La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 10

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 115-127).


CHAPITRE X.

LA GROSSESSE.


Son air, ses manières, tout son extérieur excitait l’admiration ; elle était aimable, quoique réservée, engageante sans trop de familiarité ; la gaieté et la fraîcheur de la jeunesse brillaient dans ses yeux, et chacun de ses regards exprimait la joie de son cœur.
Crabbe.


Les visites du laird reprirent ainsi leur cours ordinaire, sans qu’on eût rien à en attendre ou à en craindre. Si un amant avait le privilège qu’on attribue au serpent, de fasciner un oiseau par la force du regard, sans doute avec ses grands yeux verdâtres et stupides, qu’il commençait déjà de temps en temps à armer de lunettes, Dumbiedikes eût produit cet effet ; mais l’art de la fascination semble être depuis long-temps au nombre des artes perditœ, et je ne sache pas que l’opiniâtreté d’attention du laird ait jamais produit sur celle contre qui elle était dirigée, aucun autre effet que des bâillements.

Cependant cet objet de son admiration atteignait le terme de la jeunesse, et approchait de ce qu’on appelle chez les femmes la maturité, époque qui, pour le beau sexe, prétendons-nous impoliment, commence quelques années plus tôt que chez le nôtre. Beaucoup de gens pensaient que le laird eût mieux fait de porter ses regards sur un objet dont les charmes étaient bien supérieurs à ceux de Jeanie, même telle qu’elle avait été dans toute sa fraîcheur, et qui commençait à être remarqué de tous ceux qui visitaient la chaumière de Saint-Léonard.

Effie Deans, élevée par les soins tendres et affectueux de sa sœur, était devenue une jeune fille d’une éclatante beauté. Sa tête d’une forme grecque, couverte d’innombrables boucles de cheveux bruns retenus par un réseau de soie bleue, et ombrageant une figure digne d’Hébé, était l’image de la santé et de la joie. Une robe courte d’étoffe brune faisait valoir une taille qui pouvait par la suite offrir le défaut ordinaire aux formes féminines en Écosse, un peu de lourdeur, mais qui, dans cet âge tendre, était fine, élancée, pleine de grâce et d’harmonie dans toutes ses proportions.

Ces charmes naissants, toute cette fleur de jeunesse, ne purent ébranler l’esprit opiniâtre du laird ou détourner ses regards de celle sur qui il les fixait avec tant de constance. Mais son œil était le seul qui pût voir cette vivante image de la santé et de la beauté sans s’y attacher avec délire. Le voyageur arrêtait son cheval fatigué, au moment d’entrer dans la ville, terme de son voyage, pour contempler cette figure aérienne, qui glissait près de lui, son pot au lait sur la tête, si droit, d’un pas si leste et si dégagé sous ce fardeau, qu’il semblait être pour elle moins une charge qu’un ornement. Les jeunes gens du faubourg voisin, qui se réunissaient le soir pour jouer à la boule et se livrer à d’autres exercices, guettaient les mouvements d’Effie et se disputaient l’avantage d’attirer son attention. Même les rigides presbytériens, de la croyance de son père, qui regardaient au moins comme un piège sinon comme un crime, tout ce qu’ils accordaient aux yeux ou aux sens, se laissaient aller à un moment de ravissement en contemplant cette fille charmante, et bientôt, poussant un soupir, ils se reprochaient leur faiblesse, et s’affligeaient qu’une si belle créature participât au crime héréditaire et à l’imperfection de notre nature. On l’appelait ordinairement le Lis de Saint-Léonard, nom qu’elle méritait aussi bien par la candeur de ses pensées, de ses paroles et de ses actions que par les attraits de sa personne.

Cependant il y avait dans le caractère d’Effie quelque chose qui non seulement faisait naître de singulières inquiétudes dans l’esprit de Douce Davie Deans, dont les principes étaient fort rigides, comme on le pense bien, sur les amusements de la jeunesse, mais qui inspirait même des craintes sérieuses à sa sœur, quoique beaucoup plus indulgente. Les enfants des classes inférieures en Écosse sont ordinairement fort gâtés ; l’aimable auteur de Glenburnie[1] nous a épargné, à moi et à tout futur écrivain, la peine de dire jusqu’à quel point on pousse cette faiblesse. Effie avait eu une double portion de cette tendresse inconsidérée et mal entendue. Davie, malgré toute sa rigidité, ne pouvait condamner entièrement les amusements de l’enfance ; et à ses yeux sa plus jeune fille, l’enfant de sa vieillesse, semblait encore un enfant, plusieurs années après qu’elle eut atteint l’âge d’une femme faite. Il l’appelait « ma petite fille, ma petite Effie, » et il lui était permis d’aller et de venir, sans qu’on lui demandât compte de ses actions, si ce n’est le jour du sabbat et aux heures où la famille disait les prières en commun. Sa sœur avait pour elle tous les soins et toute la tendresse d’une mère, mais elle n’en avait pas l’autorité ; et celle qu’elle exerçait sur ses jeunes ans diminua à mesure qu’Effie, avançant en âge, se crut le droit d’agir en toute liberté. Malgré l’innocence et la douceur de son caractère, le Lis de Saint-Léonard acquit donc un fonds d’opiniâtreté et d’entêtement, et une disposition à l’irritabilité, en partie naturelle sans doute, mais que la liberté illimitée dont elle avait joui dans son enfance avait certainement accrue. Une scène d’intérieur fera mieux connaître son caractère.

Un soir que le vigilant Davie était occupé à donner le fourrage aux patients et utiles animaux dont le produit faisait toute sa fortune, Jeanie, voyant que la nuit approchait, commença à concevoir de l’inquiétude de ce que sa sœur ne revenait pas. Elle craignit qu’elle ne fût point de retour à la maison à l’heure où son père, après le travail du soir, avait coutume de faire la prière en commun, et elle savait combien l’absence d’Effie en un tel moment lui causerait de mécontentement. Ses inquiétudes étaient d’autant plus vives, que déjà plusieurs fois Effie était sortie à la même heure, et son absence, d’abord trop courte pour être remarquée, s’était peu à peu prolongée jusqu’à une demi-heure, une heure même ; ce jour-là elle durait beaucoup plus longtemps. Jeanie se tenant à la porte, la main sur les yeux, pour éviter les rayons du soleil couchant, regardait successivement sur tous les sentiers qui aboutissaient à leur demeure, afin d’y découvrir la forme aérienne de sa sœur. La grande route était séparée du Parc du Roi par un mur et une barrière, Jeanie dirigeait souvent ses regards de ce côté, quand elle y vit tout à coup deux personnes, qui paraissaient jusque-là avoir marché fort près du mur pour éviter d’être aperçues. L’une, qui était un homme, se retourna précipitamment et s’éloigna ; l’autre, qui était une femme, passa la barrière, et s’avança vers la chaumière : c’était Effie. Elle aborda sa sœur avec cet air de légèreté affecté que prennent les femmes de sa condition, et souvent celles d’un rang plus élevé, pour cacher leur surprise ou leur confusion ; elle fredonnait la chanson suivante :

Le chevalier ensorcelé
S’était assis sur la colline
Où le genêt s’élève et fleurit isolé.
Là vint une beauté lutine,
Chantant une chanson badine ;
Et depuis ce moment le peuple rassemblé
N’ose plus visiter la riante colline.

« Allons, Effie, dit sa sœur, notre père va rentrer. » La jeune fille cessa de chanter. « Pourquoi revenez-vous donc si tard ? — Il n’est pas tard, répondit Effie. — Il est huit heures sonnées à toutes les horloges de la ville, et le soleil est couché derrière les montagnes de Costorphine. D’où venez-vous donc, que vous rentrez si tard ? — Je n’ai été nulle part. — Et qui est-ce qui vous a quittée auprès du mur ? — Personne. — Nulle part ! personne ! J’espère que c’est un endroit et des personnes convenables qui vous retiennent si tard dehors ? — Et pourquoi m’épier ainsi ? Il est sûr que si vous ne me faisiez pas de questions, je ne vous ferais pas de mensonges. Vous ai-je jamais demandé ce que vient faire ici le laird de Dumbiedikes, qui avec des yeux aussi brillants que ceux d’un chat sauvage (excepté, j’en conviens, qu’ils sont un peu plus verts et moins beaux) ne cesse de vous regarder ! — Vous savez très-bien qu’il vient ici pour voir notre père, » répondit Jeanie à cette malicieuse remarque.

« Et Reuben Butler vient-il aussi pour voir notre père, qui est si fatigué de ses mots latins ? » dit Effie enchantée de trouver moyen, en dirigeant une attaque sur le pays ennemi, de détourner celle dont elle était menacée ; et avec la pétulance de la jeunesse elle continua à tourmenter sa sœur aînée. Elle la regardait d’un air rusé et ironique, en chantant à voix basse, mais d’un ton significatif, ce passage d’une vieille chanson écossaise :

En traversant le cimetière,
J’ai rencontré le laird du val.
Le pauvre sot ne m’a fait aucun mal ;
Mais avant cette nuit dernière,
J’ai rencontré le clerc…

Ici elle s’interrompit en regardant sa sœur ; et voyant ses yeux remplis de larmes, elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa avec empressement. Jeanie, quoique mécontente, ne put résister aux caresses de cette naïve enfant de la nature, chez qui le mal et le bien ne semblaient nullement réfléchis. Mais en lui rendant son baiser, en signe de réconciliation complète, elle ne put s’empêcher de lui dire avec douceur. « Effie, si vous apprenez de vilaines chansons, vous pourriez vous en servir moins méchamment. — Ah, oui ! » dit la jeune fille en la serrant dans ses bras, « je voudrais n’en avoir jamais appris, je voudrais n’avoir jamais été là ; je voudrais que ma langue eût été coupée, plutôt que de vous avoir affligée. — Ne parlez plus de cela, » répondit sa bonne sœur ; « rien de ce que vous me dites ne peut m’affliger ; mais ne faites pas de peine à notre père ! — Oh ! non, non, dit Effie ; et quand il y aurait autant de danses qu’il y a d’étoiles au firmament pendant une nuit d’hiver, je ne ferais pas un pas pour y aller. — La danse ! répéta sa sœur étonnée ; et qu’allez-vous faire à la danse ? »

Peut-être, dans ce moment d’expansion, le Lis de Saint-Léonard aurait fait à sa sœur une confidence sans réserve, et m’aurait épargné la peine de raconter une déplorable histoire ; mais le mot danse avait frappé l’oreille du vieux Davie, qui, venant de tourner le coin de la maison, arriva près de ses filles avant qu’elles se fussent aperçues de sa présence. Le mot prélat, celui même de pape, eût produit un effet moins terrible sur Davie ; car la danse, qu’il appelait un accès volontaire et mesuré de folie, lui semblait le plaisir le plus propre à détruire toute pensée sérieuse, et à jeter dans toute espèce de désordres ; encourager ou seulement permettre des réunions de personnes d’un rang élevé ou inférieur pour cet absurde et bizarre objet, ou pour les représentations dramatiques, lui paraissait une des preuves les plus frappantes de l’hérésie du siècle. Le mot danse, prononcé par ses filles et à sa porte lui fit perdre toute patience. La danse, s’écria-t-il, la danse ! La danse, dites-vous ? osez-vous bien parler de danse à ma porte ? C’est en se livrant à ce plaisir licencieux et profane que les Israélites adorèrent le veau d’or à Béthel ! c’est en dansant qu’une vile prostituée obtint la tête de Jean-Baptiste ! Je prendrai ce chapitre pour texte de l’exercice de ce soir, puisque vous avez besoin d’instruction sur ce point ; car cette malheureuse a eu certainement lieu de maudire le jour où elle se livra à cet exercice profane ; mieux eût valu pour elle être née boiteuse, et être portée de porte en porte comme la vieille Bessie Bovie, demandant l’aumône, que d’être la fille d’un roi, dansant et jouant des instruments comme elle a fait. Je me suis souvent étonné qu’un homme qui a une fois fléchi les genoux pour un motif pieux, osât jamais plier le jarret pour sauter au son de la flûte et du violon. Et je bénis Dieu avec le digne Pierre Walker[2], le colporteur de Bristo-Port, de ce que dans la jeunesse, époque où l’on aime la danse, le danger que courait ma tête, la crainte de l’échafaud, de la balle, du sabre, de la torture, le froid et la faim, la douleur et la fatigue, ont comprimé la légèreté de ma tête et la vivacité de mes jambes. Et maintenant, jeunes filles, si je vous entends prononcer ce mot de danse, si vous songez seulement qu’il existe au monde quelque chose semblable à des danses au son de la flûte et du violon, aussi vrai que l’âme de mon père est avec Dieu, je vous abandonne et vous renonce pour mes filles. Allons, rentrez, rentrez, » continua-t-il en s’adoucissant, car ses deux filles, Effie surtout, versaient des armes abondantes : « rentrez, mes chères enfants : nous demanderons à Dieu de nous préserver de ces folies profanes qui engendrent le péché, qui soutiennent le royaume des ténèbres dans sa lutte contre le royaume des lumières. »

Quelque bonnes que fussent les intentions de Davie, il avait mal choisi son temps pour prononcer cette espèce d’anathème contre la danse. Il opéra un changement dans les sentiments d’Effie, et la détourna de s’ouvrir à sa sœur comme elle voulait le faire. « Elle me regarderait comme la boue de ses souliers, se dit-elle, si elle savait que j’ai dansé quatre fois avec lui sur la prairie, et une fois chez Maggie Macqueen ; elle me menacerait de le dire à mon père et deviendrait tout à fait maîtresse. Mais je n’y retournerai plus, c’est bien décidé ; je plierai une feuille dans ma Bible[3], et ce sera comme si j’avais fait serment de n’y plus aller. » Et elle tint parole toute une semaine, pendant laquelle elle fut d’une maussaderie singulière et d’une humeur chagrine qu’on ne voyait chez elle que lorsqu’elle éprouvait quelque contradiction.

Il y avait dans cette conduite quelque chose de mystérieux et d’autant plus inquiétant pour la tendre et affectueuse Jeanie, qu’elle aurait cru mal agir envers sa sœur en confiant à leur père des craintes qui pouvaient n’avoir d’autre cause que sa propre imagination. De plus, son respect pour le vieillard ne l’empêchait pas de s’apercevoir qu’il était d’un esprit irritable et absolu ; et souvent elle pensa que sa haine contre les amusements de la jeunesse dépassait les bornes imposées par la religion et la raison. Elle comprenait bien que, priver tout à coup sa sœur de la liberté illimitée dont elle avait joui jusque là, produirait plus de mal que de bien, et qu’Effie, dans l’effervescence et l’opiniâtreté de la jeunesse, pourrait trouver dans les préceptes outrés de son père une excuse pour les enfreindre tous. Dans les conditions élevées, une demoiselle, quelque légère qu’elle soit, est toujours retenue par les règles de l’étiquette, et soumise à la surveillance de sa mère ou de sa conductrice ; mais les filles de campagne, qui saisissent un moment de gaieté dans les intervalles du travail, n’ont personne pour les surveiller, ni rien pour les retenir, et ces amusements n’en deviennent que plus dangereux. Jeanie sentait cela avec chagrin, quand une circonstance parut devoir la délivrer de ses inquiétudes.

Mistress Saddletree, avec qui nos lecteurs ont déjà fait connaissance, était parente éloignée de Douce Davie Deans : et comme c’était une femme d’une vie réglée et douée d’un bon cœur, une sorte de liaison avait toujours existé entre les deux familles. Cette digne femme, un an et demi environ avant l’époque où commence notre histoire, eut besoin d’une fille de boutique. Elle dit un jour à Deans que M. Saddletree n’était jamais chez lui quand il pouvait mettre le nez dans les cours de justice, que c’était une chose fort embarrassante pour une femme d’être toujours au milieu des paquets de cuir, vendant des selles et des brides, et qu’elle avait pensé à son arrière-cousine Effie, qui lui conviendrait parfaitement pour l’aider dans son commerce.

Cette proposition plut beaucoup à Davie. Sa fille serait logée, nourrie, recevrait des gages : c’était une position convenable. Elle serait sous la surveillance de mistress Saddletree, qui marchait dans la bonne voie, et qui demeurait tout près de l’église de la prison, où l’on pouvait entendre les profitables enseignements d’un ministre qui, comme le disait Davie, n’avait pas fléchi le genou devant Baal, c’est-à-dire, qui n’avait pas adhéré aux hérésies du temps, à l’Union, à la tolérance, au patronage, et autres serments érastiens exigés du clergé depuis la révolution, et surtout sous le règne de « la dernière femme » (comme il appelait la reine Anne), la dernière de l’infortunée famille des Stuarts. Tout occupé de l’avantage que tirerait sa fille des bonnes doctrines qu’elle entendrait sortir de la bouche d’un tel homme, le bon vieillard ne songea nullement aux pièges d’une espèce bien différente, auxquels une créature si belle, si jeune et si légère, serait exposée au milieu d’une cité populeuse et corrompue. Le fait est qu’il avait une telle horreur pour les fautes le plus à redouter en pareil cas, qu’il aurait songé à donner des avis à sa fille contre la tentation de commettre un meurtre, avant de penser à craindre pour elle des péchés auxquels son âge et sa beauté l’exposaient bien davantage. Il regretta seulement qu’il lui fallût vivre sous le même toit que Bartholin Saddletree, cet homme mondain que Davie, loin de le savoir aussi ignorant qu’il l’était en effet, croyait rempli de toutes les connaissances judiciaires dont il faisait parade, et qu’il n’en aimait que d’autant moins. Les légistes, surtout ceux qui siégeaient comme anciens dans l’assemblée générale de l’Église, avaient toujours été les premiers à appuyer les mesures de tolérance relatives au serment et à d’autres sujets que Davie Deans regardait comme la destruction du sanctuaire et l’anéantissement des libertés de l’Église. Il fit à sa fille de longues leçons sur le danger d’écouter un formaliste mondain comme Saddletree ; mais il ne lui parla que très-légèrement des dangers de la mauvaise compagnie et de la dissipation, auxquels beaucoup de gens auraient cru Effie plus exposée qu’à des erreurs théoriques sur quelque point de foi.

Jeanie se sépara de sa sœur avec un sentiment de regret mêlé de crainte et d’espérance. Elle n’avait pas autant de confiance que son père dans la prudence d’Effie, car elle l’avait observée de plus près, sympathisait davantage avec tous ses sentiments et pouvait mieux apprécier les tentations auxquelles elle allait être exposée. D’un autre côté, mistress Saddletree était une femme respectable, attentive, sévère ; elle aurait droit d’exercer sur Effie l’autorité absolue d’une maîtresse, et elle saurait en user avec fermeté, quoique avec douceur. D’ailleurs le séjour d’Effie chez Saddletree romprait sans doute certaines mauvaises connaissances qu’elle l’a soupçonnait d’avoir faites dans le faubourg voisin. Tout bien considéré, elle voyait donc avec plaisir le départ de sa sœur ; et ce ne fut qu’au moment de se séparer d’elle pour la première fois de sa vie, qu’elle sentit toute la force de son chagrin. Pendant qu’elles se tenaient étroitement embrassées, se livrant aux plus vives émotions de leurs cœurs, Jeanie trouva la force de recommander à sa sœur la plus grande réserve pendant son séjour à Édimbourg, conseil qu’Effie écouta sans lever une seule fois ses grands yeux noirs, dont les pleurs coulaient en abondance : enfin elle embrassa sa sœur en sanglotant, lui promit de ne pas oublier ses bons conseils, et elles se séparèrent.

Pendant les premières semaines, Effie remplit et au-delà ce que désirait sa parente ; mais bientôt elle se relâcha de son zèle pour le service de mistress Saddletree. La bonne dame eut souvent à se plaindre du temps qu’Effie mettait à faire les commissions qu’on lui donnait au dehors, et de son air d’impatience quand on la grondait à ce sujet. Mais cette excellente femme crut qu’il était bien naturel à une jeune fille, pour qui tout était nouveau dans Édimbourg, de s’amuser en route, et que son impatience n’était que la vivacité d’un enfant gâté, soumis pour la première fois à la volonté d’autrui. « Holy-Rood, disait-elle, n’a pas été bâti en un jour. Patience, elle s’y fera avec le temps. »

Il semblait qu’elle eût prédit la vérité. Au bout de quelques mois, Effie parut occupée tout entière de ses devoirs, quoiqu’elle ne s’en acquittât plus avec cette gaieté et cette légèreté qui auparavant charmaient tous les chalands. Sa maîtresse la vit souvent pleurer, mais s’efforçant de cacher ces marques de chagrin dès qu’on les remarquait. Bientôt ses joues devinrent pâles et sa marche pesante. La cause de ce changement n’aurait point échappé à l’œil exercé de mistress Saddletree, qui malheureusement fut obligée par une maladie, de garder la chambre pendant les derniers mois qu’Effie resta chez elle. Pendant ce temps, le chagrin d’Effie allait presque jusqu’au désespoir. Tous ses efforts étaient inutiles pour commander aux souffrances qu’elle éprouvait ; et elle commettait de si fréquentes erreurs dans la boutique que Saddletree, obligé, pendant la maladie de sa femme, de s’occuper de son commerce beaucoup plus que ne le lui permettait son amour pour la jurisprudence, perdit toute patience avec la jeune fille, et lui déclara dans son latin, et sans égard pour le genre, qu’il faudrait la faire traduire devant un jury ; comme fatuus, furiosus et naturaliter idiota. Les voisins et les autres domestiques observaient de plus, avec une curiosité maligne ou une pitié humiliante, les traits défigurés, l’élargissement de la taille et les joues pâles de cette jeune fille, naguère si belle et encore si intéressante. Mais Effie n’accorda sa confiance à personne, et répondit aux railleries par des sarcasmes, à toutes les questions par des dénégations positives ou par des torrents de pleurs.

Enfin quand mistress Saddletree, ayant recouvré la santé, allait reprendre sa surveillance ordinaire sur sa maison, Effie Deans, comme pour échapper à un examen de la part de sa maîtresse, demanda à Bartholin la permission d’aller passer une ou deux semaines chez elle, donnant pour motif une indisposition et le désir d’essayer du repos et du changement d’air. Saddletree, qui se croyait des yeux de lynx pour la discussion des lois les plus subtiles et les plus embrouillées, était aussi incapable de rien deviner dans les affaires ordinaires de la vie qu’un professeur de mathématiques hollandais ; il laissa Effie partir, sans concevoir le moindre soupçon, sans lui faire la moindre question.

On découvrit par la suite qu’elle ne se rendit à Saint-Léonard qu’une semaine après avoir quitté la maison de son maître. Quand elle y arriva, sa sœur crut voir un spectre, plutôt que cette joyeuse et jolie fille qui avait quitté pour la première fois la maison paternelle, il y avait dix-sept mois. Dans les derniers temps, la maladie de mistress Saddletree avait fourni à Effie un prétexte suffisant pour se donner tout entière aux affaires de la boutique dans Lawnmarket, et ne pas aller à Saint-Léonard ; et, de son côté, Jeanie avait été tellement occupée par les soins domestiques, qu’elle n’avait guère eu le temps d’aller voir sa sœur à Édimbourg. Les deux sœurs s’étaient donc vues à peine pendant les derniers mois, et aucun bruit n’était arrivé aux oreilles des habitants de la chaumière isolée de Saint-Léonard. Aussi Jeanie, effrayée de l’état de sa sœur, l’accabla aussitôt de questions, auxquels la malheureuse jeune fille ne fit que des réponses incohérentes et vagues ; enfin elle se trouva mal. Jeanie, trop sûre du malheur de sa sœur, était alors dans la terrible alternative d’apprendre à son père le déshonneur d’Effie, ou de chercher à le lui cacher. À toutes les questions sur le nom, le rang de son séducteur, et le sort de l’enfant à qui elle avait donné le jour, Effie resta muette comme la tombe vers laquelle elle paraissait descendre rapidement. La moindre allusion à l’un ou à l’autre de ces points la jetait dans un transport de désespoir. Jeanie désolée fut sur le point d’aller trouver mistress Saddleteree pour prendre conseil de son expérience, et obtenir, s’il était possible, quelques lumières sur cette malheureuse affaire, quand cette démarche fut prévenue par un nouveau coup du destin, qui sembla mettre le comble à l’infortune de cette famille.

Davie Deans avait été alarmé de l’état de sa fille ; mais Jeanie l’avait distrait de l’idée de lui faire subir un examen trop pressant. Aussi fut-ce un coup de foudre pour le pauvre vieillard quand, à l’heure où le laird venait d’entrer, selon son habitude, arrivèrent à Saint-Léonard d’autres hôtes, inattendus et au visage sombre : c’étaient des officiers de justice, porteurs d’un mandat judiciaire pour rechercher et appréhender au corps Effie ou Euphémie Deans, accusée du crime d’infanticide. Un coup aussi imprévu et aussi accablant abattit le vieillard, qui, dans sa jeunesse, avait bravé la tyrannie civile et militaire au milieu des glaives, des tortures et des potences. Il tomba privé de sentiment, et les officiers de justice, afin d’échapper à une scène déchirante, firent sortir de son lit, avec une sorte de grossière humanité, celle qu’ils étaient venus saisir, et la placèrent dans une voiture qu’ils avaient amenée. Les prompts secours que Jeanie porta à son père pour le rappeler à la vie, commençaient à peine à produire quelque effet, quand le bruit des roues ramena son attention sur sa malheureuse sœur. Courir après la voiture en poussant des cris, fut le premier mouvement de son désespoir ; mais elle fut arrêtée par quelques femmes du voisinage, que la vue d’une seule voiture dans ce lieu retiré y avait rassemblées, et qui la firent rentrer presque de force dans la maison. L’affliction de ces bonnes gens, qui étaient attachés à la famille de Saint-Léonard, fut vive et profonde. Dumbiedikes lui-même fut tiré de son apathie ordinaire. « Jeanie ! » s’écria-t-il en tirant sa bourse, « Jeanie, ne vous affligez pas, cela ne sert à rien ; l’argent remédie à tout. » Et il montrait sa bourse en parlant ainsi.

Le vieillard se releva enfin, et regardant autour de lui comme s’il eût perdu quelque chose, parut retrouver peu à peu le souvenir de son malheur. « Où est-elle ? s’écria-t-il d’une voix qui fit retentir la maison ; « où est-elle cette vile créature qui a déshonoré le sang d’un honnête homme ? Où est-elle celle qui n’a plus de place parmi nous, et qui est venue chargée de ses péchés, comme un démon parmi les enfants de Dieu ? Où est-elle, Jeanie ? amène-la-moi, que je puisse l’anéantir d’une parole et d’un regard. »

Tous s’empressèrent autour lui pour le consoler, chacun à sa manière. Le laird lui offrait sa bourse ; Jeanie brûlait des plumes et lui faisait respirer du vinaigre ; les femmes lui disaient : « Voisin Deans, c’est une cruelle épreuve, sans doute ; mais songez au rocher des âges ; voisin, songez à la promesse de l’Écriture. — J’y songe, voisine ; et je bénis Dieu d’y pouvoir songer au milieu du naufrage et de la ruine de ce qui m’est le plus cher ; mais être père d’une débauchée, d’une sanguinaire Zipporah, d’une homicide ! Oh ! comme les méchants triompheront dans leur méchanceté ! et les prélatistes, les latitudinairiens, dont les mains se sont endurcies à manier le sabre ! Ils nous mépriseront ; ils diront que nous sommes comme eux. Je suis cruellement affligé, voisine, pour cette proscrite, pour l’enfant de ma vieillesse ; mais je suis plus affecté encore, parce que ce sera une pierre d’achoppement, un sujet de scandale pour toutes les âmes honnêtes ! — Davie, l’argent n’y peut-il rien ? » dit le laird, montrant toujours sa bourse verte, qui était pleine de guinées.

« Je vous dis, Dumbiedikes, répondit Davie, que si tout ce que je possède eût pu la sauver de ce déshonneur, j’aurais tout abandonné, n’emportant que mon bonnet et mon bâton, pour aller demander l’aumône au nom de Dieu, et je me serais cru heureux ; mais s’il ne fallait qu’un dollar, que la vingtième partie d’un dollar pour la préserver de la honte et du châtiment, Davie Deans ne les donnerait jamais ! Non, non ; un œil pour un œil, une dent pour une dent, la vie pour la vie, le sang pour le sang, c’est la loi de l’homme, c’est la loi de Dieu. Laissez-moi, laissez-moi ! Pour lutter contre une telle épreuve je dois tomber à genoux, je dois prier dans la solitude. »

Jeanie, revenue peu à peu à elle, fit la même prière à ceux qui vinrent les visiter le lendemain : ils étaient encore dans une profonde affliction, mais Deans portait le poids de son malheur avec une affectation de courage inspirée par le sentiment de ses devoirs religieux, et Jeanie étouffait son chagrin pour ne pas éveiller celui de son père.

Telle était la situation de cette malheureuse famille dans la matinée qui suivit la mort de Porteous, époque à laquelle nous sommes arrivés.



  1. Mistress Élisabeth Hamilton.
  2. Ce personnage, sur lequel l’auteur ne pourrait garder complétement le silence sans une indigne ingratitude, mit un zèle et une ardeur extraordinaires à réunir et enregistrer les actions et les opinions des caméroniens. Il demeurait, quand il n’était pas en voyage, dans Bristo-Port, à Édimbourg. Il faisait le métier de marchand ambulant ou colporteur, profession qu’il paraît avoir exercée en Irlande aussi bien qu’en Angleterre. Il composa des notices biographiques sur Alexandre Peden, John Semple, John Weywood et Richard Caméron, tous ministres de la secte caméronienne, qui dut son nom à ce dernier.
    C’est dans ces traités, écrits avec le sentiment et l’esprit de cette croyance, et non dans les récits falsifiés d’une époque plus récente, qu’il faut chercher le caractère réel de cette secte persécutée. Walker écrit avec une simplicité qui tantôt tombe dans le burlesque, tantôt dans le mysticisme le plus obscur, mais qui exprime toujours une pleine confiance dans la vérité de sa croyance et peint la pureté de ses sentiments. On retrouve quelquefois chez lui un esprit étroit et une insupportable bigoterie. Son goût pour le merveilleux appartient à son époque et à sa secte ; mais il n’y a guère lieu de suspecter sa véracité toutes les fois qu’il parle de ce qu’il a vu ou jugé par lui-même. Ses petits traités se vendent aujourd’hui fort cher ; surtout les éditions anciennes et authentiques.
    L’anathème que Davie Deans prononce contre la danse est en partie emprunté à Pierre Walker, qui remarque comme une injure pour le nom de Richard Ciméron que sa mémoire fût insultée « par les joueurs de flûte et de violon qui jouaient la marche caméronienne, musique charnelle et mondaine au son de laquelle dansent tant de chrétiens. Aucune danse ne convient à un chrétien, mais celle-là moins que toute autre. Quoique l’Écriture rapporte, continue-t-il, des fautes dans lesquelles tombèrent les saints, aucun d’eux n’est accusé de s’être livré à ces accès régulier ? de folie. Nous voyons que les méchants et les profanes s’y sont adonnés lors de l’ignoble et honteuse adoration du veau d’or ; et il eût mieux valu pour cette malheureuse créature qui dansa pour obtenir la tête de Jean-Baptiste, être née impotente et n’avoir jamais pu remuer un membre. Les historiens disent que son péché fut écrit sur son jugement, car peu après, comme elle dansait sur la glace, la glace se rompit et lui brisa la tête : sa tête dansa au-dessus et ses pieds au-dessous. On en peut conclure que quand la corruption du monde était excessive, ou dansait aux mariages ; mais quand le ciel sur leurs têtes, et la terre sous leurs pieds, les inondèrent de torrents d’eau, leur joie fut aussitôt arrêtée ; quand le Seigneur, dans sa justice, fit tomber une pluie de feu et de souffre sur la ville coupable de Sodome, plongée dans la débauche et les plaisirs, leurs violons s’enflammèrent, et tous les habitants du pays sur trente milles de long et dix de large, comme disent les Écritures, grillèrent dans leur peau ; et au dernier jour, tous ceux qui dansent et célèbrent des noces, quand tout s’embrasera, changeront bien vite de ton et de mesure.
    « Je me suis souvent étonné, dans le cours de ma vie, qu’un homme qui sait ce que c’est que fléchir le genou pour une prière fervente, osât plier le jarret pour sauter au son de la flûte ou du violon. Je bénis le Seigneur de ce que dans ma jeunesse, temps où l’on aime la danse, la crainte du sabre et des balles pour mon cou et ma tête, les tortures, les fers, le froid, la faim, la fatigue ont réprimé la légèreté de ma tête et la folie de mes jambes. Il sut bien le faire entendre à la reine Marie, cet homme de Dieu dont la mémoire ne doit jamais périr, John Knox, quand elle lui porta ce perfide défi, qui eût accablé nos ministres à l’esprit bas, à la langue confuse, de lui donner un avertissement public et fidèle du danger qu’entraînerait pour l’Église et la nation son mariage avec le Dauphin de France. Entrant dans une cour extérieure où les femmes de Marie sautaient et à dansaient, il s’écria : « Ô belles dames, ce serait là un beau monde s’il n’y en avait pas d’autre, et si le ciel était bien loin de vous ! mais songez à la mort qui viendra s’emparer de vous, et alors où seront vos chants et vos danses ? » La danse étant un mal si répandu, surtout parmi les jeunes croyants, tandis que tous les serviteurs de Dieu devraient en avoir horreur, j’ai cru devoir m’élever avec force contre elle, et surtout contre cette folie qu’on appelle la marche caméronienne. » (Vie et Mort de trois Saints, etc., par Pierre Walker, in-12, p. 59.)
    On peut observer ici que quelques-uns des caméroniens les moins rigides faisaient une distinction en faveur des danses où les deux sexes étaient séparés ; ils les regardaient comme un exercice légitime et bon pour la santé. Mais quand les hommes et les femmes dansaient ensemble, on appelait cela des danses entremêlées, qu’on regardait comme un énorme scandale.
  3. Cet usage populaire de faire une marque en pliant une feuille de la Bible quand on a pris une résolution ferme, est encore regardé en Écosse comme une manière de prendre le ciel à témoin de sa sincérité. a. m.