La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 19

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 223-228).


CHAPITRE XIX.

LA NATURE ET LA CONSCIENCE.


Il est accordé à l’homme un privilège dans son état d’épreuve. Jouet des orages de la vie, il peut jeter son ancre dans le ciel.
Les Hymnes de Watt.


Ce fut d’un pas ferme que Davie Deans s’avança vers l’appartement de sa fille, déterminé à la laisser se guider d’après les lumières de sa conscience, dans la position difficile où, comme casuiste, il la supposait placée.

La chambre de Jeanie avait été celle des deux sœurs, et on y voyait encore un petit lit qu’on y avait dressé pour Effie, lorsque, se plaignant d’être malade, elle avait refusé de partager celui de sa sœur, comme elle en avait l’habitude en des temps plus heureux. En entrant dans la chambre, les yeux de Deans s’arrêtèrent involontairement sur ce petit lit entouré de ses rideaux de serge d’un vert sombre, et les souvenirs qu’il lui retraça furent si amers, qu’il se sentit presque incapable d’expliquer à sa fille le motif qui l’amenait. Cependant l’occupation dans laquelle il la trouva lui évita l’embarras d’une explication. Elle tenait à la main une feuille de papier qui contenait une assignation qui lui avait été adressée de paraître comme témoin dans l’affaire de sa sœur. Car le digne magistrat, déterminé à ne laisser échapper aucune circonstance qui pouvait être favorable à Effie, et à ne pas laisser de prétexte à sa sœur pour s’excuser de donner le témoignage qu’on là supposait dans le cas de rendre en sa faveur, lui avait fait remettre la citation ordinaire, ou sub pœnâ, de la cour criminelle d’Écosse, par un officier de justice, pendant qu’il était lui-même en conférence avec son père.

Cette précaution épargna au vieux Deans l’embarras de mettre sa fille au fait de ce dont il était question : il dit donc seulement d’une voix étouffée et tremblante : « Je vois que vous savez de quoi il s’agit. — Ô mon père, nous sommes dans une cruelle position : entre les lois de Dieu et celles de la nature, que ferons-nous, que pouvons-nous faire ? »

Il est bon d’observer ici que Jeanie n’hésitait en aucune façon sur sa comparution devant une cour de justice. Elle pouvait avoir entendu son père discuter ce point plus d’une fois ; mais nous avons déjà remarqué que, accoutumée à écouter avec respect beaucoup de choses qu’elle était incapable de comprendre, elle prêtait une attention patiente aux arguments subtils des casuistes, plus par complaisance que par conviction. En recevant la citation du tribunal, elle n’éprouva donc pas les scrupules chimériques qui avaient alarmé l’esprit de son père, mais toutes ses pensées s’étaient tournées sur le langage que lui avait tenu l’étranger à la butte de Muschat. En un mot, elle voyait qu’elle allait être traînée devant la cour de justice, et qu’elle s’y trouverait dans la cruelle alternative de sacrifier sa sœur en disant la vérité, ou de se parjurer pour la sauver. Son esprit était tellement préoccupé de cette idée, qu’en entendant ces paroles de son père : « Vous savez de quoi il s’agit, » elle s’imagina qu’il avait connaissance du rendez-vous de la butte de Muschat, et elle les appliqua aux conseils qui lui avaient été donnés là d’une manière si menaçante. Elle le regarda avec inquiétude et surprise, et non sans un sentiment d’effroi, que les paroles suivantes n’étaient pas faites, suivant elle, pour dissiper. « Ma fille, dit Davie, j’ai toujours été d’opinion qu’en fait de matières qui peuvent être sujettes aux doutes et à la controverse, chaque chrétien devait se laisser guider par sa propre conscience. Ainsi donc, descendez dans la vôtre, examinez-vous bien, et, quel que soit le parti qu’elle vous permette de prendre, je dirai : Qu’il en soit ainsi. — Mais, mon père, » dit Jeanie dont l’esprit se révoltait contre l’interprétation qu’elle donnait à ce langage, « ceci peut-il être un objet de doute ou de controverse ? Rappelez-vous, mon père, le neuvième commandement : Tu ne rendras pas de faux témoignage. »

Davie Deans réfléchit un moment ; car appliquant aussi les paroles de Jeanie aux scrupules qu’il lui supposait, il lui semblait que, comme femme et comme sœur, ce n’était guère dans un cas semblable qu’elle pouvait les écouter, surtout après que lui, homme ferme et qui avait su conserver sa foi dans ces temps d’épreuve, lui avait donné à entendre qu’elle pouvait dans cette occasion s’abandonner aux mouvements que la nature devait lui inspirer. Cependant il ne se démentit pas dans la résolution qu’il avait prise, jusqu’au moment où ses yeux s’étant arrêtés involontairement sur le petit lit d’Effie, l’image de cette enfant de sa vieillesse, telle qu’il l’y avait vue assise, pâle, languissante et abattue, vint tout à coup s’offrir à son esprit ; et c’est le cœur rempli de ce souvenir qu’il commença involontairement, et d’un ton bien différent de la précision dogmatique avec laquelle il argumentait en général, un raisonnement en faveur de la ligne de conduite qui pouvait sauver la vie de son enfant.

« Ma fille, dit-il, je n’ai pas prétendu dire que votre route était sans écueils, et sans doute cette action peut être considérée par quelques gens comme une transgression de nos lois, puisque celui qui rend témoignage illégalement et contre sa conscience peut en quelque sorte être considéré comme portant un faux témoignage.

« Cependant, en matière de soumission, le mal existe moins dans la soumission elle-même que dans l’esprit et l’intention de celui qui se soumet. C’est pourquoi, bien que j’aie élevé la voix contre les apostasies publiques, je n’ai pas eu le courage de m’éloigner de ceux auxquels leur conscience a permis d’écouter les discours de ces ministres qui ont prêté le fatal serment ; car ils peuvent peut-être profiter de leurs paroles, quoiqu’elles soient stériles pour moi. »

Quand Davie en fut là sa conscience lui reprocha ce langage comme tendant peut-être à porter indirectement atteinte à la pureté de foi de sa fille et à l’encourager à s’écarter de la sévérité de ses principes. Il s’arrêta donc subitement, et, changeant de ton : « Jeanie, » ajouta-t-il après un moment de pause, « je m’aperçois que nos criminelles affections (je les appelle ainsi relativement à l’obéissance que nous devons à la volonté du Créateur) se font sentir avec trop de force dans cette heure de douleur et d’épreuve, pour me permettre d’envisager mon devoir d’un œil ferme ou de vous diriger dans le vôtre. Je ne parlerai donc plus de cette matière délicate. Jeanie, si vous le pouvez suivant Dieu et votre conscience, parlez en faveur de cette malheureuse (ici sa voix s’altéra) ; elle est votre sœur par la chair : tout indigne et tout égarée qu’elle soit, elle est fille d’une sainte maintenant dans le ciel, et qui fut une mère pour vous, Jeanie, à la place de celle que vous aviez perdue. Mais si vous ne vous sentez pas libre de parler en sa faveur devant une cour de justice, écoutez la voix de votre conscience, Jeanie, et que la volonté de Dieu soit faite ! »

Deans eût été bien plus affligé en ce moment, s’il eût su que sa fille interprétait les arguments dont il venait de se servir, non pas comme une permission de suivre ses propres opinions sur ce point douteux et contesté, mais comme un encouragement à violer un de ces commandements divins que les chrétiens de toutes les sectes et de tous les noms s’accordent à regarder comme sacrés.

« Est-il possible, » se dit Jeanie lorsque la porte se referma sur son père ; « est-il possible que ce soient bien ses paroles que je viens d’entendre, ou le grand ennemi du genre humain a-t-il pris sa voix et ses traits pour donner du poids à un conseil de perdition ? Il y va de la vie d’une sœur, et un père m’indique le moyen de la sauver ! mon Dieu ! venez à mon aide dans cette cruelle tentation ! »

Quittant une pensée pour s’arrêter à une autre, quelquefois elle s’imaginait que son père entendait le neuvième commandement dans le sens littéral qu’il présente, « tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain, » sans étendre sa défense sur le faux témoignage donné en faveur d’un criminel ; mais son jugement naturellement sain, et que rien n’avait corrompu, rejetait bien vite une interprétation aussi bornée, aussi indigne de l’auteur de la loi. Elle resta donc plongée dans les doutes les plus inquiétants, craignant de communiquer librement ses pensées à son père, de peur qu’il n’exprimât une opinion à laquelle elle ne pourrait se soumettre, livrée à des angoisses d’autant plus déchirantes que les moyens qu’elle possédait de sauver sa sœur n’étaient pas avoués par sa conscience : semblable, en un mot, à un vaisseau battu en pleine rade par une tempête, et comme lui ne se reposant que sur un seule câble, n’ayant qu’une ancre de salut, sa foi dans la Providence, et sa ferme résolution d’accomplir ses devoirs.

L’attachement de Butler, et les sentiments religieux qui l’animaient auraient été son principal appui dans ces tristes circonstances ; mais il était encore assujetti à une contrainte qui ne lui permettait pas de venir à Saint-Léonard ; et Jeanie n’ayant pas l’habitude d’écrire, il lui aurait été impossible de lui exprimer sa situation dans une lettre. Elle fut donc réduite à prendre son jugement pour guide dans une position si difficile.

Quoique Jeanie espérât, crût même que sa sœur était innocente, ce n’était pas le moindre de ses chagrins de n’avoir pu en recevoir l’assurance de sa propre bouche.

La conduite de Ratcliffe dans l’affaire de Robertson, quoique très-suspecte, avait été récompensée, comme l’est souvent celle des fourbes, par un emploi et des faveurs. Sharpitlaw, qui trouvait en lui quelque chose de son propre génie, lui avait servi de protecteur auprès des magistrats ; et d’ailleurs, comme il était resté volontairement dans la prison lorsque les portes en avaient été forcées par la populace, on ne pouvait guère lui ôter une vie qu’il avait eu le moyen de sauver si facilement. Il fut donc gracié, et bientôt après James Ratcliffe, le plus fieffé fripon et le plus fameux voleur de toute l’Écosse, fut, sur la foi d’un ancien proverbe peut-être, choisi pour avoir la garde des autres criminels.

Lorsque Ratcliffe fut placé dans cet emploi de confiance, il reçut plusieurs sollicitations de la part du savant Saddletree, et d’autres personnes qui s’intéressaient à la famille Deans, pour procurer une entrevue aux deux sœurs ; mais les magistrats, qui désiraient ardemment l’arrestation de Robertson, avaient donné des ordres sévères pour la défendre, espérant qu’en les tenant séparées ils finiraient par obtenir de l’une ou de l’autre quelques renseignements sur la personne du fugitif. Jeanie n’avait rien à leur apprendre sur ce sujet ; elle dit à M. Middleburgh qu’elle ne connaissait pas Robertson et ne l’avait jamais vu avant la nuit de ce rendez-vous qu’il lui avait demandé pour lui donner quelques avis relatifs à sa sœur, et qui ne regardaient que Dieu et sa conscience ; mais quant à sa personne, à ses mouvements, à ses projets, à ses affaires passées, présentes ou futures, elle n’en savait absolument rien, et par conséquent n’avait rien à communiquer.

Effie garda le même silence, quoique par un motif bien différent. Ce fut en vain qu’on lui offrit une commutation de peine et même un entier pardon si elle voulait dire ce qu’elle savait de son amant : elle ne répondait que par des larmes, à moins que, poussée à bout quelquefois par les persécutions de ses interrogateurs, il ne lui échappât de leur faire des réponses brusques et peu respectueuses.

Enfin, après avoir retardé son jugement de quelques semaines, dans l’espoir qu’elle pourrait être amenée à parler sur un sujet qui intéressait infiniment plus les magistrats que sa culpabilité ou son innocence, ils perdirent patience, et M. Middleburgh même ne trouvant plus personne qui voulût accueillir de nouvelles intercessions en sa faveur, le jour de son jugement fut définitivement fixé.

Ce ne fut qu’alors que Sharpitlaw, se rappelant la promesse qu’il avait faite à Effie Deans, ou, pour mieux dire, fatigué des instances perpétuelles de mistress Saddletree, dont la maison touchait la sienne, et qui prétendait que c’était une barbarie indigne d’un chrétien de séparer ainsi ces deux malheureuses créatures, donna enfin l’ordre important qui leur permettait de se voir.

La veille donc du jour fatal fixé pour le jugement d’Effie, Jeanie eut la liberté de voir sa sœur, entrevue bien douloureuse, et qui avait lieu dans un bien pénible moment : elle faisait partie de la coupe amère qu’elle était destinée à boire en punition de fautes et de folies auxquelles elle n’avait pas participé. Midi étant l’heure fixée pour son admission dans la prison, elle se présenta dans ce séjour du crime et de toutes les misères, afin d’y voir pour la première fois, depuis plusieurs mois, sa coupable et malheureuse sœur.