de la nuit précédente et mes notions antérieures sur ces questions me disposaient à l’accepter comme un fait absolu. J’y réfléchis profondément, je fis appel à toutes mes lectures, à toutes mes connaissances ; et je surpris mes hôtes quand, après le déjeuner, je leur déclarai que je prenais le premier train pour Londres.

« Mon cher docteur, s’écria sir Dominick avec un accent de véritable détresse, vous me faites sentir qu’en vous mêlant à cette malheureuse affaire j’ai manqué gravement aux devoirs de l’hospitalité. Je n’avais qu’à porter tout seul mon fardeau.

— Mais, protestai-je, c’est précisément cette affaire qui me ramène à Londres ; et vous vous méprenez, je vous assure, si vous croyez que mon aventure de la nuit dernière m’ait désobligé. Au contraire, je vais vous demander la permission de revenir ce soir et de passer une nuit de plus dans votre laboratoire. J’ai hâte de revoir votre visiteur. »

Mon oncle se montra fort anxieux de savoir mes intentions ; crainte de lui donner un faux espoir, je m’abstins de lui rien dire. Une fois dans mon cabinet de consultation, j’y rafraîchis mes souvenirs relativement à certain passage d’un livre récent sur l’occultisme qui m’avait frappé quand je l’avais lu.

« Dans le cas des esprits liés à la terre, disait cet ouvrage, il suffit, pour les rattacher à notre monde matériel, d’une idée dominante qui les obsède à l’heure de la mort. Ils sont les amphibies de cette existence et de la suivante, capables de passer de l’une à l’autre, comme la tortue passe de la terre à l’eau. Toutes sortes d’émotions violentes peuvent ainsi, enchaîner une âme à une vie désertée par le corps. Sont réputés susceptibles de produire cet effet : l’avarice, la rancune, la crainte, l’amour, la pitié. En thèse générale, un désir insatisfait en est la cause ; le désir une fois satisfait, les liens matériels se rompent. On cite force cas de la ténacité de ces visiteurs posthumes, et aussi de leur disparition immédiate quand ils ont obtenu ce qu’ils désirent ou quand, dans certains cas, une transaction raisonnable est intervenue. »

« Une transaction raisonnable… » C’étaient bien les mots qui m’avaient trotté par la tête toute la matinée, et que je vérifiais maintenant dans le texte. Accorder une pleine satisfaction à l’intéressé, il n’y fallait pas songer en l’espèce ; mais une transaction raisonnable ?… Sitôt que je pus trouver un train, je me transportai à l’hôpital maritime de Shadwell, où opérait comme chirurgien mon vieil ami Jack Hewett. Sans explication, je lui dis ce que je voulais.

« Une main brune ? s’étonna-t-il. Pourquoi diable ?

— Peu vous importe. Je vous le dirai un jour. Je sais que vous avez des Hindous plein vos salles.

— Sans doute. Mais une main… »

Il réfléchit une minute et pressa un bouton d’appel.

« Travers, dit-il à un interne, qu’a-t-on fait des mains du lascar que nous avons amputé hier ? Vous savez bien, cet individu de l’East India Dock qui fut pris par l’arbre d’une machine ?

— Elles sont dans la salle d’autopsie, monsieur.

— Emballez-en une dans des antiseptiques, et remettez-la au docteur Hardacre. »

Ainsi, je me trouvai de retour à Rodenhurst avant le dîner, avec le curieux butin rapporté de la ville. Je ne dis rien à sir Dominick ; mais je m’installai pour la nuit dans le laboratoire et plaçai la main du lascar dans l’un des bocaux, au pied du canapé.

Naturellement, intéressé comme je l’étais par mon expérience, je ne songeai pas à dormir. Assis sur ma couche, éclairé dans le dos par une lampe à abat-jour, j’attendis patiemment mon visiteur. Cette fois je le vis nettement tout de suite. Il apparut de l’autre côté de la porte, d’abord nébuleux, puis dessinant des lignes aussi distinctes que celles d’aucun homme vivant. Ses babouches, sous sa robe grise, étaient rouges et sans talons, ce qui expliquait le bruit étouffé de ses pas. Comme la nuit précédente, il passa lentement devant la rangée de bocaux et fit halte devant celui qui contenait la main. Il l’atteignit, tout frémissant d’espoir, le prit, l’examina avidement ; puis, les traits convulsés de rage, il le lança violemment sur le parquet. Il y eut un fracas d’objet brisé, qui retentit à travers la maison ; quand je levai les yeux, l’Hindou avait disparu. L’instant d’après, ma porte s’ouvrait toute grande et sir Dominick faisait irruption dans la salle.

« Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.

— Non, mais fortement désappointé. »

Il regarda, surpris, les débris de verre et la main brune sur le parquet.

« Bon Dieu ! s’exclama-t-il, qu’est-ce que cela ? »

Je lui dis mon idée et son piteux résultat. Il m’écouta très attentif et hocha la tête.

« L’idée, fit-il, était bonne ; mais je crains qu’il ne soit pas si simple de mettre fin à mes souffrances. Il y a maintenant une chose que je vous demande avec insistance : c’est de ne plus, sous aucun prétexte, occuper cette pièce. La peur que j’ai eue, en entendant ce fracas, d’apprendre qu’il vous fût arrivé quelque chose, a été la plus pénible des angoisses que j’aie jamais éprouvées. Je ne veux pas m’y exposer encore. »

Il me permit toutefois de passer dans le laboratoire le reste de la nuit. Je demeurai là, tournant et retournant le problème. Mon insuccès me navrait. Pour m’en rendre le sentiment plus cuisant, la main du lascar, restée sur le plancher, fut le premier objet que j’aperçus aux lueurs de l’aube. Je la regardais, couché de mon long, quand, tout d’un coup, une idée me traversa la tête comme une balle. Frémissant d’émotion, je bondis à terre, je ramassai l’affreuse relique. Oui, c’était bien cela : la main du lascar était la gauche !

De retour à Londres par le premier train, je courus à l’hôpital maritime. Je me rappelais que le lascar avait eu les deux mains amputées : le précieux organe que je recherchais n’aurait-il pas déjà subi le four crématoire ? Ma crainte se dissipa très vite : la main n’avait pas quitté encore la chambre d’autopsie. Je revins donc à Rodenhurst dans la soirée, ayant accompli ma mission, et muni pour une nouvelle expérience. Mais sir Dominick ne voulut pas m’entendre parler de réoccuper le laboratoire. Je le suppliai sans qu’il m’écoutât. J’offensais chez lui le sentiment de l’hospitalité, il ne pouvait plus le permettre. Je laissai donc la seconde main à l’endroit où, la nuit d’avant, j’avais mis la première, et j’allai occuper une chambre dans une autre partie de la maison, à quelque distance du théâtre de mes aventures.

Mon sommeil n’en devait pas moins être interrompu. Au plus profond de la nuit, mon hôte se précipita chez moi. Il tenait une lampe. Sa vaste personne amaigrie s’enveloppait d’une robe de chambre flottante, et, pour un homme impressionnable, son aspect eût pu sembler plus effrayant que celui du fantôme de la veille. Mais ce qui m’étonna, ce fut moins son entrée que l’expression de son visage. Ses yeux brillaient, sa figure rayonnait, il agitait triomphalement ses bras au-dessus de sa tête. Je me dressai abasourdi, regardant d’un œil fixe, encore plein de sommeil, l’extraordinaire visiteur. Mais ses paroles eurent vite fait de chasser le sommeil de mes paupières.

« C’est fait ! Nous avons réussi ! cria-t-il. Mon cher Hardacre, comment reconnaîtrai-je ma dette ?

— Vous ne voulez pas dire que tout va bien ?

— Mais si. J’étais sûr de ne pas vous fâcher en vous éveillant pour une aussi bonne nouvelle.

— Me fâcher ? Non, certes ! Mais serait-il possible ?…

— Aucun doute. J’ai contracté envers vous, mon cher neveu, une dette comme, de ma vie, je n’en ai contracté et ne croyais devoir en contracter envers personne. De quelle façon vous revaudrai-je cela ? C’est la Providence qui vous a envoyé à mon secours. Vous m’avez sauvé la raison et la vie. Encore six mois de cette existence, et je n’avais le choix qu’entre le cabanon et la tombe ! Et ma femme qui s’en allait sous mes yeux ! Je n’aurais jamais cru qu’un être humain pût me soulager d’une telle charge ! »

Il saisit ma main, la broyant dans une étreinte osseuse.

« Ce n’était qu’une expérience, une tentative désespérée, dis-je, son succès me transporte. Mais comment savez-vous que tout va bien ? Avez-vous vu quelque chose ? »

Il s’était assis au pied de mon lit.

« J’en ai vu assez, dit-il. Je n’ai plus d’ennuis à craindre. Ce qui s’est passé tient en peu de mots. Vous savez que notre individu se présente régulièrement à une certaine heure. Il arriva ce soir à l’heure habituelle et m’éveilla plus brutalement que de coutume. Je présume que sa déception de la veille avait accru sa colère. Il me regarda furieux et partit faire sa ronde. Mais au bout de quelques minutes et, contre son habitude, il revint dans ma chambre. Il souriait. Je voyais dans la demi-obscurité luire ses dents blanches. Il se dressa devant moi, au bout de mon lit, et me fit trois fois le salaam très bas par lequel les Orientaux prennent solennellement congé. En s’inclinant pour la troisième fois, il éleva ses bras au-dessus de sa tête, et je vis dans l’air ses deux mains. Après quoi il disparut… pour toujours, j’imagine. »

Telle fut la curieuse aventure qui me valut l’affection et la gratitude de mon oncle, le célèbre chirurgien des Indes. Ses prévisions se réalisèrent : jamais plus ne vinrent le troubler les visites du montagnard en quête de sa main perdue. Sir Dominick et lady Holden connurent une vieillesse heureuse, que n’assombrit, autant que je sache, aucun nuage, et moururent lors de la grande épidémie d’influenza, à quelques semaines l’un de l’autre. Tant qu’il vécut, sir Dominick ne cessa de me consulter sur mille détails de cette vie anglaise qui lui était si peu familière ; et je l’aidai aussi dans des acquisitions et des transformations de terrains. Ce ne fut donc pas pour moi une grande surprise quand je me trouvai passer par-dessus la tête de cinq cousins exaspérés, et que de petit docteur de campagne, je devins inopinément le chef d’une importante famille du Wiltshire. Moi, du moins, j’ai des motifs de bénir la mémoire de l’homme à la main brune et le jour où je fus assez heureux pour délivrer Rodenhurst de son indiscrète présence.


RETIRÉ DES AFFAIRES

Mon oncle Stephen Maple était celui de nos parents qui avait eu le plus de chance en affaires. Il était aussi le moins respectable ; et nous ne savions pas trop si nous devions nous féliciter ou rougir de sa fortune. Dans sa grande épicerie de Stepney, il se livrait à un trafic compliqué — et pas toujours très propre, à ce que nous avions cru comprendre, — avec les riverains du fleuve et les gens de mer. Il faisait commerce d’articles pour la marine, de comestibles, et, si la rumeur disait vrai, de bien d’autres choses. La profession, quoique lucrative, avait ses mécomptes ; on s’en aperçut quand, un jour, après vingt ans de prospérité, il fut brutalement assailli par un de ses clients, et laissé pour mort avec trois côtes cassées et une jambe brisée, laquelle, mal raccommodée, resta plus courte que l’autre de trois pouces. Cet incident avait dû, assez naturellement, le dégoûter de son milieu ; car, après le procès et la condamnation de son agresseur à quinze ans de servitude pénale, il avait lâché son comptoir, pour se retirer dans un coin perdu au nord de l’Angleterre ; et jusqu’à ce matin-là il ne nous avait pas donné signe de vie, pas même à la mort de mon père, qui était son frère unique.

Ma mère me lut sa lettre :

« Si votre fils vit avec vous, Ellen, et s’il est le gaillard qu’il promettait d’être la dernière fois que j’eus de vos nouvelles, envoyez-le-moi par le premier train au reçu de ces lignes. Il s’apercevra qu’il a plus à gagner avec moi que dans le métier d’ingénieur ; et si je viens à trépasser (quoique, Dieu merci, sous le rapport de la santé, je me maintienne), vous verrez que je n’ai pas oublié le fils de mon frère. Qu’il descende à Congleton, d’où il aura quatre milles à faire en voiture jusqu’à Greta House, où j’habite. J’enverrai une carriole le prendre au train de sept heures, le seul qui s’arrête ici. Ne manquez surtout pas de me l’envoyer, Ellen, car j’ai des motifs sérieux de désirer sa présence. Si jadis, il a pu y avoir entre nous quoi que ce soit, laissons le passé rester le passé. Vous regretteriez, votre vie entière, de m’avoir fait défaut. »

Assis à notre table, l’un en face de l’autre, pour le déjeuner du matin, nous nous regardions troublés, ma mère et moi, nous demandant ce que cela voulait dire, quand un coup de sonnette retentit ; puis la bonne entra avec un télégramme. Il était de l’oncle Stephen et conçu en ces termes :

« Prie instamment John ne pas descendre Congleton. Carriole l’attendra train sept heures à Stedding Bridge, une station plus bas sur la ligne. Qu’il ne se rende pas directement chez moi, mais à Garth Farm House, à six milles. Il y recevra instructions. Ne pas manquer venir. Et suivre recommandations à la lettre. »

« C’est vrai, dit ma mère, du plus loin que je me rappelle votre oncle, il n’a jamais eu un ami au monde, ni mérité d’en avoir un. Il a toujours été très dur en affaires, et il refusa de s’intéresser à votre père quand il eût suffi de quelques livres pour nous sauver de la ruine. Pourquoi lui enverrais-je mon fils aujourd’hui qu’il en a besoin ? »

Mais j’avais un penchant pour les aventures.

« Si je gagne ses bonnes grâces, il peut m’aider dans ma carrière, représentai-je, prenant ma mère par son côté faible.

— Je ne l’ai jamais vu aider personne, dit-elle avec amertume. Que signifient, d’ailleurs, ce mystère, cette station éloignée où il vous faudra descendre, cette voiture pour une destination qui n’est pas la vraie ? Il s’est mis dans quelque fâcheuse histoire et désire que nous l’en tirions, quitte, le jour où nous ne lui serons pas utiles, à nous laisser de côté comme jusqu’ici. Votre père vivrait peut-être encore s’il avait daigné lui venir en aide. »

À la fin, cependant, mes arguments prévalurent ; car, ainsi que je le démontrai, nous avions tout à gagner avec mon oncle, et bien peu à perdre. Pourquoi, nous, les plus pauvres de la famille, irions-nous subitement offenser le plus riche ? Ma valise était déjà prête et mon cab à la porte lorsque arriva un second télégramme :

« Bon pays de chasse. Que John apporte fusil. Se rappeler Stedding Bridge, pas Congleton. »

J’ajoutai donc un fusil à mon bagage, et quelque peu surpris par l’insistance de mon oncle, je partis. Le trajet s’effectue par la grande ligne du Northern Railway jusqu’à la station de Carnfield, où l’on prend un petit embranchement qui serpente à travers de la pierraille. On ne trouverait pas dans toute l’Angleterre un paysage plus impressionnant et plus âpre. Deux heures durant, je traversai des plaines accidentées et désolées, coupées de monticules caillouteux, où, par intervalles, le roc affleurait en longues dentelures droites. Çà et là, de petits cottages aux toits gris, aux murs gris, se pressaient en village ; mais l’on parcourait des milles sans apercevoir ni une maison, ni rien de vivant, sauf des troupeaux disséminés sur les pentes. Pays déprimant, dont l’aspect me pesait de plus en plus sur le cœur à mesure que j’approchais du terme de mon voyage. Enfin, le train fit halte au petit village de Stedding Bridge, où mon oncle me priait de descendre. Une carriole délabrée, conduite par un rustre, m’attendait à la station.

« C’est la voiture de M. Stephen Maple ? » demandai-je.

L’homme m’inspecta d’un air soupçonneux.

« Comment c’est-y que vous vous appelez ? fit-il, parlant avec un accent que je n’essaierai pas de rendre.

— John Maple.

— Quoi qu’y a qui le prouve ? »

Déjà, je levais la main, car je ne me pique pas d’avoir bon caractère ; mais je réfléchis que l’individu ne faisait, sans doute, que se conformer aux ordres de mon oncle. En guise de réponse, je lui montrai mon nom marqué sur l’étui de mon fusil.

« Bon, bon, ça va. Pour sûr que c’est vous, John Maple ! articula-t-il lentement. Montez, patron, nous avons un bon bout de chemin à faire. »

La route, blanche et luisante, comme toutes les routes dans cette région de calcaire, décrivait, par-dessus le cailloutis, de larges courbes, et des murs bas de pierres sèches la bordaient à droite et à gauche. La vaste lande, marbrée de troupeaux et de quartiers de rocs, s’étageait, par montées progressives, jusqu’au bord vaporeux du ciel. À certain endroit, une dépression de terrain échancra une brusque et lointaine perspective de mer grise.

Autour de nous, ce n’était que désert aride et morne, et je commençais, sous l’influence du paysage, à croire mon étrange mission plus sérieuse qu’elle ne m’était apparue à distance. Cet appel au secours, si soudain, de la part d’un oncle que je n’avais jamais vu et de oui je n’avais entendu que peu de bien, le ton pressant des télégrammes, l’allusion à mes moyens physiques, le prétexte pour que j’apportasse une arme, tout cela, réuni, prenait un sens encore vague mais sinistre. Ce qui, vu de Kensington, semblait impossible, devenait très probable sur ces collines solitaires et sauvages. Cédant à ces noires pensées, je me tournai vers mon compagnon, dans l’intention de l’interroger un peu sur mon oncle ; mais l’expression de son visage m’arrêta.

Au lieu de surveiller sa vieille bique alezane et la route que nous suivions, il regardait par-dessus moi, non pas seulement avec curiosité, mais aussi, me sembla-t-il, avec crainte. Il leva le fouet pour cingler le cheval, puis le laissa retomber, comme convaincu que ce n’était pas la peine. Au même instant, ayant suivi la direction de son regard, je vis ce qui l’occupait.

Un homme courait à travers la lande. Il courait lourdement, avec des faux pas et des glissades. Cependant, grâce à un coude de la route, il nous gagna de vitesse. Comme nous approchions, il grimpa sur le mur de pierre et resta là, nous attendant. Le soleil du soir illuminait son visage brun et sans barbe. C’était un fort gaillard, corpulent et d’ailleurs mal en point, car, une main sur les côtes, il soufflait bruyamment, tout époumoné de sa brève course. Quand nous fûmes près, je vis luire des anneaux à ses oreilles.

« Eh ! camarades, chez qui c’est-y que vous allez comme ça ? demanda-t-il d’un ton de rude bonhomie.

— Fermier Purcell, Garth Farm, dit le conducteur.


— Pardon si je vous arrête, cria l’autre de sa place. L’idée m’est venue de vous héler au passage. Si le hasard nous avait menés du même côté, j’aurais osé vous demander de me prendre. »

Prétexte ridicule : notre carriole était chargée autant, évidemment, qu’elle pouvait l’être. Mais mon conducteur ne semblait pas en humeur d’engager un colloque. Sans répondre, il poussa son cheval. En me retournant, je vis, d’un coup d’œil, l’étranger assis au bord de la route et bourrant sa pipe.

« Un marin ? dis-je.

— Oui, patron. Nous ne sommes qu’à quelques milles de Morecambe-Bay, répondit le conducteur.

— On aurait dit que vous aviez peur de cet homme, risquai-je.

— Moi ? » fit-il sèchement.

Puis, après une pause :

« Peut-être. »

Quand à savoir pourquoi il avait peur, j’eus beau le questionner : il était si stupide, ou si malin, que je ne pus rien tirer de ses réponses. J’observai cependant que, de temps en temps, il promenait sur la lande un œil trouble ; mais nulle forme mouvante n’en dérangeait la grande monotonie brune. À la fin, dans une sorte de brèche entre les collines devant nous, je vis les bâtiments longs et ras d’une ferme, lieu de concentration de tous les troupeaux épars.

« Garth Farm, m’annonça le conducteur. Et voici le fermier Purcell, ajouta-t-il en voyant un homme venir nous attendre sous le porche. »

Au moment où je descendais de la carriole, l’homme s’avança. Il avait des traits durs et ravagés, des yeux bleus, la barbe et les cheveux pareils à de l’herbe blanchie par le soleil. Je lus sur son visage le même air prévenu et rogue que j’avais déjà observé chez mon conducteur. Beaucoup trop étranger à ces gens pour susciter ainsi leur malveillance, je commençai à soupçonner que, dans ces tristes solitudes septentrionales, mon oncle ne jouissait pas d’une popularité plus grande que, jadis, dans Stepney.

« Vous resterez ici jusqu’à la nuit. C’est le désir de M. Stephen Maple, dit-il brièvement. On peut, si vous y tenez, vous servir du thé et du jambon… tout ce que nous avons de mieux pour le quart d’heure. »

J’avais grand’faim, et, malgré le ton, j’acceptai l’offre. Tandis que je me restaurais, la femme du fermier et ses deux filles entrèrent dans la salle. Je sentis qu’elles me regardaient avec une certaine curiosité : peut-être un jeune homme était-il chose rare dans ces campagnes sauvages ; peut-être me surent-elles gré de mes efforts pour engager la conversation ; le fait est que toutes les trois me montrèrent de la sympathie. La nuit venant, je fis remarquer qu’il était temps pour moi de pousser jusqu’à Greta House.

« Alors, décidément, vous y allez ? demanda la femme.

— Certainement. J’arrive tout exprès de Londres.

— On ne vous empêche pas d’y revenir.

— Mais je viens voir mon oncle, M. Maple.

— Ah ! bien, si c’est votre idée, ça ne regarde personne. »

Et, comme son mari rentrait, elle se tut.

Ainsi, chaque nouvel incident me rendait plus sensible l’impression de me mouvoir dans une atmosphère de mystère et de risque ; et tout cela restait néanmoins si vague, si impalpable, que je ne pouvais soupçonner où gisait le danger. Volontiers, j’aurais pressé la femme de s’expliquer ; mais le mari, toujours maussade, et semblant deviner l’intérêt que j’éveillais chez elle, ne nous quitta plus.

« Il est temps de partir, me dit-il enfin, quand elle alluma la lampe sur la table.

— La carriole est prête ?

— Pas besoin de carriole, vous irez à pied.

— Comment saurai-je la route ?

— William vous accompagnera. »

William était le jeune homme qui m’avait emmené de la station. Il m’attendait à la porte et chargea sur son épaule mon étui à fusil et mon bagage. Je restai en arrière pour remercier le fermier de son hospitalité, mais il ne voulut rien entendre.

« Je ne demande de remerciements ni à M. Maple ni à ses amis, brusqua-t-il. On me paie pour ce que je fais. Si l’on ne me payait pas, je ne le ferais pas. Suffit. Allez votre chemin, jeune homme. »

Là-dessus, il tourna les talons, et, rentrant chez lui, ferma la porte avec violence.

Dehors, il faisait tout à fait noir. De gros nuages sombres dérivaient lentement dans le ciel. Passé l’entrée de la ferme, je me serais infailliblement perdu dans la lande si je n’avais eu mon guide pour m’indiquer, en me précédant, les étroites pistes tracées par les moutons et qui m’étaient invisibles. De temps à autre, nous entendions, sans rien voir, la sourde mêlée des êtres dans la nuit. Mon guide commença par marcher vite et sans précautions spéciales ; mais il ralentit peu à peu, tant qu’à la fin nous n’avançâmes plus qu’à pas comptés, avec une extrême prudence, comme sous la menace d’un danger. Cet inexplicable, cet indéfini sentiment de danger, dans cette immense solitude, avait quelque chose de plus terrifiant qu’aucun danger manifeste ; et je pressais William de me dire ce qu’il redoutait, quand, tout d’un coup, il s’arrêta et m’entraîna vivement derrière les massifs d’ajoncs bordant le sentier. Il m’avait tiré par la manche d’une secousse si vigoureuse, si impérieuse, qu’à la seconde, devinant un péril imminent, je me trouvai blotti à son côté, immobile comme le fourré qui nous protégeait. Autour de nous régnait une obscurité si profonde que je n’arrivais pas à distinguer le jeune garçon près de moi.

La nuit était chaude, le vent nous jetait des bouffées brûlantes. Et soudain nous arriva une odeur domestique et familière, l’odeur du tabac. Puis, un visage apparut, illuminé par le reflet d’une pipe, et qui se balançait en se rapprochant. L’homme restait tout entier dans l’ombre ; seul, le bas de la figure s’embrasait d’un halo qui laissait le haut s’éteindre graduellement sur le fond de ténèbres, pouvait l’être. Mais mon conducteur ne Une face longue et famélique, une peau tachée de rousseur, des pommettes saillantes, des yeux bleus et humides, une moustache maigre et incolore, un bonnet pointu de marin, ce fut tout ce que je vis. L’homme nous dépassa, regardant devant lui avec indifférence, et le bruit de ses pas décrut le long du sentier.

« Qui était-ce ? demandai-je à mon compagnon quand nous nous relevâmes.

— Je ne sais pas. »

Toujours cette énervante profession d’ignorance.

« Alors, pourquoi vous cachez-vous ?

— Rapport à M. Maple. Il m’a dit que je ne devais rencontrer personne, et que, si je rencontrais quelqu’un, je ne serais pas payé.

— Vous avez pourtant rencontré ce marin sur la route ?

— Oui. Je suppose que c’est l’un d’eux.

— L’un de qui ?

— L’un des gens qui sont venus dans ces landes et surveillent Greta House. M. Maple en a peur. Il veut que nous les évitions ; c’est ce que j’ai essayé de faire. »

Je tenais enfin une précision. Des gens inquiétaient mon oncle. Parmi eux se trouvait notre marin de l’après-midi.

L’homme au bonnet pointu — autre marin probablement — était, lui aussi, du nombre. Je me souvins de la Grand’Rue de Stepney et de la sanglante agression qui avait rendu mon oncle infirme. Tout cela commençait à prendre forme dans mon esprit quand, par-dessus le cailloutis, une lueur tremblota, et j’appris de mon guide que nous arrivions à Greta House. Masquée par un pli du terrain, l’habitation ne se révélait que de tout près. Nous l’eûmes très vite atteinte.

J’en distinguai peu de chose. Une lampe qui brillait derrière une petite fenêtre treillissée me permit de me rendre compte, sommairement, qu’elle était longue et haute. La porte, basse sous un linteau surplombant, et mal assujettie, laissait de chaque côté filtrer de la lumière. Les hôtes de ce logis perdu devaient se tenir sur le qui-vive, car ils avaient entendu notre approche et nous n’étions pas encore à la porte qu’on nous priait de nous faire connaître.

« Qui est là ? mugit une voix profonde. »

Et, se faisant pressante, la voix répéta :

« Voyons, qui est là ?

— C’est moi, master Maple. J’amène le gentleman. »

Il y eut un bruit de loquet ; un judas s’ouvrit dans la porte ; la lueur d’une lanterne nous éclaira quelques secondes. Puis, le volet se referma ; avec des grincements de serrures et tout un fracas de barres, la porte s’ouvrit à son tour ; et je vis mon oncle debout dans le carré de lumière jaune qui découpait les ténèbres.

Court et massif, il avait une grande tête ronde et chauve, au bord de laquelle les cheveux bouclaient en minces touffes d’un blond roux : belle tête, certes, et intelligente, mais gâtée par la figure large, lourde, commune, aux lèvres épaisses, aux joues retombantes. Sur les yeux, petits et toujours en mouvement, les cils, à peine colorés, ne cessaient pas de battre. Ma mère me disait de ces cils qu’ils lui rappelaient les pattes d’un cloporte, et je vis, au premier coup d’œil, ce qu’elle voulait dire. Je constatai, en outre, qu’à Stepney il avait appris le langage de sa clientèle et son accent infâme me fit rougir de notre parenté.

« Alors, vous voilà, neveu ! commença-t-il, me tendant la main ; entrez, mon garçon, entrez vite ! et ne laissez pas la porte ouverte. Votre mère, parbleu ! avait raison quand elle parlait de vous comme d’un beau jeune homme. Voici une demi-couronne, William, vous pouvez vous retirer. Posez là ces paquets. Vous, Enoch, prenez les affaires de Mr. John et mettez le souper sur la table. »

Quand il s’en revint de barricader la porte et qu’il m’introduisit au salon, je remarquai ce qui était, chez lui, la particularité caractéristique. Les blessures reçues quelques années auparavant lui ayant laissé, comme je l’ai dit, une jambe plus courte que l’autre de plusieurs pouces, il y remédiait en portant une de ces énormes semelles de bois que prescrivent en pareil cas les chirurgiens. Il évitait ainsi la claudication ; mais, quand il marchait, le battement alternatif du bois et du cuir sur le dallage produisait un clic-clac singulier. Et il ne se bougeait qu’au rythme de ces étranges castagnettes.

La grande cuisine, avec son âtre immense et les sièges sculptés qui la garnissaient aux deux coins, montrait que la maison était une très vieille ferme. Sur un des côtés de la chambre se dressait une pile de boîtes, toutes empaquetées et ficelées. Les meubles étaient peu nombreux et laids. Sur une table à tréteaux, au centre de la pièce, l’on avait servi à mon intention une espèce de souper, viande froide, pain et broc de bière. Un vieux domestique, cockney aussi avéré que son maître, et répondant au nom d’Enoch, faisait le service, tandis que mon oncle, assis dans un coin, me questionnait sur ma mère et sur moi-même. Sitôt que j’eus fini de manger, mon oncle donna l’ordre à Enoch de tirer mon fusil de son étui. J’observai que deux autres fusils, vieux et rouilles, étaient posés contre le mur, près de la fenêtre.

« C’est la fenêtre que je crains, dit mon oncle, d’une voix grave et sonore qui contrastait bizarrement avec sa petite personne grassouillette. La porte est à l’épreuve de toute espèce de dynamite Mais la fenêtre m’épouvante. Hé, là ! Hé, là ! glapit-il, ne passez pas dans la lumière ; et, quand vous traversez la fenêtre, baissez-vous !

— Crainte d’être vu ? demandai-je.

— Crainte de recevoir un coup de feu, mon garçon. C’est toute l’affaire. À présent, venez vous asseoir près de moi, sur la table, et causons. Car je vois que vous êtes ce qu’il me faut, un homme de confiance. »

La flatterie, toute grossière et maladroite qu’elle fût, prouvait son désir violent de me gagner à lui. Je m’assis à son côté et il tira un papier de sa poche. C’était un numéro du Western Morning News, vieux de dix jours. Il y soulignait, d’un ongle long et noir, un entrefilet concernant la mise en liberté, à Dartmoor, d’un condamné nommé Elias, qui avait bénéficié d’une réduction de peine pour avoir défendu un gardien attaqué dans les carrières.

« Qui est cet homme ? demandai-je. »

Mon oncle souleva sa jambe infirme.

« L’homme qui m’a fait ça. Car c’est à ça qu’il devait sa condamnation. Le voilà libre aujourd’hui, et de nouveau à mes trousses.

— Pourquoi serait-il à vos trousses ?

— Parce qu’il veut me tuer. Parce qu’il n’aura de repos, le drôle, que quand il aura pris sa revanche. Neveu, je n’ai pas de secret pour vous. Il s’imagine que je lui ai fait du tort. Admettons-le, pour les besoins de la cause. Tant il y a que, maintenant, je les ai tous après moi, lui et ses amis ? »

La grosse voix de mon oncle faiblit tout d’un coup, devint un timide murmure.

« Des marins, souffla-t-il. Je compris d’emblée, avant-hier, en lisant ce journal, que je devais m’attendre à leur visite. Je regardai par la fenêtre ; trois d’entre eux épiaient la maison. C’est alors que j’écrivis à votre mère. Ils m’ont relancé. Ils attendent l’autre.

— Pourquoi ne pas envoyer chercher la police ? »

Les yeux de mon oncle évitèrent les miens.

« Pas besoin de police. C’est vous qui pouvez m’aider.

— Comment cela ?

— Je vais vous le dire. Je veux m’en aller. C’est pourquoi vous voyez là toutes ces caisses. J’aurai bientôt terminé mes paquets. J’ai des amis à Leeds, je me sentirai plus en sûreté dans cette ville. Non pas en sûreté, vous m’entendez, mais plus en sûreté, vous m’entendez mais plus en sûreté. Je pars demain. Restez avec moi jusque-là, ce ne sera pas en pure perte. Nous sommes seuls, Enoch et moi, pour tout faire ; je vous garantis pourtant que nous serons prêts. La charrette du déménageur sera là demain à la première heure. Vous, le jeune William, Enoch et moi, escorterons les objets jusqu’à la station de Congleton. Avez-vous rencontré quelqu’un en route ?

— Oui, dis-je. Un marin s’est arrêté devant nous.

— Ah ! je le savais bien qu’ils nous surveillaient ! C’est pourquoi je vous demandais de descendre à une station qui n’était pas la véritable, et de vous faire mener chez Purcell au lieu de venir ici. Nous sommes bloqués, c’est le mot.

— Cet homme, repris-je, n’est pas le seul que nous ayons rencontré. Il y en a eu un autre, avec une pipe.

— Quelle espèce d’homme ?

— Maigre, le visage taché de rousseur, un bonnet pointu.

Mon oncle poussa un cri rauque.

— Lui, c’est lui ! Dieu me pardonne ! »

Éperdu, il allait, traînant son clic-clac à travers la chambre. Sa grosse tête chauve avait quelque chose de lamentable et d’enfantin. Une pitié m’en venait presque.

« Voyons, mon oncle, lui représentai-je, vous vivez en pays civilisé. Il y a des lois pour mettre tous ces gens à la raison. Laissez-moi donc aller, demain matin, en voiture, jusqu’au bureau de police du comté, et j’aurai vite réglé les choses. »

Mais il hocha la tête.

« C’est un homme malin et féroce. Je ne peux pas respirer sans penser à lui, car il m’a bouclé trois côtes. Cette fois, il me tuera, pour sûr. Il n’y a pour nous qu’un parti à prendre : abandonner ce que nous n’aurons pas emballé et déguerpir à l’aube. Grand Dieu ! qu’est-ce que cela ? »

Un coup terrible frappé au dehors avait ébranlé la maison. Un autre suivit, puis un autre encore. On eût dit qu’un poing de fer s’acharnait contre la porte. Mon oncle s’écroula sur sa chaise. Je pris un fusil, et m’élançant :

« Qui est là ? hurlai-je. »

Pas de réponse.

J’ouvris le judas et regardai.

Personne.

Alors, brusquement, je vis qu’une longue feuille de papier passait sous la porte. Je l’élevai à la lumière et lus ceci, tracé d’une main malhabile, mais vigoureuse :

« Posez-les devant la maison si vous tenez à votre peau. »

« Que veulent-ils ? demandai-je, après avoir lu ce billet à mon oncle.

— Ce qu’ils n’auront jamais, non, pardieu, jamais ! s’écria-t-il dans une explosion de colère. Enoch ! Enoch ! »

Le vieux accourut à l’appel.

« Enoch, j’ai toujours été un bon maître pour vous. À vous, aujourd’hui, de le reconnaître. Acceptez-vous de vous exposer pour moi ? »

À voir l’empressement avec lequel le vieux consentit, je pris une meilleure opinion de mon oncle. Quels que pussent être ses torts envers des gens, du moins il semblait avoir l’affection de cet homme.

« Vous allez mettre votre chapeau et votre manteau, Enoch, et sortir seul par la porte de derrière. Vous savez le chemin jusqu’à chez Purcell. Dites là-bas qu’il faut que j’aie la charrette demain au point du jour et que Purcell vienne, et qu’il amène le berger. Nous devons vider la place, ou nous sommes perdus. Au point du jour, Enoch. Il y a dix livres pour vous au bout de l’affaire. Ne quittez pas votre manteau noir, et allez lentement, on ne vous verra pas. Nous garderons la maison en vous attendant. »

C’était une entreprise courageuse que de s’aventurer de la sorte parmi les dangers imprécis et mystérieux de la lande. Le vieux serviteur l’accepta comme la plus ordinaire des missions. Décrochant son long manteau noir et son chapeau mou pendus à la porte, il fut prêt à la minute. Nous éteignîmes la petite lampe du corridor à l’arrière de la maison, enlevâmes doucement les barres qui, de ce même côté, assujettissaient la porte, et, l’ayant fait sortir à la dérobée, nous replaçâmes les barres. Par la croisée du vestibule, je vis sa forme obscure plonger immédiatement dans la nuit.

« Neveu, nous n’avons plus que quelques heures jusqu’à l’aube, dit mon oncle, après avoir vérifié tous les volets et toutes tes serrures. Vous ne regretterez jamais d’avoir fait ce que vous faites. Si nous passons cette nuit sans encombre, je vous le devrai. Que je vous aie près de moi jusqu’à demain matin, et vous me trouverez près de vous tant qu’il me restera un souffle. La charrette arrivera dès cinq heures. Tout ce qui ne sera pas prêt, j’en fais le sacrifice. Nous n’aurons qu’à charger pour aller prendre le premier train à Congleton.

— Nous laissera-t-on passer ?

— On n’osera pas nous arrêter en plein jour. Si j’ai tout notre monde, nous serons six, avec trois fusils. Nous forcerons le passage. Où voulez-vous que ces gens, qui sont toujours en mer, se procurent des armes ? Un pistolet ou deux peut-être… Tenons-les encore à distance quelques heures, et nous leur échapperons. Enoch doit être à mi-chemin de Purcell.

— Mais, enfin, que désirent-ils, ces marins ? Vous dites vous-même que vous avez des torts envers eux. »

Je vis une expression de bestial entêtement sur l’épaisse et blafarde figure de mon oncle.

« Ne me demandez rien, neveu ; contentez-vous de faire ce que je vous demande. Enoch va revenir. Juste le temps de ramener la charrette. Mais écoutez donc… Qu’est-ce que j’entends ? »

Un cri monta au loin dans les ténèbres, puis un autre, tous deux aigus et brefs comme une plainte de courlis.

« C’est Enoch, dit mon oncle, m’empoignant le bras. Ils me tuent le pauvre vieil Enoch ! »

Le cri se répéta, plus proche. Ensuite, il y eut des pas précipités, un appel de détresse.

« On lui donne la chasse ! »

S’élançant vers l’entrée principale, mon oncle souleva la lanterne, dont il projeta la lueur à travers le judas. Un homme aux épaules de qui flottait un manteau noir courait frénétiquement, tête basse, vers le faisceau de lumière jaune. La solitude semblait tout entière s’animer d’une invisible poursuite.

« Le verrou ! le verrou ! haleta mon oncle. »

Il tira le verrou tandis que je tournais la clé, ouvrit la porte, laissa pénétrer le fuyard. Et l’homme bondit avec un hurlement de triomphe :

« Arrivez, les gars ! Tous hardiment ! à la rescousse ! »

Cela s’exécuta si rapidement, si proprement, que nous fûmes comme emportés par l’assaut avant même d’en avoir conscience. L’invasion des marins avait rempli le couloir. Échappant aux griffes de l’un d’eux, je courus vers mon fusil. Mais ce fut pour rouler à terre, presque aussitôt, sous l’effort de deux hommes. Avant que j’eusse pu leur opposer aucune résistance, ils m’avaient lié les mains et traîné jusqu’à l’un des bancs de la cheminée. Je n’avais pas de mal ; je n’éprouvais qu’un dépit cruel du stratagème par lequel ils avaient forcé la défense, et de la facilité avec laquelle ils avaient eu raison de nous. Quant à mon oncle, sans même prendre la peine de le lier, ils l’avaient poussé sur un siège et s’étaient emparés des fusils. Quel extraordinaire contraste offrait ce bourgeois livide, couronné de mèches abondantes, avec les figures sauvages qui l’entouraient !

Il y avait là six hommes, tous marins évidemment. Je reconnus dans le nombre celui qui portait des anneaux à ses oreilles et qui nous avait croisés de nuit



sur la route. Tous étaient de beaux gaillards, aux faces de bronze encadrées de favoris. Au milieu d’eux se tenait, penché contre la table, l’homme aux taches de rousseur qui avait couru à notre rencontre dans la lande : la cape noire du pauvre Enoch pendait encore à ses épaules. Il était d’un tout autre type que ses camarades, l’air rusé, cruel, dangereux, avec des yeux sournois et inquiets rivés sur mon oncle. Subitement, ses yeux se détournèrent vers moi, et je sus, pour la première fois, comment un regard peut donner la chair de poule.

« Qui êtes-vous ? me demanda-t-il. Parlez, ou nous nous chargeons de vous délier la langue.

— Je suis le neveu de M. Stephen Maple, en visite chez lui.

— Vraiment ? Eh bien ! je veux que vous vous félicitiez de votre oncle et de votre visite. Vite à la besogne, les gars : il s’agit d’avoir rallié le bord avant le matin. Qu’allons-nous faire du vieux ?

— Le soulever à l’américaine et lui appliquer six douzaines de volées.

— Entendez-vous, maudit voleur de cockney ? Nous vous battrons à mort si vous ne nous rendez pas ce que vous nous avez filouté. Où est-ce ? Je sais que vous ne vous en séparez jamais. »

Mon oncle plissa les lèvres, hocha la tête. L’effroi et l’obstination luttaient sur son visage.

« Vous refusez de parler ? Nous allons bien voir. Empoignez-le-moi, Jim ! »

Un des marins, saisissant mon oncle, lui fit descendre le veston et la chemise au bas des épaules. Le malheureux se tassait sur sa chaise, tout le corps plissé de remous, frissonnant de froid et d’épouvante.

« Levez-le jusqu’à ces crochets. »

Des crochets pour pendre la viande fumée s’alignaient le long des murs. Les marins en choisirent deux, où ils l’attachèrent par les poignets. Puis, l’un des marins défit sa ceinture de cuir.

« Côté de la boucle, Jim, dit le capitaine. Donnez-lui de la boucle !

— Lâches ! me révoltai-je. Frapper un vieillard !

— Patience ! riposta le capitaine, en me jetant un regard mauvais, ce sera bientôt le tour d’un jeune homme ! À présent, Jim, taillez-lui quelques lanières !

— Qu’on lui laisse une dernière chance, cria l’un des hommes.

— Oui, oui, grommelèrent un ou deux autres. Qu’on laisse une chance à cette fripouille.

— Si vous flanchez, dit le capitaine, vous pouvez abandonner la partie une fois pour toutes. De deux choses l’une : ou vous lui arracherez son secret par le fouet, ou vous devrez dire adieu à ce que vous avez gagné avec tant de peine, et qui ferait de chacun de vous des messieurs pour la vie. Pas d’autre parti à prendre. Eh bien ? »

Ils vociférèrent :

« Qu’on lui laisse une chance !

— Soit ! »

Déjà, la boucle de ceinture tournait, avec un sifflement féroce, par-dessus l’épaule de mon oncle. Elle n’avait pas eu le temps de s’abattre qu’il poussa un cri.

« Pas cela ! supplia-t-il. Qu’on me lâche !

— Alors, où est-ce ?

— Vous le saurez si vous me laissez libre. »

Débarrassé de ses liens, il remonta son vêtement sur ses épaules rondes. Les marins firent cercle autour de lui. Leurs visages basanés trahissaient une curiosité fébrile.

« Pas* de blagues ! s’écria l’homme aux taches de rousseur. Nous lui rompons les os s’il veut se payer notre tête… Allons, où avez-vous ça ?

— Dans ma chambre.

— Laquelle est-ce ?

— La chambre au-dessus.

— En quel endroit de la chambre ?

— Dans le coin du coffre en chêne, près du lit. »

Les marins se précipitèrent ; le capitaine les rappela.

« Ne laissons pas derrière nous ce vieux renard. Ah ! ah ! votre figure s’allonge ! Parbleu ! Vous pensiez lever l’ancre ! Tenez-le de près, garçons, et emmenez-le. »

Ils se ruèrent en tumulte dans l’escalier, cernant et entraînant mon oncle. J’avais les mains liées, mais les pieds libres. Si j’arrivais à me guider dans la lande, je pouvais encore prévenir la police et couper la route à ces bandits avant qu’ils eussent gagné la mer. J’hésitai une minute, me demandant s’il m’était permis d’abandonner mon oncle en pareille circonstance. Mais je réfléchis que, soit pour lui, soit, au pis aller, pour ses biens, je me rendais, en partant, plus utile. Je m’élançai donc vers la porte du vestibule, j’allais l’atteindre, quand, à l’étage supérieur, j’entendis un cri aigu, puis un fracas d’objets en pièces, un chœur de hurlements ; et quelque chose d’énorme et de lourd vint s’écraser à mes pieds avec un bruit mat. Si longtemps que je vive, ce bruit de chute ne s’en ira de mes oreilles. Juste devant moi, dans le sillon lumineux tracé par l’ouverture de la porte, gisait mon malheureux oncle. Le cou tordu comme un cou de poulet, il laissait retomber sur l’épaule sa tête chauve. Un coup d’œil me suffit pour comprendre qu’il avait la colonne vertébrale brisée et qu’il était mort.

La horde furieuse avait si vivement dégringolé les marches qu’elle assiégeait la porte et s’amassait autour de moi presque en aussi peu de temps qu’il n’en fallut pour me rendre compte de ce qui arrivait.

« Camarade, me dit l’un des hommes, ce n’est pas nous qui avons fait ça. N’allez pas nous en accuser. Le vrai, c’est qu’il a sauté de lui-même par la fenêtre.

— Voyez-vous, ajouta un autre, il pensait prendre son vent dans la nuit et filer grand largue. Mais il est tombé la tête la première et s’est cassé le cou.

— Fameuse affaire pour lui, s’écria le chef avec un blasphème. Car je m’en serais chargé s’il ne m’avait devancé. D’ailleurs, mes garçons, pas d’erreur, ceci est un meurtre ; nous y avons trempé tous ensemble, nous serons pendus tous ensemble, à moins, comme on dit, de tenir à l’être chacun pour notre compte. Il n’y a qu’un témoin… »

Ses petits yeux mauvais me regardaient ; et, couteau ou revolver, je vis quelque chose briller à la ceinture de sa vareuse. Deux des hommes se glissèrent entre nous.

« Arrangeons cela, capitaine Elias. Si le vieux a péri, ce n’est pas de notre faute. Le pis que nous lui voulions, c’était de lui gratter la peau sur l’échine. Quant à ce jeune homme, nous n’avons pas de compte à régler avec lui.

— Imbéciles ! vous pouvez n’avoir pas de compte avec lui ; il en a un, lui, avec vous. Il parlera si vous ne le réduisez au silence, et ce sera aux dépens de votre vie. Ne vous y trompez pas, il s’agit ici de sa vie ou de la nôtre.

— Oui ! oui ! Voilà qui est bien jugé, cria une voix. Faisons ce que dit le capitaine. »

Mais mon défenseur, qui était l’homme aux anneaux, me couvrit de sa large poitrine, jurant à la ronde que personne ne me toucherait du doigt. Les autres se partageaient en fractions égales, si bien qu’il allait peut-être en résulter une dispute quand, soudain, le capitaine poussa un cri de surprise joyeuse, que répéta toute la bande. Je suivis la direction vers laquelle se tendaient les regards et les mains. Et voici ce que je vis :

Mon oncle était couché sur le sol, les jambes allongées. Autour de la plus courte, qui était pour nous la plus proche, une douzaine d’objets brillaient, étincelaient, jetaient des feux, sous la lumière qui coulait de la porte. Le capitaine prit la lanterne et s’avança. La grosse semelle de bois s’étant brisée dans la chute, nous apprîmes de nos yeux qu’elle était creuse et que mon oncle s’en servait comme d’un coffre à serrer les objets de valeur, car le sentier ruisselait de pierres précieuses. J’en remarquai trois d’une grosseur anormale ; mais je crois bien qu’en outre il y en avait une cinquantaine d’un grand prix. Les marins s’étaient jetés à terre et les recueillaient avec une hâte cupide, quand mon ami aux anneaux me tira par la manche.

« Camarade, profitez, murmura-t-il, c’est le moment. Déguerpissez avant que les choses ne se gâtent. »

Le conseil venait à son heure ; et je ne fus pas long à m’y conformer. Je fis avec précaution quelques pas, et dépassai, sans être observé, la zone de lumière. Puis, je détalai de toute ma vitesse, tombant et me relevant pour retomber encore, car il faut en avoir fait l’épreuve pour savoir ce que c’est qu’une course sur un terrain inégal quand on a les deux mains liées. Je courus, courus, jusqu’au moment où, perdant le souffle, je me trouvai hors d’état de mettre un pied devant l’autre. Mais, en vérité, je n’avais guère besoin de tant courir, car, m’étant arrêté à bonne distance pour reprendre un peu haleine, j’aperçus encore, très loin, la clarté de la lanterne et les silhouettes des marins accroupis à l’entour. Finalement, cette unique clarté s’évanouit tout d’un coup, et la vaste lande retomba dans les ténèbres.

Mes liens étaient si serrés que je mis une bonne demi-heure et me cassai une dent avant de parvenir à les défaire. Je me proposais de gagner la ferme Purcell ; mais le nord et le sud se confondaient sous ce ciel d’encre, et j’errai plusieurs heures, frôlé par des passages de troupeaux, sans aucune certitude sur la direction à suivre, lorsque, enfin, une lueur parut à l’est, et que les ondulations rocheuses, grises dans le brouillard du matin, recommencèrent de rouler sur l’horizon, je connus que j’approchais de la ferme Purcell, et m’étonnai de voir, assez près devant moi, un autre homme marchant dans la même direction. D’abord, je me rapprochai de lui avec prudence. Mais, avant même que je l’eusse rejoint, son dos voûté, son pas chancelant, m’avaient fait reconnaître Enoch, le vieux domestique. Je me réjouis de le retrouver vivant. Les coquins l’avaient assailli, renversé, battu, dépouillé de son manteau et de son chapeau, et toute la nuit il avait, comme moi, marché au hasard dans l’ombre, cherchant du secours. Il fondit en larmes quand je lui dis la mort de son maître.

« Ce sont les hommes du Black-Mogul, dit-il. Oui, oui, je savais qu’ils voulaient sa perte.

— Mais d’où viennent ces hommes ?

— Vous êtes de sa famille… Je peux vous raconter ça. Voici les choses, sir. Votre oncle avait ses affaires d’épicerie à Stepney. Mais il avait aussi d’autres affaires. Il achetait autant qu’il vendait. Et, quand il achetait, il ne demandait jamais d’où venait la marchandise. Voilà qu’un steamer, parti du Sud-Afrique, vint à couler en mer. Du moins à ce qu’on nous dit. Le Lloyd’s paya la somme. Sur les inscriptions du bord figuraient quelques beaux diamants. Or, peu après, le brick Black-Mogul mouilla dans le port de Londres. Il avait ses papiers en ordre, et arrivait de Port-Elisabeth avec un chargement de peaux. Le capitaine, qui s’appelait Elias, vint voir le maître. Et que croyez-vous qu’il avait à vendre ? Eh bien ! sir, aussi vrai que je suis un pécheur, il avait un paquet de diamants, juste les mêmes qui s’étaient perdus avec ce bateau d’Afrique. Comment les avait-il eus ? Je ne sais pas. Le maître ne savait pas non plus, il ne chercha pas à savoir. Le capitaine, pour des raisons personnelles, avait hâte de s’en débarrasser. Il les remit au maître, comme vous remettriez un objet à une banque. Mais le maître eut le temps d’en devenir amoureux ; la provenance du Black-Mogul et des diamants ne lui semblait pas très nette ; de sorte que, quand le capitaine vint pour reprendre les pierres, le maître dit qu’il les croyait mieux placées dans ses mains. Je ne donne pas mon avis ; ce fut ce que dit le maître au capitaine Elias dans le sombre petit salon de Stepney. Ainsi lui arriva cet accident de la jambe et des trois côtes. Alors, le capitaine passa en jugement. Le maître, une fois rétabli, cru qu’il aurait la paix pour quinze ans ; et il quitta Londres. Mais, au bout de cinq ans le capitaine était dehors, et à sa recherche avec tous les gens qu’il avait ralliés. Prévenir la police, dites-vous ? Il y avait le pour et le contre ; et le maître ne s’en souciait guère plus qu’Elias lui-même. On finit, comme vous l’avez vu, par traquer le maître, par lui causer mille tourments ; et la solitude, qu’il pensait devoir le protéger, n’a fait que le perdre. Il fut dur pour bien des gens, mais bon pour moi, et du temps passera avant que je trouve un maître qui lui ressemble. »

L’aventure a un épilogue. Un étrange cutter, qui avait louvoyé le long de la côte, fut aperçu, au large, ce matin-là dans la mer d’Irlande. On suppose qu’il portait Elias et ses hommes. Le fait est qu’on n’entendit plus parler d’eux. L’enquête démontra que mon oncle avait sordidement vécu durant des années et qu’il laissait peu de chose. La notion du trésor qu’il portait avec lui d’une façon si extraordinaire fut, sans doute, la seule joie de son existence, et jamais, autant qu’il semble, il n’essaya de réaliser aucun de ses diamants. Ainsi, le déplorable renom qu’il avait de son vivant ne se racheta par aucun bienfait posthume ; et sa famille, également scandalisée par sa vie et par sa mort, a définitivement enterré sa mémoire.



LE DOCTEUR NOIR


Bishop’s Crossing est un petit village à dix mille au sud-ouest de Liverpool. Là s’établit, il y a soixante-dix ans, un médecin nommé Aloysius Lana. On ignorait absolument d’où il venait et quelles raisons l’avaient poussé dans ce hameau du Lancashire. On ne savait de positif sur lui que deux faits : d’abord, qu’il avait brillamment conquis son diplôme à Glasgow ; ensuite, qu’il appartenait sans conteste à quelque race des tropiques, car il était si brun qu’on pouvait presque le croire de souche indienne. Cependant le caractère européen prédominait dans sa physionomie, et il y avait chez lui une courtoisie, une dignité, des allures où semblait se révéler une origine espagnole. Son teint basané, ses cheveux d’un noir de corbeau, ses yeux brûlant d’un feu sombre sous le couvert épais des sourcils, tout le singularisait violemment dans ce milieu de paysans anglais à cheveux châtains ou blond filasse. Aussi ne tarda-t-on pas à le connaître sous la désignation de « Docteur Noir de Bishop’s Crossing », désignation qui impliqua d’abord un grief et une moquerie, mais qui lui devint, au cours des années, un titre d’honneur, familier dans le pays, et dépassant de beaucoup les étroites limites du village.

Car le nouveau venu s’était manifesté chirurgien habile et médecin accompli. La clientèle du district était aux mains d’Edouard Rowe, fils de sir William Rowe, le médecin consultant de Liverpool ; mais le fils n’avait pas hérité des talents du père, et le docteur Lana, avec ses avantages personnels, se fit bientôt le champ libre. Ses succès mondains n’allèrent pas moins vite que ses succès professionnels. Une intervention chirurgicale des plus heureuses chez l’honorable James Lowry, second fils de lord Belton, lui ouvrit les salons du comté, où le mirent en faveur le charme de sa conversation et l’élégance de ses manières. Le défaut d’antécédents et de parenté est, quelquefois, plutôt une aide qu’un obstacle pour se pousser dans le monde ; et le beau docteur se recommandait uniquement par la distinction de sa personnalité.

Ses clients avaient un reproche, mais un seul, à lui faire. Il semblait un célibataire endurci. Fait d’autant plus remarquable qu’il habitait une vaste maison et qu’on lui savait de grosses économies. Dans le principe, les faiseurs de mariages ne cessaient pas d’accoupler son nom à celui de telle ou telle jeune dame éligible dans la localité ; mais comme les années passaient sans amener le mariage, on finit en général par admettre que, pour une raison quelconque, il tenait à rester libre. D’aucuns allèrent jusqu’à le prétendre marié, et venu s’enterrer à Bishop’s Crossing pour échapper aux conséquences d’une ancienne mésalliance. Or, dans le moment juste où de guerre lasse, les marieurs abandonnaient la partie, on annonça brusquement ses fiançailles avec miss Francès Morton, de Leigh Hall.

Miss Morton était une jeune lady très en vue dans le pays, son père, James Haldane Morton, ayant été le squire de Bishop’s Crossing. Elle avait perdu ses parents et vivait avec son unique frère, Arthur Morton, héritier des biens de la famille. Grande et majestueuse d’aspect, miss Morton était une nature ardente et impulsive, en même temps qu’un caractère. Elle rencontrait le docteur Lana à une garden-party, et il s’établit entre eux une amitié qui ne tarda pas à devenir de l’amour. Ce fut, de part et d’autre, un attachement sans bornes. Sauf un écart d’âge assez sensible, lui ayant trente-sept ans quand elle n’en avait que vingt-quatre, on ne pouvait rien objecter à leur mariage. Les fiançailles eurent lieu en février et l’on convint que la noce se ferait en août.

Le 3 juin, le docteur Lana reçut une lettre de l’étranger. Un post-master, à la campagne, est toujours l’homme renseigné du village, et M. Bankle, de Bishop’s Crossing, tenait les secrets de beaucoup de ses voisins. Il remarqua, au sujet de cette lettre, que l’enveloppe en était curieuse, la suscription tracée d’une main d’homme, le timbre celui de la République Argentine, et la provenance Buenos-Ayres. Étant la première qui arrivât de l’étranger à cette adresse, elle se signala par là même à son attention avant qu’il la remît au facteur. Elle fit partie de la distribution du soir.

Le lendemain matin — par conséquent le 4 — le docteur Lana se rendit chez miss Morton et eut avec elle une longue entrevue, d’où on le vit revenir très agité. Miss Morton passa la journée dans son appartement, et sa femme de chambre, à plusieurs reprises, l’y trouva toute en larmes. Au bout d’une semaine, personne n’ignorât plus dans le village que l’engagement était rompu, que le docteur Lana avait agi indignement envers la jeune lady, et qu’Arthur Morton, le frère, parlait de le cravacher. En quoi le docteur avait indignement agi, on n’eût pu le dire. Chacun avait son hypothèse. Mais l’on s’avisa — pour y voir les signes manifestes d’une conscience coupable — que le docteur faisait un détour de plusieurs milles plutôt que de passer sous les fenêtres de Leigh Hall, et s’abstenait d’assister, le dimanche, au service du matin, où il risquait de rencontrer la jeune lady. Là-dessus, le Lancet ayant publié une annonce pour la vente d’une clientèle médicale, des gens purent croire, cette annonce étant anonyme, qu’elle se rapportait à Bishop’s Crossing et que le docteur Lana songeait à quitter le théâtre de ses succès. Les choses en étaient là quand, dans la soirée du lundi 21 juin, un événement se produisit qui, d’un simple scandale villageois, fit un drame dont s’émut toute l’Angleterre. Quelques détails s’imposent pour que les faits de cette soirée prennent tout leur sens.

La maison du docteur ne logeait, outre le docteur lui-même, que sa gouvernante, vieille personne très respectable, du nom de Martha Woods, et une jeune bonne, Mary Pilling. Le cocher et le garçon de salle couchaient au dehors. Le docteur avait l’habitude de se retirer, le soir, dans son bureau, attenant au cabinet d’opérations, dans l’aile de la maison la plus éloignée du logement des domestiques. Il y avait de ce côté une entrée spéciale pour les clients, de façon à ce que le docteur pût les recevoir à l’insu de tout le monde. D’ordinaire, quand les clients venaient tard, il les faisait entrer et sortir par le cabinet, car la jeune bonne et la gouvernante se retiraient le plus souvent de bonne heure.

Ce soir-là, Martha Woods entra à neuf heures et demie dans le bureau du docteur, qu’elle trouva à sa table en train d’écrire. Elle lui souhaita le bonsoir, envoya la jeune fille se coucher, et, jusqu’à onze heures moins un quart, vaqua elle-même à divers soins domestiques. Onze heures sonnant à l’horloge du vestibule, elle gagna sa chambre. Elle y était depuis environ un quart d’heure ou vingt minutes quand elle entendit un cri, peut-être un appel, qui semblait venir de l’intérieur. Elle attendit un instant sans que le cri se répétât. Très alarmée, car il avait été fort et pressant, elle passa un peignoir, et courut, du plus vite qu’elle put, vers le bureau du docteur.

« Qui est là ? cria une voix, quand elle eut frappé à la porte.

— Moi, monsieur, Mrs. Woods.

— Laissez-moi la paix ! Et rentrez tout de suite dans votre chambre ! répliqua la voix, qu’elle fut heureuse de reconnaître pour celle de son maître, mais dont le ton rude, tout à fait inaccoutumé pour elle, la surprit et la blessa.

« Je croyais que vous m’aviez appelée, monsieur, » expliqua-t-elle.

Elle ne reçut pas de réponse. En s’en retournant dans sa chambre, elle regarda l’horloge : il était onze heures et demie.

À un moment qui ne put être précisé, entre onze heures et minuit, une personne se présenta chez le docteur, mais en pure perte. Cette visiteuse tardive était Mrs. Madding, la femme de l’épicier du village gravement atteint de fièvre typhoïde. Elle devait, selon les prescriptions du docteur Lana, surveiller de près l’évolution de la maladie et le tenir au courant. Mrs. Madding remarqua de la lumière dans le bureau ; mais ayant vainement heurté plusieurs fois à la porte du cabinet voisin, elle en conclut que le docteur avait été mandé au dehors et rentra chez elle.

Une courte avenue en zigzags, qu’une lampe éclaire à son extrémité, relie la maison à la route. Comme Mrs Madding débouchait de la grille, un homme arrivait par la petite allée. Supposant que ce pouvait être le docteur Lana, elle l’attendit, mais elle eut la surprise de reconnaître Mr. Arthur Morton, le jeune squire. À la lumière de la lampe, il lui parut très excité ; et elle constata qu’il tenait un lourd fouet de chasse. En le croisant, elle lui adressa la parole.

« Le docteur n’est pas là, monsieur, dit-elle.

— Qu’en savez-vous ? demanda-t-il sèchement.

— J’ai été frapper à sa porte.

— J’aperçois une lumière, dit le jeune squire, regardant au bout de l’allée. C’est bien dans son bureau, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur ; mais le docteur est sorti, je vous assure.

— Eh bien, répliqua Morton, il rentrera. »

Et il passa, tandis que Mrs. Madding poursuivait sa route.

À trois heures du matin, son malade ayant un gros accès de fièvre, Mrs. Madding, très alarmée, repartit pour chez le docteur. La grille franchie, elle s’étonna de voir quelqu’un aux aguets entre les buissons de lauriers. C’était sûrement un homme, et, lui sembla-t-il, Mr. Arthur Morton. Mais, toute à ses ennuis, elle

n’attacha pas d’importance à l’incident et passa outre.

Elle eut un nouveau sujet d’étonnement quand, arrivée devant la maison, elle s’aperçut que la lumière brûlait toujours dans le bureau. Elle frappa au cabinet d’opérations : pas de réponse. Elle frappa de nouveau, plusieurs fois de suite : même résultat. Il lui parut invraisemblable que le docteur fût parti se coucher ou fût sorti en laissant derrière lui cette lumière ; peut-être s’était-il endormi sur sa chaise ? Elle tapa aux vitres du bureau. Vaine insistance. Alors, s’avisant qu’un coin de rideau ne fermait pas entièrement, elle regarda par cette ouverture.

La petite chambre était brillamment éclairée par une grande lampe posée sur la table du milieu, dans un pêle-mêle de livres et d’instruments de chirurgie. Mrs. Madding ne vit personne ; elle ne distingua rien d’insolite, sauf, toutefois, au bout de l’ombre projetée par la table, un gant blanc sale, traînant sur le tapis. Tout à coup, ses yeux s’habituant à la lumière, elle aperçut, à l’autre bout de l’ombre, une bottine ; et elle frissonna d’horreur, car elle se rendait compte à présent que ce qu’elle avait pris pour un gant blanc était la main d’un homme étendu sur le parquet. Devinant un drame, elle courut à la porte de la maison éveiller Mrs Woods, la gouvernante ; et les deux femmes entrèrent dans le bureau, après avoir dépêché la jeune bonne au poste de police.

Près de la table, à distance de la fenêtre, le docteur Lana s’allongeait sur le dos, mort. Il portait des traces de violences, un cercle noir autour d’un œil, des ecchymoses au cou et au visage. Ses traits légèrement tuméfiés semblaient indiquer la strangulation. Il était vêtu du costume qu’il portait d’ordinaire dans ses visites, mais chaussé de pantoufles dont les semelles étaient absolument nettes. Sur tout le tapis, cependant, s’étalaient des empreintes boueuses, laissées sans doute par le meurtrier. Certainement, quelqu’un avait pénétré par la porte du cabinet de chirurgie, tué le docteur et fui sans se laisser voir. Certainement aussi, l’agresseur était un homme, à en juger par les dimensions des empreintes et la nature des blessures. Les découvertes de la police n’allèrent pas beaucoup au delà.

D’ailleurs, aucune trace de vol. Le docteur avait encore sur lui sa montre d’or. À la vérité, on trouva vide, bien que fermée à clef, une cassette qu’il gardait dans son bureau, et que Mrs. Woods estimait contenir le plus souvent une forte somme ; mais le docteur avait justement payé ce jour-là un gros achat de graines, et l’on crut pouvoir s’expliquer ainsi le vide de la cassette. Une seule chose manquait dans la chambre, mais le manque en était significatif : le portrait de Miss Morton, dressé en permanence sur un côté de la table, avait quitté son cadre et disparu. Mrs. Woods l’avait pourtant remarqué à sa place habituelle, le soir même, tandis qu’elle attendait son maître. D’autre part, on recueillit sur le parquet un bandage oculaire que la gouvernante ne se rappelait pas avoir jamais vu. Mais un médecin pouvait avoir en sa possession un pareil objet ; et rien ne montrait que celui-ci eût un rapport avec le crime.

Une direction unique s’imposait aux soupçons : Arthur Morton, le jeune squire, fut arrêté. On relevait contre lui des charges sans doute indirectes, mais accablantes. Il était tout dévoué à sa sœur, et l’on établit que, depuis la rupture survenue entre elle et le docteur Lana, il avait proféré contre ce dernier de graves menaces. En outre, on l’avait vu, le soir du meurtre, vers onze heures, s’engager dans l’allée du docteur, un fouet de chasse à la main. D’après la théorie de la police, il avait alors fait irruption chez le docteur, qui avait poussé un cri d’effroi ou de colère, assez fort pour attirer l’attention de Mrs. Woods. Au moment où Mrs. Woods était descendue, le docteur Lana avait déjà pris son parti d’une explication avec son visiteur ; aussi avait-il renvoyé la gouvernante dans sa chambre. L’explication, en se prolongeant, avait tourné à la dispute ; puis elle avait fini par une rixe, dans laquelle le docteur avait perdu la vie. Le fait, révélé par l’autopsie, qu’il avait le cœur en très mauvais état, ce dont personne ne s’était douté de son vivant, permit de croire que la mort avait pu résulter de blessures qui n’eussent pas été fatales à un homme valide. Arthur Morton, après avoir fait main basse sur la photographie de sa sœur, était parti ; et il avait dû se dissimuler derrière les buissons de lauriers pour éviter Mrs. Madding à la grille. Tel était le système de l’accusation ; l’affaire, vue sous cet aspect, prenait quelque chose de formidable.

La défense lui opposait cependant de fortes raisons. Morton était, comme sa sœur, d’un tempérament excessif ; mais tout le monde l’aimait et le respectait, et sa franchise, sa droiture semblaient le rendre incapable d’un tel crime. Il reconnaissais lui-même son désir ardent d’avoir une conversation avec le docteur Lana sur des questions de famille très urgentes (du commencement jusqu’à la fin il refusa de prononcer le nom de sa sœur). Il ne cherchait pas à nier que cette conversation eût des chances d’être pénible. Prévenu par une cliente de l’absence du docteur, il avait guetté son retour jusque vers trois heures du matin ; après quoi ne le voyant pas paraître, il avait renoncé à l’attendre et s’en était revenu chez lui. Il n’en savait pas plus sur le meurtre que le constable qui l’avait arrêté. Il avait d’abord été l’ami intime du défunt ; mais des circonstances dont il préférait ne rien dire avaient modifié ses sentiments.

Plusieurs faits corroboraient la thèse de son innocence. Incontestablement, le docteur Lana se trouvait vivant dans son cabinet à onze heures et demie. Mrs. Woods était prête à jurer que c’était l’heure où elle avait entendu sa voix. Pour les amis du détenu, le docteur Lana devait, à cette heure-là, n’être pas seul. C’est ce que semblait prouver le cri qui avait ému la gouvernante et le ton singulier d’impatience avec lequel son maître l’avait congédiée. À ce compte, il avait, selon toute apparence, trouvé la mort entre le moment où la gouvernante entendit sa voix et le moment où Mrs. Madding lui fit une première visite infructueuse. Mais si vraiment l’heure de la mort se plaçait dans cet intervalle, il en ressortait avec certitude que Mr. Arthur Morton ne pouvait être le coupable, puisque Mrs. Madding ne l’avait rencontré que plus tard à la grille.

En admettant cette hypothèse, que le docteur Lana fût en compagnie de quelqu’un avant le moment où Mrs Madding rencontra Mr. Morton, qui donc était ce quelqu’un, et quel motif avait-il d’en vouloir au docteur ? On s’accordait à reconnaître que, si les amis de l’accusé arrivaient à éclaircir ce point, ils feraient faire un grand pas à sa cause. Mais en même temps on était en droit de dire, et l’on n’y manquait pas, que rien ne prouvait qu’il y eût personne chez le docteur à l’exception du jeune squire, et l’on savait par contre que ses raisons de se trouver chez le docteur étaient de fâcheuse espèce. Au moment de la visite de Mrs. Madding, le docteur pouvait s’être retiré dans sa chambre ; ou bien encore, ainsi qu’elle le pensa tout d’abord, il pouvait être sorti, et avoir été, jusqu’à son retour, attendu chez lui par le jeune squire. Dans le parti du détenu, on insistait sur le fait que la photographie de sa sœur Francès, disparue de la chambre du docteur, n’avait pas été retrouvée en la possession du frère. Cet argument, toutefois, ne signifiait pas grand’chose : car Morton avait eu avant son arrestation tout le temps voulu pour la brûler ou la détruire. Quant aux traces de boue sur le parquet, — seul élément positif qu’on eût dans cette affaire — elles se perdaient tellement dans l’épaisseur du tapis qu’on n’en pouvait tirer aucun indice valable. Le plus qu’on pût dire, c’était qu’à l’examen elles ne détruisaient pas la thèse de l’accusation. On démontra par la suite qu’Arthur Morton portait ce soir-là des chaussures boueuses ; mais il avait plu abondamment tout le jour, et n’importe qui se trouvait sans doute dans le même cas.

Voilà donc, sommairement exposée, la singulière et romanesque série d’événements qui concentrèrent l’attention du public sur le drame du Lancashire. Les mystérieuses origines du docteur, sa personnalité curieuse autant que distinguée, la situation du meurtrier présumé, le roman sentimental qui avait précédé le crime, tout se rencontrait à la fois pour constituer une de ces causes qui passionnent un pays. Dans les Trois-Royaumes, l’assassinat du docteur noir de Bishop’s Crossing devint l’objet de toutes les discussions. Bien des théories prétendirent expliquer les faits ; il n’y en eut pas une pour préparer le public au coup de théâtre qui allait se produire, et qui, après déterminé, à la première audience, un état général de fièvre, allait, le lendemain, le porter à son paroxysme. J’ai sous les yeux, tandis que j’écris ces lignes, le compte rendu détaillé des débats paru dans le Lancaster Weekly. Je dois me contenter de les résumer jusqu’au moment où, le soir du premier jour, la déposition de Miss Francès Morton jeta un jour nouveau sur l’affaire.

Mr. Porlock Carr, qui soutenait l’accusation, avait ordonné les faits avec sa maîtrise habituelle, et, comme le jour s’avançait, on sentait de plus en plus difficile la tâche assumée par Mr. Humphrey, chargé de la défense. Plusieurs témoins répétèrent sous serment les propos immodérés tenus contre le docteur par le jeune squire, furieux de l’injure prétendument faite à sa sœur. Mrs. Madding renouvela sa déposition en ce qui concernait la présence de l’accusé chez la victime à une heure avancée de la nuit. Un autre témoin déclara que l’accusé, sachant l’habitude qu’avait le docteur de rester seul, le soir, dans une aile isolée de la maison, avait choisi intentionnellement cette heure tardive, où la victime serait à sa merci. Un domestique du squire dut avouer qu’il avait entendu son maître rentrer à trois heures du matin : ainsi, Mrs. Madding ne se trompait pas en déclarant l’avoir vu derrière les buissons de lauriers près de la grille. On insista sur le fait des chaussures boueuses et sur une similitude d’empreintes. Bref, les charges pouvaient ne tenir qu’à un concours de circonstances ; elles ne se présentaient pas moins comme assez complètes et convaincantes pour que le sort de l’accusé fût réglé si la défense n’apportait rien de nouveau. Il était trois heures quand l’avocat des poursuites passa la main au défenseur. À quatre heures et demie, quand la cour se leva, l’affaire avait pris un aspect auquel personne ne pouvait s’attendre. J’emprunte en partie au journal dont j’ai parlé le récit de l’incident et laisse de côté les observations préliminaires de l’avocat des poursuites.

Il se produisit un frémissement dans le public qui encombrait la salle des assises quand le premier témoin cité par la défense se trouva être Miss Francès Morton, la sœur de l’accusé. Nos lecteurs se rappellent que, la jeune lady ayant été fiancée au docteur Lana, la colère ressentie par son frère à la brusque rupture du mariage semblait avoir conduit le jeune homme au crime : cependant, Miss Morton n’avait été d’aucune façon impliquée dans l’affaire, ni à l’enquête, ni aux débats devant la cour de police ; et son apparition comme principal témoin de la défense surprit les assistants.

Miss Francès Morton, belle et grande personne brune, fit sa déposition d’une voix basse, mais distincte, bien qu’il y perçât une extrême et douloureuse émotion. Elle ne parla qu’indirectement de ses liens avec le docteur Lana, passa très vite sur leur rupture, l’attribuant à des raisons particulières concernant la famille de son fiancé, et ne laissa pas d’étonner la cour en déclarant qu’elle avait toujours considéré le ressentiment de son frère comme excessif et déraisonnable. Répondant à une question directe de son avocat, elle dit qu’elle n’avait aucun sujet de grief contre le docteur Lana et qu’à son sentiment il avait agi en parfait galant homme. Son frère, mal renseigné, avait vu différemment les choses ; elle était obligée de le reconnaître qu’en dépit de toutes ses supplications il avait menacé de se porter à des voies de fait sur le docteur, et, le soir du crime, manifesté l’intention d’en finir. Elle avait tenté l’impossible pour l’amener à des dispositions plus justes ; malheureusement, il était tenace dans ses rancunes et dans ses préjugés.

La déposition de la jeune lady semblait, jusque-là, défavorable à son frère : mais les questions de son avocat ne tardèrent pas à changer l’orientation de l’affaire ; et une ligne de défense se découvrit qu’on n’avait pas prévue.

Mr. Humphrey. — Croyez-vous votre frère coupable du crime ?

Le Juge. — Je ne saurais permettre cette question, Mr. Humphrey. Nous sommes ici pour juger sur des faits, non sur des opinions.

Mr. Humphrey. — Savez-vous que votre frère n’est pas coupable de la mort du docteur Lana ?

Miss Morton. — Je le sais.

Mr. Humphrey. — Pourquoi dites-vous le savoir ?

Miss Morton. — Parce que le docteur Lana n’est pas mort.

Cette déclaration causa une sensation dont la salle fut un instant à se remettre. Puis l’interrogatoire reprit :

Mr. Humphrey. — Et pourquoi dites-vous savoir, Miss Morton, que le docteur Lana n’est pas mort ?

Miss Morton. — Parce que depuis son décès supposé j’ai reçu de lui une lettre.

Mr. Humphrey. — Avez-vous cette lettre ?

Miss Morton. — Oui mais je préférerais ne pas la montrer.

Mr. Humphrey. — En avez-vous l’enveloppe ?

Miss Morton — La voici.

Mr. Humphrey. — Le timbre de la poste indique la provenance ?

Miss Morton. — Liverpool.

Mr. Humphrey. — Et la date ?

Miss Morton — 22 juin.

Mr. Humphrey. — Le décès supposé aurait eu lieu la veille. Êtes-vous prête à jurer, Miss Morton, que cette lettre est bien de la main du docteur Lana ?

Miss Morton. — Certainement.

Mr. Humphrey. — Milord, je puis citer six autres témoins qui certifieront que cette lettre est de la main du docteur.

Le Juge. — Vous les citerez pour demain.

Mr. Porlock Carr, conseil des poursuites. — En attendant, nous demandons, Milord, d’être mis en possession de la lettre, afin qu’il soit vérifié par expert s’il n’y a pas là un faux : car nous persistons à tenir pour mort le gentleman qu’on prétend l’avoir écrite. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que la thèse qui vient de se produire à brûle-pourpoint peut, à l’examen, apparaître comme un simple expédient imaginé par les amis du détenu pour faire dévier vos recherches. Je voudrais attirer votre attention sur le point que voici : de son avis même, la jeune lady possédait cette lettre au moment de la première enquête et lors des débats devant la cour de police ; comment donc nous ferait-elle croire qu’elle eût permis à cette enquête, à ces débats, de suivre leur cours alors qu’elle avait dans la poche un document qui arrêtait d’un coup la procédure ?

Mr. Humphrey. — Pouvez-vous, Miss Morton, vous expliquer sur ce point ?

Miss Morton. — Le docteur Lana me demandait le secret.

Mr. Porlock Carr. — Pourquoi donc parler aujourd’hui ?

Miss Morton. — Pour sauver mon frère.

Il s’éleva dans la salle un murmure de sympathie, immédiatement réprimé par le juge.

Le Juge. — En admettant ce système de défense, il vous appartient, Mr. Humphrey, de nous fixer sur l’identité de l’homme dont le corps a été reconnu, par tant d’amis et de clients du docteur Lana, comme celui du docteur lui-même.

Un Juré. — Quelqu’un a-t-il, jusqu’ici, émis aucun doute à cet égard ?

Mr. Porlock Carr. — Pas que je sache.

Le Juge. — La cour s’ajourne à demain.

Ce revirement de l’affaire porta au plus haut point l’émotion publique. Comme il n’y avait pas encore chose jugée, la presse s’abstint de commentaires ; mais l’on se demandait partout quelle part de vérité pouvait contenir la déclaration de Miss Morton, et dans quelle mesure elle pouvait n’être qu’un stratagème audacieux de la jeune lady pour le salut de son frère. Un dilemme évident se posait à l’égard du docteur : ou bien, par un hasard extraordinaire, il n’était pas mort, ou bien il avait à répondre du cadavre trouvé chez lui et qui semblait tellement son propre cadavre. Cette lettre que Miss Morton refusait de montrer, peut-être contenait-elle l’aveu du crime, et Miss Morton se trouvait ainsi dans la terrible situation de ne pouvoir sauver son frère qu’en perdant son ancien fiancé. La cour d’assises, le lendemain matin, regorgeait de monde. À l’arrivée de Mr. Humphrey, une rumeur courut dans l’assistance quand on le vit, en proie à la plus violente agitation, et qu’il ne cherchait pas à dissimuler, entrer en conférence avec l’avocat des poursuites. Quelques mots rapides, qui amenèrent une expression de stupeur sur le visage de Mr. Porlock Carr, s’échangèrent entre les deux hommes ; puis le défenseur, s’adressant au juge annonça qu’avec le consentement de la partie adverse, la jeune lady entendue la veille ne serait pas rappelée.

Le Juge. — Mais il ne semble pas, Mr. Humphrey, que vous ayez encore rien élucidé.

Mr. Humphrey. — Peut-être, Milord, mon prochain témoin se chargera-t-il de le faire.

Le Juge. — Appelez votre témoin.

Mr. Humphrey. — J’appelle le docteur Aloysius Lana.

L’excellent avocat avait déjà produit quelques effets d’audience ; mais pas un qui, en si peu de mots, eût porté davantage. La cour n’était rien moins que stupéfaite lorsque apparut dans le box des témoins l’homme même dont le sort avait donné lieu à tant de controverses. Ceux des spectateurs qui l’avaient connu à Bishop’s Crossing le retrouvaient amaigri et minci, le visage creusé et tourmente. Mais, nonobstant son port mélancolique et sa lassitude, peu de gens pouvaient se flatter d’avoir jamais vu un homme de plus grande mine. Il salua le juge et demanda de se faire entendre. Dûment prévenu que tout ce qu’il allait dire pourrait être invoqué contre lui, il s’inclina de nouveau, et prit la parole en ces termes :

« — Mon désir est de ne rien cacher, de dire avec une entière franchise tout ce qui arriva dans la nuit du 21 juin. Si j’avais soupçonné les tourments infligés à un innocent, et par quels ennuis devaient passer ceux-là que j’aime le plus ici-bas, voilà longtemps que je serais de retour. Diverses raisons m’empêchaient d’avoir aucune nouvelle. Uniquement désireux de soustraire un infortuné au monde qui l’avait connu, je n’avais pas prévu que d’autres porteraient la peine de mes actes. Permettez-moi de réparer dans la mesure de mes moyens le mal que j’ai fait.

« Le nom de Lana est familier à quiconque sait l’histoire de la République Argentine. Mon père, issu du meilleur sang espagnol, exerça les plus hautes charges de la République ; il en eût certainement occupé la présidence sans les émeutes de San Juan, où il trouva la mort. Une brillante carrière semblait attendre mon frère jumeau Ernest et moi-même ; mais des revers financiers nous mirent l’un et l’autre dans la nécessité de gagner notre vie. Pardonnez-moi, Sir, ces détails qui peuvent vous sembler hors de propos : ils sont l’indispensable préambule de ce qui va suivre.

« J’avais, comme je vous l’ai dit, un frère jumeau du nom d’Ernest. Il me ressemblait tellement que, même quand on nous voyait ensemble, on ne pouvait faire entre nous de différence. Jusque dans le plus petit détail, nous étions identiques. Avec l’âge cette similitude rigoureuse s’adoucit un peu, l’expression, chez nous, n’étant pas la même. Mais, au repos, nos traits n’offraient que des dissemblances très légères.

« Je ne parlerai pas plus qu’il ne convient d’un homme aujourd’hui mort, et qui fut mon unique frère ; je laisse le soin de le juger à ceux qui le connurent. Je dirai seulement, car je dois le dire, que sitôt parvenu à l’âge d’homme, je le pris en horreur. Trop de causes justifiaient l’aversion qu’il m’inspirait. Ma réputation souffrait de ses actes : car notre extrême ressemblance faisait qu’on m’en attribuait un bon nombre. Dans un cas d’une particulière gravité, il s’efforça de rejeter sur moi tout le vilain de l’affaire : tellement que je dus quitter pour toujours l’Argentine et m’en aller chercher fortune en Europe. Affranchi de son odieuse présence, je me trouvai plus que payé de la perte du pays natal. Un peu d’argent qui me restait me permit de faire à Glasgow mes études médicales ; lesquelles terminées, je m’établis à Bishop’s Crossing, fermement convaincu que dans ce lointain hameau du Lancashire, je n’entendrais plus parler de mon frère.

« Durant des années, mes espérances se réalisèrent. À la fin, cependant, il me retrouva. Une personne de Liverpool qui visitait Buenos-Ayres le mit sur mes traces. Il avait perdu tout son argent, et se proposait de venir partager le mien. Édifié sur la répulsion qu’il me causait, il se disait, non sans raison, que je paierais son éloignement. Je reçus une lettre de lui m’annonçant son arrivée. Ma vie traversait à ce moment une crise ; il ne pouvait être qu’une source d’ennuis, voire même de honte, pour quelqu’un que je devais spécialement protéger contre toute disgrâce de cet ordre. Je m’arrangeai de façon à supporter tout seul ce qui pouvait arriver de pénible. Ainsi s’explique… »

Le docteur Lana se retourna vers le prisonnier :

« Ainsi s’explique une conduite qui allait être sévèrement jugée. Je voulais, ni plus ni moins, éviter à ceux qui m’étaient chers toute participation au scandale et à la honte. Que le scandale et la honte vinssent avec mon frère, c’est dire que ce qui aurait eu lieu une fois se serait renouvelé.

« L’arrivée de mon frère suivit de près celle de sa lettre. La maison couchée, je me trouvais dans mon bureau, quand j’entendis des pas au dehors sur le gravier ; je l’aperçus, l’instant d’après, qui me regardait à travers la fenêtre. Entièrement rasé comme moi, il me ressemblait encore à tel point que je crus voir mon reflet dans la glace. Il portait sur l’œil un bandeau noir, mais nos traits étaient identiques. Je lui connaissais depuis l’enfance le sourire gouailleur qui lui retroussait la lèvre. C’était bien l’homme qui m’avait chassé de mon pays et avait déshonoré un nom jusque-là honorable. J’allai lui ouvrir la porte. Il était environ dix heures du soir.

« Quand il entra dans la clarté de la lampe, je vis tout de suite qu’il avait traversé de mauvais jours. Il venait à pied de Liverpool ; il était fatigué et malade. Son aspect m’impressionna. Mes connaissances médicales me révélaient chez lui quelque grave désordre. Il avait bu, et il portait au visage les traces de coups reçus dans une rixe avec des marins. Le bandeau protégeait son œil blessé : il l’ôta en pénétrant dans la chambre. Il était vêtu d’une vareuse et d’une chemise de flanelle, et ses pieds crevaient ses bottines. Mais sa misère même l’irritait contre moi. Sa haine tenait de la folie. À l’entendre, je roulais sur l’or en Angleterre tandis qu’il mourait de faim en Amérique. Je ne puis dire les menaces qu’il m’adressa, les injures dont il me couvrit. Je crois bien que les tribulations et la débauche avaient troublé son jugement. Il allait et venait dans la chambre comme une bête fauve, demandant à boire, réclamant de l’argent dans les termes les plus abominables. Je suis, par nature, prompt à la colère ; mais, Dieu merci, je me dominai, je m’abstins du moindre geste. Mon sang-froid ne fit que l’exaspérer. Il écumait, blasphémait, me mettait le poing sous la figure. Tout d’un coup, un spasme horrible contracta ses traits ; il porta la main à son cœur, et, poussant un grand cri, s’abattit à mes pieds, comme une masse. Je le soulevai et l’étendis sur le sopha ; mes appels restèrent sans réponse ; la main que je tenais était froide et moite ; le cœur malade s’était rompu ; mon frère était mort de sa propre violence.

« Longtemps, je restai là, immobile, comme dans un cauchemar, ne quittant pas des yeux le cadavre. Je me ressaisis quand Mr. Woods, que le cri du mourant avait épouvantée, vint frapper à ma porte, et je la renvoyai se coucher. Bientôt après, d’autres coups retentirent à la porte de mon cabinet. Je n’y pris pas garde ; et le visiteur, homme ou femme, s’éloigna. Lentement, graduellement, un plan s’élaborait de lui-même dans ma tête, avec cet espèce de curieux automatisme qui commande chez moi tous les plans. Quand je me relevai, tous mes mouvements futurs s’étaient décidés sans que j’eusse conscience d’aucune délibération. Je suivais un instinct irrésistible.

« Depuis qu’était survenu dans mes affaires le changement auquel j’ai fait allusion, j’avais pris en haine Bishop’s Crossing. L’édifice de ma vie s’en allait en ruines ; là où j’attendais la sympathie, je n’avais trouvé que jugement sommaire et procédés sans bienveillance. Certes, tout danger de scandale s’évanouissait avec mon frère ; mais le retour hostile du passé m’avait meurtri, et je ne pouvais plus espérer que les choses redevinssent ce qu’elles avaient été. Peut-être m’affectais-je plus que de raison, peut-être manquais-je d’indulgence pour les autres : je traduis fidèlement mon état d’âme. Je devais accepter avec joie toute occasion de fuir Bishop’s Crossing et ses habitants ; et il s’en présentait une absolument inespérée, puisqu’elle me permettait de rompre avec moi-même.

« Un mort gisait sur le sopha. Il me ressemblait tellement qu’à part une certaine dureté de traits il n’y avait pas entre nous la moindre différence. Personne au monde à qui je ne voulais pas rait à personne. Nous étions rasés tous les deux et portions les cheveux à peu près aussi longs. Je n’avais qu’à échanger mes vêtements contre les siens pour qu’on trouvât mort dans son bureau le docteur Aloysius Lana. Ainsi finiraient un malheureux et une triste carrière. J’avais toute prête sous la main une somme importante qui m’aiderait à recommencer ma vie en terre étrangère. Sous les vêtements de mon frère, j’irais, sans éveiller l’attention, jusqu’à Liverpool, où je trouverais vite des moyens de quitter l’Angleterre. Veuf de toutes mes espérances, je ne pouvais que préférer la plus humble des existences, et la plus ignorée, à tous mes succès professionnels de Bishop’s Crossing, car dans ce village je risquais à toute minute de me retrouver face à face avec ceux que je désirais, autant que possible, oublier. Je me résolus à la substitution.

« Et je l’exécutai. Je n’entrerai pas dans des détails dont le souvenir m’est aussi douloureux que le fut la chose elle-même. Mais, une heure plus tard, mon frère était couché sur le parquet, complètement habillé de mes vêtements, tandis que je me glissais au dehors par la porte du cabinet de chirurgie pour aller prendre par une traverse la route de Liverpool. J’arrivai la même nuit dans cette ville. Mon argent et un certain portrait furent tout ce que j’emportai de la maison. J’avais fait disparaître tous les objets appartenant à mon frère. Je laissai toutefois, dans ma hâte, le bandeau qu’il portait sur l’œil.

« Je vous en donne ma parole, Sir, il ne me vint pas un instant à l’idée qu’on dût me croire assassiné, ni que quelqu’un dût courir un danger grave à cause du subterfuge que j’employai pour fuir vers des destinées nouvelles. Au contraire, ce qui ne cessa pas de dominer dans mon esprit, ce fut la préoccupation de ne plus imposer à d’autres le fardeau de ma présence. Un navire appareillait de Liverpool pour la Corogne : j’y pris passage, comptant sur les loisirs de la traversée pour reprendre mon équilibre et envisager l’avenir. Mais j’eus une faiblesse avant le départ. Je me rappelai qu’il y avait une personne au monde à qui je ne voulais pas causer une heure de tristesse. Quelque dureté, quelque peu de bienveillance pour moi qu’elle dût trouver dans sa famille, elle me pleurerait dans son cœur. Elle savait et appréciait les motifs de ma conduite ; si l’on me condamnait autour d’elle, elle, du moins, ne m’oublierait pas. Et pour lui épargner un injuste chagrin, je lui envoyai un mot, sous le sceau du secret. Si la pression des événements lui a fait trahir ce secret, elle a toute ma sympathie ; et je lui pardonne.

« C’est la nuit dernière seulement que je rentrai en Angleterre. J’avais ignoré tout ce temps la sensation produite par ma mort supposée et l’accusation de crime dirigée contre Mr. Arthur Morton. Je ne lus que tardivement, dans un journal du soir, le compte rendu des débats actuels, et je suis arrivé ce matin même, par l’express, pour vous apporter ce véridique témoignage. »

Telles furent les curieuses déclarations du docteur Lana, qui mirent fin brusquement au procès. Une enquête subséquente les corrobora, au point qu’on découvrit le navire sur lequel son frère, Ernest Lana, était arrivé du Sud-Amérique. Le docteur du bord certifia que le passager s’était plaint, durant le voyage, de troubles cardiaques suffisant à expliquer la mort telle qu’elle était survenue. Quant au docteur Lana, il retourna au village d’où il avait disparu dans des conditions si dramatiques. Il s’y réconcilia avec le jeune squire, ce dernier ayant reconnu qu’il s’était complètement mépris sur les motifs qui avaient engagé le docteur à reprendre sa parole. Et ce ne fut pas sa seule réconciliation, comme on en peut juger par cet extrait du Morning Post :

« Le dix-neuf décembre, en l’église paroissiale de Bishop’s Crossing, le Révérend Stephen Janson a célébré le mariage d’Aloysius-Xavier Lana, fils de don Alfredo Lana, ancien premier ministre de la République Argentine, avec Francès Morton, fille unique de feu James Morton, J. P., de Leigh Hall, à Bishop’s Crossing Lancashire. »



L’ÉTRANGE COLLÈGUE


Mr. Lumsden, l’associé principal de la fameuse agence scolaire et ecclésiastique Lumsden et Westmacott, était un homme petit, vif, aux façons brusques et coupantes, à l’œil critique, à la parole incisive.

« Votre nom, Monsieur ? me dit-il, assis, la plume à la main, devant son folio rayé de rouge.

— Harold Weld.

Oxford ou Cambridge ?

— Cambridge.

— Grades ?

— Sans grades.

— Éducation physique ?

— Rien de remarquable.

— Pas champion, alors ?

— Oh, non ! »

Mr. Lumsden eut un hochement de tête découragé, avec un haussement d’épaules qui fit tomber plus bas que zéro toutes mes espérances.

« Voyez-vous, Mr. Weld, reprit-il, ces emplois de professeurs sont très recherchés. Il y a beaucoup de demandes et peu d’offres. Soyez de première force à la rame ou au cricket, ayez passé très brillamment vos examens, et vous trouverez le plus souvent une place ; je puis même dire toujours si vous jouez au cricket. Mais avec des capacités moyennes – passez-moi l’expression, Mr. Weld, – vous vous heurterez à des difficultés très grandes, presque insurmontables – Nous avons déjà plus de cent noms sur nos listes. Si vous jugez qu’il vaille la peine d’y ajouter le vôtre, j’ose espérer que d’ici à quelques années nous aurons pour vous une proposition que… »

Il s’arrêta : on venait de frapper à la porte. Un commis entra, tenant une lettre. Mr. Lumsden la décacheta, puis, l’ayant lue :

« En vérité, Mr. Weld, dit-il, voici une intéressante coïncidence. Si je ne me trompe, le latin et l’anglais sont votre affaire, et vous préfèreriez pour quelque temps une place dans un établissement élémentaire où vous auriez du loisir pour vos études personnelles.

— En effet.

— Par cette lettre, un de nos vieux clients, le docteur Phels Mc Carthy, de l’Institution de Willow Lea House, West Hampstead, me charge de lui procurer tout de suite un jeune homme capable d’enseigner le latin et l’anglais à quelques élèves de quinze ans. L’emploi me semble vous convenir expressément. Non pas que les conditions en soient magnifiques : soixante livres par an, avec la nourriture, le logement et le blanchissage ; mais vous n’auriez pas grand’chose à faire, et vous disposeriez de vos soirées.

— Cela me va, m’écriai-je, avec l’empressement d’un homme qui trouve enfin une occupation après des mois de recherches.

— Je ne sais pas si j’agis là bien correctement à l’égard des candidats dont nous avons depuis si longtemps les noms sur nos listes, ajouta Mr. Lumsden en donnant un coup d’œil à son registre. Mais le hasard de cette demande qui m’arrive devant vous me fait comme un devoir de vous la soumettre.

— Eh bien, Mr. Lumsden, j’accepte la place et vous suis fort obligé.

— Voici une petite provision jointe à la lettre. J’ajoute que le docteur Mc Carthy exige du candidat un caractère imperturbable.

— Je suis son homme même, assurai-je.

— J’espère qu’en effet, vous l’êtes autant que vous dites, répliqua Mr. Lumsden après une petite hésitation ; car j’imagine que vous pourriez en sentir l’utilité.

— C’est, je présume, le cas de tous les professeurs dans l’enseignement élémentaire.

— Sans doute. Monsieur, mais il n’est que loyal de vous prévenir que, dans la situation que je vous offre, telles circonstances peuvent se produire qui vous mettent à l’épreuve. L’exigence du docteur Mc Carthy ne va pas sans de bonnes et pressantes raisons. »

Il y avait dans l’accent de Mr. Lumsden une gravité qui ne laissa pas de refroidir l’enthousiasme avec lequel j’avais accueilli cette place providentielle.

« Pourrais-je savoir la nature de ces circonstances ? demandai-je.

— Nous nous efforçons de tenir la balance égale entre nos clients et d’être parfaitement francs envers les uns comme envers les autres. Si je voyais des objections en ce qui vous concerne, j’en ferais certainement part au docteur Mc Carthy ; aussi n’hésité-je pas à vous traiter de même. Je constate… »

Ici, Mr. Lumsden consulta d’un regard les pages de son grand livre.

« … que dans le courant des douze derniers mois nous n’avons pas fourni moins de sept professeurs de latin à l’Institution de Willow Lea House. Quatre d’entre eux sont partis si brusquement qu’ils ont abandonné leur salaire du mois ; aucun n’est resté plus de huit semaines.

— Et les autres maîtres ?

— Il n’y a à demeure qu’un autre maître, et celui-là semble ne pas changer. Vous comprendrez, M. Weld, poursuivit mon interlocuteur, fermant son registre pour clore l’entretien, que des changements si rapides peuvent faire l’affaire d’une agence, non pas celle d’un professeur. J’ignore pourquoi ces messieurs ont tous résigné si vite leurs fonctions. Je ne puis qu’énoncer les faits, et vous conseiller de voir tout de suite le docteur Mc Carthy. Vous conclurez par vous-même. »

On est très fort quand on n’a rien à perdre ; et ce fut dans un état de parfaite sérénité, mais aussi de curiosité très vive, que j’allai, dès l’après-midi, me suspendre à la lourde cloche en fer forgé de l’Institution de Willow Lea House. Massif, carré, sans élégance, le bâtiment s’élevait au centre de vastes terrains et se reliait à la route par une grande avenue en ligne courbe. La hauteur qu’il occupait commandait, d’une part, les toits gris et les clochers qui hérissent le nord de Londres ; de l’autre, la belle campagne boisée qui encadre la grande cité. Un gamin en livrée m’ouvrit la porte et m’introduisit dans un cabinet bien meublé, où me rejoignit à l’instant le principal du collège.

Après ce que l’agent m’avait laissé entendre je pensais affronter un personnage arrogant et irritable, un de ces individus dont l’attitude est une continuelle provocation pour quiconque travaille sous leurs ordres. Rien ne s’éloignait davantage de la réalité. J’avais devant moi un être timide et frêle, rasé, voûté, et si courtois qu’il en paraissait humble. Ses cheveux touffus grisonnaient abondamment : je jugeai qu’il approchait de la soixantaine. Sa voix était grave et douce, et il y avait dans sa démarche quelque chose de menu et d’emprunté. Son extérieur, en somme, décelait un brave savant, plus habitué au commerce des livres qu’aux affaires pratiques.

« Je ne doute pas que je me félicite de vous avoir pour auxiliaire, Mr. Weld, me dit-il après quelques questions professionnelles. Mr. Percival Manners m’a quitté hier et je serais heureux si vous pouviez demain entrer en fonctions.

— Est-ce, demandai-je, Mr. Percival Manners, de Selwin, dont vous parlez ?

— Précisément. Vous le connaissez ?

— Il est de mes amis.

— Un excellent maître, mais un peu prompt de caractère. Il eut tous les torts. Vous, Mr. Weld, savez-vous bien vous dominer ? Supposez, par exemple, que je m’oublie envers vous jusqu’à me montrer sévère, jusqu’à vous parler durement, jusqu’à vous heurter d’une façon quelconque : garderez-vous l’empire de vous-même ? »

Je souris à l’idée que ce petit homme poli et maniéré me chiffonnât les nerfs.

« Je crois, Monsieur, pouvoir vous en répondre.

— J’ai horreur des querelles. Je tiens à ce que tout le monde vive en bonne harmonie ici. Je ne nierai pas que Mr. Percival Manners ait pu se sentir provoqué ; mais je désire un homme capable de s’élever au-dessus de la provocation, et de sacrifier ses sentiments par amour de la paix et de la concorde.

— Je ferai de mon mieux, Monsieur.

— Vous n’en sauriez dire plus, Mr. Weld. Je vous attends donc ce soir, s’il vous est possible de régler d’ici là toutes vos affaires. »

Non seulement je réglai toutes mes affaires, mais je trouvai le temps de passer au Bénédict Club, de Picadilly, où je savais devoir rencontrer Manners s’il était à Londres. En effet, je l’y rencontrai au fumoir ; et, tout en grillant une cigarette, je l’interrogeai sur les raisons qui l’avaient fait partir précipitamment du collège.

« Viendriez-vous m’annoncer que vous entrez chez le docteur Mc Carthy ? s’écria-t-il, me considérant avec surprise. Mon cher, pas la peine. Vous n’y resteriez pas.

— Mais je l’ai vu. Il m’a fait l’effet de l’homme le plus inoffensif et le plus aimable. Je n’ai jamais trouvé chez personne de manières plus engageantes.

— Oh ! pour ce qui est de lui, parfait. Rien à reprendre. Avez-vous vu Théophile Saint-James ?

— J’entends le nom pour la première fois. Qui voulez-vous dire ?

— Votre collègue, l’autre maître.

— Non, je ne l’ai pas vu.

— C’est lui, le terrible. Si vous le supportez, ou vous avez le courage du parfait chrétien, ou vous n’avez aucun courage.

— Comment se fait-il que Mc Carthy le supporte ? »

À travers la fumée de sa cigarette, mon ami me regarda d’un air significatif et haussa les épaules.

« Vous vous ferez vous-même une opinion là-dessus. La mienne s’est faite très vite et je n’ai jamais eu l’occasion d’en changer. — Parlez, vous me rendrez service.

— Quand vous verrez un homme permettre à un autre homme, son subordonné, de ruiner ses affaires, d’anéantir son repos, de défier son autorité, quand vous le verrez s’y résigner avec calme, sans un mot de protestation, qu’en conclurez-vous ?

— Qu’il est dans les mains de l’autre. »

Percival acquiesça de la tête.

« Vous y êtes. Vous avez mis dans le mille. Les faits, il me semble, ne comportent que cette explication. À une période quelconque de sa vie, le petit docteur a dû s’écarter du droit chemin. Humanum est errare, je le sais d’expérience. Mais il s’agissait de quelque chose de grave. L’autre le tient par là et ne le lâche plus, voilà la vérité ; au fond de tout ça, il y a un chantage. Moi, l’individu ne me tenait pas ; c’est pourquoi je n’ai pu supporter son insolence, et je m’en suis allé. Je crains fort que vous ne fassiez de même. »

Et mon ami continua un bon moment de me parler sur ce sujet, toujours pour conclure que je ne resterais pas longtemps en place.

Ainsi préparé, j’éprouvai un plaisir assez médiocre à me trouver en face de l’homme sur qui l’on m’avait fait un rapport si défavorable. Le docteur Mc Carthy nous présenta l’un à l’autre dans son cabinet, le soir du même jour, immédiatement après mon arrivée à l’Institution.

« Voici votre nouveau collègue Mr. Saint-James, dit-il avec son affabilité et sa courtoisie habituelles. J’espère que vous saurez vous entendre, et que je n’aurai à constater entre vous que bons sentiments et sympathie réciproque. »

Je déclarai partager cet espoir, encore que l’aspect de mon collègue ne m’y invitât guère. C’était un homme jeune : trente ans environ, un cou de taureau, des prunelles noires, des cheveux noirs, et une extrême vigueur physique. Je n’ai jamais vu d’homme bâti plus en force, malgré une tendance à l’obésité, signe d’un défaut d’exercice. Il avait des traits communs, bouffis, brutaux, avec une paire de petits yeux sombres profondément fichés dans la tête. Son visage mafflu, ses oreilles saillantes, ses jambes lourdes et arquées, tout contribuait à faire de lui un être à la fois repoussant et formidable.

« Il paraît que vous n’avez pas encore vécu chez les autres, fit-il brusquement, d’une voix rude. C’est une piètre existence : travail pénible et maigre profit. Vous vous en apercevrez par vous-même.

— Mais il y a quelques compensations, avança le principal. Vous en conviendrez bien, Mr. Saint-James ?

— Vraiment ? Je ne les ai jamais découvertes. Qu’appelez-vous des compensations ?

— Mais d’être en contact permanent avec les jeunes gens, c’est déjà un privilège ; cela maintient la jeunesse de l’âme ; on garde en soi, près d’eux, comme un reflet de leur entrain, de leur vivacité et de leur gaieté.

— Les petits niais ! s’écria mon collègue.

— Allons, allons, Mr. Saint-James, vous êtes sévère !

— Rien que de les voir m’horripile ! Si je pouvais allumer un feu de joie, et les y jeter, eux, leurs cahiers, leurs lexiques et leurs ardoises, je l’allumerais tout à l’heure !

— C’est la façon de parler de Mr. Saint-James, dit le principal, me regardant avec un sourire nerveux. N’allez pas le prendre au sérieux, Mr. Weld ! Mais vous savez où est votre chambre ; vous avez sans doute vos petits arrangements à faire ; plus tôt vous les aurez faits, plus tôt vous vous sentirez chez vous. »

Il semblait n’avoir qu’une préoccupation : celle de me soustraire à l’influence de ce collègue si peu ordinaire. Et je fus heureux de sortir, car la conversation devenait gênante.

Ainsi débuta une période qui, lorsque je fais un retour sur le passé, m’apparaît comme la plus étrange de ma vie. Le collège, excellent sous bien des rapports, trouvait chez le docteur Mc Carthy le modèle des principaux. Ses méthodes étaient modernes et rationnelles, sa direction irréprochable. Au milieu de cette machine si bien réglée s’était glissé pourtant le fâcheux, l’impossible Saint-James, qui mettait tout en désordre. Il professait l’anglais et les mathématiques. J’ignore comment il s’acquittait de sa tâche, car nous tenions nos classes dans des locaux séparés ; je puis dire néanmoins qu’il inspirait aux enfants autant de crainte que de dégoût, et qu’ils avaient pour cela de bonnes raisons, car fréquemment, mon cours était interrompu par ses éclats de colère et même par le bruit des coups qu’il administrait. Le docteur Mc Carthy passait dans la classe de Saint-James la plus grande partie de son temps, sans doute pour surveiller le maître plutôt que les élèves, et pour essayer de modérer ses violences quand il redoutait qu’elles ne devinssent dangereuses.

Saint-James affectait d’ailleurs envers notre chef l’attitude la plus outrageante. Je vérifiai par la suite que notre premier entretien m’avait donné le ton exact de leurs rapports. Il exerçait sur le principal une domination ouverte et brutale. Je l’entendis maintes fois le contredire grossièrement devant tout le collège. En aucun temps il ne lui montrait aucun respect. Je ne voyais pas toujours sans un mouvement de colère intérieure la paisible résignation du vieux docteur, et comment il tolérait ce traitement monstrueux. Pourtant, ce spectacle même faisait que le principal m’inspirait une vague horreur. En admettant comme exacte la théorie de mon ami, et je n’en voyais pas de meilleure, combien devait être noir le secret que l’autre tenait suspendu sur sa tête et dont la menace le forçait d’endurer des humiliations pareilles ! Ce doux, ce tranquille docteur dissimulait un profond hypocrite, un criminel, un faussaire, un empoisonneur. Seul, un mystère de cet ordre expliquait le pouvoir absolu qu’exerçait sur lui le jeune homme. Pourquoi, sans cela, eût-il admis dans sa maison une aussi odieuse présence, et, dans son collège, une influence aussi pernicieuse ? Pourquoi se fût-il soumis à des affronts dont on ne pouvait sans indignation être le spectateur, encore moins la victime ?

Cette hypothèse, toutefois, m’obligeait de reconnaître chez mon principal une duplicité extraordinaire. Jamais, ni d’un mot ni d’un signe, il ne marquait le moindre déplaisir de la présence du jeune homme. Certes, il y eut telle sortie particulièrement injurieuse qui sembla lui faire de la peine, mais pour ses élèves et pour moi, à ce que je crus sentir, et non pas pour lui-même. Il parlait à Saint-James, et il en parlait, avec indulgence ; il souriait bénignement de ce qui me faisait bouillir le sang. Dans sa façon de le regarder, de lui adresser la parole, on ne distinguait aucun ressentiment, mais plutôt une sorte de bonne volonté timide et de prière. Il recherchait certainement sa compagnie, et ils passaient des heures ensemble, soit dans son cabinet, soit au jardin.

Quant à mes relations personnelles avec Théophile Saint-James, je m’étais promis, dès le début, de toujours garder près de lui mon sang-froid, et je tins ma promesse. S’il plaisait au docteur Mc Carthy d’autoriser l’insolence et de pardonner les outrages, cela le regardait, et non pas moi. Son seul désir, c’était, évidemment, que la paix régnât entre nous ; j’avais, en m’y conformant, l’impression de lui être utile. Il me suffisait pour cela d’éviter mon collègue, et je m’y appliquais autant que possible. Quand nous nous trouvions ensemble, j’étais calme, poli et réservé. Lui, de son côté, ne me montrait pas de mauvais vouloir, mais, au contraire, une grosse jovialité et une familiarité rude qui voulait être aimable. Il s’efforçait, le soir, de me faire entrer dans sa chambre pour jouer aux cartes et pour boire.

« Le vieux Mc Carthy s’en moque, disait-il. D’ailleurs, ne vous inquiétez pas de lui. Prenez-en à votre aise. Je vous réponds qu’il ne fera pas d’observation. »

Je ne rentrai chez lui qu’une fois ; et quand j’en sortis, après une morne et fastidieuse soirée, je le laissai ivre-mort sur le sopha. Dès lors, je prétextai mes travaux particuliers et passai mes heures de loisir tout seul dans ma chambre.

Un détail m’intriguait vivement : à quelle époque remontait cet état de choses ? Quand Saint-James avait-il mis la main sur le docteur Mc Carthy ? Ni de l’un ni de l’autre, je n’arrivai à savoir depuis combien de temps mon collègue occupait sa situation. Je tentai une ou deux fois de les mettre sur la voie ; mais visiblement, ils éludèrent la question ou feignirent de n’y pas prendre garde ; et je compris que tous les deux tenaient autant à ne rien dire que moi à les faire parler. Un soir, enfin, j’eus la chance de bavarder avec Mrs. Carter, la lingère (car le docteur était veuf) ; et j’obtins d’elle le renseignement que je cherchais. Je n’eus pas besoin de l’interroger pour savoir, car l’indignation la secouait toute, et elle battait l’air de ses mains en exposant ses griefs contre mon collègue.

« Voilà trois ans, Mr. Weld, criait-elle, trois ans qu’il assombrit notre seuil. Trois ans bien cruels pour moi ! Le collège avait alors cinquante élèves. À présent, il y en a vingt-deux. Telle est, en trois ans, l’œuvre de cet homme. Encore trois ans, et nous n’aurons plus un élève. Le docteur, cet ange de patience, vous voyez comme il le traite ! Et il ne mériterait pas de dénouer les cordons de ses chaussures ! Si ce n’était pour le docteur, je ne resterais certainement pas une heure de plus sous le même toit qu’un individu de cette espèce ! Je le lui ai dit en face, M. Weld. Ah ! si le docteur voulait lui faire plier bagage !… Mais j’en dis plus que je ne dois dire. »

Elle s’arrêta, non sans peine, et n’ajouta pas un mot. Se rappelant que j’étais presque un étranger, elle craignait d’avoir été indiscrète.

J’avais noté, à propos de mon collègue, une ou deux particularités curieuses. Celle-ci notamment : il faisait rarement de l’exercice. L’institution possédait dans ses dépendances un terrain pour les jeux, et Saint-James n’y paraissait jamais. Si les élèves sortaient, c’était le docteur Mc Carthy et moi qui les accompagnions. Saint-James alléguait une blessure au genou, vieille de quelques années, qui lui rendait la marche difficile. Pour moi, je l’accusais simplement de paresse, car il était d’un tempérament lourd et obèse. À deux reprises, cependant, je le vis, de chez moi, se glisser hors de la propriété la nuit, et, la seconde fois, je l’aperçus de bon matin qui rentrait à la dérobée par une fenêtre ouverte. Jamais il ne fit d’allusion à ces escapades ; mais en me démontrant que son histoire de genou était une fable, elles accrurent l’aversion et la méfiance qu’il m’inspirait. Je le sentais vicié jusqu’aux moelles.

Autre fait moins important, mais suggestif : durant les mois que je passai à Willow Lea House, il ne reçut guère de lettres ; et celles qu’il reçut, de loin en loin, venaient apparemment de fournisseurs. Je me lève généralement de bonne heure, et j’avais l’habitude, chaque matin, de prendre mon courrier dans le paquet déposé sur la table du vestibule. Je pouvais ainsi juger combien était rare la correspondance de Théophile Saint-James. Et je prêtais au fait une signification spécialement fâcheuse. Quelle sorte d’homme était-il celui-là qui, en trente ans d’existence, ne s’était pas fait un ami, petit ou grand, pour rester en communication avec lui à la vérité, par un phénomène sinistre, notre chef non seulement le tolérait, mais faisait même de lui son intime. Plus d’une fois, entrant dans une pièce, je les y trouvai causant confidentiellement ; ou bien ils se promenaient, bras dessus bras dessous en grande conversation, le long des sentiers du jardin. Je devins si curieux de connaître le lien qui les unissait que cette préoccupation, chez moi, finit par reléguer toutes les autres et par devenir le principal intérêt de ma vie. Au collège et hors du collège, aux repas, en récréation, je ne cessais plus d’observer le docteur Phelps Mc Carthy et Mr. Théophile Saint-James, ni de tâcher à pénétrer le mystère qui les enveloppait.

Ma curiosité, malheureusement, se trahit. Je n’eus pas l’art de cacher mes soupçons sur les rapports qui existaient entre ces deux hommes et sur la nature de l’autorité que l’un paraissait imposer à l’autre. Peut-être fut-ce ma manière de les observer, peut-être quelque question imprudente ; toujours il y a que je laissai trop clairement deviner mes pensées. Je sentis que Théophile Saint-James fixait sur moi un regard sombre et hostile. Je n’en augurai rien de bon, et ne fus pas surpris quand, le lendemain matin, le docteur Mc Carthy m’appela dans son cabinet.

« À mon grand regret, Mr. Weld, dit-il, je vais devoir me priver de vos services.

— Peut-être daignerez-vous me donner la raison de ce congé, répliquai-je, conscient d’avoir rempli de mon mieux mes obligations, et sachant qu’en fait de raisons on ne pouvait m’en donner qu’une.

— Je n’ai rien à vous reprocher, fit le docteur, dont les joues se colorèrent.

— Vous me renvoyez sur l’avis de mon collègue. »

Les yeux du docteur se détournèrent des miens.

« Ne discutons pas, Mr. Weld. Je ne peux pas discuter. Je vous rendrai justice en vous donnant le certificat le plus favorable. Mais je dois m’en tenir là. J’espère que vous continuerez vos fonctions dans cette maison jusqu’à ce que vous ayez trouvé ailleurs une place. »

Toute mon âme protestait contre l’iniquité du procédé. Mais je n’avais aucun moyen d’en appeler. Je m’inclinai et sortis, plein d’amertume.

Mon premier mouvement fut de boucler mes malles et de quitter le collège. Mais le directeur m’autorisait à rester jusqu’à ce que j’eusse trouvé une autre situation. Saint-James voulait mon départ : bonne raison pour que je restasse. Ma présence le gênait : à moi de la lui infliger le plus possible. Je le haïssais maintenant, et désirais ma revanche. S’il tenait en son pouvoir notre principal, ne pouvait-il, lui, tomber au mien ? La peur que lui causait ma curiosité était, de sa part, un signe de faiblesse. Elle ne l’eût pas tant effrayé s’il n’avait eu sujet de la craindre. Une fois de plus, je livrai mon nom aux registres des agences ; mais en même temps, je continuai de remplir mes devoirs à Willow Lea House ; ainsi advint-il que je vis se dénouer l’étrange situation.

Cette semaine-là – car avant la crise, il ne s’écoula qu’une semaine – j’allais tous les soirs, mon travail de la journée fini, savoir le résultat de mes offres de service. Nous étions en mars. Un soir qu’il faisait froid et qu’il ventait, je franchissais à peine la porte du hall, quand je vis une chose singulière. Un homme était accroupi devant l’une des fenêtres de la maison. Les genoux pliés, il tenait ses yeux collés sur la petite raie lumineuse entre le rideau et le châssis. La fenêtre projetait devant elle un carré de lumière, au centre duquel ce visiteur de mauvais augure découpait une ombre dure et nette. Je ne l’aperçus qu’un instant, car il leva les yeux et disparut dans les bosquets. Je l’entendis s’engager en courant sur la route ; puis le bruit de ses pas décrut au loin.

C’était mon devoir incontestable de retourner prévenir le docteur Mc Carthy. Je le trouvai à son bureau. Je pensais bien que l’incident ne laisserait pas de l’émouvoir ; mais je ne m’attendais pas à la terreur folle qui s’empara de lui. Il se renversa sur son siège, blême et hors d’haleine, comme frappé d’un coup mortel.

« Quelle fenêtre dites-vous, Mr. Weld ? demanda-t-il en s’épongeant le front, quelle fenêtre ?

— La plus proche de la salle à manger, la fenêtre de Mr. Saint-James.

— Mon Dieu ; mon Dieu ! c’est vraiment malheureux ! Un homme regardant à la fenêtre de Mr. Saint-James !… »

Perplexe, il se tordait les mains.

« Je passe devant le poste de police, monsieur. Voulez-vous que je signale le fait ?

— Non, non ! s’écria-t-il, surmontant tout de suite son agitation. Il s’agit certainement de quelque chemineau en quête d’une aumône. L’incident n’a aucune importance, aucune. Je ne vous retiens pas, Mr. Weld, si vous désirez sortir. »

Je le laissai dans son cabinet, assis et me rassurant du bout des lèvres, mais le visage bouleversé d’horreur. Et j’avais un poids au cœur en repartant pour la ville. Arrivé à la grille, comme je jetais un regard derrière moi vers le carré transparent qui marquait la fenêtre de mon collègue, je vis tout d’un coup la silhouette du docteur Mc Carthy se profiler devant la lampe. Il avait donc quitté en hâte son cabinet pour répéter à Saint-James ce qu’il venait d’entendre ! Que signifiait tout cela, ces airs de mystère, cette inexplicable terreur, ces confidences entre deux hommes si dissemblables ? Et, chemin faisant, je me mettais la cervelle à mal, sans arriver d’ailleurs à une conclusion satisfaisante. Je ne me doutais pas que je touchais à la solution du problème.

Je rentrai fort tard — vers minuit. Il n’y avait plus de lumière que dans le cabinet du docteur. Je devinais confusément, devant moi, au bout de l’avenue la triste maison, avec cet unique petit point de clarté dans ma masse obscure. J’ouvris avec mon passe-partout, et j’allais pénétrer dans ma chambre, quand retentit un cri aigu et bref, le cri d’un homme qui souffre. Je m’arrêtai et j’écoutai, la main sur la poignée de la porte.

Rien ne troublait le silence qu’un murmure de voix lointaines, dans la chambre du docteur, me sembla-t-il. Je m’approchai à pas de loup le long du corridor. Du murmure, alors, se dégagèrent deux voix distinctes, celle de Saint-James, dure, insistante, tyrannique, et celle du docteur, basse, discutante, implorante. Quatre minces filets de lumière dans les ténèbres dessinaient la porte du docteur ; je continuai de m’approcher pas à pas dans la nuit. La voix de Saint-James, à l’intérieur, s’élevait de plus en plus, et ces mots me vinrent à l’oreille :

« J’exige tout, jusqu’à la dernière livre. Si vous ne me le donnez pas je le prendrai, m’entendez-vous ? »

La réponse du docteur Mc Carthy m’échappa. Mais de nouveau éclata la voix furieuse :

« Vous laisser sans ressources ? Je vous laisse le collège, qui vaut une mine. N’est-ce pas assez pour un homme ? Comment, sans argent, irais-je m’établir en Australie ? »

Le docteur dit quelques mots. Je compris qu’il cherchait à calmer son interlocuteur. Il ne réussit qu’à l’exciter davantage.

« Ce que vous avez fait pour moi ? Et qu’avez-vous fait pour moi ? Juste ce que vous ne pouviez ne pas faire. Vous songiez beaucoup moins à ma sécurité qu’à votre réputation. Assez causé ! il faut qu’avant demain matin je sois en route. Voulez-vous, oui ou non, m’ouvrir votre coffre ?

— Oh ! James, comment pouvez-vous agir de la sorte ? » gémit une voix.

Et soudain, il y eut un petit cri de douleur. À cet appel de la faiblesse contre la violence, je perdis du coup le beau sang-froid dont je me faisais gloire ! Tout ce qu’il y avait d’humain en moi se révoltait contre une plus longue neutralité. Ma canne à la main, je me précipitai dans le cabinet. À ce moment précis, la sonnerie du vestibule se mit à carillonner avec force.

« Coquin, hurlai-je, lâchez cet homme ! »

Je vis les deux adversaires debout devant un petit coffre placé contre la muraille. Saint-James tenait le vieillard par le poignet et lui tordait le bras pour l’obliger à livrer la caisse. Livide, mais résolu, mon petit principal luttait furieusement sous l’étreinte du gros athlète. Par dessus son épaule, le bravache me jeta un regard ; et la fureur se mélangea de terreur sur sa face de brute. Puis, s’avisant que j’étais seul, il lâcha sa victime, et, blasphémant, se retourna vers moi.

« Infernal espion, vociféra-t-il, je veux, au moins, avant de partir, vous régler votre compte ! »

Je ne suis pas très vigoureux et compris que je n’avais rien à attendre d’un corps à corps. Deux fois, je le tins au bout de ma canne ; mais il se rua sur moi avec un grognement d’assassin, et de ses deux mains musclées me saisit à la gorge. Je tombai à la renverse. Il me tenait sous lui et me serrait à m’étouffer. Je voyais à quelques pouces de mes yeux ses yeux féroces, injectés de bile. Mes tempes battirent, mes oreilles bourdonnèrent, et je perdis connaissance. Mais même à cette minute, j’eus conscience d’entendre encore tinter violemment la sonnette du vestibule.

Quand je revins à moi, je me trouvais couché sur le sopha dans le cabinet du docteur Mc Carthy. Le docteur, assis à mon côté, semblait m’observer avec inquiétude ; car au moment où j’ouvris les yeux et regardai autour de moi, il poussa un soupir de soulagement.

« Dieu soit loué ! Dieu soit loué !

— Où est-il ? demandai-je, parcourant du regard toute la pièce.

Le désordre des meubles, éparpillés d’un bout à l’autre, révélait une lutte encore plus violente que celle que j’avais eue à soutenir.

Le docteur enfouit sa tête dans ses mains.

« On le tient ! pleurait-il. Après ces années d’épreuves, je le perds encore ! Ah ! du moins, combien je me félicite qu’il n’ait pas une seconde fois trempé ses mains dans le sang ! »

Tandis que le docteur parlait, j’aperçus au seuil de la porte un homme portant l’uniforme passementé d’un inspecteur de police.

« Oui, monsieur, me dit cet homme, vous l’avez échappé belle. Sans notre arrivée, vous ne seriez pas là pour fournir votre témoignage. Je ne crois pas avoir jamais vu personne plus près de la mort. »

Je me soulevai, portant les mains à mes tempes ardentes.

« Docteur Mc Carthy, dis-je, tout ceci est pour moi un mystère. Vous m’obligeriez en m’expliquant qui est cet homme et pourquoi vous l’avez si longtemps supporté dans votre maison.

— Je vous dois, en effet, une explication, Mr. Weld ; d’autant que vous avez, d’une façon si chevaleresque, donné presque votre vie pour me défendre. Il n’y a plus de raison aujourd’hui pour que je garde le secret. En un mot, Mr. Weld, ce malheureux s’appelle de son vrai nom James Mc Carthy, et il est mon fils unique.

— Votre fils ?

— Hélas, oui ! Quel péché, de ma part, méritait une expiation pareille ? Il a fait de ma vie une misère depuis les premiers jours de son enfance. Violent, obstiné, égoïste, sans principes, je l’ai toujours connu le même. À dix-huit ans, il était déjà un criminel. À vingt ans, dans un accès de rage, il tua un brave garçon et fut jugé pour meurtre. Il n’échappa que de près à la potence et fut condamné à la servitude pénale. Voici trois ans, il parvint à s’évader, et sut, malgré mille obstacles, me rejoindre à Londres. Ma femme était morte de sa condamnation ; et comme il avait réussi à se procurer des vêtements ordinaires, il n’y eut personne ici pour le reconnaître. Pendant des mois, il resta caché dans les combles, attendant que la police interrompît ses recherches. Puis, je lui donnai ici un emploi, comme vous l’avez vu, bien que, par ses façons grossières et autoritaires, il empoisonnât mon existence et rendît impossible celle de ses collègues. Vous avez passé quatre mois avec nous, Mr. Weld ; aucun autre maître n’a eu tant de patience. Je m’excuse de tout ce que vous avez eu à subir ; mais, je vous le demande, que pouvais-je faire ? En souvenir de sa défunte mère, je ne pouvais lui retirer ma protection. Il ne trouverait de refuge au monde que sous mon toit. Et comment le garder sans l’occuper, si je ne voulais provoquer les commentaires ? Je le chargeai du cours d’anglais ; et je l’ai protégé ainsi pendant trois ans. Vous avez dû remarquer que pendant le jour il ne franchissait jamais les dépendances du collège. Vous en savez la raison maintenant. Mais en apprenant de vous, ce soir, qu’un homme regardait à sa fenêtre, je compris qu’on avait découvert sa retraite. Je l’exhortai à fuir. Hélas ! il avait bu, le malheureux, et mes exhortations tombèrent dans l’oreille d’un sourd. Quand enfin il accepta de partir, il prétendit emporter dans sa fuite jusqu’à mon dernier shilling. Votre intervention me sauva, en même temps que la police arrivait à point pour vous secourir. J’ai encouru les rigueurs de la loi en donnant asile à un forçat évadé, et je reste ici sous la garde de l’inspecteur ; mais la prison n’a rien qui m’épouvante après ce que j’ai enduré dans cette maison durant les quatre dernières années.

— Il me semble, docteur, dit l’inspecteur, que si vous avez désobéi à la loi, vous avez déjà bien suffisamment payé votre faute.

— Dieu m’en est témoin ! » s’écria le docteur Mc Carthy.

Et, de nouveau, il plongea dans ses mains sa figure hagarde.




LA CHAMBRE SCELLÉE


Un solicitor qui par tempérament et par goût a besoin d’activité physique ne peut pas, quand ses affaires l’ont tenu dans un bureau de dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi, se dispenser de faire, le soir, un peu d’exercice. J’avais donc l’habitude de m’offrir de longues promenades nocturnes, au cours desquelles je cherchais les hauteurs de Hampstead et de Highgate pour purifier mes bronches des miasmes d’Abchurch Lane. Ce fut au cours d’une de ces flâneries sans but que je rencontrai pour la première fois Félix Stanniford, à qui j’allais devoir la plus extraordinaire aventure de ma vie. Un soir, vers la fin d’avril ou le commencement de mai de 1894, je gagnais l’extrême nord de Londres et descendais une de ces belles avenues bordées de hautes villas en brique que la grande cité pousse toujours plus avant dans la campagne. Il faisait une claire nuit de printemps, la lune brillait dans un ciel sans nuages, et, marchant sans hâte, regardant, contemplant, j’avais déjà laissé derrière moi plusieurs milles, quand mon attention s’arrêta sur l’une des maisons devant lesquelles je passais.

C’était une très vaste bâtisse, complètement isolée, assez en retrait sur la route. Moderne d’aspect, un peu moins pourtant que ses voisines, toutes peintes à neuf de couleurs vives et dures, elle en rompait l’alignement symétrique par la trouée de sa pelouse, au bout de laquelle, entre des lauriers, elle se dessinait confusément, large, sombre et triste. Asile campagnard de quelque riche marchand, elle datait sans doute du temps où la plus prochaine rue était encore distante d’un mille. La pieuvre londonienne l’avait graduellement rattrapée, puis enlacée, de ses tentacules de brique rouge. Cela finirait par l’absorption totale, qui permettrait aux constructeurs à bon marché d’élever une douzaine de villas à 80 livres par an sur le jardin en bordure. Et tandis que ceci me passait vaguement par la tête, un incident survint qui changea tout à fait le cours de mes pensées.

Un cab à quatre roues, cette honte de Londres, arrivait, grinçant et cahoté, tandis qu’approchait en sens contraire la lueur jaune d’une lanterne de cycliste. Encore qu’ils fussent les seuls objets en mouvement sur toute la longue route éclairée par la lune, ils allèrent se jeter l’un sur l’autre avec cette précision maligne qui détermine la rencontre de deux paquebots sur l’immense étendue de l’Atlantique.

Ce fut la faute du cycliste. Il voulut traverser devant le cab, prit mal ses distances, heurta l’épaule du cheval et tomba. Il se releva en pestant ; le cabman jura, puis s’avisant qu’on n’avait pas encore noté son numéro, il fouetta sa bête, et la lourde voiture se remit en branle. Le cycliste saisit les poignées de sa machine restée à terre, mais, tout à coup, il s’assit, et j’entendis une plainte :

« Seigneur ! »

Traversant la route, je fus tout de suite à son côté.

« Pas de mal ? demandai-je.

— Ma cheville, répondit-il. Rien qu’une entorse, j’espère. Mais c’est bien douloureux. Donnez-moi la main, voulez-vous ? »

Il était dans le cercle de la lanterne, et je remarquai, en l’aidant à se lever, que c’était un jeune homme d’aspect distingué, avec une légère moustache noire, de grands yeux bruns, inquiets et timides, et des joues creuses portant les signes d’une faible santé. Il se mit debout, mais sur un seul pied, et le moindre mouvement de l’autre lui arrachait un cri de souffrance.

« Impossible de le poser à terre.

— Où habitez-vous ?

— Là. »

Il désignait de la tête la grande maison noire dans le jardin.

« Je coupais vers la grille quand ce maudit cab me tomba dessus. Pourriez-vous me conduire à ma porte ? »

Je le fis sans peine. Je rangeai sa bicyclette à l’intérieur de la grille, et le soutins le long de l’allée, jusqu’en haut du perron donnant accès dans le vestibule. Il n’y avait de la lumière nulle part. L’endroit était morne comme si personne ne l’eût jamais habité.

« C’est bien. Merci beaucoup, dit-il, en fouillant avec sa clef dans la serrure.

— Permettez-moi de ne vous laisser que chez vous. »

Il protesta, avec plus de vivacité que d’énergie ; puis, se rendant compte qu’il ne pouvait se passer de mon aide, il ouvrit la porte. Le vestibule était d’un noir d’encre. Il y fit quelques pas, tant bien que mal, son bras toujours appuyé sur ma main.

« La porte à droite, » dit-il, en cherchant dans l’ombre.

J’ouvris la porte. Au même instant, il frotta une allumette. Une lampe se trouvait sur la table : nous l’allumâmes à nous deux.

« Ça va, maintenant, vous pouvez me laisser. Bonsoir. »

Là-dessus, il s’assit dans un fauteuil et perdit connaissance.

Ma situation devenait bizarre. À voir la pâleur du pauvre garçon, je n’aurais pas affirmé qu’il n’eût cessé de vivre. Bientôt, ses lèvres frémirent, sa poitrine se souleva ; mais ses yeux ne montraient encore que deux fentes blanches, et son visage restait livide. Inquiet de me sentir responsable, je tirai le cordon de sonnette. Un carillon furieux se fit entendre à distance. Mais il ne vint personne ; l’appel du timbre n’éveilla ni un mouvement ni un murmure. J’attendis, et sonnai de nouveau, sans plus de résultat. Il fallait, pourtant, qu’il y eût quelqu’un dans la maison. Ce jeune gentleman ne pouvait habiter seul cette immense demeure. Je devais prévenir les siens, et, s’ils ne répondaient pas à la sonnette, aller moi-même les relancer. Je saisis la lampe et me précipitai au dehors.

Ce que je vis me stupéfia : le hall était vide, l’escalier nu et jaune de poussière ; trois portes ouvraient sur des chambres spacieuses, et ces chambres n’avaient ni tapis ni tentures ; mais des toiles grises pendaient aux galeries des fenêtres, et sur les murs couraient des rosaces de lichen. Mes pas sonnèrent bruyamment dans le silence des pièces. Puis, à l’aventure, j’enfilai le corridor ; je pensais qu’au moins l’on viendrait à la cuisine, ou je finirais par découvrir un gardien dans quelque coin d’appartement. Mais partout régnait la même solitude. Désespérant de trouver du secours, je pris un autre couloir, au bout duquel m’attendait une nouvelle surprise.

J’avais en face de moi une grande porte brune, dont un scellé de cire rouge, large comme une pièce de cinq shillings, défendait la serrure : couvert de poussière et décoloré, le scellé devait être là depuis longtemps. Je le considérais avec étonnement me demandant ce que pouvait cacher cette porte, quand je m’entendis rappeler dans le vestibule. Je retournai sur mes pas et vis mon jeune homme assis à la même place,

« Pourquoi me dit-il, aviez-vous emporté la lampe ?

— Je cherchais de l’aide.

— Vous pouviez chercher. J’occupe seul la maison.

— Bien incommode en cas de maladie.

— M’évanouir ainsi, c’est stupide. Je tiens de ma mère une extrême faiblesse du cœur, et le moindre chagrin, la moindre émotion me terrassent. Cela m’emportera un jour ou l’autre, comme ma mère. Vous ne seriez pas médecin, par hasard ?

— Je suis Mr. Frank Alder, solicitor.

— Et moi, Mr. Félix Stanniford. Drôle de rencontre que la nôtre ! Mon ami Mr. Perceval prétend justement que nous allons avoir besoin d’un homme d’affaires.

— Charmé, je vous assure.

— La chose dépend de mon ami. N’ai-je pas compris que vous aviez exploré tout le rez-de-chaussée avec la lampe ?

— Oui.

— Vous dites : « tout » ? insista mon interlocuteur, appuyant sur « tout » et m’observant d’un œil fixe.

— Il me semble. J’espérais rencontrer quelqu’un.

— Et, continua-t-il sans détourner le regard, vous êtes entré dans toutes les chambres ?

— Dans toutes celles où je pouvais entrer.

— Ce qui signifie que vous avez remarqué ? fit-il avec un haussement d’épaules, en homme qui prend son parti d’une contrariété.

— Remarqué quoi ?

— La porte scellée.

— En effet.

— Et vous n’avez pas été curieux de voir ce qu’il y a derrière ?

— Cela m’a paru insolite.

— Pensez-vous que vous pourriez vivre seul, dans cette maison, des années entières, harcelé sans trêve par le désir de savoir ce qu’il y a derrière cette porte, et, malgré tout, y résistant ?

— Quoi ! m’écriai-je, vous ne le sauriez pas vous-même ?

— Pas plus que vous.

— Pourquoi ne pas regarder ?

— Je ne le dois pas. »

Il parlait avec contrainte. Évidemment, je venais d’aborder à l’étourdie un sujet délicat. Je ne me crois pas plus curieux qu’un autre ; mais la situation avait, certes, de quoi provoquer l’intérêt. Cependant, rien ne me retenait plus dans la maison à présent que mon inconnu avait repris connaissance. Je me levai pour partir.

« Vous êtes pressé ? me demanda-t-il.

— Je n’ai rien à faire.

— Alors, vous me rendriez heureux si vous vouliez bien me tenir un instant compagnie. Je mène ici une vie retirée, très recluse. Je doute qu’il y ait personne à Londres pour mener une vie pareille. Il ne m’arrive que rarement d’avoir quelqu’un avec qui causer. »

J’inspectai d’un regard la petite pièce pauvrement meublée, avec un fauteuil-lit dans un angle. Puis, je pensai à la grande maison nue, à la sinistre porte que scellait un cachet fané, de cire rouge. Tout cela, par sa bizarrerie, me donnait l’envie d’en savoir davantage. Peut-être, en restant, y parviendrais-je. Et je dis que je resterais avec plaisir.

« Vous trouverez les liqueurs et un siphon sur la table à côté. Excusez-moi de remplir si mal les devoirs de l’hospitalité, mais je n’ai pas la force de traverser la chambre. Il y a des cigares, là, dans cette boîte. Je crois que j’en prendrai un moi-même. Ainsi, vous êtes solicitor, Mr. Alder ?

— Oui. — Moi, je ne suis rien. Fils d’un millionnaire, je suis la créature du monde la plus démunie de ressources. On m’a élevé dans l’espoir d’une fortune ; et je n’ai ni argent ni profession. Par surcroît, je reste avec cette grande maison sur les bras, sans aucun moyen de l’entretenir. Il est aussi absurde pour moi d’en faire mon domicile que, pour un marchand des quatre saisons, d’atteler un pur-sang à sa baladeuse : mieux lui vaudrait un âne, et à moi une chaumière.

— Pourquoi ne pas vendre la maison ?

— Je n’en ai pas le droit.

— La louer, du moins ?

— Pas davantage. »

Voyant, à mon air, combien il m’intriguait, le jeune homme sourit.

« Je m’explique, dit-il, si toutefois cela ne vous ennuie pas.

— Au contraire, cela m’intéresse énormément.

— Après vos aimables attentions pour moi, je vous dois bien, il me semble, de satisfaire votre curiosité. Sachez d’abord que mon père était Stanislas Stanniford, le banquier. »

Stanniford le banquier ? Le nom me revint tout de suite. La fuite de Stanniford quelques années auparavant avait fait scandale.

« Je vois que vous vous rappelez, continua le jeune homme. Mon pauvre père quitta le pays à cause des nombreux amis dont il avait engagé les fonds dans une opération malheureuse. C’était un homme nerveux et impressionnable : la conscience de sa responsabilité lui fit perdre la tête. Il n’avait, aux yeux de la loi, commis aucune faute. Ce fut, pour lui, simple question sentimentale. Il ne voulut même plus se trouver en face de sa famille ; et quand il partit pour l’étranger, où il devait mourir, il ne nous fit seulement pas connaître le lieu de son refuge.

— Il est donc mort ? m’écriai-je.

— Sans avoir jamais la preuve de son décès, nous en eûmes la certitude, par le fait que, les valeurs sur lesquelles il avait spéculé s’étant relevées, rien ne justifiait désormais son refus de paraître, et, vivant, il n’eût pas manqué de revenir. Il sera mort, je suppose, au cours des deux dernières années.

— Pourquoi des deux dernières ?

— Parce qu’il y a deux ans nous eûmes de ses nouvelles.

— Et il ne vous disait pas où il vivait ?

— La lettre venait de Paris, mais n’indiquait aucune adresse. C’était à la mort de ma pauvre mère. Il m’écrivait pour me donner quelques instructions et quelques conseils. Depuis, nous n’entendîmes plus parler de lui.

— Avait-il donné signe de vie auparavant ?

— Oui ; et c’est où commence le mystère de cette porte scellée, qui vous a arrêté tout à l’heure. Veuillez, je vous prie, m’avancer ce pupitre. J’y garde les lettres de mon père. En dehors de Mr. Perceval, personne que vous ne les aura vues.

— Puis-je vous demander qui est Mr. Perceval ?

— C’était l’homme de confiance de mon père. Il resta l’ami et le conseiller de ma mère : il reste mon guide et mon ami. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans Perceval. Lui seul connaît ces lettres. Voici la première : elle arriva le jour même de la disparition de mon père, il y a sept ans. Lisez-la vous-même. »

Je lus ce qui suit :

« Ma très chère femme,

« Sir William m’ayant dit combien vous aviez le cœur faible, et le mal que pouvait vous causer la moindre émotion, je ne vous ai jamais parlé de mes affaires. Aujourd’hui, quoi qu’il doive arriver, je ne saurais plus vous cacher qu’elles ont pris une fâcheuse tournure. Ceci va m’obliger à vous quitter pour quelque temps. Mais j’ai l’assurance de vous revoir très vite. Vous-même, comptez-y absolument. Notre séparation sera brève, ma chérie. Ne vous laissez donc pas abattre ni dépérir : c’est le vœu le plus ardent que je forme.

« J’ai une recommandation à vous adresser ; et par tout ce qui nous unit l’un à l’autre, je vous adjure de vous y conformer aussi scrupuleusement que possible. Il y a, dans la chambre dont j’ai fait mon laboratoire photographique, certains objets que je désire n’être vus de personne. Pour prévenir dans votre esprit toute équivoque, je vous affirme, ma chérie, que ce n’est rien dont j’aie à rougir. Néanmoins, je tiens à ce que ni vous ni Félix n’entriez dans cette chambre. Elle est fermée à clef. Je vous supplie de vouloir bien, au reçu de cette lettre, apposer un scellé sur la serrure et n’y plus penser. Ne vendez ni ne louez la maison : dans l’un ou l’autre cas, on découvrirait mon secret. Aussi longtemps que vous ou Félix habiterez la maison, je sais que vous respecterez ma volonté. Quand Félix aura vingt et un ans, il pourra ouvrir la chambre, pas avant.

« Au revoir, la meilleure des femmes. Durant notre courte séparation, vous pourrez en toute occasion consulter Mr. Perceval : il a mon entière confiance. Je me console d’avoir à vous laisser, même pour peu de temps, Félix et vous. Mais je n’ai pas le choix.

« Votre mari qui vous aime et vous aimera toujours,

« Stanislas Stanniford.
« 4 juin 1887. »

— En vérité, s’excusa le jeune homme, je vous inflige là mes affaires de famille, et dans ce qu’elles ont de plus intime. Ne les considérez qu’au point de vue professionnel. Il y a des années que je voulais m’en ouvrir à quelqu’un.

— Votre confiance m’honore, répondis-je, et les faits m’intéressent au plus haut point.

— Mon père était connu pour sa sincérité presque maladive. Il affectait en toute chose une rigoureuse exactitude. Quand donc il exprimait l’espoir de revoir très vite ma mère, il disait strictement la vérité. De même, croyez-le, quand il certifiait qu’il n’y avait, dans le cabinet noir, rien qui pût lui faire honte.

— Qu’est-ce que cela pouvait être ?

— Ni ma mère ni moi ne pûmes l’imaginer. Nous suivîmes ses prescriptions à la lettre et posâmes le scellé sur la porte. Il y est resté depuis. Ma mère, bien que condamnée par les médecins, survécut cinq ans à la disparition de mon père. Elle avait le cœur très malade. Au cours des premiers mois, elle reçut de mon père deux lettres, timbrées de Paris, mais qui, je le répète, ne donnaient pas d’adresse. Toutes deux étaient courtes et disaient la même chose : elle le reverrait très vite et ne devait pas se chagriner. Puis, il y eut un silence, qui dura jusqu’à sa mort. Et alors m’arriva une lettre si particulière que je ne puis vous la montrer. Mon père me demandait de ne jamais mal le juger ; il me donnait beaucoup de bons avis ; il ajoutait que le scellé de la chambre avait maintenant moins d’importance que du vivant de ma mère ; que, cependant, on pouvait encore, en le brisant, faire de la peine à autrui, et qu’en conséquence, il valait mieux attendre jusqu’à ma vingt et unième année, ce délai devant aplanir bien des choses. En même temps, il me remettait la garde de la chambre scellée. Et vous comprenez dès lors que, tout en étant très pauvre, je ne puisse ni louer ni vendre cette grande maison.

— Vous pouvez l’hypothéquer.

— Mon père l’avait déjà fait.

— C’est une position singulière.

— Ma mère et moi, nous nous vîmes forcés peu à peu de vendre nos meubles et de congédier nos domestiques. De sorte qu’aujourd’hui, comme vous le voyez, je vis tout seul dans cette pièce. Mais je n’ai plus que deux mois à attendre.

— Que voulez-vous dire ?

— Dans deux mois, je serai majeur. Je commencerai par ouvrir cette porte. Puis je liquiderai la maison.

— Pourquoi votre père est-il resté à l’étranger quand il pouvait reprendre ses affaires ?

— Il devait être mort.

— Vous disiez qu’au point de vue légal il n’avait, en partant, aucune faute à se reprocher ?

— Aucune.

— Pourquoi n’emmena-t-il pas votre mère ?

— Je l’ignore.

— Pourquoi cacha-t-il son adresse ?

— Je l’ignore.

— Pourquoi laissa-t-il mourir votre mère et pourquoi la laissa-t-il enterrer sans revenir ?

— Je l’ignore.

— Mon cher Monsieur, si vous permettez que je vous parle avec la franchise d’un homme de métier, laissez-moi vous dire que, très certainement, votre père avait les meilleures raisons du monde pour ne pas rentrer dans son pays ; et que, si rien n’était prouvé contre lui, il craignait que quelque chose pût l’être, puisqu’il refusait de se mettre à la disposition de la loi. C’est l’évidence même. Comment, sans cela, expliquer les faits ? »

Mon raisonnement ne fut pas du goût du jeune homme.

« Monsieur Alder, répliqua-t-il froidement, vous n’avez pas eu l’avantage de connaître mon père. Je n’étais qu’un enfant quand il nous quitta ; mais il restera toujours pour moi un modèle. Il n’eut d’autres torts qu’une délicatesse excessive et trop de désintéressement. Il avait un sentiment très aigu de l’honneur, et toute explication de son départ en contradiction avec ce fait est nécessairement fausse. »

Il me plut d’entendre ce garçon tenir un pareil langage, encore qu’il eût les apparences contre lui et fût mal placé pour se faire de la situation une idée impartiale.

« Je parle en homme qui juge du dehors, lui répondis-je. Mais j’habite loin, il faut que je me retire. Votre histoire m’a tellement intéressé que je vous saurai gré de m’en faire connaître la suite.

— Laissez-moi votre carte, » dit-il. Et lui ayant souhaité une bonne nuit, je le quittai.

Je fus quelque temps sans entendre parler de l’affaire. J’arrivais presque à penser qu’elle resterait pour moi un de ces problèmes qui, échappant à la vérification directe, se résolvent par l’espoir ou le soupçon, quand, un après-midi, une carte au nom de Mr. J.-H. Perceval me fut remise dans mes bureaux d’Abchurch Lane par un homme d’une cinquantaine d’années que le clerc venait d’introduire, et qui était un individu petit, sec, avec des yeux brillants.

« Je crois, monsieur, dit-il, que mon nom vous est connu par mon jeune ami Mr. Félix Stanniford.

— En effet, répondis-je.

— Mon ami vous a parlé, autant que j’ai pu comprendre, des circonstances qui amenèrent la disparition de mon ancien patron Mr. Stanislas Stanniford, et l’apposition d’un scellé sur une chambre de son ancien domicile.

— Parfaitement.

— Et vous avez manifesté de l’intérêt pour cette affaire.

— Un extrême intérêt.

— Vous savez que nous tenons de Mr. Stanniford la permission d’ouvrir la chambre le jour où son fils aura vingt et un ans révolus.

— Je me le rappelle.

— C’est aujourd’hui que le jeune homme accomplit ses vingt et un ans.

— Et vous avez ouvert la porte ? m’enquis-je avec vivacité.

— Pas encore, monsieur, me répondit Perceval. J’ai lieu de croire qu’il vaudrait mieux que l’opération eût des témoins. Vous êtes homme de loi, au courant des faits. Pouvons-nous compter sur votre présence ?

— Sans aucun doute.

— Vous avez vos journées prises. Moi de même. Voulez-vous que nous nous retrouvions là-bas ce soir à neuf heures ?

— Avec plaisir.

— Nous vous attendrons. Au revoir. »

Il s’inclina cérémonieusement et sortit.

En me rendant, le soir, à mon rendez-vous, je me travaillais en vain à imaginer une explication plausible du mystère que nous allions éclaircir. Mon jeune ami, avec Mr. Perceval, m’attendait dans sa chambre. Sa pâleur et sa nervosité n’étaient pas pour me surprendre. Mais ce qui m’étonna, ce fut de trouver le sec petit homme dans un état d’excitation qu’il dominait à peine : il avait le sang aux joues, les mains fébriles, et il ne tenait pas en place.

Stanniford m’accueillit chaleureusement et me remercia plusieurs fois de ma venue chez lui.

« Et maintenant, Perceval, dit-il à son compagnon, je suppose qu’il n’y a plus aucun motif de tarder davantage ? J’ai hâte d’en finir. »

L’employé de banque, ayant pris la lampe, nous montra le chemin. Mais, dans le corridor, il s’arrêta ; sa main tremblante faisait, sur les grands murs nus, danser la lumière.

« Mr. Stanniford, dit-il d’une voix qui se brisait, j’espère que vous êtes armé contre toute émotion pour l’instant où le scellé sera brisé et la porte ouverte ?

— Que pourrait-il y avoir là, Perceval ? Vous voulez me faire peur ?

— Non, Mr. Stanniford. Je veux simplement vous avertir d’être prêt… de ne pas vous laisser… »

Il devait, entre chaque mot, humecter ses lèvres sèches. Et je me rendis compte, tout d’un coup, aussi nettement que s’il me l’eût dit, qu’il savait ce qu’il y avait derrière cette porte, et que c’était quelque chose de terrible.

« Voici les clefs, Mr. Stanniford. N’oubliez pas mon avertissement. »

Il tenait un trousseau de clefs. Le jeune homme s’en saisit avidement, puis, introduisant un couteau sous le scellé décoloré, il rompit la cire. La lampe vacillait et crépitait aux mains de Perceval. Je la lui enlevai et l’approchai de la serrure, tandis que Stanniford essayait successivement les clefs. Il y en eut une enfin qui tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit toute grande. Le jeune homme fit un pas dans la chambre. Et poussant un cri horrible, il s’affaissa devant nous, inanimé.

Si je n’avais pas pris au sérieux l’avis de Perceval et ne m’étais pas raidi contre la secousse, j’aurais certainement laissé choir la lampe. La chambre, sans fenêtre et nue, était aménagée en laboratoire de photographie, avec un évier et un robinet. Sur une étagère s’alignaient des fioles et des éprouvettes. Une odeur lourde, très particulière, moitié chimique, moitié animale, chargeait l’atmosphère. En face de nous, il y avait une table avec une chaise, et, sur cette chaise, un homme était assis, qui nous tournait le dos et semblait écrire. Comme silhouette, comme attitude, il offrait toutes les apparences de la vie ; mais au moment où la lumière tomba sur lui, je sentis se dresser mes cheveux en apercevant sa nuque livide, striée de plis, et pas plus large que mon poignet. Une poussière le recouvrait, une épaisse poussière jaune, répandue sur sa tête, ses épaules, ses mains racornies et couleur de citron. Son menton s’inclinait sur sa poitrine, sa plume reposait encore sur une feuille de papier.

« Mon pauvre maître ! sanglota Perceval, mon pauvre maître ! »

Des larmes roulaient sur son visage.

« Quoi ! dis-je, Mr. Stanislas Stanniford !

— Il était là depuis sept ans. Ah ! pourquoi donc a-t-il fait cela ? Je le priai, je l’implorai, je me traînai à ses genoux. Il n’en voulut pas démordre. Voyez-vous la clef sur la table ? Il s’était enfermé dans la chambre. Tenez, il a écrit quelque chose. Prenons-le.

— Oui, oui, prenons-le ; et pour l’amour de Dieu, adjurai-je, sortons d’ici ; l’air est du poison ! Venez, Stanniford, venez. »

Nous prîmes Stanniford chacun par un bras, et moitié le traînant, moitié le portant, nous remmenâmes dans sa chambre.

« C’était mon père ! cria-t-il en revenant à lui. Il est là, mort, sur sa chaise ! Vous le saviez, Perceval ! Et c’était cela dont vous m’avertissiez !

— Je le savais, Mr. Stanniford. J’ai toujours agi pour le mieux. Mais quelle terrible situation que la mienne ! Depuis sept ans, sept ans entiers, je sais que votre père est mort dans cette chambre.

— Et vous ne l’avez jamais dit !

— Ne me blâmez pas, Mr. Stanniford. Soyez indulgent pour un homme qui avait à remplir une bien cruelle tâche.

— La tête me tourne. Je ne saisis pas. »

Péniblement, Stanniford se souleva, cherchant la bouteille de brandy.

« Ces lettres à ma mère, à moi-même, elles étaient donc fausses ?

— Non, Mr. Stanniford ; votre père les écrivit de sa main et y mit l’adresse ; puis il me chargea de leur envoi. J’ai, en toute chose, suivi ponctuellement ses instructions. Il était mon maître, je lui ai obéi »

Le brandy avait un peu raffermi les nerfs du jeune homme.

« Dites-moi tout. À présent, je peux vous entendre.

— Eh bien, Mr. Stanniford, vous savez qu’à un moment donné votre père eut de gros ennuis. Il se figurait que de pauvres gens allaient perdre leurs économies par sa faute. C’était un homme si bon qu’il ne put supporter cette idée. Elle le poursuivait, le torturait, au point qu’il résolut d’en finir avec la vie. Ah ! Mr. Stanniford, si vous saviez mes prières, mes luttes, vous ne me feriez pas de reproches. Il me pria, lui aussi, comme personne ne m’avait jamais prié. Sa décision était prise ; rien, disait-il, ne le ferait revenir là-dessus ; mais il dépendait de moi qu’il eût une mort facile et heureuse ou une fin misérable. Je lus dans ses yeux qu’il pensait ce qu’il disait. Je finis par céder à ses instances, par consentir à faire sa volonté.

Ce qui l’attristait, c’était la mauvaise santé de sa femme. Il savait par le premier médecin de Londres que, dans son état, elle pouvait succomber à la première émotion. Il répugnait à l’idée de hâter l’issue fatale, et pourtant sa propre existence lui devenait intolérable. Ne pouvait-il en finir, sans préjudice pour elle ? Vous savez à quoi il s’arrêta.

Il lui écrivit la lettre qu’elle reçut. Il n’y disait rien que de très sincère. Quand il parlait de la revoir très vite, il croyait qu’elle ne devait pas tarder à le rejoindre et lui accordait au plus un délai de quelques mois. Sa conviction à cet égard était telle qu’il ne me laissa que deux lettres à lui envoyer quand il serait mort ; et comme elle vécut encore cinq ans, je me trouvai à court de lettres. Il m’en laissait une troisième à votre adresse pour le jour où vous perdriez votre mère. Je les fis toutes expédier de Paris, afin qu’on supposât qu’il résidait à l’étranger. Il m’avait demandé de ne rien dire : je n’ai rien dit. Je me suis conduit en fidèle serviteur. Sans doute pensait-il que sept ans après sa mort il aurait un peu regagné, dans l’estime de ses amis survivants. Car toujours il se préoccupait des autres. »

Il y eut un silence, que rompit le jeune Stanniford.

« Je n’ai pas de reproches à vous faire, Perceval. Vous avez épargné à ma mère un coup dont elle serait morte. Qu’est-ce que ce papier ?

— C’est le dernier écrit de votre père, monsieur. Vous le lirai-je ?

— Faites.

« J’ai pris le poison. Je le sens déjà dans mes veines. Sensation étrange, mais pas douloureuse. Quand on lira ces lignes, je serai, si l’on respecte mon désir, mort depuis plusieurs années. Aucun de ceux qui auront perdu de l’argent par ma faute ne m’en gardera plus de rancune. Et vous, Félix, vous me pardonnerez ce scandale. Puisse Dieu accorder le repos à une âme lasse ! »

D’une seule voix, nous ajoutâmes :

« Ainsi soit-il ! »



UNE VISITE NOCTURNE


« Je racontai mon histoire quand on m’arrêta, mais personne ne voulut me croire. Je la racontai de nouveau lors du procès. Je dis la chose dans son entier, comme elle était arrivée, pas davantage. Dieu m’assiste ! je mis tout au plus juste, et les paroles et les gestes de lady Mannering, et mes paroles et mes gestes. Et j’y gagnai quoi ? « L’accusé a fait une déclaration incohérente, inadmissible dans les détails, et ne reposant sur aucun semblant de preuve » : ainsi s’exprima l’un des journaux de Londres ; pour les autres, ce fut comme si je n’avais présenté aucune défense. Et pourtant, j’ai vu, de mes yeux vu, le meurtre de lord Mannering ; et j’en suis aussi innocent que n’importe lequel des jurés qui me jugèrent.

Puisque aujourd’hui vous êtes là, monsieur, pour recevoir les pétitions des prisonniers, voici la mienne. Je vous demande de la lire, seulement de la lire. Puis, renseignez-vous sur le caractère de cette « lady » Mannering, – si du moins elle garde toujours le nom qu’elle portait il y a trois ans, quand, pour mon malheur, je fis sa rencontre. Chargez de cette enquête un agent privé ou un homme de loi ; et vous en saurez vite assez pour vous convaincre que mon récit est la vérité pure. La moindre recherche vous mettra sur la voie. Rappelez-vous que le crime ne profita qu’à cette personne, puisque, d’une femme malheureuse qu’elle était, la voilà devenue maintenant une riche veuve. Vous tenez le fil conducteur, vous n’avez qu’à le suivre et à voir où il vous mène.

Remarquez-le bien, monsieur, je ne parle pas du cambriolage. Je ne réclame pas contre ce que j’ai mérité, n’ayant pas eu plus que je ne méritais. Ce fut bel et bien du cambriolage, et je l’ai payé de mes trois ans. Je reconnais le cambriolage ; mais quant au meurtre, qui fait aujourd’hui de moi un condamné à vie – et avec un autre juge que Sir James j’y allais peut-être de la corde, – j’affirme n’être pour rien là dedans et proteste de mon innocence. J’en viens à la nuit du 14 septembre. Je vous dirai très exactement ce qui arriva.

« J’avais passé l’été à Bristol, en quête de travail. Je crus savoir que j’en trouverais à Portsmouth, car je suis bon mécanicien ; et je me mis en route à travers le sud de l’Angleterre, m’occupant sur mon chemin à mille bricoles. J’essayai de tout pour me tirer honnêtement d’affaire, car je venais de passer un an dans la prison d’Exeter et ne me souciais plus de loger chez la reine. Mais on a du mal à s’employer quand le nom qu’on porte n’est pas sans tache ; et tout ce que je pus faire, ce fut de vivre. Enfin, après avoir pendant dix jours coupé du bois et cassé des cailloux pour un salaire de famine, j’arrivai près de Salisbury avec une couple de shillings dans la poche, et n’ayant plus ni souliers ni patience. Il y a, sur la route, entre Blandford et Salisbury, un cabaret qu’on appelle « Le Bon Vouloir ». J’y louai un lit pour la nuit. J’étais assis dans la salle, tout seul, à l’heure de la fermeture, quand le cabaretier, un nommé Allen, s’approcha de moi, et se mit à dévider son écheveau sur les gens du voisinage. C’était un homme qui aimait bavarder ; si bien que, sur son invitation, je restai avec lui à fumer en buvant un broc d’ale. Et je ne pris pas grand intérêt à ce qu’il disait, jusqu’au moment où, le diable s’en mêlant, il vint à parler des trésors de Mannering Hall.

« Vous voulez dire la grande maison sur la droite avant d’entrer au village ? demandai-je. Celle avec un parc ?

— Précisément. La maison blanche avec des piliers, sur la route de Blandford. »

Je l’avais remarquée en passant, et il m’était venu à l’esprit, comme ça, qu’on pouvait facilement s’y introduire. J’avais écarté cette idée, mais voilà qu’à présent l’aubergiste m’y ramenait avec son énumération des richesses.

« Le maître du lieu, dit-il, était déjà un grigou en son jeune temps. Vous pensez s’il l’est à son âge ! N’empêche qu’il a eu quelque agrément avec sa fortune.

— Quel agrément s’il ne la dépense pas ? demandai-je.

— Eh bien, mais il s’est payé la plus jolie femme d’Angleterre ! C’est au moins cela, comme agrément. Elle pensait avoir la disposition de l’argent, elle fait aujourd’hui la différence.

— Et qu’est-ce qu’elle était ? dis-je, manière de dire quelque chose.

— Rien du tout quand le vieux lord en fit sa lady Elle arrivait de Londres. Des gens prétendaient qu’il l’avait prise au théâtre. Personne ne savait. Le vieux était resté dehors tout un an. À son retour, il amenait une jeune femme. Elle est toujours là. Stephens, le maître d’hôtel, me raconta une fois qu’elle égayait toute la maison dans les premiers temps de son arrivée ; mais les façons mesquines et blessantes de son mari, la solitude où il la confine, car il déteste voir un visiteur, l’amertume de ses paroles, car sa langue est un aiguillon de guêpe, ont fait que la vie s’est retirée d’elle, et qu’elle est devenue une pâle et silencieuse créature qu’on voit errer tristement dans les sentiers de la campagne. Certains prétendent qu’elle aimait un autre homme, mais que les trésors du vieux lord la rendirent infidèle, et qu’à présent elle se dévore le cœur pour avoir perdu l’un sans bénéfice auprès de l’autre. Car avec toute la fortune de son mari elle pourrait bien passer pour la personne la plus pauvre de la paroisse. »

L’aubergiste me disait ces choses, et beaucoup de pareilles ; mais je les oubliais aussitôt dites, car elles ne me touchaient pas. La seule chose qui m’occupât, c’était de savoir sous quelle forme lord Mannering gardait ses richesses. Les titres de propriété ou de rente ne sont que des papiers, et il y a plus de danger que de profit à les prendre. Mais le métal et les bijoux valent le risque. Et alors, comme s’il répondait à mes pensées, l’aubergiste se mit à m’entretenir de la grande collection de médailles d’or réunie par lord Mannering. Elle était la plus précieuse du monde ; à telles enseignes que, si l’on mettait dans un sac toutes les médailles, l’homme le plus fort de la paroisse n’arriverait pas, disait-on, à soulever le sac. Là-dessus, l’aubergiste ayant été appelé par sa femme, nous allâmes nous coucher.

Ceci n’est pas une histoire forgée à plaisir, pour les besoins de ma cause. Mais, je vous en prie, monsieur, songez-y ; demandez-vous s’il pouvait y avoir tentation plus cruelle ? J’étais là, cette nuit, dans ce lit, sans ressources, sans espoir, sans travail, avec mon dernier shilling en poche. J’avais essayé d’être honnête, et les honnêtes gens m’avaient tourné le dos. Ils me reprochaient d’être un voleur, et me rejetaient vers le vol. Pris dans le courant, je n’avais plus aucun moyen de le remonter. Et voilà qu’il se présentait cette aubaine : la grande maison toute bordée de fenêtres, et les médailles d’or si faciles à fondre ! C’était comme si l’on avait tendu un croûton à un affamé et pu croire qu’il ne le mangerait pas ! Je luttai un moment ; mais baste ! Je finis par m’asseoir sur mon lit et par me jurer que je deviendrais riche cette nuit-là et renoncerais désormais au crime, ou que je connaîtrais encore le poids des menottes. Je me glissai dans mes vêtements, déposai un shilling sur la table pour l’aubergiste, et, par la fenêtre, je sautai dans le jardin.

Un mur élevé servait de clôture. Je le franchis sans la moindre peine. De l’autre côté, c’était l’espace libre. Je ne rencontrai pas une âme sur ma route. La porte de l’avenue était ouverte. Dans le pavillon du garde, personne ne bougeait. Il faisait clair de lune et j’apercevais la grande maison, éclatante de blancheur, par-dessous la voûte des arbres. Je fis environ un quart de mille et parvins à un vaste terrain sablé devant la porte principale. Je demeurai là, un instant, accroupi, me demandant où je trouverais l’accès le plus facile. La fenêtre d’angle, à l’une des ailes, semblait la moins visible des étages ; un épais rideau de lierre la masquait ; j’avais donc là ma meilleure chance. À la faveur des arbres, je passai derrière la maison. Un chien aboya et fit sonner sa chaîne. J’attendis qu’il se calmât, puis je repris ma marche furtive jusqu’à la fenêtre que j’avais choisie.

C’est une chose extraordinaire que les gens de la campagne se gardent si mal, et que, loin des grandes villes, l’idée du voleur n’entre pas dans les têtes. L’occasion vient, pour ainsi dire, au-devant du pauvre diable quand, allant à une porte sans songer à mal, il la voit s’ouvrir toute seule. Ce ne fut pas tout à fait mon cas. Mais un simple crochet fermait la fenêtre : je le fis jouer du bout de mon couteau, soulevai la fenêtre, introduisis la lame dans l’intervalle des persiennes, et ouvris. C’étaient des persiennes pliantes, que je n’eus qu’à pousser devant moi pour pénétrer dans la chambre.

« Bonsoir, monsieur ! soyez le bienvenu ! » dit une voix.

J’ai eu quelques émotions dans ma vie, mais pas une aussi violente. Dans le champ même de la fenêtre, à portée de mon bras, se dressait une femme qui tenait à la main un rat de cave. Grande, mince, droite, elle avait un beau visage pâle qui aurait pu être taillé dans du marbre, et ses yeux et ses cheveux étaient aussi noirs que la nuit. Une sorte de peignoir lui descendait jusqu’aux pieds. Et dans cette robe, et avec ce visage, elle semblait un immobile fantôme. Mes genoux s’entrechoquaient et je dus m’appuyer à une persienne. J’aurais tourné les talons et pris la fuite si j’en avais eu la force. Mais je ne pouvais que rester sur place et la contempler.

Elle me rappela vite à moi.

« N’ayez pas peur ! dit-elle (et, d’une maîtresse de maison à un voleur, c’étaient là d’étranges paroles). Je vous ai vu de la fenêtre de ma chambre quand vous vous cachiez sous les arbres ; alors, je suis descendue à pas de loup, et je vous ai entendu à la fenêtre. Je vous l’aurais ouverte si vous m’en aviez laissé le temps. Mais vous m’avez devancée. »

Elle me prit par la manche et me tira dans la chambre.

« Que signifie ceci, madame ? Pas de plaisanteries ! dis-je avec ma voix la plus rude, et je sais la faire rude quand je veux. Vous auriez tort de vous moquer de moi, ajoutai-je, en montrant le couteau qui m’avait servi à ouvrir la persienne.

— Je ne songe pas à me moquer de vous, répondit-elle. Au contraire, je suis votre amie et désire vous venir en aide.

— Faites excuse, madame, mais voilà qui me paraît dur à avaler. Vous désireriez me venir en aide, vous ? Pourquoi ?

— J’ai mes raisons. » Et, tout d’un coup, ses yeux noirs flambèrent dans sa figure blanche.

« Parce que je le hais, je le hais, je le hais ! Comprenez-vous ? »

Je me rappelai ce que m’avait dit l’aubergiste, et je compris. Je la regardai en face et connus que je pouvais m’en remettre à elle. Elle voulait se venger de son mari. Elle voulait le frapper à l’endroit sensible, à la bourse. Elle le haïssait au point de perdre tout orgueil et de se confier à un individu comme moi, pourvu qu’il servît à ses fins. J’ai détesté quelques personnes dans ma vie ; mais je crois n’avoir jamais compris la haine jusqu’à l’instant où je vis ce visage de femme à la lueur de ce rat de cave.

« Vous fiez-vous à moi, maintenant ? demanda-t-elle ; et, de nouveau, elle me tirait doucement par la manche.

— Oui, Votre Seigneurie.

— Vous me connaissez, alors ?

— Je suppose qui vous êtes.

— Mes griefs sont la fable du pays. Mais qu’est-ce que cela fait à cet homme ? Il n’aime sur terre qu’une chose, et cette chose est à votre disposition. Avez-vous un sac ?

— Non, Votre Seigneurie.

— Fermez les persiennes. Comme cela, personne ne verra la lumière. Vous n’avez rien à craindre. Les domestiques dorment dans l’autre aile. Je vais vous montrer les objets précieux. Vous ne pouvez pas tout prendre ; vous choisirez le meilleur. »

Je me trouvais dans une salle longue et basse. Des tapis et des peaux jonchaient le parquet poli. Des petites vitrines se dressaient par endroits. Les murs étaient décorés de lances, d’épées, de pagaies, d’autres objets semblables qu’on voit dans les musées. Et il y avait aussi des étoffes bizarres, rapportées des pays sauvages. La dame prit au milieu de tout cela un grand sac de cuir.

« Cet oreiller fera l’affaire. Venez, je vais vous indiquer où sont les médailles. »

Je croyais rêver à l’idée que cette grande femme blanche était la dame de la maison et qu’elle me prêtait la main pour voler chez elle. J’en aurais ri peut-être s’il n’y avait eu dans la pâleur de son visage quelque chose qui m’impressionnait et me glaçait. Elle glissait devant moi comme un fantôme, tenant le rouleau vert de son rat de cave, et je la suivis, avec mon sac, jusqu’à une porte au bout de la salle. La clef était à la serrure. Je n’eus qu’à passer derrière mon guide dans la chambre à côté.

C’était une vaste salle, avec des tapisseries pendantes qui, je me le rappelle, représentaient une chasse au cerf ; et à la lueur clignotante de la bougie on aurait juré voir les chiens et les chevaux bondir sur les murailles. Il n’y avait pas d’autres meubles que de grands casiers en noyer, ornés de cuivre et munis, dans le haut, de vitrages sous lesquels s’alignaient les médailles d’or, quelques-unes larges comme des assiettes, épaisses d’un demi-pouce, toutes reposant sur du velours rouge, et brillant dans l’obscurité. Les doigts me démangeaient de les atteindre, et déjà je m’apprêtais, avec mon couteau, à faire sauter l’une des serrures. Mais la dame étendit sa main sur mon bras.

« Un moment, dit-elle. Vous avez mieux à faire. Des souverains d’or ne valent-ils pas mieux que ces médailles ?

— Évidemment, dis-je. C’est ce qu’il y a de mieux.

— Bien, reprit-elle. Mon mari dort là-haut, juste au-dessus de notre tête. Un simple petit escalier nous sépare de lui. Il y a, sous son lit, une boîte en fer-blanc, et, dans cette boîte, assez d’argent pour remplir ce sac.

— Comment faire sans l’éveiller ?

— Que vous importe qu’il s’éveille ? »

Et me regardant d’un œil fixe :

« Vous pouvez l’empêcher d’appeler.

— Non, madame, non, pas cela.

— Comme il vous plaira, conclut-elle. Je vous prenais, à vous voir, pour un homme de courage ; je m’aperçois que je me trompais. Du moment qu’un vieillard vous intimide, vous ne pouvez pas, bien entendu, lui prendre son argent sous son lit. Vous êtes seul juge de vos affaires. Mais j’attendais mieux de vous. Et vous devriez, je crois, choisir un autre métier.

— Je ne veux pas d’un meurtre sur ma conscience.

— Vous pouvez vous assurer de lui sans lui faire aucun mal. Qui vous parle de meurtre ? L’argent est sous le lit. Qu’il y reste si le cœur vous manque ! »

Ainsi, elle m’excitait par du sarcasme, elle me tentait avec cet argent qu’elle faisait miroiter sous mes yeux. Et sans doute j’aurais fini par céder, je serais monté à tout hasard, si, voyant de quels yeux perfides et malicieux elle me regardait me débattre, je n’avais compris qu’elle voulait faire de moi un instrument de sa vengeance et ne me laissait pas d’autre alternative que de violenter le vieillard ou de me laisser prendre. Elle sentit qu’elle allait trop loin, car elle se transfigura tout d’un coup et se mit à me sourire. Trop tard : je savais à quoi m’en tenir.

« Je n’irai pas là-haut, déclarai-je. J’ai ici tout ce que je désire. »

Elle me toisa, et du plus haut qu’on eût jamais toisé un homme.

« Soit ! Enlevez ces médailles. Vous me ferez plaisir en commençant de ce côté. Je suppose qu’une fois fondues elles auront toutes la même valeur ; mais celles que voici sont les plus rares, et, par conséquent, ont pour lui le plus de prix. Inutile de forcer les serrures ; vous n’avez qu’à presser ce bouton de cuivre, il y a un ressort secret. Là ! D’abord cette grande. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux. »

Elle avait ouvert un des meubles, et toutes ces belles choses s’offraient à moi. J’allais faire main basse sur les médailles qu’elle me désignait, quand je la vis changer de visage et lever le doigt comme pour m’avertir.

« Chut ! murmura-t-elle. Qu’y a-t-il ? »

Au loin, dans le silence de la maison, nous entendîmes un bruit sourd et traînant, un bruit de pas. Elle referma instantanément le meuble.

« Mon mari ! souffla-t-elle. C’est bien, ne vous effrayez pas, j’arrangerai tout. »

Elle me poussa, mon sac à la main, derrière la tapisserie, et, s’éclairant de son rat de cave, regagna vivement la chambre d’où nous sortions. Bien que caché, je continuais de l’apercevoir par la porte ouverte.

« Est-ce vous, Robert ? » cria-t-elle.

La flamme d’une bougie éclaira le seuil du musée ; les pas se rapprochèrent ; et je vis apparaître un visage, un grand visage sévère, tout en os et en plis, avec un énorme nez crochu et des lunettes d’or. La tête se rejetait en arrière à cause des lunettes, et le nez faisait saillie sur le visage comme un bec d’oiseau. L’homme était grand et gros, tellement que dans sa robe de chambre flottante il semblait remplir tout le cadre de la porte. Ses cheveux bouclaient autour de sa tête. Il n’avait pas de barbe. Sa bouche mince, petite et pincée, se dissimulait profondément sous le nez impérieux. Il restait là, sa bougie en avant, et regardait sa femme d’un air étrangement hostile. Je devinai à le voir qu’il avait pour elle la même affection qu’elle avait pour lui.

« Eh bien, demanda-t-il, qu’est-ce donc ? Encore un accès d’humeur ? Qu’avez-vous à rôder ainsi dans la maison ? Pourquoi n’allez-vous pas vous coucher ?

— Je n’ai pas sommeil, » dit-elle.

Elle traînait sur les mots, avec lassitude. Si jamais cette femme avait été actrice, elle n’oubliait pas son métier.

« Me permettez-vous de croire, fit-il d’une voix moqueuse, qu’une bonne conscience est un bon auxiliaire du sommeil ?

— Mensonge ! répliqua-t-elle, car vous dormez le mieux du monde.

— Il n’y a dans ma vie, gronda-t-il, et ses cheveux dressés par la colère le faisaient ressembler à un vieux cacatoès, il n’y a qu’une chose dont j’aie à rougir. Vous savez laquelle. Ce fut de ma part une erreur. Elle portait en elle sa punition.

— Pour moi comme pour vous. Souvenez-vous-en !

— Vous n’avez pas à vous plaindre. Je suis descendu, vous êtes montée.

— Montée !

— Oui, montée. Vous ne nierez pas qu’on monte, je suppose, quand on passe du music-hall à Mannering Hall ! Imbécile que je fus de vous arracher à votre milieu !

— Si vous le pensez, pourquoi me retenir ?

— Parce qu’un tourment caché vaut mieux qu’une honte publique. Parce qu’il est plus facile de supporter les conséquences d’une folie que de la reconnaître. Et aussi parce que je tiens à vous garder sous mes yeux, et à savoir que vous ne pouvez revenir à l’autre.

— Misérable ! misérable lâche !

— Oui, oui, madame, je sais votre ambition secrète. Mais vous ne la réaliserez pas, moi vivant. Et si vous revenez à cet homme après ma mort, j’aurai soin que vous lui reveniez à l’état de mendiante. Vous et votre cher Edouard n’aurez jamais la satisfaction de gaspiller mes économies. Prenez-en votre parti, madame. D’où vient que je trouve grandes ouvertes cette fenêtre et ces persiennes ?

— La nuit était très lourde.

— Vous avez commis une imprudence. Savez-vous qu’il peut y avoir dehors des vagabonds, et que ma collection de médailles n’a pas sa pareille ? Vous aviez également laissé la porte ouverte. Est-ce le moyen d’empêcher qu’on me pille mes vitrines ?

— J’étais là.

— Sans doute. Je vous entendais bouger dans la chambre des médailles, et c’est pourquoi je suis descendu. Que faisiez-vous ?

— Que pouvais-je faire ? Je regardais ces médailles.

— Curiosité nouvelle de votre part. »

Il la regarda d’un air soupçonneux et s’avança vers la seconde salle. Elle le suivit.

Et je constatai à ce moment une chose dont je frémis. J’avais laissé mon couteau ouvert sur l’une des vitrines. Il s’y étalait en pleine vue. Elle l’aperçut la première. Avec une astuce bien féminine, elle tendit son rat de cave, de façon à interposer la lumière entre les yeux de lord Mannering et le couteau ; puis elle saisit le couteau dans sa main gauche et le dissimula contre sa robe. Le vieux, cependant, inspectait tour à tour chaque vitrine ; un instant même, il s’approcha de moi jusqu’à portée de main. Rien n’indiquant qu’on eût touché aux médailles, il repassa, grondant et maugréant, dans la première pièce.

Sitôt repassé dans la première pièce, il posa sa bougie sur un coin d’une des tables, et s’assit, hors de ma vue. Elle allait et venait derrière lui, ainsi que je m’en rendais compte à l’ombre projetée sur le parquet par la lumière du rat de cave. Alors il se mit à parler de cet homme qu’il appelait Edouard, et chacun de ses mots tombait comme une goutte de vitriol. Il parlait bas, de sorte que je ne pouvais pas tout entendre ; mais, à ce que j’entendais, je devinais qu’il n’aurait pas fait pis en la cinglant avec une cravache. D’abord, elle répliqua quelques mots ; ensuite elle se tut, tandis que, de sa voix glaciale et ironique, il continuait, insultant, fouaillant, torturant, tellement que je m’étonnai qu’elle le subît en silence. Et soudain, j’entendis le vieux crier : « Sortez de derrière moi ! Lâchez-moi ! Quoi ! vous oseriez me frapper ! » Il y eut un bruit caractéristique, une espèce de choc mou. Le vieux cria : « Mon Dieu ! du sang ! » et remua les pieds, comme s’il se levait. J’entendis un second coup. Le vieux cria encore : « Démon que vous êtes ! » Puis rien ne troubla plus le calme de la maison qu’un bruit d’éclaboussement sur le plancher.

Alors je sortis de ma cachette et, frissonnant d’horreur, je m’élançai vers la première salle. Le vieux avait glissé sur sa chaise, et sa robe de chambre, toute ramassée, lui donnait l’air d’avoir une monstrueuse bosse sur le dos. Sa tête, avec les lunettes restées à leur place, s’inclinait sur le côté, et sa bouche mince s’ouvrait comme celle d’un poisson mort. Je ne voyais pas d’où venait le sang, mais j’en entendais le claquement sur le plancher. Quant à elle, debout derrière lui, elle avait la figure éclairée en plein par le rat de cave. Ses lèvres se serraient, ses yeux luisaient, un peu de couleur lui était montée aux joues ; je ne me rappelais pas avoir rencontré une femme plus belle.

« Vous avez fait cela ! m’écriai-je.

— Oui, répondit-elle de son air tranquille, j’ai fait cela.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ? On va vous arrêter pour meurtre.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Je n’ai rien qui m’attache à la vie, cela n’a donc pas d’importance. Donnez-moi la main pour le remettre droit sur sa chaise. C’est horrible de le voir ainsi. »

J’obéis, bien que cela me glaçât de toucher le cadavre. Un peu de sang me tomba sur la main, et j’en fus malade.

« à présent, dit-elle, vous pouvez prendre les médailles. Autant vous qu’un autre. Prenez et allez-vous-en.

— Je n’en ai plus envie. Je n’ai envie que de partir, je ne me suis jamais trouvé dans pareille affaire.

— Folie ! dit-elle. Vous êtes venu pour les médailles, elles sont à votre merci. Pourquoi ne les prendriez-vous pas ? Personne qui vous en empêche. »

Je tenais encore le sac. Elle ouvrit le meuble, et dans le sac nous jetâmes à nous deux une centaine de médailles. Mais je n’eus pas la force de rester davantage. Je m’approchai de la fenêtre, car l’air de la maison me semblait empoisonné après ce dont je venais d’être le témoin. En me retournant, je la vis encore debout, grande et gracieuse, sa lumière à la main, telle qu’elle m’était d’abord apparue. Elle me fit un geste d’adieu, auquel je répondis, et je m’engageai vivement dans l’allée sablée.

Dieu merci, j’ai le droit de jurer, la main sur le cœur, que je n’ai pas commis le meurtre. Peut-être en serait-il différemment si j’avais pu lire dans l’esprit de cette femme ; et sans doute il y aurait eu deux cadavres au lieu d’un dans cette chambre si j’avais pu soupçonner ce que cachait son dernier sourire. Uniquement préoccupé de ma sécurité, je ne réfléchis pas une minute à la façon dont elle m’avait noué la corde autour du cou. Mais j’avais à peine fait cinq pas hors de la fenêtre, en longeant la maison dans l’ombre, de la même façon qu’à mon arrivée, quand j’entendis un cri capable d’éveiller la paroisse, suivi d’un second, puis d’un troisième.

« à l’assassin ! à l’assassin ! à l’assassin ! au secours ! »

Et ces cris de femme dans la nuit paisible retentissaient par-dessus la campagne. Ils me traversaient la tête. En à s’agiter, des fenêtres à s’ouvrir, non un instant, des lumières commencèrent seulement dans la maison derrière moi, mais au pavillon de garde et aux écuries en face. Comme un lièvre effaré, je pris ma course dans l’allée, mais j’entendis la grille se fermer avant que je l’eusse atteinte. Alors, je cachai mon sac sous un amas de bois mort et j’essayai de me sauver à travers le parc. Quelqu’un m’aperçut au clair de lune, et j’eus bientôt à mes trousses une douzaine de gens avec des chiens. Je me blottis parmi les ronces, mais les chiens étaient trop nombreux pour moi, et je respirai lorsque enfin on arriva pour les empêcher de me mettre en pièces. On m’empoigna, on me traîna jusque dans la chambre d’où je sortais.

« Est-ce l’homme, Votre Seigneurie ? » demanda le plus âgé de la bande, que j’appris plus tard être le maître d’hôtel.

Penchée sur le corps, elle se cachait les yeux avec un mouchoir. Brusquement, elle tourna vers moi un visage de furie. Ah ! quelle comédienne que cette femme !

« Oui, oui, c’est bien l’homme, hurla-t-elle. Ah ! canaille ! canaille ! traiter ainsi un vieillard ! »

Il y avait là un individu qui semblait un constable du village. Il mit sa main sur mon épaule.

« Qu’avez-vous à répondre ? interrogea-t-il.

— Que c’est elle qui a fait ça, m’écriai-je, en désignant la femme dont les yeux ne sourcillèrent pas une fois devant les miens.

— Allons, allons ! dit-il, à d’autres ! » Et l’un des domestiques me frappa du poing.

« Je vous dis que je l’ai vue, protestai-je. Je l’ai vue donner deux coups de couteau à cet homme. Elle l’a tué après m’avoir aidé à le voler. »

Le domestique fit encore mine de me battre ; mais elle étendit la main.

« Pas de violence, dit-elle, la justice fera son œuvre.

— Que Votre Seigneurie s’en rapporte à moi, dit le constable. Votre Seigneurie, n’est-ce pas, a vu le crime ?

— De mes propres yeux vu. Ce fut horrible. Nous entendîmes du bruit et nous descendîmes. Mon pauvre mari marchait devant moi. L’homme avait ouvert une des vitrines et remplissait le sac de cuir noir qu’il tenait à la main. Il bondit devant nous pour fuir. Mon mari l’arrêta. Dans la lutte, lord Mannering reçut deux coups de couteau. Si je ne me trompe, l’arme est encore dans la blessure. Et voyez le sang sur les mains du meurtrier !

— Voyez-le sur ses mains à elle ! ripostai-je.

— Elle a tenu la tête de Sa Seigneurie, coquin effronté ! » dit le maître d’hôtel.

À ce moment, un groom entrait, portant le sac que j’avais jeté dans ma fuite.

« Voici, dit le constable, le sac même dont parlait Votre Seigneurie. Et voici, dedans, les médailles. Cela me suffit. Nous garderons l’homme ici cette nuit, et demain l’inspecteur et moi l’emmènerons à Salisbury.

— Pauvre diable ! dit la femme. Pour ma part, je lui pardonne le mal qu’il me fait. Qui sait quelle tentation peut l’avoir poussé au crime ? Sa conscience et la loi lui assurent un châtiment que je ne veux pas rendre plus cruel par mes reproches. »

Je ne trouvai rien à répondre. Non, monsieur, je ne trouvai rien, tellement cette femme me stupéfiait pas son assurance ; et dans un silence qui semblait lui donner raison, je laissai le maître d’hôtel et le constable me traîner jusqu’au cellier, où l’on m’enferma pour la nuit.

Je vous ai dit, monsieur, toute la série d’événements qui aboutirent à l’assassinat de lord Mannering par sa femme, la nuit du 14 septembre de l’année 1894. Peut-être, comme le constable de Mannering-Towers et le juge des assises, ne tiendrez-vous aucun compte de mes allégations. Ou peut-être y reconnaîtrez-vous l’accent de la vérité ; et vous m’écouterez, et vous vous ferez pour jamais le nom d’un homme qui ne s’embarrasse pas de considérations personnelles quand il s’agit de justice. Je n’espère qu’en vous, monsieur. Si vous me lavez de cette accusation mensongère, je vous bénirai comme jamais un homme n’en bénit un autre. Au contraire, si vous vous détournez de moi, je vous donne ma parole que d’ici à quelques semaines je me serai pendu aux barreaux de ma cellule, et que, dorénavant, pour peu que cela ait jamais été permis à quelqu’un, je reviendrai dans tous vos rêves. Ce que je demande est très simple. Renseignez-vous sur cette femme, contrôlez l’emploi de l’argent dont elle est devenue maîtresse, vérifiez l’existence de cet Edouard que je prétends être mêlé à sa vie. Et si, de la sorte, vous apprenez quelque chose qui vous montre la vraie nature de la personne ou qui vous semble corroborer l’histoire que je vous ai dite, je sais pouvoir compter sur votre cœur pour prendre pitié d’un innocent.



LE VOYAGE DE JELLAND


« Eh bien, dit notre Anglo-Japonais, tandis que, rapprochant nos chaises, nous nous rangions autour du feu dans le fumoir du club, c’est une vieille histoire, et il se peut qu’on l’ait imprimée. Je ne voudrais pas me faire accuser de rabâchage ; mais la Mer Jaune est loin, et je doute que personne ici ait jamais entendu parler de la barque Matilda et du voyage que firent à son bord Henry Jelland et Willy Mc Evoy.

Une agitation très vive marqua au Japon la période des années soixante qui suivit le bombardement de Simono-saki et l’affaire des Daïmios. Il y avait dans le pays un parti conservateur et un parti libéral, uniquement divisés sur le fait de savoir si l’on devait ou non couper la gorge aux étrangers. Je vous l’avoue, toutes les politiques, depuis, m’ont paru fades. On était bien forcé de s’intéresser à celle-là pour peu qu’on vécût dans un port à traité. Ce qui aggravait les choses, c’est qu’à moins de tenir son jeu dans la partie on n’avait aucun moyen de savoir comment elle marchait. Si l’opposition triomphait, nulle gazette ne se chargerait de vous l’apprendre ; mais vous verriez tomber chez vous, à l’improviste, un bon vieux conservateur, lequel, vêtu d’une cotte de mailles et tenant un sabre de chaque main, vous renseignerait en vous coupant la tête.

Bien entendu, on perd le souci de tout quand on vit ainsi sur un cratère. D’alerte en alerte, on en vient à se dire qu’autant vaut jouir de l’existence pendant qu’on en dispose. Car, voyez-vous, rien ne colore la vie comme l’ombre de la mort. Le temps, alors, a trop de prix pour qu’on le gaspille, et l’on met à profit chaque minute. Ainsi faisions-nous à Yokohama. Il y avait là pas mal d’établissements européens, obligés de continuer leur commerce, et ceux mêmes qui les dirigeaient y faisaient la fête sept nuits par semaine.

Parmi les notables de la colonie se trouvait Randolph Moore, le grand exportateur. Il avait ses bureaux à Yokohama, mais passait une grande partie de son temps dans sa maison d’Yeddo, qu’il venait d’ouvrir. En son absence, il remettait habituellement ses affaires aux mains de son principal clerc, Jelland, qu’il savait un homme de décision et d’énergie. Mais l’énergie et la décision sont, vous le savez, des armes à double tranchant, et vous vous en avisez particulièrement quand c’est contre vous qu’on en use.

Jelland avait une passion, le jeu, et qui le perdit. C’était un garçon de petite taille, avec des yeux sombres et des cheveux noirs bouclés : un trois quarts de Celte pour le moins, à ce que j’imagine. Vous l’auriez pu voir, toutes les nuits, chez Matheson, occuper la même place à la gauche du croupier, devant la table où l’on jouait à la rouge et noire. Il gagna longtemps et vécut plus largement que son patron. Puis la chance tourna, et il se mit à perdre, tellement qu’au bout d’une semaine son associé et lui-même, entièrement décavés, n’avaient plus un dollar en poche. Cet associé, son collègue dans la maison, était un jeune Anglais de belle stature, qui avait des cheveux couleur de paille et qui s’appelait Mc Evoy. Un assez brave garçon au début, mais que le Jelland avait pétri comme de l’argile molle, au point d’en faire une réplique affaiblie de lui-même. Où l’un partait en chasse, l’autre suivait sur les talons. Lunch et moi essayâmes de remontrer à Mc Evoy les dangers du chemin qu’il prenait. Il se laissait aisément convaincre, mais cinq minutes passées avec Jelland détruisaient l’effet de nos paroles. Appelez cela magnétisme animal ou comme il vous plaira : le fait est que le petit homme tirait le grand après lui comme un remorqueur de six pieds tire un gros navire. Une fois leur argent perdu, ils continuèrent d’aller prendre leurs places à la table de jeu ; et quand le râteau passait sur les tableaux, ils regardaient avec des prunelles luisantes.

Une nuit enfin, ils n’y tinrent plus.

La rouge avait tourné six fois de suite. C’était plus que Jelland n’en pouvait supporter. Il consulta Mc Evoy et dit un mot tout bas au croupier.

« Certainement, Mr. Jelland. Un chèque de vous vaut toutes les bank-notes. »

Jelland, ayant griffonné un chèque, ponta sur la noire. La carte tournée fut le roi de cœur, et le chiffon de papier s’en alla sous le râteau. Jelland rougit de fureur ; Mc Evoy devint blême. Un second chèque, plus fort tomba sur la table. Neuf de carreau. Mc Evoy se prit la tête dans les mains et sembla près de s’évanouir.

« Pardieu ! grommela Jelland, je ne me laisserai pas battre. »

Et il jetait un troisième chèque, qui couvrait le montant des premiers. Deux de cœur ! Quelques minutes plus tard, il descendait le Bund avec son ami, et l’air glacé de la nuit fouettait leurs joues fiévreuses.

« Le sens de tout ceci, vous l’avez compris dit Jelland, allumant un manille. Il faut que nous transférions à notre compte courant un peu d’argent de la caisse. Pas besoin de vous tracasser pour ça. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques. D’ici là, pour peu que nous ayons la veine, il nous sera facile de remettre en place cet argent.

— Et si nous n’avons pas la veine ? balbutia Mc Evoy.

— Bah ! mon cher, prenons les choses comme elles arrivent. Nous avons, vous et moi, partie liée, nous nous débrouillerons ensemble. Vous signerez les chèques demain soir, nous verrons qui de vous ou de moi a la main plus heureuse. »

Mais s’il y eut rien de changé, ce fut du mal au pire. Quand le lendemain soir, les deux associés quittèrent la table de jeu, ils avaient perdu cinq mille livres prélevées sur la caisse de leur patron. La résolution de Jelland n’en fut d’ailleurs qu’exaspérée.

« Nous avons neuf bonnes semaines devant nous avant qu’on inspecte les livres. Continuons à jouer, tout s’arrangera. »

En rentrant dans sa chambre cette nuit-là Mc Evoy se mourait de remords et de honte. Près de Jelland, il avait de l’audace ; mais seul, il reconnaissait pleinement le danger de sa situation ; devant lui se levait, pour l’emplir de dégoût et l’affoler, l’image de la vieille mère à bonnet blanc qu’il avait laissée en Angleterre, et dont il se rappelait la fierté le jour où il avait été nommé à son emploi. Incapable de dormir, il se retournait sur son lit, quand son domestique japonais entra dans sa chambre. Hanté par l’idée d’une catastrophe, Mc Evoy en attendit un moment la nouvelle. Il chercha son revolver, et, la gorge serrée, écouta le domestique.

Jelland était en bas et demandait à le voir.

Que lui voulait Jelland à cette heure ? Il se vêtit en toute hâte, s’élança dans l’escalier, et vit, à la clarté douteuse d’une bougie, son ami, très pâle, qui s’efforçait de sourire et tenait un billet à la main.

« Désolé de venir ainsi vous éveiller, Willy, dit Jelland. J’espère que personne ne nous écoute ? »

Mc Evoy hocha la tête. Il n’avait pas la force d’articuler une syllabe.

« Eh bien, voilà : finie la partie ! J’ai, trouvé ce mot en rentrant. Moore me prévient qu’il arrive lundi pour vérifier les livres. Comme délai, c’est court.

— Lundi ! bégaya Mc Evoy. Et nous sommes à vendredi !

— À samedi matin trois heures, mon enfant. Ce qui fait peu de temps pour nous retourner.

— Nous sommes perdus ! s’écria Mc Evoy.

— Nous ne tarderons pas à l’être si vous commencez vos histoires, répliqua Jelland d’un ton aigre. Tâchez donc de m’écouter, Willy, et nous nous sauvons encore.

— Oui, oui, je vous écoute.

— J’aime mieux ça ! Où avez-vous le whisky ? L’heure est drôlement choisie pour vous dire de dresser l’échine ; mais pas de ménagements envers nous-mêmes, ou c’est fait de nous ! Et d’abord, je pense que nos relations nous créent quelques devoirs, n’est-ce pas ? »

Mc Evoy regardait Jelland avec des yeux fixes.

« Nous devons ou rester debout ou tomber côte à côte. Après ça, je n’ai, personnellement, aucune intention d’aller m’asseoir sur un banc d’assises, Comprenez-vous ? Je demande qu’à vous le jurer. Et vous ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Mc Evoy, reculant.

— Mais, mon cher, que nous pouvons avoir à mourir tous les deux. Simple affaire d’une détente que l’on presse. Je jure qu’on ne me prendra jamais vivant. Le jurez-vous ? Sinon, je vous abandonne à votre sort.

— C’est bien, je ferai ce que vous jugerez préférable.

— Vous le jurez ?

— Oui.

— Il faut que vous soyez prêt à tenir votre parole. Nous avons deux jours francs pour prendre toutes nos mesures. La barque Matilda est à vendre, toute parée, avec une provision de conserves à bord. Nous l’achèterons demain matin, nous nous procurerons tout ce dont nous aurons besoin et nous prendrons le large. Mais, auparavant, nous aurons soin de « nettoyer » tout ce qui reste au bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Dès la nuit tombée, nous les porterons à bord et nous tenterons de gagner la Californie. Inutile d’hésiter, mon petit, car nous n’avons pas à chercher ailleurs. C’est cela et pas autre chose.

— Comptez sur moi.

— À la bonne heure ! Et tâchez de vous composer pour demain une autre figure. Car si Moore se doutait de quelque chose et nous tombait dessus avant lundi, alors… »

Il tapa sur la poche de son veston et ses yeux prirent une expression sinistre.

Le lendemain, leur plan s’exécuta sans anicroche. Ils se rendirent à bon compte acquéreurs de la Matilda. Évidemment, c’était un bien petit bateau pour un si long voyage ; mais, plus grand, deux hommes n’auraient pu songer à le manœuvrer. Ils l’approvisionnèrent d’eau dans la journée, et, le soir, ayant emporté l’argent du bureau, ils le cachèrent dans la cale. Avant minuit, ils avaient réuni tout ce qui leur appartenait sans éveiller aucun soupçon. Ils quittèrent le mouillage à deux heures du matin et se faufilèrent discrètement entre les autres navires. On les aperçut, cela va de soi ; mais on les prit pour des yachtsmen un peu pressés de faire une fugue dominicale ; et personne n’imagina que cette fugue dût avoir pour terme la côte américaine à l’extrémité nord du Pacifique. Halant et peinant, ils amenèrent la grande voile, déployèrent la misaine et le foc. Une légère brise soufflait du sud-est, et le petit navire prit sa route. Mais, à sept milles de terre, le vent mollit, la mer tomba au calme plat, la Matilda ne fit plus que suivre sur place le balancement d’une longue houle. Le dimanche se passa tout entier sans qu’elle gagnât un mille, et, le soir, Yokohama s’allongeait encore à l’horizon.

Le lundi matin, Randolph Moore, arrivé d’Yeddo, se rendit droit à ses bureaux. Il avait su que ses employés s’étaient donné de l’air, et la nouvelle lui avait causé quelque surprise. Mais quand, devant la porte, il vit ses trois plus jeunes commis attendre dans la rue, les mains aux poches, il comprit que l’affaire était grave.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

C’était un homme d’action, et pas commode à certaines heures.

« Nous ne pouvons pas entrer, dirent les commis.

— Où est Mr. Jelland ?

— Pas venu aujourd’hui.

— Mr. Mc Evoy ?

— Pas davantage. »

Randolph Moore se rembrunit.

« Il faut, dit-il, enfoncer la porte. »

On ne construit pas très solidement les maisons dans ce pays de tremblements de terre ; et l’on fut, en deux poussées, dans le bureau. Bien entendu, l’histoire se racontait d’elle-même : le coffre était ouvert, l’argent parti, les deux commis envolés. Moore ne perdit pas de temps en paroles.

« Où les a-t-on vus pour la dernière fois ?

— Ils ont acheté la Matilda samedi et sont partis en mer. »

Après ces deux jours, tout espoir semblait téméraire. Pourtant, Moore courut au rivage et fouilla l’horizon avec sa jumelle.

« Bon Dieu ! mais c’est la Matilda, là-bas, s’écria-t-il. Je la reconnais à sa mâture. Je tiens mes deux gredins ! »

Une difficulté vint encore à se produire. Il n’y avait pas de bateau sous pression, et l’impatience de Moore ne pouvait attendre. Des nuages s’amoncelaient sur la crête des collines, annonciateurs d’un changement de temps. Un bateau de police était prêt : Randolph lui-même prit la barre en s’élançant à la poursuite de la barque immobilisée par l’accalmie.

Jelland et Mc Evoy, qui commençaient à désespérer du vent, virent le petit point noir se détacher de la terre et grandir à chaque coup de rame. Puis, le bateau se rapprochant, ils purent reconnaître qu’il était plein de gens, et deviner, à l’éclat de leurs armes, quelle sorte de gens c’était. Penché sur la barque, Jelland regardait le ciel menaçant, les voiles flasques, le bateau toujours plus proche.

« On nous donne la chasse, Willy, dit-il. Pardieu ! nous avons la guigne ; car il y a du vent dans ce ciel-là, et nous l’aurions d’ici une heure. »

Mc Evoy gémit.

« Pas la peine de s’attendrir, mon garçon, reprit Jelland. Le bateau est celui de la police, et le vieux Moore mène les rameurs avec un entrain d’enfer. Il y va de dix dollars pour chaque homme. »

À genoux sur le pont, Willy Mc Evoy se blottissait contre le plat-bord.

« Ma mère ! sanglotait-il, ma pauvre vieille mère ! — Elle n’entendra du moins jamais dire que vous ayez échoué en assises. Ma famille a beaucoup fait pour moi, j’en ferai autant pour elle. Mais nos affaires vont mal. Serrons-nous la main, mon vieux, et que Dieu vous bénisse ! Voici le revolver ! »

Il présentait au jeune homme, par la crosse, l’arme toute prête. Mc Evoy recula, suffoquant et geignant. Jelland lança un coup d’œil vers le bateau de police : il avançait, il n’avait plus que quelque cent yards à faire.

« Ce n’est pas le moment de perdre la tête. Que diable ! mon cher, à quoi bon flancher ? Vous avez juré !

— Non, non, Jelland.

— En tout cas, j’ai juré qu’on ne nous prendrait ni l’un ni l’autre. Vous décidez-vous ?

— Je ne puis pas, je ne puis pas.

— Alors, j’agirai pour vous. »

Les rameurs, dans le bateau, observèrent qu’il se penchait en avant ; ils entendirent une double détonation ; puis ils virent Jelland se plier en deux sur la barre. À cet instant précis, et avant même que la fumée se fût dissipée, leur attention dut se porter sur autre chose.

Car la tempête se levait : un de ces ouragans rapides et brusques, si fréquents dans ces parages. La Matilda s’inclina, ses voiles se gonflèrent, elle piqua du nez dans une lame, et prit sa course comme un cerf effarouché. Le corps de Jelland avait accoré la barre, et, droite au vent, sur la mer moutonneuse, la barque fuyait. Ses poursuivants faisaient force de rames. Mais elle gagnait de vitesse, tellement qu’en cinq minutes elle plongea dans la tourmente, pour ne plus jamais reparaître devant des yeux mortels. Le bateau, en rentrant à Yokohama, faisait eau jusqu’à mi-hauteur de ses bancs.

Et ce fut ainsi que la barque Matilda, ayant à son bord cinq mille dollars et les cadavres de deux jeunes hommes, s’en alla sur l’Océan Pacifique. Comment se termina le voyage de Jelland ? Personne ne le sait. Peut-être la barque sombra-t-elle sous la rafale ; peut-être fut-elle recueillie par quelque marchand circonspect qui fit main basse sur l’argent et se garda de rien dire. Peut-être continue-t-elle encore sa promenade sur la vaste étendue des eaux, poussée au nord vers la mer de Behring, ou au sud vers l’archipel malais. Mieux vaut laisser une histoire véridique sans dénouement que de lui en fabriquer un.



L’ILE HANTÉE


Ce ne fut pas une petite affaire que d’amener le Gamecock devant l’île ; car le fleuve avait roulé tant de limon qu’il formait banc à plusieurs milles dans l’Atlantique. La côte se montrait à peine quand le premier moutonnement des brisants nous signala le danger, et dès lors nous n’avançâmes qu’avec prudence. Finalement, nous manquâmes de profondeur, mais la factorerie avait détaché un canot, et le pilote Krou nous porta jusqu’à deux cents yards de l’île. Là, nous jetâmes l’ancre, avertis par les gestes du nègre que nous ne pouvions pas songer à pousser plus loin. Au bleu de la mer avait succédé le brun du fleuve. Même sous le couvert de l’île, le flot grondait et tourbillonnait autour des rames. Il semblait d’ailleurs en pleine crue, car il dépassait les racines des palmiers, et partout, au-dessus de la surface vaseuse et grasse, le courant charriait des pièces de bois et des débris de toute nature.

Tranquille sur la question du mouillage, je jugeai préférable de commencer tout de suite à faire de l’eau, car l’endroit avait tout l’air d’exhaler la fièvre. Le fleuve opaque, les rives de boue luisantes, le vert brillant et empoisonné de la jungle, la moite vapeur de l’atmosphère, c’étaient, pour qui savait les reconnaître, autant de dangereux symptômes. Je fis parer la grande chaloupe, avec deux grands muids d’une capacité suffisante pour durer jusqu’à Saint-Paul de Loanda. Moi-même je pris un canot et ramai dans la direction de l’île, car je pouvais voir, au-dessus des palmiers, les couleurs de l’Union Jack marquer la place occupée par l’établissement commercial de MM. Armitage et Wilson.

Sitôt franchi le petit bois, je découvris l’établissement. C’était une longue bâtisse basse, blanchie à la chaux, dont une véranda profonde bordait la façade, et que des tonneaux d’huile de palme étagés en pile flanquaient de chaque côté. Une rangée de traînières et de canots s’alignait le long de la plage et une petite jetée s’avançait dans le fleuve. Deux hommes en vêtements blancs ceinturés de rouge m’attendaient au bout de la jetée pour me recevoir. L’un était un fort gaillard corpulent, à barbe grise. L’autre, grand et mince, avait un long visage pâle à demi caché sous un ample chapeau en forme de champignon.

« Très heureux de vous voir, dit ce dernier cordialement. Je suis Walker, l’agent de MM. Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le Dr Séverall, de la même maison. Nous n’avons pas souvent l’occasion de voir un yacht particulier dans nos parages.

— Celui-ci est le Gamecock, annonçai-je. J’en suis le propriétaire et le capitaine, Mr. Meldrum.

— Explorateur ?

— Lépidoptériste… autrement dit chasseur de papillons. Je viens de faire la côte ouest depuis le Sénégal.

— Bonne chasse ? s’enquit le docteur, tournant vers moi, lentement, un œil pailleté de jaune.

— Quarante boîtes pleines. Nous sommes ici pour faire de l’eau et voir si vous n’avez rien qui m’intéresse. »

Ces présentations et explications avaient donné à mes jeunes Krous le temps d’amarrer le canot. Alors, je descendis la jetée, escorté de mes deux nouveaux amis, assailli de questions par l’un et par l’autre, car ils n’avaient pas vu un blanc depuis des mois.

« Ce que nous faisons ? dit le docteur, lorsqu’à mon tour je l’interrogeai. Nos affaires nous prennent beaucoup de temps. Quand nous avons du loisir, nous causons politique.

— Oui. Par faveur spéciale de la Providence, Séverall est un radical fieffé, tandis que moi je suis un brave et incorrigible unioniste. Ce qui fait que chaque matin nous discutons du Home Rule pendant deux heures.

— Et nous buvons des cocktails à la quinine. Pour l’instant, nous sommes, lui et moi, à saturation ; mais l’an dernier nous avions 103 de température normale. L’estuaire de l’Ogoué ne deviendra jamais une station sanitaire. »

Il n’y a rien de plus élégant que la façon dont les hommes ainsi placés à l’avant-garde de la civilisation expriment, des tristesses même de leur sort, une âpre gaîté, et opposent aux fortunes diverses de la vie un courage qui sait rire. Partout depuis Sierra-Leone je retrouvais le même climat paludéen, les mêmes petites communautés désolées par la fièvre, et les mêmes mauvaises plaisanteries. Il y a quelque chose de presque divin dans cette faculté donnée à l’homme de dominer les conditions de l’existence et de faire servir son esprit à narguer les misères de son corps.

« Le dîner sera prêt d’ici une demi-heure, capitaine Meldrum, m’annonça le docteur. Walker va s’en occuper : c’est lui qui exerce cette semaine l’emploi de gouvernante. En attendant, si vous voulez, faisons un tour ; je vous montrerai quelques points de l’île. »

Déjà le soleil avait décliné derrière la ligne des palmiers, et la grande voûte du ciel au-dessus de nos têtes semblait l’intérieur d’une immense coquille aux teintes délicatement rosées et irisées. Quiconque n’a pas vécu dans un de ces pays où rien que le poids et la chaleur d’une serviette sur les genoux deviennent intolérables, ne s’imagine pas la délicieuse impression de soulagement que produit la fraîcheur du soir.

« La situation de ce pays a quelque chose de romanesque, me dit le docteur, répondant à une remarque sur la monotonie de leur existence. Nous vivons ici aux confins du grand inconnu. Là-haut, — et son doigt se pointait vers le nord-est, — Du Chaillu a visité l’intérieur et découvert le gorille ; c’est le Gabon, pays des grands singes. De ce côté, — et il montrait le sud-est, — on n’a pas pénétré bien loin. Le pays arrosé par ce fleuve est pratiquement inconnu des Européens. Tous les troncs d’arbres qui passent devant nous, entraînés par le courant, viennent d’une contrée mystérieuse. J’ai souvent regretté mon insuffisance de botaniste en voyant les curieuses orchidées et les plantes bizarres rejetées à l’extrémité est de l’île. » L’endroit désigné par le docteur était une grève en pente, brune, toute jonchée d’épaves, et dont les deux pointes, comme des brise-lames naturels, laissaient s’ouvrir entre elles une petite baie peu profonde. Au centre de cette baie, des végétations flottantes retenaient un tronc d’arbre contre les flancs élevés duquel l’eau clapotait.

« Tous ces débris descendent du haut pays, dit le docteur. Ils restent pris dans notre petite anse jusqu’à ce qu’un débordement un peu plus fort les emporte à la mer.

— Quel est cet arbre ? demandai-je.

— Quelque espèce de teck, je suppose ; mais dans un joli état de putréfaction, si j’en juge à son aspect. Voulez-vous me suivre ? »

Il m’introduisit dans un long bâtiment où s’éparpillaient en quantité considérable des douves et des cercles de fer.

« Voici notre atelier de tonnellerie, dit-il. Nous recevons les douves en pièces et nous les montons nous-mêmes. Ne trouvez-vous à ce local rien de particulièrement sinistre ? »

Je regardai le grand toit de tôle ondulée les murs de bois blanc, le sol nu. Dans un coin, il y avait un matelas et une couverture de laine.

« Je n’aperçois rien de très alarmant, constatai-je.

— N’empêche que nous nous trouvons ici en présence d’un fait pas ordinaire. Voyez-vous ce lit ? Je veux y dormir cette nuit ; et, soit dit sans faire le fanfaron, c’est de quoi éprouver les nerfs d’un homme.

— Que se passe-t-il donc ?

— De drôles de choses : Vous parliez tantôt de nos existences monotones : eh bien, je vous assure qu’elles ont parfois tout l’imprévu désirable. Mais rentrons, cela vaut mieux pour vous ; car les marais, après le coucher du soleil, dégagent un brouillard chargé de fièvre. Tenez, vous pouvez le voir qui traverse le fleuve. »

En effet, de longs tentacules de vapeur blanche sortaient en se tortillant de l’épaisseur des sous-bois et rampaient vers nous par-dessus la vaste surface brune et tourbillonnante du fleuve. Et l’air, aussitôt, s’imprégna d’une fraîcheur humide.

« Voici le gong du dîner, dit le docteur. Si le sujet vous intéresse, nous en recauserons. »

Certes, le sujet m’intéressait ; car l’attitude du docteur, grave et comme intimidée, en face de l’atelier vide, ne laissait pas d’agir fortement sur mon imagination. C’était un gros homme, rude et cordial, que ce docteur ; et cependant, tandis qu’il promenait ses yeux autour de lui, je discernais dans son regard une expression singulière, j’y lisais non pas précisément la crainte, mais plutôt l’inquiétude d’un homme sur ses gardes.

« À propos, dis-je, comme nous retournions à la maison, vous m’avez montré les cases d’un grand nombre de vos indigènes ; mais je n’ai vu aucun des indigènes eux-mêmes.

— Ils dorment sur ce ponton là-bas, dit le docteur.

— C’est vrai : mais alors, comment ont-ils besoin de cases ?

— Ils en ont eu besoin jusqu’ici. Nous les avons mis sur le ponton en attendant qu’ils reprennent un peu confiance. Car ils étaient tous à peu près fous de terreur, et nous avons dû les laisser s’en aller. Il n’y a plus que Walker et moi qui dormions dans l’île.

— Qu’est-ce donc qui les effraye ?

— Nous revenons à notre histoire. Je ne pense pas que Walker voie d’inconvénient à ce que je vous la raconte. Pourquoi, d’ailleurs, en ferions-nous mystère ? C’est une affaire très désagréable. »

Cependant, le docteur ne troubla d’aucune allusion l’excellent dîner offert en mon honneur. Il paraît que le Gamecock n’avait pas plus tôt montré son hunier blanc à la hauteur du Cap Lopès que ces braves garçons s’étaient mis à préparer leur fameux potage aux poires, qui est un ragoût très monté de ton, spécialité de la Côte Occidentale, et à faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Nous eûmes un menu local aussi savoureux que possible, et servi par un magnifique boy de Sierra-Leone. J’étais en train de me dire que celui-là du moins n’avait pas cédé à la panique quand, ayant posé le dessert et les vins sur la table, il porta la main à son turban.

« Moi pas autre chose à faire, Massa Walker ?

— Non, je crois que c’est tout, Moussa, répondit mon hôte. Mais je ne me sens pas très bien cette nuit et je préférerais vous savoir dans l’île. »

Je connus sur la figure de l’Africain le combat que se livraient en lui la peur et le devoir.

« Non, non, Massa Walker, cria-t-il enfin. Vous faire mieux m’accompagner sur ponton, Sir. Moi vous garder beaucoup mieux sur ponton, Sir.

— Impossible. Les blancs n’abandonnent pas leur poste. »

De nouveau, je vis le terrible conflit intérieur se manifester sur la face du nègre et, de nouveau, la peur fut la plus forte.

« Ça inutile, Massa Walker. Pardon. Moi pas pouvoir faire ça. Hier, oui… ou demain… Mais aujourd’hui troisième nuit… Moi pas courage. »

Walker haussa les épaules :

« Filez donc tout de suite ! Au premier bateau qui viendra, vous pouvez repartir pour Sierra-Leone. Je ne veux pas d’un serviteur qui me lâche quand il me serait le plus utile. Capitaine Meldrum, tout ceci est pour vous une énigme, je présume… à moins que vous ne sachiez par le docteur…

— J’ai montré l’atelier au capitaine Meldrum, mais ne lui ai rien raconté, dit le docteur Séverall. Vous paraissez malade, Walker, ajouta-t-il, examinant son compagnon. Sans doute un accès de fièvre.

— Oui, j’ai eu des frissons toute la journée, et je me sens le poids d’un boulet sur les épaules. J’ai pris dix grains de quinine. Les oreilles me chantent comme une bouilloire. Mais je tiens à passer la nuit avec vous dans l’atelier.

— Mon cher, je ne l’entends pas ainsi. Vous allez vous coucher dare-dare. Meldrum vous excusera. Je dormirai dans la tonnellerie et je serai là pour vous donner votre remède avant le premier déjeuner. »

Évidemment, Walker venait d’être pris d’un de ces accès de fièvre intermittente, brusques et brûlants, qui sont les fléaux de la Côte Occidentale. Ses joues blafardes devenaient rouges, ses prunelles brillantes, et, tout à coup, de cette voix aiguë qu’on a dans le délire, il se mit à geindre une chanson.

« Venez, mon vieux, nous allons vous coucher, » dit le docteur.

Tous deux, nous conduisîmes Walker dans sa chambre, nous le déshabillâmes, et, sitôt que nous lui eûmes administré un calmant énergique, il tomba dans un profond sommeil.

« Le voilà réglé pour la nuit, dit le docteur, quand nous eûmes regagné nos places et rempli nos verres. C’est tantôt mon tour et tantôt le sien. Par bonheur, nous n’avons jamais été malades ensemble. J’aurais regretté que cela m’arrivât aujourd’hui, car il faut que je vienne à bout d’un petit problème. Vous savez que je me propose de dormir dans la tonnellerie.

— En effet.

— Quand je dis dormir, c’est veiller que je veux dire, car je ne dormirai pas. Il règne ici une telle frayeur que pas un indigène ne tient en place après le coucher du soleil, et je prétends cette nuit en découvrir la cause. Habituellement, un gardien indigène couche toutes les nuits dans la tonnellerie pour empêcher qu’on ne vole les cercles de barriques. Eh bien, il y a six jours, le gardien de service disparut sans laisser de traces : événement singulier, car il ne manquait pas un canot, et ces eaux fourmillent trop de crocodiles pour qu’on s’y risque à la nage. Ce que devint notre homme et comment il quitta l’île, mystère ; Walker et moi fûmes simplement étonnés, mais les noirs s’alarmèrent, et d’étranges histoires de sorcellerie commencèrent à circuler parmi eux. Cependant, la véritable panique se produisit quand, il y a trois nuits, le nouveau gardien vint, lui aussi, à disparaître.

— Comment cela ? demandai-je.

— Non seulement nous l’ignorons, mais nous ne pouvons même pas former une conjecture plausible. Les nègres jurent qu’un démon hante la tonnellerie et qu’il réclame un homme toutes les nuits. Si nous voulons sauver le comptoir, il faut que nous rassurions nos nègres, et je ne vois pas un meilleur moyen que de passer moi-même une nuit dans la tonnellerie. Voici la troisième nuit, celle où j’imagine que la chose doit arriver, quelle que soit cette chose.

— Et vous n’avez aucun indice ? questionnai-je.

— Aucun. Deux noirs ont disparu, c’est tout. Le second était le vieil Ali, préposé, de fondation, à la garde du wharf. Je l’ai toujours connu ferme comme un roc, et il aura fallu lui jouer un méchant tour pour le déloger de son poste.

— Eh bien, je crois que le problème a de quoi occuper plus d’un homme. Puisque votre ami, sous l’influence du laudanum, ne peut, quoi qu’il arrive, vous prêter son aide, vous allez me permettre de vous tenir compagnie cette nuit dans l’atelier. »

Le docteur me tendit par-dessus la table une main cordiale.

« En vérité, voilà qui est aimable à vous, Meldrum. Je n’aurais pas osé vous le demander, car on n’a pas de ces indiscrétions envers un hôte de passage. Mais si vous parlez sérieusement…

— Le plus sérieusement du monde. Excusez-moi un moment, je vais jusqu’au Gamecock prévenir qu’on n’a pas à m’attendre. »

En remontant la petite jetée, nous fûmes frappés tous deux par l’aspect de la nuit. Un formidable tas de nuages bleu sombre s’échafaudait du côté de la terre. Le vent qui soufflait de par là nous jetait au visage de petites bouffées chaudes, pareilles à une haleine de haut fourneau.

« Fichtre ! dit le docteur Séverall, nous allons sans doute, pour comble d’ennui, avoir un déluge. Cette crue du fleuve signifie qu’il pleut dans le haut pays, et, quand la pluie commence, on ne sait jamais le temps qu’elle durera. Peu s’en faut que l’inondation n’ait déjà recouvert l’île. Allons voir si Walker va mieux ; ensuite, n’est-ce pas ? nous nous installerons pour la nuit.

Le malade dormant toujours, nous sortîmes, laissant près de lui du jus de citron dans un verre au cas où il s’éveillerait altéré par la fièvre. Et nous nous dirigeâmes vers la tonnellerie, sous l’ombre extraordinaire projetée par les nuées menaçantes. Le fleuve montait si haut que la petite baie, à l’extrémité de l’île, s’effaçait presque par la submersion de ses pointes.

« L’inondation aura pour nous un avantage, dit le docteur. Elle balaiera toutes ces végétations descendues sur la côte orientale. Cela nous est arrivé avec le débordement de l’autre jour et ne s’en ira que si un nouveau débordement l’emporte. Mais voici notre chambre. Vous avez là quelques livres, et, là, le tabac. Tâchons de ne pas trop mal passer la nuit. »

À la lumière de notre unique lanterne, la vaste pièce solitaire avait un air misérable et lugubre. Nous nous fîmes deux sièges avec des douves et prîmes nos dispositions pour une longue veille. Séverall m’avait apporté un revolver. Lui-même s’était muni d’un fusil à deux coups. Ayant chargé nos armes, nous les plaçâmes à portée de nos mains. Le petit rond de lumière, au milieu des ténèbres qui nous enveloppaient, était si mélancolique, que nous allâmes jusqu’à la maison chercher deux bougies.

Le docteur, doué, semblait-il, de nerfs d’acier, avait pris un livre ; mais j’observai que de temps à autre il le reposait sur ses genoux et promenait autour de lui un visage grave. Pour moi, j’essayai une ou deux fois de lire ; mais je n’arrivais pas à concentrer mes pensées sur les feuillets ; sans cesse elles revenaient à cette grande salle silencieuse et vide, et au sinistre mystère qui planait sur elle. Je me torturais l’esprit pour concevoir un système qui expliquât la disparition des deux noirs. Le fait brutal, c’était qu’ils eussent disparu. Pourquoi ? et qu’étaient-ils devenus ? On n’avait pas à cet égard le plus petit indice. Et à cette même place d’où ils avaient disparu, nous étions, nous, en train d’attendre, d’attendre sans aucune idée de ce que nous attendions. J’avais raison de dire que c’était de quoi occuper plus d’un homme. À deux, l’attente me paraissait déjà pénible ; seul, aucune force humaine ne m’eût retenu là.

L’ennuyeuse, l’interminable nuit ! Nous entendions au dehors gargouiller le fleuve et gémir le vent. Une fois, le cœur me sursauta quand Séverall, ayant tout d’un coup laissé choir son livre, se dressa d’un bond, les yeux sur l’une des fenêtres.

« Vous avez vu quelque chose, Meldrum ?

— Non. Et vous ?

— J’ai eu la vague impression d’un mouvement dehors, près de cette fenêtre. »

Il s’approcha, son fusil à la main.

« Je ne vois rien, fit-il. Et pourtant, j’aurais juré que j’entendais passer lentement quelque chose. »

Il se rassit, reprit son livre ; mais, continuellement, ses yeux se relevaient, jetant vers la fenêtre de petits regards soupçonneux. Moi aussi je me tenais sur le qui-vive ; mais tout était tranquille au dehors.

L’explosion de la tempête changea subitement le cours de nos pensées. Il y eut un éclair dont nous restâmes éblouis, suivi d’un coup de tonnerre qui fit trembler l’atelier. On eût dit qu’une monstrueuse artillerie grondait en vomissant des flammes. Et la pluie tropicale s’abattit enfin, grésillante, sur le toit de tôle ondulée. La grande salle creuse sonnait comme un tambour ; du fond des ténèbres montait un concert d’étranges bruits : gargouillement, éclabousseraient, bouillonnement, crépitement, égouttement, tous les bruits liquides que la nature peut produire, depuis le claquement de la pluie jusqu’au mugissement profond et régulier du fleuve.

« Ma parole, dit Séverall, nous allons avoir la pire des inondations. Mais Dieu soit loué ! voici l’aube. Nous aurons au moins discrédité cette absurde fable de la troisième nuit ! »

Une lumière grise se coula furtivement dans la pièce, et, presque à la minute, le jour se fit. La pluie avait diminué de violence ; mais le fleuve précipitait en cascade ses eaux noirâtres. Je conçus des craintes pour l’ancre du Gamecock.

« Il faut que j’aille à bord, dis-je. Si le navire chasse sur son ancre, jamais il ne remontera le fleuve.

— L’île vaut une digue, répondit le docteur. Je puis vous offrir une tasse de café si vous voulez venir jusqu’à la maison. »

Transi de froid, lamentable, j’acceptai cette offre avec reconnaissance. Nous quittâmes, sans avoir rien élucidé, l’atelier sinistre, et, sous la pluie, nous reprîmes le chemin de l’habitation.

« Voici la lampe à alcool, dit Séverall. Faites-moi le plaisir de l’allumer, je vais voir comment va Walker. »

Il me quitta, mais pour revenir presque aussitôt, le visage chaviré par l’épouvante.

« C’est fait de lui ! » cria-t-il d’une voix rauque.

Un frisson d’horreur me traversa. Debout, ma lampe à la main, les yeux écarquillés, je regardais le docteur.

« Oui, c’est fait de lui ! répéta-t-il. Venez voir ! »

Je le suivis, et, dès que j’entrai dans la chambre, j’aperçus Walker, étendu, bras de ci, jambes de là, tout en travers de son lit, dans le vêtement de flanelle grise que j’avais aidé à lui mettre la veille.

« Mais il n’est pas mort ? » haletai-je.

Une terrible émotion secouait le docteur. Ses mains tremblaient.

« Mort, depuis plusieurs heures.

— De la fièvre ?

— De la fièvre ? Regardez ses pieds. »

Je regardai. Un cri m’échappa. L’un des pieds non seulement était disloqué, mais encore se retournait complètement sur lui-même, dans une contorsion grotesque.

« Dieu juste ! m’écriai-je, qui a pu commettre un tel crime ? »

Séverall étendit la main sur la poitrine du cadavre.

« Tâtez ici », murmura-t-il.

Je touchai la poitrine. Elle n’offrait pas de résistance. Tout le corps, mou et flasque, cédait à la pression comme une poupée de son.

« Le thorax est défoncé, réduit en bouillie, continua Séverall, de la même voix terrifiée et sourde. Grâce à Dieu, le malheureux avait pris son laudanum. Vous pouvez voir à son visage que la mort l’a surpris dans le sommeil.

— Mais enfin, l’auteur du crime ?

— Je me sens au bout de mes forces, conclut le docteur en s’épongeant le front. Je ne me crois pas plus poltron qu’un autre, mais ceci me dépasse. Et si vous retournez au Gamecock

— Venez, » dis-je.

Nous partîmes. Il y avait certes quelque danger à se hasarder avec un léger canot sur ce fleuve déchaîné. Mais pas un instant l’idée ne nous arrêta. Lui, épuisant l’eau, moi, pagayant, nous réussîmes à maintenir à flot notre barque et nous gagnâmes le pont du yacht. Et quand, ainsi, deux cents yards nous séparèrent de l’île maudite, nous nous sentîmes redevenir nous-mêmes.

« Nous reviendrons dans une heure, dit-il. Mais nous avons besoin d’un peu de temps pour nous remettre. Je ne voudrais pas, pour toute une année de solde, que mes noirs aient pu me voir dans l’état où j’étais encore il y a quelques minutes.

— J’ai donné l’ordre au steward de préparer le déjeuner. Nous reviendrons ensuite. Mais, au nom de Dieu, docteur, comment expliquez-vous ce qui arrive ?

— Cela me déconcerte. J’ai entendu parler des diableries du vaudou[1], et j’en ai ri comme tout le monde. Mais ce pauvre Walker, un digne Anglais du xixe siècle, craignant Dieu et membre de la Primrose League[2], s’en aller de la sorte, sans un os intact dans le corps, cela m’a donné un coup, je le confesse ! Regardez donc ce matelot, Meldrum : est-il saoul ? a-t-il perdu la tête ? Ou bien quoi ?

Patterson, le plus ancien matelot du bord, un homme dur à émouvoir comme les Pyramides, avait été placé à l’avant du navire pour écarter avec une gaffe les pièces de bois s’en allant à la dérive. Les genoux tordus, les yeux fixes, il zébrait l’air d’un index furieux.

« Voyez ! vociférait-il, voyez donc ! »

Et, tout de suite, nous vîmes un gigantesque tronc d’arbre qui descendait le fleuve : c’est tout juste si le flot léchait le sommet de sa vaste et noire circonférence. À trois pieds en avant, courbée comme une figure de proue, une tête effroyable se balançait de droite à gauche. Plate et féroce, elle avait la largeur d’un grand fût de bière et la couleur d’un champignon fané, mais le cou qu’elle terminait se tachetait de noir et de jaune pâle. Au moment où, dans les remous, le tronc passa par le travers du Gamecock, je vis, d’un creux de l’arbre, se dérouler deux anneaux immenses, et l’infâme tête se dresser tout d’un coup à huit ou dix pieds de haut, regardant le yacht avec des yeux voilés et ternes. Et filant devant nous avec son horrible occupant, l’arbre alla s’engouffrer dans l’Atlantique.

« Qu’est-ce que cela ? dis-je.

— Le mauvais esprit de notre atelier, répondit Séverall, redevenu instantanément le gros homme loquace de la veille. Oui, le voilà, le démon qui hantait notre île : c’était le grand python du Gabon ! »

Je me remémorai les histoires que j’avais entendues tout le long de la côte sur les monstrueux constrictors de l’intérieur, leur appétit périodique, les effets meurtriers de leur terrible étreinte. Et tout se reconstitua dans mon esprit. Une crue des eaux avait apporté la semaine d’avant ce grand arbre creux et son hôte redoutable. Dieu sait de quelle lointaine forêt tropicale il pouvait venir ! Il s’était échoué dans la petite baie à l’est de l’île. La tonnellerie se trouvait la maison la plus proche, et deux fois, au retour de son appétit, le python en avait enlevé le gardien. Sans doute il était revenu la nuit dernière au moment où Séverall avait cru voir bouger quelque chose derrière la fenêtre ; mais nos lumières l’avaient éloigné ; il avait alors rampé plus loin et broyé le pauvre Walker endormi.

« Pourquoi ne l’a-t-il pas enlevé ? demandai-je.

— Peut-être aura-t-il été effrayé par l’orage. Voici votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons déjeuné et regagné l’île, mieux cela vaudra, car ces noirs pourraient penser que nous avons eu peur. »


LE CHAT DU BRÉSIL


C’est une malchance pour un jeune homme que d’avoir des goûts dispendieux, de grandes prétentions, des relations aristocratiques, peu d’argent sonnant dans les poches, et nulle profession pour en gagner. À son optimiste de sanguin, mon excellent homme de père faisait tellement fond sur la fortune et les dispositions favorables de son frère aîné, lord Southerton, resté célibataire, qu’il ne concevait pas pour moi, son fils unique, la possibilité d’avoir jamais à vivre de mes moyens propres. Lors même, pensait-il, que les vastes domaines de Southerton ne me reviendraient jamais, on saurait toujours me trouver dans le service diplomatique quelqu’un de ces postes qui demeurent chez nous la suprême ressource des classes privilégiées. Il mourut trop tôt pour connaître son erreur. Ni mon oncle ni l’État ne s’inquiétèrent de moi et de mon avenir. Une couple de faisans ou une bourriche de lièvres qui m’arrivaient de loin en loin, c’était tout juste de quoi me rappeler ma qualité d’héritier d’Otwell House et de l’un des plus riches fiefs du pays. Cependant, je touchais à l’âge d’homme ; je vivais en garçon à Londres, dans un spacieux appartement de Grosvenor Mansions ; en fait d’occupations, je me partageais entre le tir aux pigeons et le polo à Hurlingham ; et je sentais grandir un peu plus tous les mois la difficulté d’obtenir des courtiers le renouvellement de mes billets, ou de réaliser quelques avances sur des biens qui s’obstinaient aux mains d’un autre. La ruine m’attendait au premier tournant de la route ; chaque jour me la montrait plus certaine, plus proche, plus inévitable.

Ce qui aggravait pour moi la pauvreté, c’était, en même temps que la grosse fortune de lord Southerton, la situation particulièrement aisée du reste de ma famille. Au premier rang de mes cousins figurait un certain Everard King, neveu de mon père, rentré en Angleterre après avoir couru l’aventure et gagné une fortune au Brésil. Comment il employait son argent, nous n’en avions aucune idée ; mais il fallait qu’il en eût beaucoup pour s’être rendu propriétaire du domaine de Greylands, près de Clipton-sur-Marsh, dans le Suffolk. La première année de son séjour en Angleterre, il ne s’inquiéta pas plus de moi que mon vieil avare d’oncle. Mais enfin, un matin d’été, j’eus la joie très vive de recevoir de lui une lettre par laquelle il me priait pour le jour même à Greylands Court. Je me serais plutôt attendu à une convocation devant la Cour des faillites : l’intervention de mon cousin me parut donc providentielle. Un accord avec ce parent inconnu pouvait me tirer d’affaire. Pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pas réduire aux extrémités. J’ordonnai à mon valet de chambre d’apprêter ma valise, et je partis le soir même pour Clipton-sur-Marsh.

À Ipswich, je changeai de ligne, puis un train local me déposa dans une petite gare déserte, au milieu de prairies onduleuses qu’une rivière coupait de lents zigzags entre de hautes berges. Par suite d’un retard dans la transmission de ma dépêche, aucune voiture ne m’attendait à la gare ; j’y suppléai en louant un dog-cart à l’hôtellerie du lieu. Le conducteur, excellent garçon, ne tarissait pas d’éloges sur mon parent, et j’appris de lui qu’on ne jurait déjà plus dans le pays que par Everard King. Avec une inépuisable bienfaisance, King, avait reçu chez lui les enfants de l’école, ouvert sa propriété aux visiteurs, souscrit aux œuvres charitables de toute sorte, déployé, en un mot, tant de prévenances vis-à-vis de la population que mon cocher y voyait le signe certain d’ambitions parlementaires.

Mon attention fut détournée de ce panégyrique par l’apparition d’un magnifique oiseau perché sur un poteau télégraphique au bord de la route. Je le pris d’abord pour un geai ; mais il était plus grand et avait plus d’éclat dans le plumage. Il appartenait, me dit le cocher, à l’homme que j’allais voir. Cette acclimatation d’animaux exotiques semblait une des lubies d’Everard King : il avait amené avec lui du Brésil un grand nombre de bêtes et d’oiseaux qu’il essayait d’élever en Angleterre.

Sitôt franchi la grille du parc, je pus constater de mes yeux cette manie, ou ce goût, de mon cousin. Quelques petits daims tachetés, un porc sauvage de la curieuse espèce nommée pécari, un loriot somptueux, une sorte de tatou, un animal baroque à la démarche lourde, aux pieds tournés en dedans, et qui ressemblait à un très gros blaireau, furent parmi ceux que j’aperçus tandis que nous remontions l’allée sinueuse.

M. Everard King se tenait en personne sur le perron de son habitation ; le roulement de la voiture lui avait signalé mon arrivée. Très avenant, très simple d’apparence, courtaud, robuste, et marquant à peu près cinquante-cinq ans, il avait une bonne figure ronde et joviale, brûlée par le soleil des tropiques et toute fendillée de rides. En costume de toile blanche, comme un planteur, et son grand panama rejeté derrière la tête, il mâchonnait un gros cigare. C’était l’un de ces types dont la seule vue évoque les pays chauds et le bungalow à véranda ; il ne semblait guère à sa place devant cette immense demeure anglaise, construite en pierre, avec des ailes massives et des piliers à la Palladio devant la grande entrée.

« Ma chère, cria-t-il en regardant pardessus son épaule, ma chère ! voici notre hôte. Qu’il soit le bienvenu à Greylands. Ravi de vous connaître, cousin Marshall ; et très flatté que vous honoriez de votre présence ce morne coin de campagne.  »

La cordialité de son accueil me mit tout de suite à l’aise ; il ne fallait pas moins pour compenser la froideur, sinon même l’incivilité de Mrs. King, une grande personne d’aspect rébarbatif que je vis s’avancer à son appel. Quoique d’origine brésilienne, elle s’exprimait fort bien en anglais, et je ne voulus voir dans ses façons d’agir que son ignorance de nos usages. Elle n’essaya pourtant de cacher, ni à ce moment ni plus tard, le peu d’agrément que lui causait ma visite. Sans doute, quand elle m’adressait la parole, c’était en termes polis, mais elle possédait deux yeux des plus expressifs, où je lus clairement à première vue que, de tout son cœur, elle souhaitait mon retour à Londres.

Pressé comme je l’étais par mes dettes et fondant sur la libéralité de mon parent des espérances vitales, je ne pouvais m’arrêter à des scrupules de susceptibilité pour le peu d’empressement de sa femme ; je pris le parti de n’en tenir aucun compte ; et quant à lui, je lui rendis bonne grâce pour bonne grâce. Il n’avait rien ménagé afin de me rendre la maison confortable. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui dire tout ce qui pouvait me faire plaisir. Je ne sais ce qui me tint d’avouer que, matériellement, un chèque en blanc remplirait cet office ; mais je réfléchis que dans l’état de notre connaissance c’était peut-être me découvrir trop tôt. Le dîner fut excellent. Tandis que, fumant un de ses havanes, je sirotais un café préparé spécialement dans ses plantations, je ne laissais pas de convenir que les éloges de mon cocher étaient justifiées et que je n’avais reçu de ma vie un accueil plus large.

Nonobstant sa bonhommie, mon cousin était une nature volontaire et capable d’emportement. J’en eus la preuve le lendemain matin. Mrs. Everard King, dans son incompréhensible aversion pour moi, avait affecté à mon égard, pendant le déjeuner, une attitude presque blessante. À peine son mari eut-il quitté la pièce qu’elle m’adressa ces simples mots dénués d’artifice :

« Le meilleur train de jour est celui de midi quinze…

— Mais je ne pensais pas m’en aller aujourd’hui, répliquai-je d’un ton de défi, décidé que j’étais à ne pas me laisser mettre dehors par cette femme.

— Oh ! s’il ne tient qu’à vous… »

Elle s’arrêta, les yeux chargés d’insolence.

« Je suis sûr, repris-je, que si j’abusais de son accueil Mr. King saurait me le dire.

— Qu’y a-t-il donc ? que se passe-t-il ? » fit une voix.

Everard King rentrait. Il avait entendu mes derniers mots ; un regard jeté sur sa femme et sur moi lui avait fait comprendre le reste. En une seconde, sa grosse figure joyeuse prit une expression de férocité.

« Puis-je vous demander de vouloir bien nous laisser, Marshall ? » dit-il.

Il ferma la porte derrière moi, et je l’entendis un instant qui gourmandait sa femme, à voix basse, sur un ton de fureur concentrée. Ce grave manquement aux lois de l’hospitalité le touchait évidemment au point sensible. N’ayant pas l’habitude d’écouter aux portes, j’allai faire un tour sur la pelouse. Mais bientôt j’entendis un pas précipité derrière moi : Mrs. Everard King s’avançait, pâle d’émotion, les yeux rougis par les larmes.

« Mon mari m’a demandé de vous faire des excuses, Marshall King, me dit-elle, en s’arrêtant devant moi, les yeux baissés.

— Je vous en prie, n’ajoutez pas un mot, Mrs, King. »

Ses yeux sombres, tout à coup, jetèrent des flammes.

« Vous êtes fou ! prononça-t-elle d’un ton fébrile, d’une voix sifflante ; tant pis pour vous, c’est vous qui l’aurez voulu… »

Et, me tournant le dos, elle partit en courant vers la maison.

L’attaque était si brusque que je restai sur place, interdit. J’étais encore là quand mon hôte vint me rejoindre. Il avait retrouvé son air de belle humeur.

« J’espère que ma femme se sera excusée de sa ridicule sortie.

— Elle s’est excusée, oui, certainement. »

Il me prit le bras, et nous fîmes les cent pas sur la pelouse.

« N’allez pas vous affecter de l’incident, continua-t-il. Vous me désobligeriez au delà de toute expression si vous abrégiez d’une heure votre visite. Entre parents, inutile, n’est-ce pas, de se faire des cachotteries. Eh bien, voilà : ma femme est d’une jalousie effroyable. Elle déteste quiconque, homme ou femme, s’interpose entre nous. Son idéal, c’est une île déserte et un éternel tête-à-tête. Cela vous explique ses façons, qui, sur ce point, je l’avoue, confinent à la manie. Promettez-moi de n’y plus penser.

— Je vous le promets.

— Alors, allumez ce cigare ; et venez voir avec moi ma petite ménagerie. »

Nous consacrâmes l’après-midi à cette inspection. Tout y passa de sa collection exotique, oiseaux, bêtes et reptiles, les uns en liberté, les autres en cage, certains dans la maison. Il parlait avec enthousiasme de ses succès et de ses déboires, des naissances et des morts survenues dans sa ménagerie. Une joie presque enfantine lui arrachait des exclamations chaque fois que, durant notre promenade, quelque oiseau fastueux se levait devant nous dans l’herbe, ou que quelque animal étrange fuyait sous le couvert. Finalement, il m’emmena le long d’un corridor qui s’embranchait sur une aile de la maison. À l’extrémité se trouvait une lourde porte, munie d’un volet à coulisse, près de laquelle une roue à manivelle de fer et un tambour tenaient à la muraille ; et de la muraille se projetait, en travers du corridor, une rangée de solides barreaux.

« Je vais, dit Everard King, vous montrer le joyau de ma collection. Il n’en existe en Europe qu’un second spécimen à présent que celui de Rotterdam est mort. C’est un chat du Brésil.

— En quoi un chat du Brésil diffère-t-il des autres ? »

Mon cousin se mit à rire.

« Vous allez voir. Soyez assez aimable pour tirer ce volet, et regardez à l’intérieur. »

Je fis comme il disait. Devant moi se découvrit une grande salle vide, dallée de pierre, et dont le mur opposé s’éclairait de petites fenêtres grillées. Au centre, dans la traînée d’or que faisait un rayon de soleil, était couché un formidable animal, de la dimension d’un tigre, mais d’un noir luisant comme celui de l’ébène. Ce tigre n’était qu’un gigantesque chat noir, en très bel état, qui se pelotonnait dans la lumière et s’y chauffait à la manière des chats. Il était à la fois si musclé et si souple, d’une grâce féline si parfaitement diabolique, que je n’en pouvais détacher mes yeux

« Eh bien ! me demanda mon hôte avec enthousiasme, qu’en pensez-vous ? Avez-vous jamais vu une bête plus magnifique ?

— Jamais, en vérité. C’est l’élégance et la vigueur dans l’harmonie des formes.

— Certains le qualifient, à tort, de puma noir. Il mesure près de neuf pieds de la queue à la tête. Voilà quatre ans, c’était un petit tas de bourre noire avec deux yeux jaunes. Il me fut vendu comme nouveau-né dans la région sauvage des sources du Rio Negro. Sa mère avait tué douze hommes quand on eut raison d’elle à coups de lance.

— C’est donc là une espèce particulièrement féroce ?

— La plus perfide, la plus altérée de sang qu’il y ait sur terre : parlez d’un chat du Brésil à un Indien du haut pays, et vous le verrez bondir. Son gibier préféré, c’est l’homme. Le drôle que voilà ignore pour le moment le goût du sang chaud : qu’il vienne, à le connaître, ce sera terrible. Il ne supporte plus que moi dans son repaire. Even Baldwin, le groom, n’ose pas s’en approcher. Quant à moi, je lui tiens lieu de père et de mère. »

Ce disant, il ouvrit la porte, à ma grande surprise, et, l’ayant aussitôt refermée derrière lui, se glissa dans la salle. Au son de sa voix, l’énorme et souple créature se leva, bâilla, vint frotter contre lui sa grosse tête sombre : King la flattait de la main.

« Allons, Tommy ! ordonna-t-il, allons, dans votre cage ! »

Le chat, s’éloignant à reculons, alla se blottir dans un coin, sous un grillage. Everard King sortit, prit la manivelle de fer, la tourna ; et je vis la rangée de barreaux du corridor se mettre en mouvement à travers une fente du grillage et constituer avec lui une cage effective. Cela fait, King rouvrit la porte et m’invita à pénétrer dans la pièce, dont l’atmosphère s’alourdissait de ce relent acre qu’exhalent les grands carnivores.

« Vous comprenez la manœuvre, dit-il. Dans la journée, nous lui donnons pour ses ébats la largeur de la chambre ; puis, le soir, nous le réintégrons dans sa cage. Vous pouvez, du corridor, l’en faire sortir en tournant la manivelle ; et comme vous l’avez vu, l’y faire rentrer de même… Non, non ! pas cela ! »

J’avais passé ma main entre les barreaux pour caresser le flanc lustré de la bête. Mais lui, me tirant en arrière, et grave :

« Ne vous y fiez pas, grand Dieu ! Parce que je prends des libertés avec lui, cela ne prouve pas que tout le monde puisse le faire. Ses amitiés sont exclusives… pas vrai, Tommy ? Ah ! le voilà qui entend venir son dîner. Est-ce vous garçon ? »

Le long du corridor, un pas sonnait sur les dalles. L’animal s’était dressé ; il allait et venait dans son étroite cage ; ses prunelles jetaient des lueurs fauves ; sa langue rouge claquait contre la blancheur acérée de ses dents. Un groom entra : il apportait dans une auge un quartier de viande grossièrement équarrie, qu’il lui lança à travers les barreaux. L’animal le saisit d’un bond, l’emporta dans son coin, et, le tenant entre ses pattes, se mit à le déchiqueter. Son mufle sanglant se soulevait par intervalles, et il regardait vers nous. C’était un spectacle à la fois passionnant et atroce.

« Vous ne vous étonnerez pas, j’espère, me dit mon hôte quand nous quittâmes la salle, que je tienne beaucoup à cet animal, surtout si vous considérez que j’ai dû l’élever. Ce n’était pas une petite affaire que de l’amener ici du fond de l’Amérique. Le voilà sain et sauf ; et c’est, comme je vous ai dit, le plus bel échantillon qui soit en Europe. Les gens du Zoo en meurent d’envie ; mais vraiment je ne puis m’en défaire. Et maintenant que je vous ai, ce me semble, tenu plus que de raison sur ce chapitre, suivons l’exemple de Tommy : allons dîner ! »

À voir combien l’accaparaient son domaine et ses étranges pensionnaires, je ne m’avisai pas tout d’abord de supposer d’autres préoccupations à mon cousin d’Amérique. Qu’il en eût pourtant, et d’immédiates, je fus très vite amené à m’en rendre compte par la quantité de télégrammes qu’il recevait à toute heure. Il les ouvrait d’un geste fiévreux, les parcourait d’un regard inquiet. Sans doute il jouait aux courses ou à la Bourse ; en tout cas, il avait certainement en train quelque affaire urgente, et qui se traitait ailleurs que sur les falaises du Suffolk. Durant les six jours de ma visite, il reçut pour le moins chaque jour trois ou quatre dépêches ; et leur nombre alla quelquefois jusqu’à sept ou huit.

J’avais si bien employé le temps que nos relations étaient devenues des plus affectueuses. Chaque soir nous nous attardions au billard. Il faisait d’extraordinaires récits de ses aventures d’Amérique : aventures si hardies, si folles, que mon esprit les associait malaisément à l’idée du petit homme brun et joufflu assis là devant moi. En retour, je me laissais aller à des souvenirs personnels sur ma vie de Londres. Il s’y intéressait au point de jurer qu’il viendrait prochainement me demander l’hospitalité à Grosvenor Mansions. Il manifestait le plus vif désir de connaître la grande vie londonienne ; et l’on me permettra de dire qu’il n’eût pu choisir pour cela un meilleur guide.

Ce fut seulement le dernier jour de ma visite que j’osai aborder avec lui la question délicate. Je lui dis mes embarras d’argent, ma ruine imminente, et je lui demandai un conseil, non sans espérer quelque chose de plus solide. Il m’écouta avec une attention concentrée et profonde, en tirant de longues bouffées de son cigare.

« Mais est-il sûr, interrogea-t-il, que vous soyez l’héritier de notre parent commun, lord Southerton ?

— J’ai toutes raisons de le croire, bien qu’il ne m’ait jamais gratifié d’un penny.

— Oui, je sais son avarice. Mon pauvre Marshall, votre situation, telle que vous me la dépeignez, est bien pénible. À propos, avez-vous eu récemment des nouvelles de la santé de lord Southerton ?

— Récemment, non ; mais je l’ai toujours connu d’une santé précaire.

— Le ressort grince, mais résiste. Votre héritage peut se faire attendre. Mon cher, dans quelle triste position vous voilà !

— J’espérais un peu que, sachant les faits, vous voudriez bien…

— Pas un mot de plus, mon petit ! s’écria Everard King avec une rondeur charmante. Nous en reparlerons ce soir. Je vous donne ma parole que, tout ce qu’il me sera possible de faire, je le ferai.  »

Je voyais sans regret ma visite toucher à son terme : il est toujours désagréable, dans une maison, de sentir qu’une personne désire ardemment votre départ. La face blême et les yeux hostiles de Mrs. King m’exprimaient sans cesse plus de haine. Par crainte de son mari, elle s’abstenait de toute démonstration trop vive ; mais elle poussait la fureur jalouse jusqu’à m’ignorer, ne m’adressant jamais la parole et s’ingéniant à me rendre le séjour de Greylands parfaitement insupportable. Son attitude le dernier jour fut telle que j’aurais pris congé de mon hôte sans l’entretien convenu entre nous pour le soir et sur lequel je comptais pour le rétablissement de mes affaires.

Il était tard quand cet entretien eut lieu ; car mon cousin, qui avait encore reçu ce jour-là plus de télégrammes que d’habitude, passa dans son cabinet de travail après le dîner et n’en sortit plus qu’une fois la maison endormie. Je l’entendis, comme chaque soir, fermer les portes : après quoi, il vint me retrouver au billard. Son corps vigoureux s’enveloppait dans une robe de chambre, et il portait aux pieds des babouches rouges. Ayant pris place dans un fauteuil, il se confectionna lui-même un grog, où je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il entrait beaucoup moins d’eau que de whisky.

« Bon sang ! grommela-t-il, quelle nuit ! »

En effet, le vent hurlait autour de la maison, faisant crier et secouant à l’arracher le treillis des fenêtres ; dans ce déchaînement de tempête, la lueur jaune des lampes nous paraissait plus vive, le parfum des cigares plus pénétrant.

« À présent, mon garçon, nous avons à nous tout seuls la nuit et la maison. Parlez-moi de vos affaires, je verrai ce que je puis pour y mettre un peu d’ordre. Mais j’ai besoin de les connaître dans le détail. »

Ainsi encouragé, je lui fis un long rapport où défilèrent tous mes fournisseurs et créanciers, depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. J’avais pris sur moi quelques notes, ce qui me permit de présenter chaque fait à sa place et d’exposer en homme d’affaires un système de vie qui, n’ayant rien de commun avec les affaires, m’avait conduit à ma lamentable situation. Hélas ! je tombai du haut de mes espérances en m’apercevant que mon cousin n’attachait sur moi que des yeux vagues. Sa pensée flottait ailleurs. Si, d’aventure, il faisait une remarque, elle était de pure forme, et tellement « à côté » qu’évidemment il n’avait pas prêté à mon exposé l’attention la plus sommaire. De temps à autre, il se redressait, affectait de prendre quelque intérêt à l’entretien, me demandait de répéter ou de compléter une explication ; mais c’était toujours pour retomber dans sa rêverie. Enfin il se leva, et, jetant au feu le bout de son cigare :

« Je vais vous dire, mon garçon : jamais je n’ai eu de tête pour les chiffres. Il faut me mettre tout ça sur un papier et me produire un compte. Noir sur blanc, je saisirai mieux. »

La proposition me rendit du cœur. Je lui promis de faire selon son désir.

« À présent, il est temps d’aller nous coucher. By Jove ! voilà une heure qui sonne au vestibule. »

Le carillon tintait dans l’ouragan. Le vent roulait comme un fleuve.

« Il faut que je voie mon chat avant de dormir. Ce vent l’excite. Venez-vous avec moi ?

— Tout à votre disposition !

— Ne faites pas de bruit et ne parlez pas : tout le monde dort. »

Nous traversâmes en silence le vestibule, garni de tapis de Perse et éclairé par une lampe ; puis nous franchîmes la porte qui faisait face, et nous nous trouvâmes dans le corridor dallé de pierre. L’ombre y régnait. Une lanterne d’écurie pendait à un crochet. Mon cousin la prit et l’alluma. La grille roulante ne barrait plus le corridor. Je connus ainsi que l’animal était dans sa cage.

« Entrez, » dit mon cousin.

Et il ouvrit la porte.

Un sourd grognement nous accueillit. Sans nul doute, l’animal subissait l’influence de la tempête. À la lueur incertaine du falot, nous l’aperçûmes, masse redoutable et obscure, roulé dans un coin, projetant sur le mur blanc une ombre trapue et singulière. Sa queue battait rageusement la litière de paille.

« Mon pauvre Tommy n’est pas de bonne humeur, dit Everard King, levant sa lampe pour le regarder. Ne dirait-on pas un diable ? Un petit souper le calmera. Voudriez-vous me tenir la lanterne ? »

Je lui pris des mains la lanterne : il s’avança vers la porte.

« Son garde-manger n’est pas loin. Vous allez, n’est-ce pas, m’excuser une minute. »

Et, sans attendre ma réponse, il poussa la porte, qui se referma sur lui avec un claquement de métal.

Tel fut l’effet de ce claquement que mon cœur s’arrêta. Envahi d’une terreur subite, glacé par le pressentiment d’une abominable trahison, je m’élançai vers la porte : la poignée manquait du côté de l’intérieur.

« À moi ! criai-je. Laissez-moi sortir !

— N’ayez crainte. Tout va bien ! Surtout, ne faites pas de bruit, me répondit du couloir la voix de mon hôte.

— Je ne veux pas être ainsi enfermé seul.

— En vérité ? »

Je l’entendis pouffer de rire.

« Soyez tranquille, vous ne serez pas seul longtemps.

— Laissez-moi sortir, monsieur, répétai-je avec colère. Je n’admets pas ces mauvaises plaisanteries.

— Mauvaises est le mot, » dit-il avec un ricanement de haine.

Alors, tout d’un coup, dans le vacarme de la tempête, j’entendis la roue grincer sous l’impulsion de la manivelle et la grille se mouvoir à travers la fente du mur.

Dieu juste ! Everard King lâchait sur moi le chat du Brésil.

À la lueur de la lanterne, je voyais les barreaux passer lentement devant moi. Déjà il y avait à l’autre bout une large ouverture. Avec un cri aigu, j’empoignai le barreau le plus proche, je tirai avec l’énergie d’un fou. Fou, je l’étais, d’horreur, de fureur, d’épouvante. Une minute ou même davantage, j’immobilisai le barreau. Mais je sentais que King pesait de tout son pouvoir sur la manivelle : la puissance du levier viendrait fatalement à bout de moi. Je cédais pouce à pouce, mes pieds glissant sur les dalles. Cependant, j’implorais le bandit. Je le suppliais de m’épargner cette mort affreuse. Je l’en conjurais au nom de notre parenté. Je lui rappelais que j’étais son hôte. Je lui demandais de me dire quel mal je lui avais fait. Il ne me répondait qu’à coups de pesées sur le mécanisme ; et chacun de ses efforts en dépit de ma résistance, élargissait d’un barreau l’ouverture. Cramponné au fer, l’étreignant avec désespoir, je me laissai traîner ainsi tout le long de la cage. Enfin, les poignets brisés, les doigts meurtris, j’abandonnai cette lutte inégale. La grille vibra quand je lâchai prise. L’instant d’après, j’entendis sur les dalles du corridor un traînement de babouches. La porte du fond claqua. Et tout retomba dans le silence.

Cependant, l’animal n’avait pas bronché ; il restait tapi dans son coin ; sa queue avait cessé de battre. Cette apparition d’un homme accroché aux barreaux et traîné hurlant devant lui l’avait comme hypnotisé. Ses yeux dardaient sur moi leur éclat fixe. J’avais, en attrapant les barreaux, laissé choir la lanterne ; mais elle brûlait encore à terre. Je fis un geste pour la ramasser, imaginant vaguement qu’une protection me viendrait de cette lumière : aussitôt l’animal fit entendre une menace. Je m’arrêtai, je m’immobilisai. Des frissons de fièvre me couraient par tous les membres. Le chat, si l’on peut bien donner à un être aussi effroyable une appellation aussi domestique, n’était plus qu’à dix pieds de moi. Ses prunelles luisaient comme deux disques de phosphore. Il me terrifiait et me fascinait. Mes yeux ne pouvaient se détourner des siens. La nature, en de pareils instants, se complaît avec nous à des jeux fantasques : je voyais croître et décroître régulièrement les deux vacillantes lumières ; tantôt elles semblaient de minuscules points d’or très brillants, comme des étincelles électriques dans les ténèbres ; tantôt elles se dilataient, se dilataient, jusqu’à remplir de leur mobile et sinistre clarté tout ce coin de la salle. Brusquement, elles s’éteignirent ensemble.

L’animal avait fermé les yeux. Je ne sais ce que vaut exactement la vieille croyance à l’autorité du regard humain ; j’ignore également si l’énorme chat n’était qu’assoupi ; toujours est-il que, loin de manifester aucune velléité d’attaque, il reposait entre ses pattes de devant sa tête noire et lisse, comme s’il sommeillait. Je ne bougeai pas, crainte de l’éveiller ; et ne sentant plus sur moi le feu de ses yeux sinistres, je recouvrai assez de liberté d’esprit pour réfléchir. Donc, je me trouvais enfermé pour la nuit avec le fauve. Mon instinct, sans compter les paroles du gredin qui m’avait tendu ce piège, m’avertissait que l’animal était aussi sauvage que son maître. Comment le tenir à distance jusqu’au jour ? Rien à espérer du côté de la porte. Pas davantage du côté des fenêtres, étroites et fermées par des barreaux. Nul refuge dans cette salle nue et pavée de dalles. Inutile d’appeler au secours : je savais que ce repaire ne faisait point proprement partie de la maison, et que le corridor qui l’y rattachait avait au moins cent pieds de long. D’ailleurs, avec le vent qui soufflait, aucune chance que mes cris fussent entendus. Je ne pouvais m’en remettre qu’à mon sang-froid et à mon courage. Mais, avec un redoublement d’horreur, je regardai la lanterne. La bougie arrivait à sa fin et commençait de couler. Elle s’éteindrait dans dix minutes. Je n’avais donc que dix minutes pour agir ; car je sentais que je n’en aurais plus le pouvoir, une fois resté dans le noir avec l’effroyable bête. L’idée seule d’une telle situation me paralysait. J’inspectai avec désespoir cette chambre funèbre et m’avisai d’un endroit qui semblait me promettre, non pas, positivement, la sécurité, mais un danger moins immédiat que le sol lui-même.

J’ai dit que la cage était grillée dans le haut comme sur le devant : quand le devant se déplaçait, le grillage supérieur restait en place. Ce grillage supérieur, fait de barreaux espacés de quelques pouces et réunis par un fort réseau de fil de fer, reposait à chaque extrémité sur un gros étançon. Il formait de la masse redoutable qui s’écrasait comme un grand baldaquin au-dessus dans l’angle de la cage. Un intervalle de deux à trois pieds environ le séparait du toit. Supposé que j’y pusse grimper et m’y tenir aplati entre les barreaux et la toiture, je n’aurais qu’un côté vulnérable. Je serais en sûreté par dessous, par derrière, à droite et à gauche. Je ne pourrais être assailli qu’en face. De ce côté, sans doute, je n’avais aucune protection ; mais, du moins, l’animal, quand il commencerait ses allées et venues ne me trouverait pas sur son chemin, et il devrait en sortir pour m’atteindre. J’avais à me décider tout de suite ; une fois morte la flamme de ma lanterne, il serait trop tard. Je respirai à pleine gorge, bondis, agrippai le bord du grillage supérieur et m’y balançai. Le cœur me battait avec violence. Enfin, par mille contorsions, je m’insinuai à plat ventre au-dessus de la cage, d’où je me trouvai plongeant sur les terribles yeux et les mâchoires béantes du fauve ; sa fétide haleine me montait à la figure comme une vapeur empoisonnée.

Il semblait, du reste, plus curieux que furieux. Il se dressa, faisant onduler sa longue échine d’ébène poli, s’étira, puis, soulevé sur ses pattes de derrière, appuyant au mur une patte de devant, il leva l’autre, dont il promena les griffes blanches le long des mailles de fil de fer sous moi. L’une des griffes déchira mon pantalon — je dois dire que j’étais encore en habit — et creusa un sillon dans mon genou. Il y avait là, de la part du chat, non pas une manœuvre offensive, mais plutôt une expérience ; car, un cri de douleur m’ayant échappé, il se laissa retomber sur ses quatre pattes, et sauta dans la salle, autour de laquelle il se mit à décrire des cercles rapides, en regardant de temps à autre dans ma direction. Je me tournai de biais, jusqu’à toucher du dos la muraille, de façon à tenir le moins de place possible. Plus je me reculais, plus je me dérobais aux atteintes.

On eût dit que le chat s’excitait par le mouvement. Il tournait toujours, très vite, sans bruit, autour de sa tanière, passait et repassait sans trêve au-dessous du lit de fer qui me portait. Chose admirable que ce corps énorme se déplaçât avec la légèreté d’une ombre et qu’on n’entendît sur son passage que de petits chocs mous comme ceux de tampons de velours ! La bougie brûlait bas, si bas qu’à peine je distinguais l’animal. Tout d’un coup, après un dernier éclat, un dernier grésillement, elle s’éteignit. Je restai seul avec le chat dans les ténèbres.

On envisage plus délibérément le danger quand on a conscience d’avoir fait tout son possible ; on n’a plus qu’à voir venir. Pour moi, s’il me restait une chance de salut, c’était seulement à l’endroit précis que j’occupais. Je m’allongeai donc et demeurai immobile, retenant mon souffle, espérant que la bête m’oublierait peut-être si j’évitais de me rappeler à elle. Je calculai qu’il devait être deux heures. À quatre, le jour commencerait à poindre. Je n’avais plus que deux heures à l’attendre.

Dehors, la tempête sévissait de plus belle, la pluie cinglait les petites fenêtres ; dedans, il régnait une atmosphère accablante, toute viciée de miasmes. Je n’entendais pas plus le chat que je ne le voyais. J’essayai de penser à diverses choses. Une seule parvint un peu à me distraire du sentiment de ma situation : ce fut l’idée de la scélératesse de mon cousin, de son hypocrisie sans égale, de sa haine féroce pour moi. Sous ce masque réjoui se dissimulait un bandit d’une autre époque. Plus j’y songeais, mieux je pénétrais la minutieuse perfidie avec laquelle il avait pris ses mesures. Il avait feint d’aller se coucher comme tout le monde : des témoins affirmeraient sans doute l’avoir vu. Puis, à l’insu de tout le monde il était descendu, m’avait attiré dans cet antre, m’y avait abandonné. Sa justification serait des plus simples : il dirait qu’il m’avait laissé au billard, en train d’achever mon cigare, j’avais eu l’idée spontanée de sortir, pour aller donner un dernier coup d’œil au chat ; je n’avais pas remarqué, en pénétrant dans la salle, que la cage fût ouverte ; et j’avais été pris… Comment faire contre lui la preuve du crime ? On l’en soupçonnerait peut-être : on ne l’en convaincrait jamais !

Avec quelle lenteur s’écoulèrent ces deux terribles heures ! Une fois, j’entendis un bruit sourd, comme râpeux, et je supposai que le chat lissait sa robe. Puis, à diverses reprises, les feux verdâtres de ses yeux m’arrivèrent dans l’obscurité, mais sans se fixer sur moi ; et j’espérai de plus en plus qu’il oubliait ou ignorait ma présence. Les fenêtres filtrèrent un pâle rayon de lumière ; je les entrevis d’abord à peine, comme deux carrés gris sur le mur noir ; puis, de grises, elles devinrent blanches ; et je pus voir derechef mon terrible compagnon. Lui aussi, hélas ! il pouvait me voir !

Tout de suite, je compris qu’il était à mon égard dans des dispositions beaucoup plus dangereuses et agressives. La fraîcheur du petit jour l’irritait ; puis, il commençait à souffrir de la faim. Avec un grognement continuel, il arpentait à grands pas le côté de la salle opposé à celui où je m’étais, réfugié ; ses moustaches se hérissaient de colère ; il se fouettait de la queue ; et toutes les fois qu’il se retournait en arrivant aux angles, ses yeux sauvages se levaient vers moi, chargés de menace. Il voulait me dévorer. Et néanmoins, à ce moment même, je me surprenais à admirer, en cet être diabolique, sa grâce sinueuse, sa flexibilité, le merveilleux chatoiement de son pelage, l’écarlate vif et palpitant de sa langue sur le noir lustré de son museau. Et tout le temps montait en un crescendo ininterrompu, son grognement redoutable. La crise approchait.

Vraiment, c’était une fin misérable que de périr dans cet abandon, dans ce froid, ainsi grelottant sous la minceur d’un habit, et couché sur ce gril de torture ! J’essayai bravement d’accepter mon sort, d’égaler mon âme aux circonstances ; mais, dans le même temps, avec la lucidité du désespoir, je cherchais un moyen de fuite. Une chose était claire : le devant de la cage, si je le remettais en place, m’offrait une protection assurée. Pourrais-je l’y remettre ? Je risquais, en bougeant, d’attirer l’animal. Lentement, très lentement, j’avançai la main et saisis l’extrémité de la grille, dont le premier barreau sortait du mur. À ma grande surprise, elle suivit sans peine. Bien entendu, la difficulté de tirer la grille s’accroissait du fait que je m’y cramponnais. Je tirai de nouveau, et elle avança de trois pouces. Elle courait évidemment sur des roulettes. Je tirai encore… Et le chat bondit !

Ce fut si prompt, si brusque, que je ne m’en doutai pour ainsi dire pas. Juste le temps d’un grognement féroce, et je vis à portée de ma main les étincelants yeux jaunes, la tête noire et plate, la langue rouge, les dents éblouissantes. Le choc de l’animal imprima aux barreaux qui me portaient une si violente secousse que je pensai, dans la mesure où je pouvais penser à pareille minute, qu’ils allaient s’abattre. Le chat se balança un instant, sa tête et ses pattes de devant toutes proches de moi, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air, cherchant où s’accrocher à l’extrémité du grillage. J’entendis crier ses ongles sur le fil de fer. À sentir sur moi son haleine, je faillis m’évanouir. Son souffle me rendait malade. Mais il avait mal calculé son élan ; il ne put se maintenir. Grinçant de rage, égratignant follement les barreaux, il pivota lentement sur lui-même et retomba de tout son poids sur le sol. D’ailleurs, il se retourna tout de suite ; et, grondant, me faisant face, il se ramassa pour un autre bond.

La minute était décisive. Instruit par l’expérience, l’animal, cette fois, calculerait mieux. Je devais agir sans retard et sans peur si je voulais jouer ma dernière chance. En un clin d’œil, j’arrêtai mon plan. J’ôtai mon habit et le lançai à la tête de mon adversaire ; en même temps, je me laissai tomber à terre, saisis par le premier barreau la grille de devant, et la tirai avec une énergie frénétique.

Elle vint plus facilement que je n’aurais cru. Je pris ma course, l’entraînant avec moi. Naturellement, je me trouvais encore en dehors de la cage, sans quoi je n’aurais eu qu’à m’éloigner sain et sauf ; tandis qu’il y eut une seconde où je dus m’arrêter et arrêter la grille pour tâcher de passer dans l’intervalle encore libre. Il n’en fallait pas davantage à la bête, qui, secouant son voile, s’élança. Je me précipitai à travers l’ouverture, poussai derrière moi les barreaux, et, avant que j’eusse entièrement retiré la jambe, un terrible coup de patte me rabota le mollet. L’instant d’après, ensanglanté, défaillant, je gisais sur la litière immonde ; mais la grille opposait une barrière infranchissable aux bonds exaspérés du chat.

Trop blessé pour me remuer, trop faible pour sentir même l’aiguillon de la crainte, je ne pouvais que demeurer là, plus mort que vif, et observer l’animal. Son large poitrail noir se pressait contre les barreaux et, de ses pattes crochues, il me cherchait, comme fait un chat domestique devant une souricière. Il lacérait mes vêtements, mais, nonobstant ses efforts pour aller plus loin, il n’arrivait pas à m’atteindre. J’ai entendu parler du curieux effet d’engourdissement qui suit les blessures faites par les grands carnivores. Je l’expérimentai sur moi-même : tout sentiment de personnalité s’était aboli en moi, et je m’intéressais aux tentatives du chat comme à un jeu dont j’aurais eu le spectacle. Puis, graduellement, ma pensée s’en fut à la dérive dans de vagues, d’étranges rêves, où toujours revenaient ce museau noir et cette langue rouge ; et je m’abîmai dans le nirvana du délire, refuge béni après une trop cruelle épreuve.

Je fus rappelé à moi, au bout de deux heures, par un bruit sec, le même bruit de métal qui avait marqué le début de ma terrible aventure. Un pêne de serrure jouait. Sans frayeur, dans l’état de lucidité imparfaite où j’étais plongé, je devinai que la grosse figure bénévole de mon cousin regardait par l’ouverture de la porte. Ce qu’il voyait était bien fait pour le frapper de stupeur : le chat s’allongeait au ras du sol ; quant à moi, étendu dans la cage, sur le dos, en manches de chemise, j’avais mon pantalon en pièces et je baignais dans mon sang. Le soleil du matin me montrait la consternation peinte sur son visage. Il me contempla longuement. Puis, fermant la porte après lui, il s’approcha de la cage pour s’assurer que j’avais cessé de vivre.

Ce qui arriva, je ne saurais entreprendre de le dire. Je n’étais guère dans les conditions requises pour assister aux événements en témoin et en chroniqueur. Je sais seulement que, tout d’un coup, cessant de me regarder, il fit face à l’animal.

« Mon bon vieux Tommy ! criait-il. Mon bon vieux Tommy ! »

Et il reculait vers la grille. Puis, rugissant :

« Couchez là, stupide bête ! Couchez là, monsieur ! Vous ne reconnaissez donc pas votre maître ? »

Un souvenir surgit dans le désordre de mon cerveau. Je me rappelai ce que King m’avait dit sur ce goût du sang qui prendrait l’animal à l’improviste, comme une rage. Mon sang avait déchaîné cette rage ; et celui de King allait payer le prix du mien.

« Au large ! hurla-t-il ; au large, démon que vous êtes ! Baldwin ! Baldwin ! Au secours ! »

Je l’entendis tomber, se relever, tomber encore. Peu à peu, ses cris s’étouffèrent ; sa voix faiblit jusqu’à se perdre dans les grondements furieux du chat. Et je le croyais mort, quand je vis, comme en un cauchemar, une forme aveugle, sanglante, mutilée, courir éperdue autour de la salle. Puis, tout s’effaça dans une syncope.

Je restai plusieurs mois à me remettre, si tant est que je puisse me dire bien remis ; car jusqu’à la fin de mes jours, je devrai, pour marcher, m’aider d’une canne, en souvenir de cette horrible nuit avec le chat du Brésil. Baldwin, le groom, et les autres domestiques se rendirent vaguement compte de ce qui s’était passé, lorsque, attiré par les cris de leur maître, ils m’aperçurent derrière les barreaux, et virent les restes de King, ou ce qu’ils reconnurent ensuite pour ses restes, entre les griffes du monstre qu’il avait élevé. Ils durent, avant de pouvoir me secourir, repousser le chat avec des fers rouges, et le tuer à coups de fusil. On me transporta dans ma chambre ; et la, sous le toit de celui qui avait machiné ma perte, je restai plusieurs semaines entre la vie et la mort. On avait mandé un chirurgien de Clipton, une infirmière de Londres ; au bout d’un mois, je fus en état d’être conduit à la gare et, de là, à Grosvenor Mansions.

Je garde de cette période un souvenir que je rattacherais aux décevantes imaginations du délire s’il n’avait tant de fixité dans ma mémoire. Une nuit que ma garde était absente, la porte de ma chambre s’ouvrit ; une femme de haute taille, en grand deuil, se glissa dans la pièce. Elle s’approcha, pencha sur moi un pâle visage, et je reconnus dans le clair-obscur la femme de mon cousin, la Brésilienne. Elle me regardait avec une bonté que je ne lui soupçonnais pas. Elle demanda :

« M’entendez-vous ? »

J’inclinai légèrement la tête. J’étais encore si faible !

« Je vous plains de tout mon cœur, fit-elle. Mais il n’a pas tenu à moi que le malheur vous fût épargné. N’ai-je pas tenté pour vous le possible ? J’ai cherché dès le premier jour à vous faire quitter cette maison. J’ai tout essayé pour vous arracher à mon mari. À moins de le dénoncer, que pouvais-je davantage ? Je savais que, s’il vous attirait ici, ce n’était pas sans raison. J’avais la certitude qu’il ne vous en laisserait jamais repartir. «Personne ne le connaissait comme moi, qui ai tant souffert par lui. Je n’osais rien vous dire, il m’aurait tuée. Mais j’agissais de mon mieux. Par le simple jeu des circonstances, vous m’avez tenu lieu du meilleur de mes amis : vous m’avez rendue libre alors que je n’attendais ma délivrance que de la mort. Je regrette que vous ayez été si cruellement blessé, mais vous n’avez pas de reproche à me faire. Je vous ai crié que vous étiez fou, et vous vous êtes conduit comme un fou qui ne veut rien voir, rien comprendre… »

Elle sortit d’un pas furtif, comme elle était entrée, la mystérieuse, la douloureuse femme. Je ne devais plus la revoir. Avec ce que lui laissait son mari, elle retourna dans son pays. J’ai su qu’elle avait pris le voile à Pernambuco.

Quand je fus de retour à Londres, les docteurs mirent un certain temps avant de me laisser reprendre le cours de mon existence. Permission dont je me souciais fort peu, du reste, car je redoutais une invasion de créanciers. Au contraire, ce fut Summers, mon avoué, qui, le premier, me rendit visite.

« Enchanté, dit-il, que Votre Grâce aille mieux. J’ai longtemps attendu le plaisir de vous porter mes compliments.

— Que signifie ce langage, Summers ? Ce n’est pas le moment de plaisanter.

— Ce langage signifie que vous voilà devenu Lord Southerton depuis six semaines. Je craignais, si vous veniez à l’apprendre plus vite, que cela ne retardât votre guérison. »

Lord Southerton, l’un des plus riches pairs d’Angleterre ! Je n’en pouvais croire mes oreilles. Alors, par un brusque calcul du temps écoulé depuis mon aventure, il se fit dans ma pensée un rapprochement.

« Ainsi, lord Southerton mourut vers l’époque où je fus blessé ?

— Le jour même. »

Summers me regardait dans les yeux en prononçant cette phrase ; je suis convaincu qu’il soupçonnait le fond de l’histoire. Il s’arrêta un instant, comme s’il attendait de moi une confidence ; mais je ne vis pas ce que je gagnerais à mettre au jour un scandale de famille.

« Curieuse coïncidence ! continua-t-il, me dévisageant d’un regard averti. Vous n’ignorez pas qu’en droit naturel Everard King prenait rang après vous comme héritier de votre oncle. Que vous eussiez péri à sa place sous les dents du tigre, ou par autre malencontre, c’est lui qui, à cette heure, s’appellerait lord Southerton.

— Sans aucun doute.

— Et cette idée l’occupait fort. Je sais qu’il avait soudoyé le valet de chambre de lord Southerton et que, d’heure en heure, ou peu s’en faut, cet individu le tenait au courant, par télégrammes, de la santé de son maître. Cela, je crois, vers l’époque de votre séjour chez King. Ne trouvez-vous pas bizarre ce désir d’information alors qu’il n’était pas héritier en première ligne ?

— Très bizarre, dis-je. Et maintenant, Summers, apportez-moi mes factures et un nouveau livre de chèques ; nous allons commencer un peu à nous organiser. »




TABLE DES MATIÈRES





  1. Sorcellerie africaine.
  2. Société anglaise de propagande conservatrice.