La Nouvelle Emma/33
Arthus Bertrand Libraire, (Tome 3, p. 137-157).
CHAPITRE XXXIII.
Tous ceux qui avaient rendu visite à M. Elton, s’empressèrent à l’envi de lui témoigner des égards à l’occasion de son mariage. On lui donna des dîners et des soirées ; les invitations pleuvaient de toutes parts, de manière qu’elle eut le plaisir de penser que toutes ses journées seraient désormais bien employées.
« Je vois, dit-elle, la vie que je dois mener parmi vous. Sur ma parole, nous allons devenir tout à fait déréglés. Il paraît que nous sommes à la mode ; si c’est ainsi qu’on vit à la campagne, on ne peut pas dire qu’on y soit à plaindre. Depuis le lundi jusqu’au samedi, nous n’avons pas un jour de libre ! »
« Une femme avec beaucoup moins de ressources que moi, ne serait pas embarrassée. »
Toutes les invitations étaient bonnes pour elle. Son train de vie à Bath, lui avait donné l’habitude des soirées dehors de chez elle, et Maple-Grove lui fournissait celle des dîners. Elle était à la vérité choquée de ne pas trouver partout deux salles d’assemblée, de ce qu’on ne savait pas faire le gâteaux pour les assemblées, et qu’il n’y avait pas des glaces à Highbury. Madame Bates, madame Perry, madame Goddard et autres connaissaient peu le monde, mais elle devait leur enseigner à se conduire. Dans le cours du printemps, son intention était de rendre toutes les civilités qu’on lui avait faites, par une partie supérieure à tout ce qu’on avait vu dans le pays. Les tables de jeux devaient être garnies de bougies et de cartes cachetées. On devait louer des garçons pour servir à la ronde des rafraîchissements, en ordre et dans un temps fixé.
Emma jugea qu’elle devait donner un dîner à Hartfield, aux Elton. Ils ne pouvaient pas faire moins que les autres, elle serait exposée aux soupçons, et supposée capable d’un bas ressentiment. Après qu’elle en eut causé pendant dix minutes avec son papa, M. Woodhouse ne montra pas de répugnance, il stipula comme à l’ordinaire, qu’il ne ferait pas les honneurs de la table, et qu’il ne déciderait pas qui devait le remplacer.
Il fallait quelques réflexions au sujet des personnes qu’on inviterait. Outre les Elton, on devait avoir monsieur et madame Weston et monsieur Knightley, c’était dans la règle. Et il n’était pas possible que la pauvre petite Henriette ne remplît pas la huitième place. Cette invitation ne plaisait pas à Emma, et elle fut extrêmement satisfaite lorsqu’Henriette la pria de l’excuser. « Elle préférait, disait-elle, ne pas se trouver avec lui. Elle ne se croyait pas encore assez bien guérie pour le voir avec sa charmante épouse. Si mademoiselle Woodhouse voulait le lui permettre, elle resterait à la maison. » C’était précisément le désir d’Emma. Elle fut ravie du courage de sa jeune amie, sans cela elle ne pouvait inviter Jeanne Fairfax pour la huitième place. Depuis sa dernière conversation avec madame Weston et M. Knightley, elle sentait des remords de conscience sur sa conduite avec Jeanne Fairfax. Les paroles de M. Knightley avaient porté coup. Il avait dit que Jeanne recevait des civilités de madame Elton, que personne ne lui avait offertes.
C’est bien vrai, dit-elle, quant à ce qui me regarde, c’était à moi que ses paroles s’adressaient. Du même âge, ancienne connaissance, j’aurais dû lui témoigner plus d’amitié : il est impossible qu’elle en ait pour moi. Je l’ai négligée si long-temps. Mais je veux réparer mes torts.
Toutes les invitations furent acceptées ; mais cela ne suffisait pas, une malheureuse circonstance vint troubler le plaisir qu’on avait à faire les préparatifs du dîner. Les deux petits Knightley avaient été invités à venir passer quelques semaines avec leur grand papa et leur tante, et leur père devait les amener et rester un jour entier à Hartfield, et ce jour se trouva être celui du dîner. Il était impossible de ne pas le recevoir, le père et la fille étaient fâchés de cet événement. Monsieur Woodhouse sentait que huit personnes à table était tout ce que ses nerfs pouvaient supporter, et cette fois-ci il s’en trouvait neuf. Emma craignait que ce neuvième ne fût de très-mauvaise humeur de n’avoir que vingt-quatre heures à passera à Hartfield, et d’y prouver un grand dîner.
Emma chercha à consoler son père, sans pouvoir se consoler elle-même. Elle lui représenta que quoiqu’ils dussent être neuf, que cependant Jean n’étant pas grand parleur, le bruit n’en serait pas augmenté de beaucoup. Mais pour elle, c’était un triste échange de l’avoir vis-à-vis d’elle, au lieu de son frère. L’événement fut plus favorable à M. Woodhouse qu’à Emma. Jean Knightley arriva ; mais M. Weston fut appelé à Londres, et devait être absent le jour du dîner : M. Woodhouse en fut enchanté. L’arrivée des deux petits enfans et le courage philosophique du père au sujet de ce dîner, diminuèrent le chagrin d’Emma.
Le jour arriva enfin ; les conviés furent ponctuels ; et M. Jean Knightley se disposa à paraître agréable. Au lieu d’entraîner son frère à une fenêtre, il causait avec mademoiselle Fairfax. Il regarda sans rien dire madame Elton, quoiqu’elle fût aussi belle que les dentelles et les perles pussent la rendre. Il ne voulait savoir d’elle que ce qui lui était nécessaire pour en rendre compte à sa femme. Mais mademoiselle Fairfax était une ancienne connaissance, une bonne fille, et il pouvait causer avec elle. Il l’avait rencontrée le matin, comme il revenait de la promenade avec ses enfans, et qu’il commençait à pleuvoir. Il était naturel de lui dire quelque chose d’honnête ; et, en l’abordant, il entama ainsi la conversation :
« Je me flatte, mademoiselle Fairfax, que vous n’avez pas été loin ce matin ; autrement, vous auriez été bien mouillée ; nous n’avons eu que le temps de rentrer. »
« Je n’ai été que jusqu’au bureau de la poste aux lettres ; c’est toujours moi qui suis chargée de ce soin quand je suis ici. C’est un embarras de moins pour la maison, et cela m’engage à sortir. Une promenade avant déjeuner me fait du bien. »
« Pas en temps de pluie ? »
« Non ; mais il ne pleuvait pas encore lorsque je suis sortie. »
M. Jean Knightley répliqua en souriant.
« C’est-à-dire que vous aviez envie de vous promener ; car vous n’étiez pas à trente pas de la maison lorsque j’ai eu le plaisir de vous rencontrer, et Henry et Jean avaient long-temps auparavant vu tomber plus de gouttes d’eau qu’ils n’en pouvaient compter. Le bureau de la poste aux lettres, à une certaine période de la vie, a beaucoup de charmes. Lorsque vous serez parvenue à mon âge, vous verrez qu’il ne vaut pas la peine de se mouiller pour aller chercher des leltres. »
Elle répondit en rougissant un peu.
« Je n’ai pas lieu d’espérer que je puisse jamais me trouver dans une situation pareille à la vôtre, entourée de tout ce qui m’est cher : ainsi l’âge ne me donnera aucune indifférence pour les lettres. »
« De l’indifférence ! non, je ne crois pas que vous en ayez jamais. Les lettres ne sont pas indifférentes non plus. En général, elles sont une vraie peste. »
« Vous parlez des lettres d’affaires ; les miennes sont des lettres d’amitié. »
« J’ai souvent pensé que ces dernières étaient les pires de toutes, dit-il froidement.
« Les affaires, vous savez, procurent de l’argent ; mais l’amitié, presque jamais. »
« Ah ! vous ne parlez pas sérieusement. Je connais trop M. Jean Knightley, pour ne pas savoir qu’il est au moins aussi susceptible d’amitié qu’un autre. Je conçois aisément que vous puissiez faire moins de cas des lettres que moi ; mais cette différence ne vient pas de l’âge, mais bien de nos situations respectives. Vous avez toujours près de vous tout ce qui vous intéresse ; et cela ne m’arrivera peut-être jamais. Ainsi, jusqu’à ce que j’aie survécu à mes affections, je sortirai toujours pour aller chercher mes lettres, le temps fût-il même plus mauvais que celui d’aujourd’hui. »
« Lorsque je vous ai dit que vous changeriez avec l’âge, j’ai entendu aussi le changement de situation que le temps amène. Il diminue nécessairement les affections que nous avons pour ceux que nous ne voyons pas tous les jours autour de nous. Mais ce n’est pas de ce changement là dont je voulais parler exclusivement. En qualité d’ancien ami, vous me permettrez d’espérer, mademoiselle Fairfax, que, dans dix ans d’ici, vous aurez autour de vous, ainsi que moi, tous les objets de vos affections. »
Ce discours amical excita la sensibilité de Jeanne, et un je vous remercie, avec un rire simulé, pour cacher son émotion, ne put lui réussir. Une rougeur soudaine, une larme, ses lèvres palpitantes, montrèrent combien elle était affectée. M. Woodhouse, en ce moment, s’approcha d’elle ; il avait coutume de faire le tour du cercle de ses convives, et surtout de rendre ses devoirs aux dames ; c’était le tour de Jeanne. Avec une urbanité pleine de douceur, il lui dit :
« J’ai appris avec peine, mademoiselle Fairfax, que vous étiez sortie ce matin par la pluie. Les jeunes demoiselles devraient prendre soin de leur santé ; les jeunes demoiselles sont des plantes délicates ; elles doivent soigner non-seulement leur santé, mais encore leur teint. Ma chère, avez-vous changé de bas ? »
Elle le remercia très-poliment de sa bonté.
« On doit toujours être attentif auprès des jeunes demoiselles. Comment se portent votre grand’maman et votre tante ? Elles tiennent un rang très-distingué parmi mes anciennes amies. Je désirerais jouir d’une meilleure santé, pour mieux remplir mes devoirs de bon voisin. Vous nous faites beaucoup d’honneur aujourd’hui ; ma fille et moi nous vous remercions de cette marque d’amitié, et c’est avec le plus grand plaisir que nous vous voyons à Hartfield. »
Le bon vieillard, après avoir fait sa ronde, alla s’asseoir, satisfait d’avoir rempli son devoir envers ses hôtes, et surtout envers les dames.
Madame Elton ayant entendu parler de la promenade de Jeanne, vint lui en faire des reproches.
« Ma chère Jeanne ! qu’ai-je appris ? Aller à la poste par un temps pluvieux ! méchante fille ! comment avez-vous pu faire une pareille chose ? C’est une preuve que je n’étais pas là pour avoir soin de vous. »
Jeanne lui dit avec douceur qu’elle ne s’était pas enrhumée.
« Ah ! ne m’en parlez pas, vous êtes une méchante fille. À la poste, en vérité ! Madame Weston, avez-vous jamais rien vu de semblable ? Il faut que vous et moi, nous exercions notre autorité. »
« Mes avis, répondit madame Weston, je suis tentée de les donner. Susceptible de vous enrhumer, comme vous l’êtes, mademoiselle Fairfax, vous ne devriez pas vous y exposer, surtout dans cette saison. Le printemps nécessite plus de précautions qu’à l’ordinaire. Il vaudrait mieux attendre une heure ou deux, une demi-journée même, pour avoir vos lettres, que de vous enrhumer. Je suis persuadée que vous ne commettrez plus une pareille imprudence. »
« Oh ! certainement elle ne la commettra plus, reprit avec vivacité madame Elton. Nous ne le lui permettrons pas ; et, faisant un signe expressif : j’arrangerai cette affaire-là ; je parlerai à M. E… Le domestique qui nous apporte nos lettres tous les matins (un de nos gens, j’ai oublié son nom), prendra les vôtres, et vous les portera. Je me flatte, ma chère Jeanne, que cette petite marque d’attention ne vous déplaira pas. »
« Vous êtes trop bonne, madame, dit Jeanne ; mais je ne puis me passer de ma promenade du matin. On me conseille de rester dehors le plus que je pourrai ; il faut que je me promène quelque part, et le bureau de la poste est un but. »
« Ma chère Jeanne, ne dites pas une parole de plus ; c’est une affaire arrangée (ri forcé), autant que je puis présumer de donner des ordres, sans en avoir prévenu mon seigneur et maître. Vous savez que vous et moi, madame Weston, nous sommes obligées de mesurer nos termes. Mais je me flatte que j’ai encore assez d’influence pour être sûre de réussir. »
« Excusez-moi, dit Jeanne vivement, je ne puis aucunement consentir à un pareil arrangement, et donner une peine inutile à un de vos gens. Si cette commission me déplaisait, elle serait faite comme elle l’est dans mon absence, par ma grand’mamam. »
« Oh ! ma chère, votre Marthe a tant à faire !… Et c’est une charité que d’employer nos gens. »
Jeanne n’avait pas l’air de se rendre ; mais, sans lui répondre, elle se mit à dire à M. Jean Knightley :
« Les bureaux de postes aux lettres sont un très-bel établissement. Leur régularité, leur célérité sont étonnantes. »
« Ils sont certainement bien réglés. On leur reproche rarement de la négligence ou des erreurs. Si rarement, qu’à peine une lettre sur des milliers qui parcourent le royaume, ne parvient pas à sa véritable adresse, et pas une, sur un million, qui soit perdue. Et lorsqu’on considère la grande variété d’écritures, la plupart très-mauvaises, et qu’il faut déchiffrer, la surprise augmente. »
« Les commis deviennent experts par l’habitude. S’il vous faut encore d’autres explications, en voici : on les paie. Voilà la clef : le public veut être servi pour son argent. »
On parla encore sur les différentes sortes d’écritures. On m’a assuré, dit M. Jean Knightley, que souvent la même main prévaut dans les familles ; et lorsque le même maître enseigne à tous, la chose me paraît toute naturelle. Mais je pense que cette parité doit plutôt être applicable aux filles qu’aux garçons, car ceux-ci, après un certain âge, ne prennent guère de leçons d’écriture ; ils se forment d’eux-mêmes une main telle qu’elle. Isabelle et Emma ont à peu près la même main ; j’ai eu quelquefois de la peine à les distinguer.
« Oui, dit son frère, il y a de la ressemblance ; je vous comprends : mais la main d’Emma est la plus forte. »
« Isabelle et Emma écrivent supérieurement, dit M. Woodhouse, ainsi que la pauvre madame Weston. Il accompagna cela d’un demi-soupir, en la regardant. »
« Je n’ai jamais vu d’écriture d’homme, commença Emma à dire, en regardant madame Weston ; mais elle s’arrêta voyant qu’elle parlait avec quelqu’un. Cette pause lui donna le temps de réfléchir. Comment l’introduirai-je ? Ne puis-je tout d’un coup prononcer son nom devant tout ce monde ? Dois-je prendre un détour ? Votre ami du comté d’York, par exemple, si j’étais bien éprise. Non, je puis prononcer son nom sans la moindre hésitation ; je sens que je vais de mieux en mieux. Allons, courage. »
« Madame Weston n’étant plus occupée, Emma commença de nouveau à dire : la plus belle écriture d’homme que j’aie vue de ma vie, c’est celle de M. Frank Churchill. »
« Je ne la trouve pas belle ; elle est petite, sans force ; elle ressemble à une écriture de femme. Ainsi parla M. Knightley. Les deux dames n’en convinrent pas ; elles prirent la défense de M. Frank. Non, cette écriture ne manquait pas de force ; elle n’était pas grande, mais elle était claire et très-prononcée. Madame Weston, n’en avez-vous pas sur vous ? Madame Weston n’en avait pas. Si j’avais mon petit bureau ici, je pourrais en montrer. Ne vous souvenez-vous pas, madame Weston, de l’avoir employé à écrire pour vous ? »
« Il me répondit qu’il était occupé. »
« Fort bien, j’ai un billet ; je pourrai le montrer après dîner, pour convaincre M. Knightley. »
« Ah ! lorsqu’un jeune galant comme M. Frank Churchill, dit sèchement M. Knightley, écrit à une belle demoiselle comme Emma Woodhouse, il fait sans doute du mieux qu’il peut.
Le dîner était servi. Madame Elton, sans qu’on lui eût rien dit, se leva, et avant que M. Woodhouse se fût approché d’elle pour lui donner la main et la conduire dans la salle à manger, elle s’écria : « Dois-je passer la première ; en vérité je suis honteuse que ce soit toujours à moi. »
L’empressement de Jeanne à aller chercher ses lettres malgré la pluie, n’avait pas échappé à Emma : elle avait tout entendu ; elle désirait savoir si la promenade humide du matin récompensait sa peine. Elle le soupçonnait, car Jeanne, outre un teint plus animé et plus de vivacité, avait un air de bonheur répandu sur toute sa personne.
Emma avait eu envie de faire quelques questions sur le temps que mettait la malle d’Irlande à parvenir, sur le port des lettres, etc. ; mais elle s’en abstint, dans la ferme résolution de ne pas dire un seul mot qui pût chagriner Jeanne. Elles suivirent les autres dames, se tenant sous le bras, et marchèrent ensemble avec une apparence d’amitié digne de leur grâce et de leur beauté.