La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 134-151).


CHAPITRE XII.

L’ENTRETIEN.


Alors elle étendit sa main blanche comme le lis ; et pour faire de son mieux : « Reprends, dit-elle à William, ta promesse et ta foi, et que dieu mette ton âme en repos. »
Vieille ballade.


« Entrez, » dit au moment où Butler frappa à la porte, la voix douce qu’il avait le plus de plaisir à entendre. Il leva le loquet, et se trouva sous le toit de l’affliction. Jeanie ne put que jeter un regard sur son amant, qu’elle revoyait dans des circonstances si pénibles pour son cœur, et en même temps si humiliantes pour son légitime orgueil. On sait ce qu’il y a de louable aussi bien que de blâmable dans le caractère écossais, mais surtout dans l’intimité des relations de famille. Être né d’honnêtes gens, c’est-à-dire d’une famille sans tache, est un avantage aussi précieux pour le peuple d’Écosse, que l’est pour les nobles celui de descendre d’une antique maison. L’estime et le respect accordés à un membre d’une famille de paysans sont considérés par les siens et par les autres, non seulement comme un juste motif d’orgueil, mais encore comme une garantie de la bonne conduite de tous les autres membres de la famille. Au contraire, une tache comme celle qui venait de souiller un des enfants de Deans, s’étendait à tous ses parents, et Jeanie se sentait humiliée à la fois à ces propres yeux et à ceux de son amant. En vain elle s’efforçait d’étouffer ce sentiment personnel, pour se livrer toute entière aux chagrins que lui causait le malheur de sa sœur : la nature l’emportait, et aux larmes qu’elle répandait sur l’infortune et sur les dangers d’Effie, se mêlaient des pleurs plus amers sur sa propre humiliation.

Quand Butler entra, le vieux Deans était assis près du feu, tenant à sa main une petite Bible usée, compagne des dangers de sa jeunesse, et que lui avait léguée sur l’échafaud un de ceux qui, en 1686, scélèrent de leur sang leurs principes fanatiques. Le soleil pénétrant derrière le vieillard, au travers d’une étroite fenêtre, éclairait ses cheveux gris et le livre sacré qu’il lisait. Ses traits étaient durs et sévères ; ils avaient cependant une expression de gravité et de mépris des choses humaines qui leur donnait un air de dignité stoïque. Il présentait les caractères que Soutey attribue aux anciens Scandinaves, quand il les offrait, « fermes à punir et durs à souffrir. » L’ensemble de cette scène formait un tableau dans le goût de Rembrandt pour le clair-obscur, mais dont les personnages ne pourraient être dessinés que par le pinceau vigoureux et énergique de Michel-Ange.

Deans leva les yeux sur Butler et les baissa aussitôt, comme s’il ressentait à sa vue de la surprise et de l’affliction. Il avait toujours traité avec tant d’arrogance le savant mondain, comme il appelait Butler dans son orgueil, que sa présence, dans la honte dont il était couvert, augmentait encore son malheur ; c’était le sentiment d’humiliation de ce chef qui dans la vieille ballade s’écrie, en mourant : « Le comte Percy m’a vu tomber[1] ! »

Deans prit sa Bible de la main gauche, de manière à cacher en partie son visage, et tendit la droite à Butler par derrière, sans se tourner vers lui, comme pour ne pas lui laisser voir l’agitation qu’il éprouvait. Butler saisit cette main qui avait soutenu son enfance orpheline, l’arrosa de ses larmes, et ne put, malgré tous ses efforts, prononcer que ces mots : « Que Dieu vous soutienne ! Que Dieu vous soutienne ! — Il le fera, mon ami, » dit Deans, qui reprit sa fermeté en voyant l’agitation de Butler ; « il l’a dit déjà, et le fera encore plus quand il jugera qu’il en est temps. J’ai été trop fier de ce que j’ai enduré pour la bonne cause, Reuben, et maintenant je subis des épreuves qui changeront mon orgueil et ma vanité en honte et en humiliation. Combien je me croyais meilleur que ceux qui couchent sur le duvet, et font bonne chère, quand je suivais sur les rochers et dans les marais le cygne Donald Caméron, et M. Blackadder, surnommé Guess-Again[2] ! combien j’étais fier d’être exposé en spectacle aux hommes et aux anges, lorsqu’à l’âge de quinze ans je fus mis au pilori de la Canongate pour la cause du Covenant national ! Moi, Reuben, qui ai été si honoré, si glorifié dans ma jeunesse ; qui ai rendu témoignage contre l’hérésie du siècle, tous les ans, tous les mois, tous les jours, toutes les minutes ; élevant la main et la voix, maudissant tous les pièges tendus au pays, l’abomination, si funeste à l’Écosse et à l’Église, de l’union, de la tolérance, et du patronage imposé par la dernière femme de la fatale race des Stuarts, ainsi que la violation du sublime pouvoir des anciens ; quand je publiai mon écrit intitulé : Cri d’un Hibou dans le désert, qui fut imprimé au haut de la rue de Bow, et vendu par tous les colporteurs dans la ville et la campagne ! Et maintenant… »

Il s’arrêta. On pense bien que Butler, bien qu’il n’eût pas tout à fait les mêmes idées que le vieillard sur le gouvernement de l’Église, avait trop d’humanité pour l’interrompre pendant qu’il rappelait avec orgueil ses souffrances et sa fidélité à la bonne cause. Quand il s’arrêta, accablé par les plus cruels souvenirs, Butler saisit l’occasion de lui adresser quelques consolations.

« Vous êtes bien connu, mon vieil et respectable ami, pour un sincère et éprouvé serviteur de la croix, pour un homme qui doit, comme dit saint Jérôme, per infamiam et bonam famam grassari ad immortalitatem, c’est-à-dire qui marche à la vie éternelle au milieu du blâme et au milieu des éloges. Vous avez été un de ceux à qui les âmes tendres et craintives crient dans le silence de la nuit : Sentinelle, où en est la nuit ? et, sans doute, ce pénible coup ne vous a point frappé sans la permission de la Providence, et elle vous l’a envoyé comme une épreuve. — Et je le reçois ainsi, dit le pauvre Deans en serrant la main de Butler ; quoique je n’aie appris à lire l’Écriture que dans ma langue maternelle (car, malgré son affliction, la citation latine de Butler ne lui avait pas échappé), je l’ai assez étudiée pour savoir porter encore cette croix avec soumission. Mais, hélas ! Reuben Butler, l’Église, dont j’ai été regardé, quoique indigne, comme une des colonnes, l’Église où j’ai tenu, dès ma jeunesse, une place parmi les anciens, qu’en penseront le mondain et le profane, quand un de ses chefs ne peut garantir du péché sa propre famille ? Comme ils vont éclater en reproches, quand ils verront les enfants des forts apostasier comme les enfants de Bélial ! Mais je boirai ce calice avec cette consolation que tout ce qu’on a vu de bien dans les miens ou dans moi-même, était comme l’éclat que jettent certains insectes pendant la nuit. Ils paraissent brillants parce que tout est sombre autour d’eux ; mais dès que le jour est venu, ce ne sont plus que des vermisseaux rampants sur la terre. Tel sera le sort de tous les lambeaux de la justice humaine dont nous nous enveloppons pour couvrir notre honte. »

Comme il prononçait ces mots, la porte s’ouvrit de nouveau, et M. Bartholin Saddletree entra, son chapeau à trois cornes rejeté sur le derrière de sa tête, et assujetti dans cette position par un mouchoir de soie, tenant à la main sa canne à pomme d’or, et annonçant, dans tout son extérieur, un riche bourgeois qui pouvait un jour remplir quelque place parmi les magistrats de la ville, sinon occuper la chaise curule elle-même.

La Rochefoucauld, qui a déchiré le voile qui couvre tant de plaies hideuses du cœur humain, dit que dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas. M. Saddletree se serait fort irrité si on lui eut dit qu’il ressentait quelque satisfaction du malheur d’Effie Deans et du chagrin de sa famille ; et cependant c’est une grande question de savoir si le plaisir de jouer le rôle d’un personnage important, de chercher et d’expliquer le point de droit sur cette affaire, ne le consolait pas, pour ne rien dire de plus, du chagrin que lui causait l’affliction d’une parente de sa femme. Il avait enfin trouvé une véritable affaire judiciaire, et ne serait pas obligé, comme d’ordinaire, de donner son avis à des gens qui ne le désireraient ni ne le demanderaient. Il sentait le même bonheur qu’un enfant qui reçoit pour la première fois une montre qui va quand elle est montée, qui a des aiguilles et un cadran véritables. Mais, outre ce sujet de discussion judiciaire, la tête de Bartholin était encore remplie de l’affaire de Porteous, de sa mort violente, et de tout ce qui en pouvait résulter pour la ville. Il éprouvait ce que les Français appellent l’embarras des richesses, le désordre produit par la surabondance de ses richesses intellectuelles. Il s’avança avec l’air de supériorité d’un homme qui sent sa double importance, qui sait plus de nouvelles que la compagnie où il arrive, et croit avoir droit de l’accabler sans pitié de tout ce qu’il a à raconter. « Bonjour, monsieur Deans ; bonjour, monsieur Butler ; je ne savais pas que vous connussiez M. Deans. »

Butler lui fit une réponse insignifiante. On comprend facilement pourquoi il n’avait pas fait de ses liaisons avec cette famille, qui avaient pour lui quelque chose de tendre et de mystérieux, un sujet de conversation avec un homme qui y eût été aussi peu sensible que Saddletree.

Le digne bourgeois, plein de son importance, prit une chaise, s’essuya le front, reprit haleine, et essaya d’abord la force de ses poumons par un grave et profond soupir, aussi bruyant qu’un gémissement. « Nous vivons dans un temps malheureux, monsieur Deans, dans un temps malheureux ! — Un temps de péché, de honte et d’impiété, » répondit Deans d’une voix plus basse.

« Pour moi, » dit Saddletree d’un air d’importance, « entre l’affliction de mes amis et les malheurs de ma vieille patrie, tout l’esprit que j’ai pu avoir semble m’abandonner, au point que je me croirais presque aussi ignorant que si je vivais inter rusticos. Ce matin, je me suis levé, ayant arrangé dans ma tête tout ce qu’il faut faire pour la pauvre Effie, et me rappelant toutes les dispositions légales sur le bout du doigt ; voilà que l’insurrection et la mort de John Porteous, pendu à la solive d’un teinturier, sont venues tout bouleverser dans mon esprit. »

Quelque absorbé qu’il fut par son propre malheur, Deans ne put s’empêcher de prendre quelque intérêt à ces nouvelles. Saddletree entra aussitôt dans des détails circonstanciés sur l’insurrection et ses conséquences, tandis que Butler cherchait le moyen d’entretenir Jeanie en particulier. Elle lui en fournit l’occasion, en sortant de la chambre comme pour aller se livrer à ses occupations du matin. Butler la suivit peu après, laissant Deans tellement occupé du récit de Saddietree, qu’il n’était guère probable qu’il s’aperçût de leur absence.

Le lieu de l’entrevue était une pièce voisine, où Jeanie se livrait ordinairement à la lecture. Quand Butler arriva auprès d’elle, il la trouva silencieuse, abattue, et près de fondre en larmes. Au lieu de l’activité qu’elle déployait habituellement, même en s’entretenant avec quelqu’un, elle était assise dans un coin, sans s’occuper de rien, et comme accablée sous le poids de ses propres pensées. À la vue de Butler, elle essuya ses yeux, et entra sur-le-champ en conversation avec cette simplicité et cette candeur qui lui étaient naturelles.

« Je suis bien aise que vous soyez venu, monsieur Butler, dit-elle, parce que… parce que je désirais vous dire qu’il faut que tout soit fini entre nous deux… Il le faut pour vous et pour moi. — Que tout soit fini ! » dit Butler avec surprise ; « et pourquoi le faut-il ? Sans doute, c’est un coup terrible, mais qui ne frappe ni sur vous ni sur moi. C’est un malheur envoyé par Dieu, mais qui ne doit point rompre un engagement, si ceux qui l’ont pris veulent le maintenir. — Reuben, » dit la jeune fille en le regardant avec tendresse, « je vois que vous songez plus à moi qu’à vous-même ; mais, Reuben, je puis en retour penser à votre intérêt plus qu’au mien propre. Vous portez un nom sans tache, vous avez été élevé pour être ministre de l’Évangile, et l’on dit que vous parviendrez à un haut rang dans l’Église, quoique la pauvreté vous retienne bien bas maintenant. La pauvreté est un ennemi secret, mais la mauvaise renommée en est un plus grand encore, et je ne veux pas que vous l’appreniez à cause de moi. — Que voulez-vous dire ? » répondit Butler avec impatience ; « quel rapport voulez-vous établir entre le crime de votre sœur, si elle est coupable, ce qui, j’espère, n’est pas prouvé, et notre engagement ? Comment cela pourrait-il retomber sur vous ou sur moi ? — Pouvez-vous me le demander, monsieur Butler ? cette tache s’oubliera-t-elle tant que nos fronts s’élèveront sur la terre ? Ne s’étendrait-elle pas sur nos enfants et sur les enfants de nos enfants ? Être fille d’un honnête homme eût été une recommandation pour moi et les miens, mais être sœur d’une… Oh ! grand Dieu ! » Ici la résolution lui manqua et elle fondit en larmes.

Son amant fit tous ses efforts pour la calmer, mais elle s’exprima aussi positivement qu’auparavant. « Non, Reuben, je ne porterai point l’affliction dans le cœur d’un homme ; je puis supporter mon propre malheur, et je le supporterai, mais sans le faire partager à un autre. Je porterai seule mon fardeau. »

Un amant est naturellement soupçonneux et jaloux ; et la promptitude de Jeanie à rompre leur engagement sous prétexte de préserver sa réputation et sa tranquillité de toute atteinte, parut à Butler avoir un rapport intime avec la commission dont l’étranger l’avait chargé le matin. Il lui demanda, d’une voix mal assurée, si la situation de sa sœur était le seul motif qui la fît parler ainsi.

« Et quel autre motif pouvez-vous supposer ? » répondit-elle avec simplicité ; « n’y a-t-il pas dix ans que nous nous parlons ainsi dans l’intimité ? — Dix ans ? dit Butler, c’est un temps bien long… assez long peut-être pour user chez une femme… — Pour user une robe, dit Jeanie, et en faire désirer une neuve, si elle aime la parure, mais non pour user l’affection. Les yeux peuvent changer, mais le cœur, jamais. — Jamais ! dit Butler, c’est une promesse hardie. — Hardie, mais sincère, » dit Jeanie avec la même simplicité et le même calme qu’elle montrait dans la joie et dans la tristesse, dans les affaires ordinaires comme dans celles qui l’intéressaient le plus vivement.

Butler garda un moment le silence ; puis, la regardant fixement : « Je suis chargé, dit-il, d’un message pour vous, Jeanie. — Un message ! Et de qui ? qui peut avoir quelque chose à me dire ? — C’est un étranger, » dit Butler affectant une indifférence que sa voix démentait, « un jeune homme que j’ai rencontré ce matin sur les rochers de Salisbury. — Ciel ! » dit Jeanie avec vivacité, « et que vous a-t-il dit ? — Que vous n’étiez pas venue à l’heure indiquée ; qu’il fallait que vous allassiez le trouver seule, à la butte de Muschat, au lever de la lune. — Dites-lui, » reprit Jeanie avec précipitation, « que je n’y manquerai pas. — Puis-je vous demander, » dit Butler, dont la vivacité de cette réponse accrut les soupçons, « quel est l’homme à qui vous accordez avec tant d’empressement un rendez-vous dans un lieu et à une heure si extraordinaires ? — On est souvent forcé de faire dans ce monde ce qu’on ne voudrait pas faire, dit Jeanie. — Sans doute, répondit son amant ; mais qui vous force à aller à ce rendez-vous ? Quel est cet homme ? Ce que j’ai vu de lui ne lui est pas trop favorable… Quel est-il ? — Je ne le sais pas, » dit Jeanie avec calme.

« Vous ne le savez pas ? » dit Butler se promenant dans la chambre d’un air d’impatience. « Vous irez trouver un jeune homme que vous ne connaissez pas, à une telle heure, dans un lieu aussi solitaire… Vous dites que vous y êtes forcée, et cependant vous prétendez ne pas connaître celui qui exerce une pareille influence sur vous… Jeanie, que dois-je penser de tout cela ? — Pensez seulement, Reuben, que je dis la vérité, comme je la dirai au jour du jugement. Je ne connais pas cet homme, je ne crois pas l’avoir jamais vu, et cependant il faut que je fasse ce qu’il demande… Il y va de la vie ou de la mort. — Ne voulez-vous point en parler à votre père et l’emmener avec vous ? dit Butler. — Je ne le puis, dit Jeanie, cela ne m’est pas permis. — Et moi, voulez-vous que je vous accompagne ? je vous attendrai dans le parc à la nuit tombante, et je me joindrai à vous quand vous sortirez. — C’est impossible, dit Jeanie, aucun être mortel ne peut entendre notre entretien. — Avez-vous bien considéré ce que vous allez faire ? l’heure, l’endroit, cet homme inconnu et suspect ? S’il avait demandé à vous voir dans cette maison, votre père étant dans la chambre voisine et pouvant vous secourir, à une pareille heure, vous auriez dû le refuser. — Il faut que mon sort s’accomplisse, monsieur Butler ; ma vie et ma sûreté sont entre les mains de Dieu, mais je ne dois pas craindre de les exposer pour l’objet dont il s’agit. — Alors, Jeanie, » dit Butler fort mécontent, « il nous faut rompre sur-le-champ et nous dire adieu ; quand il n’y a pas de confiance entre un homme et celle qui lui est promise, sur un point aussi important, c’est une preuve qu’elle ne tient plus guère à ce qui fait la force et le charme de leur engagement. »

Jeanie le regarda en soupirant : « Je croyais, dit-elle, être préparée à supporter cette séparation, mais je ne prévoyais pas que nous dussions nous quitter ainsi. Cependant je ne suis qu’une femme et vous êtes homme… Ce n’est pas la même chose pour vous. Si votre cœur en souffre moins, en pensant mal de moi, je ne vous demanderai pas de penser autrement. — Vous êtes, dit Butler, ce que vous avez toujours été, meilleure, plus sage et moins égoïste dans votre naïveté, que je ne le suis avec tout le secours qu’un chrétien peut emprunter à la philosophie. Mais pourquoi… pourquoi persévérez-vous dans un projet si extraordinaire ?… Pourquoi ne pas me permettre de vous accompagner pour vous protéger, ou du moins vous conseiller ? — Parce que je ne le puis ni ne l’ose ; mais, écoutez, qu’y a-t-il ? Il est arrivé quelque chose à mon père. »

On parlait, en effet, très-haut et avec colère dans la chambre voisine, et il est nécessaire d’en expliquer la cause avant d’aller plus loin.

Quand Jeanie et Butler furent sortis, M. Saddletree parla de l’affaire qui intéressait vivement la famille. Dans le commencement de leur conversation, le vieux Deans, qui d’ordinaire ne laissait guère passer une proposition sans la contester, parut si abattu par le sentiment profond du danger de sa fille, qu’il entendit sans répliquer, et peut-être sans les comprendre, une ou deux doctes dissertations sur la nature du crime dont elle était accusée et les mesures qu’il fallait prendre en conséquence. Sa seule réponse, chaque fois que Saddletree s’arrêtait, était celle-ci : « Je ne doute pas que vous ne nous vouliez du bien. Votre femme est notre arrière-cousine. »

Encouragé par ces marques d’assentiment, Saddletree qui, en sa qualité d’amateur de la jurisprudence, avait une grande déférence pour toutes les autorités constituées, revint à son autre affaire, le meurtre de Porteous, et prononça une censure sévère contre tous ceux qui y avaient pris part.

« C’est un moment bien critique, monsieur Deans, bien critique, quand le peuple arrache aux magistrats légitimes le droit de vie et de mort pour l’exercer par lui-même ! Je pense, comme le penseront sans doute M. Crossmyloof et le conseil privé, qu’une insurrection à main armée, pour priver de la vie un homme qui avait obtenu un sursis, ne vaut guère mieux qu’une rébellion. — Si je n’avais l’esprit plein du malheur qui m’arrive, monsieur Saddletree, dit Deans, je vous contesterais ce point. — Et comment pourriez-vous contester ce qui est si clair dans la loi ? » dit Saddletree avec une espèce de dédain. « Il n’y a pas un clerc, ayant jamais porté un sac à procès, qui ne puisse vous dire que la rébellion est la pire et la plus violente espèce de trahison, que c’est le rassemblement ostensible des sujets du roi contre son autorité (surtout quand c’est en armes et au son du tambour, et mes yeux et mes oreilles peuvent porter témoignage de ces deux circonstances), crime pire que celui de lèse-majesté : cela ne souffre pas de discussion, voisin. — Il y aurait, au contraire, lieu à discuter beaucoup, répondit Davie Deans ; je n’ai jamais aimé vos doctrines de légalité et de formes, cousin Saddletree. J’ai aussi fort peu d’estime pour vos gens de justice, depuis que les honorables partisans de la révolution ont vu tomber toutes leurs espérances. — Mais que voulez-vous donc, monsieur Deans ? » dit Saddletree avec impatience ; « ne jouissez-vous pas de la liberté civile et religieuse, bien établie, et solidement assurée pour vous et vos descendants à jamais. — Monsieur Saddletree, je vois que vous êtes un sage selon le monde, et vous vous rattachez à ces longues robes, à ces légistes subtils de notre pays, qui ont conduit ce malheureux royaume à sa perte, quand leurs mains déloyales caressaient les mains sanglantes de nos assassins ; quand ceux qui avaient élevé la tour de Sion et les boulevards de la réforme, virent leurs espérances tourner en confusion et leur joie en larmes. — Je ne puis comprendre cela, voisin, reprit Saddletree ; je suis un honnête presbytérien de l’Église d’Écosse, et je m’y soumets comme à l’assemblée générale et à l’administration légitime de la justice par les quinze lords de session et les cinq lords de la cour de justice. — Qu’est-ce que tout cela ! » s’écria Davie, à qui l’occasion de porter témoignage contre les péchés et l’apostasie de son pays fit oublier un instant son malheur domestique. « Qu’est-ce que votre assemblée générale, et votre cour des sessions ? Qu’est-ce que votre assemblée, sinon un misérable troupeau de ministres qui se tinrent en sûreté et à couvert, quand les fidèles, persécutés, souffraient de la faim et du froid, menacés de la mort, du fer et du feu, sur les rochers et dans les marais ! Maintenant les faibles sortent de leurs retraites, comme de grosses mouches à un rayon de soleil, pour prendre la place des gens qui valent mieux qu’eux, la place de ceux qui rendirent témoignage, combattirent et endurèrent la prison et la déportation. Quelle troupe méprisable ! Quant à votre cour des sessions… — Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez de l’assemblée générale, » dit Saddletree en l’interrompant, « qu’ils s’en défendent comme ils pourront ; mais pour les lords des sessions, comme ils sont mes voisins, il faut que vous sachiez, pour votre gouverne, qu’en mal parler c’est un crime sui generis : sui generis, monsieur Deans… Savez-vous ce que cela signifie ? — Je comprends peu le langage de l’antéchrist, dit Deans ; et peu m’importe le nom que votre justice, monsieur, peut donner aux discours d’hommes honorables. Quant à en mal parler, c’est ce que font tous ceux qui perdent leur procès, et les neuf dixièmes de ceux qui le gagnent. Il faut que vous sachiez que je regarde vos avocats à langue dorée, qui vendent leur science pour de l’argent, et vos juges à argent, qui, selon le monde, accorderont trois jours d’audience à une discussion sur une pelure d’oignon, et pas une demi-heure au témoignage de l’Évangile ; oui, que je les regarde comme des formalistes qui appuient par les sentences, les chicanes et les subtilités de la loi, cet assemblage de trahison… l’union, la tolérance, le patronage et le serment érastien des épiscopaux… Quant à votre cour de justice, qui tue l’âme et le corps… »

L’habitude de considérer sa vie comme consacrée à rendre témoignage en faveur de ce qui lui semblait la cause souffrante et abandonnée de la vraie religion avait entraîné Davie ; mais en prononçant le nom de la cour de justice, l’idée de la malheureuse situation de sa fille revint à son esprit ; il s’arrêta au milieu de sa déclamation triomphante, porta ses mains à son front, et garda le silence.

Saddletree en fut ému, mais non pas assez pour laisser échapper le moyen de discourir à son tour, que lui donnait le silence subit de Davie. « Personne ne doute, voisin, que ce ne soit une cruelle chose d’avoir affaire aux cours de justice, autrement que pour s’instruire dans la théorie et la pratique en suivant les audiences ; quant à la malheureuse affaire d’Effie… vous avez sûrement vu l’accusation ? » Il tira alors de sa poche une liasse de papiers, et se mit à les feuilleter.

« Ce n’est pas cela… c’est l’information de Mungo Marsport contre le capitaine Lackland, pour être passé sur sa terre de Marsport avec faucons, bassets, chiens couchants, filets, fusils, arbalètes et autres instruments plus ou moins destructeurs du gibier, comme daims rouges, daims fauves, perdrix rouges, perdrix grises, hérons et autres ; n’ayant ledit défendeur aucun droit, aux termes du statut 62, c’est-à-dire n’ayant pas une charrue de terre. Maintenant les défenses signifiées disent que non constat pour le moment ce que c’est qu’une charrue de terre ; que cette incertitude suffit pour invalider les conclusions du demandeur. Dans les réponses aux défenses (M. Crossmyloof les a signées, mais c’est M. Younglad qui les a faites), on dit qu’il importe peu, in hoc statu, de savoir ce que peut avoir d’étendue une charrue de terre, puisque le défendeur n’en possède pas du tout. Qu’une charrue de terre (ici M. Saddletree lit le papier qu’il tenait) soit, si vous voulez, moindre que la dixième partie d’un pied (ceci est de M. crossmyloof, je reconnais son style)… que la dixième partie d’un pied, quel argument en tirerez-vous si le défendeur ne possède pas une ligne de terre dans toute l’Écosse ? L’advocatus de Lackland avance dans sa réplique que nihil interest de possessione, que c’est au demandeur à établir que le statut s’applique positivement à la question (ceci mérite toute votre attention, voisin), et, à démontrer, formaliter et spécialiter, aussi bien que generaliter, quelle est cette qualité que le défendeur ne possède pas ? Dites-moi ce que c’est qu’une charrue de terre, et alors je vous dirai si je la possède ou non. Sans doute le demandeur est tenu de comprendre et d’expliquer sa demande et le statut sur lequel il la fonde. Titius redemande à Mœvius un cheval noir qu’il lui a prêté. Il obtiendra condamnation contre Mœvius ; mais s’il lui redemande un cheval bleu ou rouge, il est hors de doute qu’il devra d’abord démontrer qu’un pareil animal est in rerum natura. Personne ne peut être tenu de répondre à une demande qui n’a pas de sens, c’est-à-dire à une accusation qu’on ne peut expliquer ni comprendre (il se trompe en cela ; car moins on les comprend, meilleures sont les plaidoiries) : ainsi, s’en rapporter à cette mesure de terre non définie et non comprise, ce serait comme si le statut prononçait une peine contre quiconque se servirait de faucons et de chiens couchants, ou porterait des culottes de soie bleue, sans posséder… Mais je m’aperçois que je vous fatigue, monsieur Deans ; nous allons revenir à votre affaire… Et cependant cette affaire de Marsport contre Lackland a fait beaucoup de bruit. Voici l’acte d’accusation contre cette pauvre Effie : « Attendu qu’il nous a été humblement représenté (ce sont les formules d’usage) que, d’après les lois de ce royaume et de tout pays civilisé, le meurtre, et spécialement l’infanticide, est un crime d’une nature particulière, et qu’il faut punir rigoureusement ; attendu que, outre le principe général susénoncé, il a été, par un acte passé dans la seconde session du premier parlement, sous, le règne de nos puissants et augustes souverains Guillaume et Marie, spécialement décidé que toute femme qui aura caché sa grossesse, et qui ne pourra prouver qu’elle a demandé des secours au moment de son accouchement, dans le cas où l’enfant serait mort ou non représenté, sera mise en jugement comme homicide ; et ledit fait d’avoir caché sa grossesse étant prouvé ou avoué, elle subira la peine prononcée par les lois : vous, Efiie ou Euphémie Deans. — Assez ! dit Deans en relevant la tête, j’aimerais mieux que vous m’enfonçassiez une épée dans le cœur, que d’en entendre un mot de plus ! — Comme vous voudrez, voisin, dit Saddletree ; je croyais que vous auriez été bien aise de connaître cette affaire à fond ; mais le plus important, c’est de décider ce qu’il faut faire. — Rien, répondit Deans avec fermeté, si ce n’est d’attendre ce que le Seigneur jugera à propos de nous envoyer. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas retiré du monde ma tête blanchie avant la terrible tribulation qui m’arrive ? mais que sa volonté soit faite ! Je puis le dire encore, mais je n’en pourrais dire plus. — Mais, voisin, vous prendrez un avocat pour défendre la pauvre enfant ? Il faut absolument s’en occuper. — S’il y avait quelqu’un parmi eux qui eût conservé sa foi intacte… Mais tous sont des hommes charnels et mondains, des érastiens, des arméniens. — Ah ! voisin, il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’on dit dans le monde : le diable n’est pas aussi noir qu’on le dit ; et je connais plus d’un avocat qui a de la probité aussi bien que qui que ce soit, c’est-à-dire à sa manière. — En effet, c’est une probité d’une singulière espèce que celle qu’on trouve en eux, répliqua Davie Deans, une sagesse mondaine, une instruction charnelle… Des gens qui brillent à la surface, et ne sont propres qu’à éblouir les yeux, avec leurs subtilités et leurs périodes d’éloquence tirées des empereurs païens et des décrets des papes. Ils ne peuvent même, comme je l’ai entendu dans tout ce fatras que vous m’avez lu, appeler par des noms chrétiens ceux qui sont assez malheureux pour tomber dans leurs mains ; il faut qu’ils les baptisent du nom de ce maudit Titus par qui fut brûlé le saint temple, et de tant d’autres noms païens. — J’ai dit Titius, et non Titus, reprit Saddletree : M. Crossmyloof ne songe pas plus que vous à Titus et à la langue latine… Mais c’est une nécessité : il faut que vous ayez un avocat… Je pourrais parler à M. Crossmyloof ; c’est un bon presbytérien, et l’un des anciens. — C’est un érastien, un de ces politiques mondains qui ont empêché le triomphe général de la bonne cause. — Que dites-vous du vieux laird de Cuffabout ? il arrange à merveille un procès. — Qui ? ce parjure ! Il était un de ces bandouliers qui auraient rejoint les perfides montagnards en 1715, s’ils avaient pu passer le Firth[3]. — Soit. Mais Arniston ? c’est bien votre affaire, » dit Bartholin d’un air de triomphe.

« Oui, un homme qui a dans sa bibliothèque des médailles des papes envoyées par cette femme schismatique du nord, la duchesse de Gordon. — Soit, soit, — cependant il faut prendre quelqu’un. Que pensez-vous de Kittlepunt ? — C’est un arménien[4]. — Woodsetter ? — Il est, je crois, coccéien[5].— Le vieux Whiliewhaw ? — Il est tout ce que l’on veut. — Le jeune Nœmmo ? — Il n’est rien du tout — Vous êtes difficile à satisfaire, voisin, dit Saddletree ; je vous ai indiqué tout ce qu’il y avait de mieux. Il faudra que vous cherchiez vous-même ; mais songez que dans le nombre des conseillers est le salut… Mais que dites-vous du jeune Mackenye ?… Il suit sur le bout du doigt les pratiques de son oncle. De qui me parlez-vous là ? » s’écria l’ardent presbytérien transporté de colère : « d’un homme qui a les mains teintes du sang des saints ? Son oncle n’est-il pas mort avec le surnom du sanguinaire Mackenye ? ne portera-t-il pas ce nom aussi long-temps qu’une langue écossaise pourra prononcer une parole ? Si pour sauver la vie de cette chère enfant que le malheur a frappé, celle de Jeanie et la mienne même, et celle de tous les hommes, il me fallait demander à cette enfant de Satan de dire une parole pour moi ou pour eux, ils périraient tous avec Davie Deans. »

Ce fut le ton exalté avec lequel il prononça cette dernière phrase qui interrompit l’entretien de Butler et de Jeanie et les fit rentrer dans la chambre. Ils trouvèrent le pauvre Deans dans une espèce de frénésie, causée en partie par son affliction, et en partie par sa sainte colère contre les propositions de Saddletree ; ses joues enflammées, sa main fermée, sa voix élevée, les larmes qui roulaient dans ses yeux, et ses paroles interrompues, montraient qu’il ne pouvait exprimer l’accablement qu’il éprouvait. Butler, craignant les suites d’une pareille agitation pour un vieillard faible, se hasarda à lui dire quelques mots pour l’engager à la patience. « Je suis patient, » répondit Deans avec quelque aigreur, » plus patient qu’un homme ne peut l’être au milieu de l’apostasie de notre temps, et je n’ai pas besoin que des hérétiques, ni des fils ou des petits-fils d’hérétiques, apprennent à mes cheveux gris à porter ma croix. — Mais, » continua Butler sans s’offenser de ce trait dirigé contre la foi de son grand-père, « nous devons user des moyens humains. Quand vous appelez un médecin, vous ne vous informez pas, je pense, de ses principes religieux ? — Pourquoi pas ? répondit Deans. Je le ferais certainement ; et s’il ne me prouvait pas qu’il distingue la bonne route de la mauvaise, il ne coulerait pas une seule goutte de ses drogues dans le corps du fils de mon père. »

Il est dangereux de s’appuyer sur une comparaison. Butler ne tira aucun profit de la sienne ; mais, comme un vaillant soldat quand son mousquet a fait long feu, il se tint ferme et chargea avec la baïonnette. « C’est interpréter la règle trop rigoureusement : le soleil brille, et la pluie tombe sur le bon comme sur le méchant, et, dans le cours de la vie, ils se trouvent souvent placés ensemble dans des circonstances qui les forcent à se réunir, peut-être afin que le bon puisse convertir le méchant ; peut-être aussi afin que parmi d’autres épreuves, le juste subisse celle de fréquenter quelquefois les réprouvés. — Vous êtes un pauvre écolier, Reuben, avec vos arguments, dit Deans. Un homme peut-il toucher de la poix sans être souillé ? Que pensez-vous donc des braves et dignes champions du Covenant qui n’auraient point écouté un ministre, quelque grâce qu’il eût reçue du ciel, s’il n’eût pas rendu témoignage contre les iniquités du siècle. Aucun avocat ne parlera pour moi ou les miens, s’il n’a rendu témoignage en faveur des débris dispersés mais honorables de l’Église, qui habitent les rochers. »

En parlant ainsi, comme s’il eût été fatigué et de la discussion et de la présence de ses hôtes, le vieillard se leva, leur fit une espèce d’adieu par un geste et un signe de tête, et alla se renfermer dans sa chambre à coucher.

« C’est sacrifier la vie de sa fille, dit Saddletree à Butler, que de parler ainsi. Où trouvera-t-il un avocat caméronien ? qui a jamais entendu parler d’un avocat qui ait souffert pour une secte religieuse ? La malheureuse fille est perdue. »

Sur la fin de cette discussion, Dumbiedikes était arrivé pour faire sa visite journalière ; il était descendu de cheval, avait attaché sa bride à un crochet, et s’était assis à sa place accoutumée. Son œil, plus rapide que d’habitude, se porta successivement sur chacun des interlocuteurs jusqu’à ce qu’il eût entendu la dernière phrase de Saddletree. Il se leva, traversa lentement la chambre, et s’approchant de l’oreille de Saddletree, il lui dit d’une voix tremblante : « L’argent ne pourrait-il rien pour eux, monsieur Saddletree ? — Ah ! » dit Saddletree avec un air grave, « l’argent fera certainement beaucoup à la cour de justice ; mais où en aurons-nous de l’argent ? M. Deans, vous le voyez, n’en veut pas donner ; et quoique mistress Saddletree soit leur arrière-cousine, et qu’elle leur veuille beaucoup de bien, elle ne peut répondre singuli in solidum pour les frais d’une affaire aussi dispendieuse. Si chaque ami voulait porter une part du fardeau, on pourrait faire quelque chose… chacun répondrait pour soi… Je ne pourrais voir se terminer cette affaire sans plaidoiries… ce ne serait pas raisonnable, quoi que puisse dire ce whig enragé. — Je… je… » dit Dumbiedikes prenant du courage… « je répondrai pour vingt livres sterling. » Puis il se tut, étonné de se trouver capable d’une résolution aussi contraire à ses habitudes, et d’une aussi grande générosité.

« Dieu vous récompense, digne laird ! » dit Jeanie dans un transport de reconnaissance.

« Vous pouvez même compter sur trente, » dit Dumbiedikes, n’osant la regarder, et jetant les yeux vers Saddletree.

« Cela fera bien, » dit Saddletree en se frottant les mains ; « et j’emploierai toutes mes connaissances et toute mon habileté à user de cet argent le plus utilement possible… Je sais comment engager les avocats à se contenter de faibles honoraires… Il faut leur dire qu’on a deux ou trois procès très-importants à faire plaider, et ils se chargeront du premier à bon marché pour gagner la pratique. Fiez-vous à moi pour trouver un avocat… Il ne sera pas mal de leur donner le moins possible de notre argent… Après tout, ce n’est que le souffle de leurs bouches, cela ne leur coûte rien, tandis que dans mon malheureux métier de sellier-harnacheur, nous donnons des sommes énormes pour acheter des cuirs. — Ne puis-je être d’aucune utilité ? dit Butler. Hélas ! je ne possède que l’habit que je porte ; mais je suis jeune… je dois beaucoup à cette famille… Ne puis-je faire quelque chose ? — Vous pouvez nous aider à chercher des témoins, dit Saddletree ; si nous en trouvions un seul qui pût témoigner qu’elle lui a dit le moindre mot de sa grossesse, elle serait tirée d’affaire ; M. Crossmyloof me l’a assuré. Les avocats du roi ne peuvent être forcés de fournir une preuve positive… Est-ce positive ou négative qu’il m’a dit ?… c’était l’un ou l’autre, j’en suis sûr, mais cela est de peu d’importance. Ainsi le défendeur doit prouver les faits sur lesquels il appuie sa défense. Cela ne peut pas se faire autrement. — Mais le fait, monsieur, dit Butler, le fait que la pauvre fille a mis au monde un enfant, sûrement c’est au ministère public à le prouver ? »

Saddletree garda un moment le silence, tandis que le visage de Dumbiedikes qui se tournait, comme s’il eût été placé sur un pivot, tantôt vers l’un des interlocuteurs, tantôt vers l’autre, prit un air plus satisfait.

« Mais… oui… » dit Saddletree après avoir long-temps hésité, « sans doute il faudra le prouver, et la cour rendra pour cela un jugement interlocutoire, dans la forme ordinaire. Mais j’imagine que la preuve est toute faite, car elle a confessé sa faute. — Elle a confessé le meurtre ? » s’écria Jeanie en poussant un cri qui les fit tous tressaillir.

« Non pas, dit Saddletree ; elle a avoué la naissance de l’enfant. — Et qu’est-il devenu ? dit Jeanie ; car je n’ai pu tirer d’elle que des soupirs et des pleurs. — Elle dit qu’il lui a été enlevé par la femme chez laquelle il est né, et qui l’a assistée dans son accouchement. — Et quelle est cette femme ? dit Butler ; par son moyen nous découvririons sans doute la vérité… Quelle est-elle ? Je vais la trouver sur-le-champ. — Je voudrais, dit Dumbiedikes, être aussi jeune et aussi agile que vous, et avoir comme vous le don de la parole. — Quelle est cette femme ? demanda encore Butler avec impatience.

« Effie seule le sait, dit Saddietree ; elle a été interrogée, et a refusé de répondre sur ce sujet. — Alors je vais trouver Effie. Adieu, Jeanie, » dit Butler. Puis, s’approchant d’elle ; « ne faites pas de démarche inconsidérée avant d’avoir de mes nouvelles, adieu ; » et aussitôt il quitta la chaumière.

« J’irais bien aussi, » dit le laird d’un ton d’inquiétude et de jalousie ; » mais quand il s’agirait de me sauver la vie, ma jument ne me porterait pas ailleurs que de Dumbiedikes ici, et d’ici à Dumbiedikes. — Vous leur serez plus utile, » dit Saddletree comme ils sortaient ensemble, « en m’envoyant les trente livres. — Trente livres ? » dit avec hésitation Dumbiedikes, qui ne voyait plus les yeux qui avaient enflammé sa générosité ; « je n’ai promis que vingt livres. — Oui, dit Saddletree, mais avec réserve d’augmenter vos offres, et vous les avez portées jusqu’à trente. — L’ai-je fait ? je ne croyais pas l’avoir fait, répondit Dumbiedikes ; mais ce que j’ai dit, je le tiendrai. » Puis, montant à cheval avec quelque difficulté, il ajouta : « N’avez-vous pas vu que quand elle pleurait, les yeux de la pauvre Jeanie brillaient comme des perles, monsieur Saddletree ? — Je ne regarde guère les yeux des femmes, répondit Bartholin, et je m’en soucie peu. Je voudrais n’avoir plus à m’occuper de leur langue ; quoique peu de femmes, » ajouta-t-il, sentant la nécessité de conserver sa réputation de mari, « soient aussi soumises que la mienne. Je ne lui permets ni rébellion ni crime de lèse-majesté contre mon autorité souveraine. »

Le laird ne vit rien d’assez important dans cette observation pour exiger une réponse ; il échangea un salut avec Saddletree, et ils se séparèrent pour suivre chacun leur chemin.



  1. Earl Percy sees my fall.
  2. Devine encore ; autrement, le Prophète. a. m.
  3. Golfe d’Édimbourg. a. m.
  4. Sectateur d’Arminius, théologien hollandais. a. m.
  5. Sectateur de Coccéius, théologien de Brême. a. m.