La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 08

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 92-101).


CHAPITRE VIII.

BUTLER.


Le siège d’Arthur sera mon lit ; mon corps ne reposera jamais entre des draps ; l’eau de saint Antoine sera ma boisson, puisque j’ai perdu l’objet de mon sincère amour.
Vieille Chanson.


Si j’avais à désigner un endroit d’où l’on pût voir dans leur plus grande beauté le lever et le coucher du soleil, je désignerais ce sentier sauvage qui serpente au pied de la haute masse de rochers presque circulaires appelés Salisbury-Crags, et qui marque le sommet de la pente rapide par laquelle on descend dans la vallée au sud-est de la ville d’Édimbourg. Le paysage, quand l’œil en suit tout le contour, domine une ville que ses hautes maisons et ses édifices élevés montrent sous une forme qui, pour une imagination romanesque, pourrait ressembler à celle d’un dragon : ici c’est un magnifique bras de mer avec ses récifs, ses îles, ses côtes éloignées, et dans le fond une chaîne de montagnes ; là c’est une belle et fertile campagne, variée à l’infini par des collines, des vallées et des monticules, et dans le lointain la cime pittoresque des monts Pentland. Mais comme le sentier fait mille charmants détours au pied de cette masse imposante de rochers, la perspective qui renferme tous ces objets délicieux et sublimes change à chaque pas, et les présente tantôt réunis, tantôt séparés les uns des autres, avec la variété la plus capable de satisfaire l’œil et l’imagination. Quand une perspective si belle et si variée, si intéressante par sa complication et cependant si sublime, est éclairée des teintes du matin ou de celles du soir, et déploie toute cette richesse de nuances sombres, remplacées peu à peu par une vive lumière, qui donne du relief même aux points de vue les moins saillants, l’effet qu’elle produit approche de l’enchantement. Ce sentier était d’ordinaire ma promenade soir et matin, quand je lisais un auteur favori ou que je m’occupais d’un nouveau sujet d’étude. Mais il est devenu, m’a-t-on dit, tout à fait impraticable, et cette négligence, si elle est vraie, prouve bien peu en faveur du goût de la bonne ville ou de ses administrateurs[1].

Ce fut de ce sentier ravissant, que je n’ai pu me rappeler sans interrompre mon récit pour en donner la description, car il fut souvent le témoin de mes délicieuses rêveries quand, jeune encore, je faisais le rêve du bonheur ; ce fut, dis-je, de ce sentier romantique que Butler vit poindre l’aurore du jour qui suivit le meurtre de Porteous. Il lui eût été facile de trouver un chemin beaucoup plus court pour se rendre à la maison vers laquelle il se dirigeait, et, de fait, celui qu’il avait choisi faisait de grands détours ; mais, afin d’avoir le temps de se remettre des émotions qu’il venait d’éprouver, aussi bien que pour attendre l’heure où il pourrait se présenter sans causer ni trouble ni surprise, il s’était déterminé à suivre une route plus longue, en passant au bas des rochers. Tandis que Butler, tantôt debout et les bras croisés, suit de l’œil les lents progrès du soleil au-dessus de l’horizon ; tantôt, assis sur un des nombreux fragments que la tempête a détachés des rochers qui s’élèvent sur sa tête, réfléchit tour à tour sur l’horrible catastrophe dont il vient d’être témoin, et sur les tristes nouvelles, pour lui pleines d’intérêt, qu’il a apprises chez l’infatigable Saddletree, nous ferons savoir au lecteur quel était ce Butler, et comment son destin était lié à celui d’Effie Deans, la malheureuse servante de mistress Saddletree.

Reuben Butler était d’origine anglaise, quoique né en Écosse. Son grand-père, soldat dans l’armée de Monk, faisait partie du corps de dragons à pied qui prit d’assaut la ville de Dundee, en 1651. Stephen Butler que son talent pour lire et pour commenter le texte sacré fit surnommer Stephen-l’Écriture et Butler-Bible, était un véritable indépendant, et prenait dans son sens le plus étendu la promesse faite aux saints qu’ils hériteraient de la terre. Mais, comme jusque là il n’avait guère reçu que de bons horions dans le partage de cette propriété commune, il ne manqua pas, après la prise et dans le pillage d’une ville commerçante, l’occasion de s’approprier une aussi large part des biens de ce monde qu’il lui fut possible de se la faire. Il paraît qu’il y avait passablement réussi ; car sa fortune sembla, depuis cet événement, s’être beaucoup améliorée.

Sa division était cantonnée dans le village de Dalkeith, comme formant la garde particulière de Monk qui, en sa qualité de général de la république, résidait dans le château voisin. Quand, à la veille de la Restauration, le général fut sur le point de sortir d’Écosse, il réorganisa son armée, et plus particulièrement le corps dont les soldats l’approchaient tous les jours, de manière à n’avoir plus que des troupes qui lui fussent entièrement dévouées. À cette occasion, Stephen-l’Écriture fut pesé dans la balance et trouvé trop léger. Il ne devait pas avoir grand goût pour une expédition qui pouvait compromettre le règne de la suprématie militaire ; il ne pouvait pas croire que sa conscience lui permît de combattre dans les rangs d’une armée qui finirait probablement par rétablir sur le trône Charles Stuart, le fils du dernier homme, ainsi que les indépendants appelaient familièrement et sans respect Charles Ier non seulement dans leurs conversations ordinaires, mais encore dans leurs prédications et dans leurs harangues les plus soignées. On ne pouvait, vu l’époque, casser un soldat pour une telle dissidence d’opinion ; on lui conseilla amicalement de céder son cheval et son équipement à un vieux soldat de Middleton, qui avait une conscience militaire plus accommodante, et dont les opinions se réglaient toujours sur celles du colonel et du payeur. Comme cet avis était appuyé de l’offre de lui payer comptant tout l’arriéré de sa solde, Stephen eut assez de sagesse humaine pour y adhérer, et vit avec indifférence son ancien régiment partir de Goldstream par la route du sud, pour aller établir sur une base nouvelle le gouvernement chancelant d’Angleterre.

La ceinture de l’ex-soldat, pour me servir du mot d’Horace, était assez pesante pour qu’il pût acheter une petite maison et deux ou trois pièces de terre, qui portent encore le nom de Beersheba, à environ un mille écossais de Dalkeith, où il se choisit une jeune compagne qui, dans l’espoir de posséder un jour l’honnête fortune de son mari, déjà si près de la tombe, s’accommoda des manières bourrues, du caractère sérieux et de la figure basanée du soldat fanatique. Stephen ne survécut pas long-temps au malheur de tomber dans les mauvais jours et de passer sous les mauvaises langues, deux calamités dont Milton se plaint avec tant d’amertume dans une situation pareille. À sa mort, il laissa une veuve jeune encore et un fils âgé de trois ans, dont la sobriété, les traits ridés et peu agréables, dont enfin l’humeur sentencieuse eût suffisamment rétabli l’honneur de sa mère, si on se fût avisé de mettre en doute que le marmot fût réellement l’héritier légitime de Butler-Bible.

Stephen n’avait propagé ses opinions ni dans sa famille ni parmi ses voisins ; l’air de l’Écosse était contraire à l’arbre de l’indépendance politique, bien que favorable au fanatisme religieux. Toutefois en n’avait pas oublié les principes qu’il professait, et un certain laird des environs, qui se vantait de sa loyauté dans le plus mauvais des temps (quoiqu’ils ne lui aient fait courir d’autre risque, que je sache, que celui de recevoir une contusion à la tête ou de passer une nuit au corps-de-garde quand le vin et le royalisme lui faisaient entamer sa vieille histoire), avait jugé convenable de ramasser tout ce qui donnait matière à accusation contre le défunt. Dans ce compte, ses principes religieux n’étaient pas oubliés ; car, pour dire la vérité, ils devaient paraître d’une exagération excessive à un homme qui en avait de si modérés, de si faibles, qu’ils étaient à peu près nuls. Pour ces raisons, la pauvre veuve Butler fut accablée, comme non-conformiste, d’une multitude d’amendes et de vexations de toute espèce alors en usage ; si bien que Beersheba devint la propriété du laird. Après avoir ainsi persécuté comme à plaisir et dépouillé cette malheureuse veuve, il eut pourtant assez de remords ou de modération, ou de tel autre sentiment que le lecteur voudra bien lui attribuer, en lui permettant d’habiter la chaumière de son mari et de faire valoir, moyennant une légère redevance, un petit enclos de terre voisin. Cependant le jeune Benjamin atteignit l’âge d’homme, et malgré la perspective de misère que devait lui faire envisager un accroissement de famille, il se maria. De cette union naquit un fils, Reuben, qui en effet vint augmenter la pauvreté de Beersheba.

Jusqu’alors le laird de Dumbiedikes avait été modéré dans ses exactions, peut-être parce qu’il avait honte de trop rançonner la veuve Butler, qui n’avait plus que de si chétives ressources ; mais quand un jeune et vigoureux gaillard fut en état de labourer l’enclos en question, Dumbiedikes commença à penser que de si larges épaules pouvaient porter quelque chose de plus. En effet, il réglait les redevances de ses fermiers, qui heureusement n’étaient pas nombreux, absolument comme les charretiers qu’il voyait charger leurs voitures à une mine de charbon du voisinage, et qui ne manquaient pas d’augmenter leur charge ordinaire de quelques centaines de livres, dès qu’ils avaient pu se procurer un cheval un peu plus fort que celui qu’ils avaient crevé la veille. Quelque raisonnable que parût ce calcul au laird de Dumbiedikes, il aurait dû réfléchir que ce moyen peut ne pas réussir, et qu’il occasionne presque toujours la mort du cheval, ainsi que la perte du chariot et du chargement. Ce fut précisément ce qui arriva quand on imposa à Benjamin Butler une redevance plus forte. Sachant à peine parler, à peine penser, mais attaché au domaine de Beersheba comme une plante à la terre où elle se trouve jetée par le hasard, il ne fit aucune remontrance au laird, n’essaya point de lui échapper ; mais, travaillant nuit et jour pour remplir ses engagements envers son maître, il tomba malade d’une fièvre chaude, et mourut. Sa femme le suivit de près ; et comme si c’eût été le destin de tous les hommes de cette famille, notre Reuben Butler, en 1704 ou 1705, se trouva orphelin comme l’avait été son père, et confié aux soins de sa grand’mère, la veuve du vieux soldat de Monk.

La même perspective de misère menaçait un autre fermier de ce gentilhomme au cœur de fer. C’était un véritable et sincère presbytérien, appelé Deans, qui, quoique loin d’être dans les bonnes grâces du laird à cause de ses principes religieux et politiques, était parvenu à conserver sa ferme en payant avec exactitude les redevances, les loyers, les intérêts, les corvées, les droits de mouture, les prestations, les amendes, et autres exactions qui se paient aujourd’hui en argent et sont désignées par le mot emphatique de rentes. Mais les années 1700 et 1701, si longtemps fameuses en Écosse pour la disette et la détresse générale, épuisèrent les moyens du laboureur whig. Dès lors citations de par l’agent des redevances, arrêt de la cour des barons, saisies, confiscations de tous genres sifflèrent à ses oreilles, comme les boulets des royalistes avaient sifflé à celles des covenantaires dans les journées de Pentland, de Bothwell, d’Air-Moss. Malgré tout son courage, et il en avait beaucoup, Douce Davie Deans, battu à pied et à cheval, resta à la merci de son avare seigneur, à l’époque même de la mort de Benjamin Butler. Chacun prévoyait le sort des deux familles, mais ceux qui s’attendaient à les voir chassées, dépouillées, ruinées, furent trompés dans leurs calculs par un événement inattendu.

Le jour même où leur expulsion devait avoir lieu, tandis que tous leurs voisins s’empressaient de les plaindre, et pas un de les secourir, le ministre de la paroisse et un médecin d’Édimbourg furent priés de se rendre en toute hâte près du laird de Dumbiedikes. Ce fut pour l’un comme pour l’autre un grand sujet de surprise, car leurs professions servaient de texte ordinaire à ses plaisanteries, quand il avait vidé une bouteille, c’est-à-dire au moins une fois chaque jour. Le médecin de l’âme et celui du corps arrivèrent en même temps dans la cour étroite du vieux manoir, et après s’être regardés tous deux avec un égal étonnement, ils conclurent que Dumbiedikes devait être bien mal pour les avoir ainsi appelés en même temps. Avant qu’un domestique les eût introduits dans la chambre du laird, ils furent joints par un homme de loi, Michel Novit, qui s’intitulait procurateur devant la cour du shérif, car alors il n’y avait pas de solliciteurs. Ce dernier personnage entra d’abord dans la chambre du malade, ou bientôt après le ministre et le médecin furent invités à se rendre.

Dumbiedikes s’était fait transporter, en cette occasion, dans sa plus belle chambre à coucher, qui ne servait que pour les décès et les mariages, et qu’on appelait, vu sa première destination, la chambre de la mort. Outre le malade et M. Novit, ils y trouvèrent le fils et unique héritier du laird, grand niais de quatorze à quinze ans, et la femme de charge, âgée de quarante à cinquante ans, au visage couleur de buis, et qui, depuis la mort de lady Dumbiedikes, tenait les clefs et gouvernait la maison. Ce fut devant cet auditoire que le laird s’exprima à peu près dans les termes suivants, tandis que les choses temporelles et les choses spirituelles, le soin de sa santé et celui de sa fortune, se confondaient d’une manière bizarre dans sa tête, qui n’avait jamais été des plus saines :

« Voilà qui va mal pour moi, messieurs mes voisins ! presque aussi mal qu’en 1689, quand je fus poursuivi par les collégiens[2]. Ils se trompaient bien sur mon compte ; ils m’appelaient papiste, mais il n’y eut jamais de papisme dans mon individu, croyez-le bien, ministre… Jack, prenez exemple sur moi… c’est une dette qu’il faut que nous payions tous… et voici Michel Novit qui vous dira que je n’ai jamais manqué à en payer une. Monsieur Novit, vous songerez à demander la rente annuelle qui m’est due au terme prochain. Si je paie les autres, il est bien juste qu’ils me paient aussi… chacun le sien… Jack, quand vous n’aurez rien à faire, plantez un arbre, il poussera pendant que vous dormirez. C’est ce que me disait mon père, il y a quarante ans, mais je n’ai jamais eu le temps de m’en souvenir. Jack, ne buvez jamais d’eau-de-vie le matin, c’est mauvais pour l’estomac. Si vous avez besoin de boire un coup en vous éveillant, prenez de l’eau admirable ; voilà Jenny qui en fait d’excellente… Docteur, ma respiration devient aussi difficile que celle d’un joueur de cornemuse qui a joué pendant vingt-quatre heures à une noce de gueux[3]… Jenny, relevez l’oreiller sous ma tête… mais ce n’est pas la peine !… John-la-Messe, ne voulez-vous pas me réciter quelque petite prière, cela peut me faire du bien, et chasser de ma tête quelque mauvaise pensée. Parlez donc, l’ami. — Je ne puis chanter une prière comme une chanson, répondit l’honnête ministre : si vous voulez échapper à la damnation comme l’oiseau échappe à l’oiseleur, il faut, laird, me montrer l’état de votre âme. — Est-ce que vous ne devez pas le savoir sans que j’aie besoin de vous le dire ? À quoi m’aura servi de payer la dîme, de payer les émoluments de la cure, d’entretenir le presbytère depuis 1689, si je ne puis obtenir un petit bout de prière, la première fois que je vous en demande ?… Allez au diable, vous et votre indépendance, si c’est là tout ce que vous pouvez faire pour moi !… Le vieux ministre Kiltstoup m’aurait déjà lu la moitié du livre de prières… allez au diable !… Docteur, voyons si vous pourrez faire quelque chose pour moi. »

Le médecin, qui pendant ce temps-là avait reçu de la femme de charge quelques renseignements sur l’état du malade, l’assura que toute sa science ne pourrait prolonger sa vie au-delà d’une couple d’heures.

« Alors, allez au diable, vous et John-la-Messe ! Êtes-vous venus ici seulement pour me dire que vous ne pouvez me secourir dans le danger ? Qu’on les mette à la porte, Jenny… À la porte de la maison ! Et vous, mon fils, que ma malédiction et celle de Cromwell tombent sur vous si vous leur donnez argent ou cadeaux, ne fût-ce qu’une paire de gants noirs. »

Le ministre et le médecin se hâtèrent de quitter l’appartement, tandis que Dumbiedikes, dans un accès de rage, vomissait ces imprécations violentes et profanes qui lui avaient mérité le surnom de Damn-me Dikes. « Jenny ! coquine ! apporte-moi la bouteille à l’eau-de-vie, » s’écria-t-il d’une voix où la colère luttait contre la douleur ; « je veux mourir comme j’ai vécu, en me passant d’eux. Mais j’ai un poids, » dit-il en parlant plus bas, « j’ai un terrible poids sur le cœur, et un tonneau d’eau-de-vie ne pourrait le faire partir… Les Deans de Woodend !… je les ai dépouillés dans les années d’abondance, et maintenant ils vont déménager, ils vont mourir de faim… Et les habitants de Beersheba, cette vieille veuve du dragon Butler et son enfant, ils vont mourir, mourir de faim !… Regardez, Jack ; quel temps fait-il ? — Il neige à gros flocons, mon père, » répondit Jack après avoir ouvert la fenêtre et regardé le temps avec le plus grand sang-froid.

« Ils périront sur la terre glacée ! ils périront de froid ! Quant à moi, j’aurai assez chaud, si tous les vieux contes sont vrais. »

Cette dernière réflexion fut faite à voix basse et d’un ton qui fit frémir le procureur lui-même. Il essaya, probablement pour la première fois de sa vie, de donner un avis spirituel ; et comme pour verser un baume sur la conscience alarmée du laird, il lui conseilla de réparer les injustices dont il avait accablé ces malheureuses familles, réparation que la loi civile, comme il l’observa en passant, appelait restitutio in integrum. Mais l’avarice luttait contre le remords pour conserver sa place dans un cœur qu’elle avait si long-temps occupé, et l’avarice réussit en partie, comme un vieux tyran déjoue souvent les efforts de ses sujets révoltés.

« C’est impossible, » répondit-il d’une voix désespérée ; « cela me ferait mourir. Comment pouvez-vous me conseiller de rendre de l’argent, quand vous savez que j’en ai si grand besoin ? Comment abandonner Beersheba, quand cette terre arrondit si bien mes domaines ? La nature a voulu que les fiefs de Dumbiedikes et de Beersheba n’eussent qu’un seul maître. Oui, Michel, elle l’a voulu. Y renoncer ! cela me donnerait la mort. — Mais vous n’en mourrez ni plus ni moins, laird, et peut-être en mourrez-vous avec moins de peine. Essayez un peu. J’aurais bientôt dressé l’acte. — Ne m’en parlez plus, Mac Novit, ou je vous jette mon vase de nuit à la tête. Mais Jack, mon garçon, vous voyez quelles souffrances me déchirent sur mon lit de mort. Faites du bien à ces pauvres gens, aux Deans et aux Butler. Faites-leur du bien, Jack. Ne vous laissez pas marcher sur le pied, Jack ; mais ayez de l’humanité… Quoi qu’il arrive, conservez Beersheba. N’exigez de ces pauvres gens qu’une modique redevance ; laissez-leur le pain et la soupe ; votre père en sera peut-être mieux là où il va, mon fils. »

Après ces instructions contradictoires, le laird se sentit le cœur tellement soulagé, qu’il avala de suite trois verres d’eau-de-vie, et perdit vent, comme disait Jenny, en essayant de fredonner la chanson : Que le diable emporte le ministre !

Sa mort opéra un changement complet en faveur des malheureuses familles. John Dumbie, de droit laird de Dumbiedikes, avait bien sa part de cupidité et d’égoïsme ; mais il n’avait pas l’esprit de rapine ni l’âme intéressée de son père, et son tuteur se trouva d’accord avec lui pour exécuter les volontés du défunt. On ne chassa donc point les malheureux fermiers, par la neige qui tombait ; on leur donna même de quoi se procurer du fromage et du pain d’avoine, qu’ils mangèrent sous le poids de la malédiction prononcée contre la postérité d’Ève. La chaumière des Deans, appelée Woodend, n’était pas très-éloignée de celle de Beersheba. Il y avait eu d’abord peu de relations entre les deux familles. Deans était un Écossais farouche, rempli de préjugés contre les hommes du Sud et contre tout ce que produisait le Sud. De plus, Deans était, comme nous l’avons dit, un véritable presbytérien, attaché avec la conviction la plus inébranlable aux opinions qui lui semblaient être le seul chemin bon et possible à suivre, pour nous servir de son expression, entre les ultra-zélés à droite et les défectionnaires à gauche : aussi avait-il une haine et une horreur profondes pour tous les indépendants aussi bien que pour tous ceux qu’il supposait leurs alliés.

Cependant, malgré ses préjugés nationaux et son zèle religieux. Deans et la veuve Butler se trouvaient dans une situation qui devait naturellement amener quelque intimité entre les deux familles. Elles avaient partagé le même danger et la même délivrance : il fallait qu’elles s’aidassent mutuellement, comme des voyageurs qui traversent un torrent rapide sont forcés de se soutenir les uns les autres, de peur que le courant n’entraîne ceux d’entre eux qui s’isoleraient.

Quand Deans connut mieux sa voisine, il renonça en partie à ses préjugés : il trouva que la vieille mistress Butler, si elle n’était pas bien affermie contre les défections du temps, n’adoptait du moins aucune des opinions des indépendants ; de plus, elle n’était pas d’origine anglaise. On pouvait donc espérer que, bien qu’elle eût épousé un brigadier des dragons de Cromwell, son petit-fils ne prendrait fait et cause ni pour les indépendants ni pour les schismatiques, espèce de gens dont le bonhomme Deans avait tout aussi peur que du pape et du diable. Surtout (car Douce Davie Deans avait son côté faible) il voyait avec plaisir que la veuve avait un grand respect pour lui, qu’elle déférait toujours à ses avis, enfin qu’elle se mettait peu en peine de défendre les opinions religieuses du défunt (opinions auxquelles d’ailleurs elle était peu attachée), en considération des excellents conseils que lui donnait le presbytérien pour la conduite de sa petite ferme. Ces conseils, Deans les terminait habituellement ainsi : « Il peut en être autrement en Angleterre, voisine ; malgré toute ma science, on peut ne pas faire de même ailleurs… Ceux qui ne partagent pas mon opinion au sujet de la grande réforme opérée par le Covenant dans notre religion, ceux qui détruisent et bouleversent le gouvernement et la discipline de l’Église, qui démolissent la voûte de notre Sion, peuvent être d’avis qu’il faudrait semer de l’avoine ; mais je dis, moi, qu’il faut semer des pois : oui, des pois. » Et comme ces avis, bien que donnés avec une sorte de jactance, étaient sages et raisonnables, ils étaient reçus avec reconnaissance et suivis avec respect.

Il ne fallut pas un bien long temps pour que l’intimité qui s’était établie entre la famille de Beersheba et celle de Woodend devînt plus étroite entre Reuben Butler, que le lecteur connaît déjà, et Jeanie Deans, le seul enfant que Douce Davie Deans eût de sa première épouse, dont il ne parlait jamais sans ajouter : « Cette femme si parfaite, si chrétienne, dont le nom (Christine Menzies de Hochmagirdle) était doux à prononcer pour tous ceux qui appréciaient son savoir et sa vertu. »

Nous allons dire comment se forma cette liaison, et quelles en furent les suites.



  1. On a construit depuis quelques années un beau et solide sentier au milieu de ces rochers romantiques ; et l’auteur se flatte que ce passage de son livre aura donné l’idée de cet établissement.
  2. Avant la révolution, les étudiants d’Édimbourg passaient pour être de violents anti-papistes. On les soupçonna d’avoir mis le feu à la maison du lord-maire, et ils suscitèrent plusieurs émeutes en 1688 et 1689. a. m.
  3. Penny-widding, noce à un sou, de dit d’une noce où chacun paie son écot. a. m.