La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 29

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 317-329).


CHAPITRE XIX.

LES VOLEURS.


Le besoin, la misère, le vice et les dangers unissent ces âmes corrompues, et forment entre elles une déplorable alliance.
Anonyme.


Notre voyageuse partit le lendemain de très-bonne heure pour continuer son voyage. Comme elle traversait la cour de l’auberge, Bick Ostler, qui s’était levé de grand matin ou qui ne s’était pas couché du tout, chose à laquelle il était également sujet, lui cria : « Bonjour, Maggie ! Prenez garde à la montagne de Gunnersbury, la jeune fille ! Robin Hood est mort et enterré, mais il a des successeurs dans la vallée de Bever. » Jeanie le regarda comme pour lui demander l’explication de ces mots, mais Dick se contenta de répondre par un ricanement et un mouvement d’épaules inimitable (à moins que ce ne soit par Émery) ; et recommençant à s’occuper du cheval étique qu’il étrillait, il se mit à chanter tout en se servant de la brosse et de l’étrille :

Robin Hood était bon archer,
Et son arc fut toujours fidèle :
Si Robin criait d’approcher
Au passant qu’il voulait dépouiller de plus belle,
Pourquoi ne suivre pas un si parfait modèle ?

Jeanie passa son chemin sans s’arrêter davantage, car il n’y avait rien dans les manières de Dick qui pût l’encourager à lui adresser la parole. Une pénible journée de marche l’amena au Ferry-Bridge, la meilleure auberge qui fût et soit encore aujourd’hui sur la grande route du nord ; et grâce à une recommandation de mistress Bickerton et à ses manières douces et simples, elle se rendit l’hôtesse du Cygne si favorable que la bonne dame lui procura l’occasion de monter en croupe sur un cheval de poste qui retournait à Tuxford, de manière que le lendemain de son départ d’York elle accomplit le plus long trajet qu’elle eût encore fait. Elle se trouva un peu fatiguée d’une façon de voyager à laquelle elle était moins habituée qu’à la marche, et il était beaucoup plus tard, le lendemain matin, quand elle se sentit en état de reprendre son pèlerinage. À midi, elle se trouva devant le Trent[1] et les ruines noircies du château de Newark, démoli dans les guerres civiles. On concevra facilement que Jeanie ne fût nullement curieuse d’aller visiter ces anciens débris, mais qu’en entrant dans la ville elle alla tout droit à l’auberge qu’on lui avait enseignée à Ferry-Bridge. Pendant qu’elle prenait quelques rafraîchissements, elle remarqua que la servante qui les lui avait apportés la regardait avec un intérêt marqué, et à la fin, à sa grande surprise, lui demanda si son nom n’était pas Deans, si elle n’était pas Écossaise, et si elle n’allait pas à Londres au sujet d’une affaire de justice. Jeanie, avec toute sa simplicité de caractère, ne manquait pas de prudence, et, suivant la coutume ordinaire d’un Écossais, elle répondit à cette question par une autre, en priant cette fille de lui dire pourquoi elle l’interrogeait ainsi.

La maritorne de la Tête-de-Sarrasin, à Newark, répondit : « Deux femmes se sont arrêtées ce matin ici, et se sont informées d’une nommée Jeanie Deans qui va à Londres pour une affaire de ce genre, et elles pouvaient à peine croire qu’elle n’eût pas déjà passé par ici. »

Fort surprise et un peu alarmée, car ce qui nous paraît inexplicable nous alarme toujours, Jeanie questionna la servante sur la tournure de ces deux femmes. Mais tout ce qu’elle en apprit, c’est que l’une était âgée et l’autre jeune ; que cette dernière était la plus grande ; que la première parlait davantage et semblait prendre un ton d’autorité sur sa compagne, et que toutes deux avaient l’accent écossais.

Ceci ne lui donnait aucune lumière ; et, éprouvant un pressentiment indéfinissable que l’on formait contre elle quelque mauvais dessein, Jeanie se décida à prendre un cheval et un guide pour la poste suivante. Mais elle ne put accomplir ce projet. Quelques circonstances accidentelles avaient occasionné un emploi beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire de postillons et de chevaux, et l’hôte ne put lui en procurer. Après avoir attendu quelque temps dans l’espoir qu’une couple de chevaux qui étaient allés vers le sud reviendraient assez à temps pour qu’elle en profitât, elle se sentit honteuse de sa pusillanimité, et résolut de continuer son voyage à la manière accoutumée.

La route était droite et unie, lui assura l’hôte, à l’exception d’une haute montagne appelée Gunnersbury, à environ trois milles de Grantham. C’était là que Jeanie devait aller passer la nuit.

« Je suis bien aise d’apprendre qu’il y ait une montagne, dit Jeanie, car mes yeux et mes pieds même sont fatigués d’une si grande étendue de pays plat. Depuis York jusqu’ici on dirait que la route a été aplanie et nivelée, ce qui est bien insipide pour des yeux écossais. Lorsque je perdis de vue une grande montagne bleuâtre qu’on appelle Ingleborro, je sentis que j’étais sur une terre étrangère, où il ne me restait plus un ami. — Ma foi, la jeune fille, répondit l’hôte, si vous aimez tant les montagnes, je voudrais que vous pussiez emporter Gunnersbury dans votre tablier, car c’est la mort des chevaux de poste. Mais allons, à votre santé et à votre voyage, et puissiez-vous vous en bien tirer, car vous m’avez l’air d’une fille brave et résolue. » En parlant ainsi, il puisa d’une manière formidable dans un énorme pot d’étain plein d’une ale brassée chez lui, qui était sur la table.

« J’espère qu’il n’y a pas mauvaise compagnie sur la route, dit Jeanie. — Quand elle en sera libre, je la paverai de galettes ; cependant il n’y en a pas tant maintenant, et depuis qu’ils ont perdu Jim-the-Kat, ils sont tous dispersés, et ne tiennent pas plus ensemble que les hommes de Marsham quand ils perdirent leur chef. Buvez une goutte avant de partir, » ajouta-t-il en lui offrant le pot d’étain, « car ce soir vous n’aurez rien pour souper que du gruau et une pinte d’eau. »

Jeanie refusa poliment, et lui demanda quel était son lawing[2].

« Votre lawing ! que Dieu vous protège ! et que voulez-vous dire par là ? — C’est que je voudrais savoir ce que j’ai à vous payer. — À me payer ! Dieu vous soit en aide ! Rien, mon enfant, rien du tout. On n’a tiré pour vous qu’une demi-pinte de bière, et la Tète de-Sarrasin est bien en état de donner une bouchée à manger à une pauvre étrangère qui ne sait pas un mot de langue chrétienne. Allons, encore une fois, à votre santé ; » et il puisa derechef dans le pot d’étain aussi largement que la première fois.

Les voyageurs qui ont traversé Newark depuis peu ne peuvent manquer de se rappeler le bon ton et la politesse remarquables de la personne qui y tient maintenant la principale auberge, et trouveraient peut-être quelque plaisir à les mettre en contraste avec la brusquerie de son grossier prédécesseur. Mais nous ne croyons pas que nul se soit aperçu que le poli ait rien ôté au métal de sa valeur.

Jeanie, après avoir pris congé de son hôte du Lincolnshire, continua sa route solitaire, et se sentit un peu alarmée quand elle se vit atteinte par la nuit dans la plaine qui s’étend au pied de la montagne de Gunnersbury, et qui est coupée de marécages et de bouquets de bois taillis. La vaste étendue de prés communs, qu’on trouvait sur la route du nord, et qui sont maintenant enclos en grande partie, et le relâchement de la police, exposaient alors le voyageur à un brigandage de grand chemin dont on n’entend plus parler maintenant que dans le voisinage immédiat de la capitale. Avertie de cet état de choses, Jeanie avait doublé le pas, quand elle entendit derrière elle le bruit du trot d’un cheval : elle se rangea machinalement d’un côté de la route, comme pour laisser au cavalier autant de place que possible. Lorsque le cheval l’eut rejointe, elle vit qu’il portait deux femmes. L’une assise sur une selle de côté, l’autre en croupe derrière elle, comme cela se voit encore quelquefois en Angleterre.

« Une bonne nuit je vous souhaite, Jeanie Deans, » dit celle des, deux femmes qui était en selle. « Que pensez-vous de cette belle montagne là-bas qui élève sa tête vers la lune ? Croyez-vous que ce soit là la porte du ciel que vous désirez tant ? Il se peut que nous y arrivions ce soir, si Dieu nous aide, quoique notre mère ait un peu de peine à la gravir. «

En parlant ainsi, elle s’était retournée sur sa selle, ralentissant le pas du cheval par suite de ce mouvement, tandis que la femme qui était en croupe derrière elle semblait la presser d’avancer par des paroles que Jeanie n’entendit qu’imparfaitement.

« Taisez-vous, chienne de lunatique ! qu’avez-vous affaire avec le ciel et l’enfer ? — Ma foi, ma mère, pas grand’chose avec le ciel, considérant qui je mène derrière moi ; et quant à l’enfer, nous y arriverons bien quelque jour, n’ayez pas peur. Allons, Nao, trotte, mon garçon ; va comme si tu étais un manche à balai, car tu portes une sorcière.

Le bonnet sur le pied, le soulier sur la main,
Je vais comme l’éclair, et poursuis mon chemin. »

Le trot du cheval et l’éloignement empêchèrent Jeanie d’entendre le reste de sa chanson ; mais de temps en temps quelques sons inarticulés parvenaient encore à son oreille au milieu de la solitude et de la nuit.

Notre pèlerine resta stupéfaite et pleine de craintes qu’elle ne pouvait définir. S’entendre nommer d’une manière si bizarre, dans un pays étranger, et sans autre explication, par une personne qui avait si étrangement apparu et disparu, était une chose que son imagination ne pouvait comprendre, et qui, à notre avis, ressemblait aux sons surnaturels dont il est question dans Comus[3] :

Langues légères comme l’air.
Qui prononcent le nom des hommes
Sur les rivages de la mer
Et dans les déserts où nous sommes.


Et quoique Jeanie différât entièrement pour les traits, les manières et le rang, de la dame du Comus, on peut cependant lui appliquer la suite de ce passage à propos de cette singulière alarme :

Ces pensers peuvent effrayer,
Mais ne sauraient arrêter dans sa route
Le mortel vertueux marchant d’un pas altier :
Fort de sa conscience, il n’est rien qu’il redoute.

Ce qui la soutenait, en effet, c’était le souvenir du devoir qu’elle allait remplir, et, si j’ose dire, le droit qu’elle avait d’espérer la protection du ciel dans l’accomplissement d’une œuvre si méritoire. Elle continuait sa route, l’esprit calmé par ces réflexions, quand elle fut une seconde fois troublée par un sujet plus immédiat de terreur. Deux hommes qui s’étaient cachés dans un taillis s’élancèrent au moment où elle en approchait, et se présentèrent à elle d’une manière menaçante. «Arrêtez, et exécutez-vous, » dit l’un d’eux, qui était petit et vigoureux, et vêtu d’une blouse comme en portent les charretiers.

« La femme, » dit l’autre, qui était grand et mince, « n’entend pas notre langage. Allons, voyons, ma précieuse, la bourse ou la vie ! — J’ai bien peu d’argent, messieurs, » leur dit la pauvre Jeanie en leur présentant ce qu’elle avait séparé de son petit trésor, et mis à part pour une telle occasion ; « mais si vous l’exigez, le voilà. — On ne nous trompe pas comme ça, la jeune fille ; du diable si cela se passe ainsi, dit le plus petit des deux coquins. Croyez-vous que des gentilshommes iront hasarder leur vie sur le grand chemin pour se laisser duper de cette manière ? Non, non, nous aurons jusqu’à votre dernier liard, autrement nous vous dépouillerons jusqu’à la peau, ou le diable m’emporte ! »

Son compagnon, qui parut éprouver quelque compassion de l’horreur qui se peignait sur la figure de Jeanie, dit alors : « Non, non, Tom ; nous avons ici une de ces précieuses puritaines, et nous nous en tiendrons cette fois à sa parole sans lui faire subir une autre épreuve. Allons, voyez, jeune fille ; si vous voulez regarder le ciel en jurant que c’est tout ce que vous avez sur vous, je veux être pendu si je ne vous laisse passer. — Je ne suis pas libre de jurer que je n’ai que cela sur moi, messieurs, mais il y va de la vie ou de la mort que mon voyage s’accomplisse ; et si vous voulez seulement me laisser de quoi avoir du pain et de l’eau sur la route, je serai satisfaite, et je vous remercierai et prierai Dieu pour vous. — Au diable vos prières ! s’écria le plus petit des brigands ; c’est une monnaie qui n’a pas cours chez nous ; » et en même temps il fit un mouvement pour la saisir.

« Arrêtez, messieurs ! » dit-elle, se rappelant la passe de Ratcliffe ; « peut-être connaissez-vous ce papier. — Que diable veut-elle, Franck ? dit le plus féroce des deux bandits. Regarde-moi cela, car du diable si je saurais le lire, même quand il s’agirait de m’empêcher d’être pendu. — C’est une passe de Jim Ratcliffe, » dit le plus grand après avoir regardé le morceau de papier : « il faut laisser passer la fille, d’après les lois de notre bande. — Et moi je dis que non, reprit son compagnon ; Rat a quitté le grand chemin, et on dit qu’il est devenu un limier lui-même. — Nous pouvons encore avoir besoin de lui, dit le plus grand des voleurs.

— Que ferons-nous donc ? dit le plus petit ; vous savez que nous avons promis de dépouiller cette fille et de la renvoyer mendiante dans son pays de mendiants, et voilà que vous voulez la laisser aller ! — Je n’ai pas dit cela, » répondit l’autre bandit. Il parla bas à son compagnon, qui lui répondit :

« Eh bien, faites donc, et ne restons pas là à parler jusqu’à ce que quelque voyageur survienne sur la route. Il faut nous suivre par ici, jeune femme, dit le plus grand. — Pour l’amour de Dieu, s’écria Jeanie, si vous avez reçu le jour d’une femme, ne me détournez pas de ma route ; demandez-moi plutôt tout ce que j’ai au monde. — De quoi diable la fille a-t-elle peur ? dit l’autre ; je vous dis qu’on ne vous fera pas de mal ; mais si vous ne voulez pas quitter la route de bonne grâce et nous suivre, le diable m’emporte si je ne vous fais pas sauter la cervelle là où vous êtes ! — Tu es un rude ours, Tom, dit son compagnon, et si tu la touches, je te secouerai par le collet de manière à t’émouvoir les entrailles. Soyez tranquille, jeune fille, je ne souffrirai pas qu’il vous touche du bout du doigt si vous venez tranquillement avec nous ; mais si vous restez là à discuter sur la route, je vous laisse vous débattre ensemble. »

Cette menace offrait tout ce qu’il y a de plus terrible à l’imagination de la pauvre Jeanie, qui voyait dans celui qui paraissait moins cruel la seule protection qui lui restât contre le traitement le plus brutal. C’est pourquoi non seulement elle le suivit, mais même elle le tint par la manche dans la crainte qu’il ne lui échappât, et cet homme, tout endurci qu’il était, parut touché de cette marque de confiance, et lui répéta à plusieurs reprises qu’il ne souffrirait pas qu’on lui fît du mal.

Ils conduisirent leur prisonnière dans une direction qui s’écartait de plus en plus de la grande route ; mais elle remarqua qu’ils suivaient une espèce de sentier ou chemin de traverse, ce qui la soulagea d’une partie de ses inquiétudes, qui auraient encore été plus grandes si elle ne les avait pas vus suivre de route fréquentée.

Après avoir marché environ une demi-heure, tous trois gardant un profond silence, ils approchèrent d’une vieille grange qui était sur le bord d’une pièce de terrain cultivé, mais éloignée de toute espèce d’habitation. Cependant cette grange était elle-même habitée, car on voyait de la lumière aux croisées.

Un des voleurs gratta à la porte, qui lui fut ouverte par une femme, et ils entrèrent avec leur malheureuse prisonnière. Une vieille femme, qui était occupée à préparer le souper sur un feu de charbon de terre étouffant, leur demanda au nom du diable pourquoi ils amenaient ici cette fille, et pourquoi ils ne l’avaient pas dépouillée et laissée ainsi sur la route.

« Allons, allons, la mère Sangsue, dit le plus grand, nous ferons ce que nous pourrons pour vous obliger ; nous n’en voulons pas faire davantage. Nous sommes déjà assez mauvais comme cela ; mais pas encore tels que vous voudriez nous voir, des diables incarnés. — Elle a une passe de Jim Ratcliffe, dit le plus petit, et Franck ne veut pas entendre parler de la faire passer à la meule. — Non, sur mon Dieu, je ne le veux pas, dit Franck ; mais si la mère Sangsue veut la garder ici quelque temps, ou la renvoyer en Écosse, ma foi, moi, je ne vois pas grand mal à cela. — Écoutez, Franck Levit, dit la vieille, si vous vous avisez de m’appeler encore la mère Sangsue, je teindrai ce couteau (et elle lui en montra un qu’elle tenait à la main) du plus pur de votre sang, mon garçon. — Il faut que le prix du vieux oing se soit élevé dans le nord, dit Franck, pour que la mère Sangsue soit de si mauvaise humeur.

Sans hésiter un moment, la furie lui lança son couteau avec toute l’adresse que donne le besoin de la vengeance au plus féroce Indien. Comme il était sur ses gardes, il évita le coup en détournant la tête, mais l’instrument vint siffler à ses oreilles et s’enfonça dans le mur.

« Allons, allons, la mère, » lui dit le voleur en lui saisissant les deux poignets, « je vous apprendrai qui de nous deux est le maître, » et en parlant ainsi, il fit reculer de vive force la vieille, qui lutta vigoureusement jusqu’à ce qu’il l’eût fait tomber sur un tas de paille ; alors lui laissant aller les mains, il lui montra le doigt de cette manière menaçante dont un gardien fait usage pour effrayer un fou forcené. Ce geste produisit, à ce qu’il paraît, l’effet désiré, car elle n’essaya pas de se lever du lieu où il l’avait forcée de s’asseoir, ni de se livrer à aucune autre violence, mais elle tordit ses mains desséchées avec une rage impuissante, hurla et rugit comme une possédée.

« Je tiendrai la promesse que je vous ai faite, vieille diablesse, dit Frank ; cette fille ne fera pas un pas de plus sur la route de Londres, mais je ne souffrirai pas que vous touchiez à un cheveu de sa tête, ne fût-ce qu’à cause de votre insolence. »

Cette déclaration sembla calmer un peu les passions furieuses de la vieille, et pendant qu’une espèce de grognement sourd succédait aux hurlements qu’elle avait poussés d’abord, cette étrange compagnie s’augmenta d’un autre personnage. « Eh bien ! Francis Lewit, » dit la nouvelle venue, qui entra avec des sauts et des bonds qui l’eurent bientôt conduite au centre du cercle : « est-ce que vous vouliez tuer notre mère, ou bien coupiez-vous la gorge au cochon que Tom a apporté ce matin ? ou peut-être lisiez-vons vos prières à rebours, pour faire venir ici ma vieille connaissance le diable ? »

Le ton de celle qui parlait était si remarquable, que Jeanie reconnut immédiatement la femme qui lui avait parlé sur la route avant qu’elle fît la rencontre des voleurs, circonstance qui augmenta beaucoup son effroi, puisqu’elle servit à lui prouver que ce qui lui était arrivé était l’effet d’un dessein prémédité contre elle ; mais par qui et dans quel but, c’est sur quoi elle était incapable même de former des conjectures. D’après le style de sa conversation, le lecteur aura probablement reconnu aussi dans cette femme une de ses anciennes connaissances, dont il a été question dans la première partie de cette histoire.

« Taisez-vous, diable de folle, » s’écria Tom qu’elle avait dérangé au moment où il avait trouvé moyen de s’administrer un coup d’eau-de-vie ; « entre les fureurs de votre mère et vos tours de maniaque, un homme vivrait plus tranquille dans la chaudière du diable qu’ici. — Et qui avons-nous ici ? » dit la folle en s’approchant en dansant de Jeanie Deans, qui, bien que remplie de terreur, était attentive à cette scène, résolue de ne rien laisser échapper de ce qui pourrait lui faire connaître sa véritable situation et le genre de danger qu’elle courait. « Et qui avons-nous ici ? » s’écria une seconde fois Madge Wildfire ; « la fille du vieux refrogné whig Douce Davie Deans, dans une grange d’égyptiens et à la nuit close ! c’est là un spectacle à voir vraiment ! Et comment donc ces gens si pieux se trouvent-ils là, et l’autre sœur aussi dans la prison d’Édimbourg ! Quant à moi, j’en suis bien fâchée pour elle ; c’est ma mère qui lui veut du mal et non pas moi, quoique peut-être j’en aie bien autant de raison. — Écoutez, Madge, dit le plus grand des bandits, vous n’avez pas dans le sang la même férocité que votre vieille mère, qui peut bien passer aussi pour la mère du diable. Emmenez cette jeune fille avec vous dans votre chenil, et n’y laissez pas entrer le diable lui-même, quand il viendrait demander asile au nom de Dieu, — Oui, oui, Franck, » dit Madge en prenant Jeanie par le bras et l’emmenant avec elle, « je le veux bien ; car il n’est pas convenable pour de jeunes personnes chrétiennes, comme elle et moi, de rester en société pendant la nuit avec des échappés de Tyburn tels que vous. Ainsi donc, bonsoir, messieurs, je vous souhaite un bon sommeil jusqu’à ce que le bourreau vous réveille : alors le pays sera bien débarrassé. »

Puis, suivant l’impulsion de sa bizarre imagination, elle marcha posément vers sa mère qui, assise au coin d’un feu de charbon de terre dont la lueur rougeâtre éclairait des traits ridés et défigurés par les fureurs de la haine et de la rage, offrait l’image d’Hécate occupée de ses rites infernaux. Puis tout à coup tombant sur ses genoux, elle dit avec le ton d’un enfant de six ans : « Maman, écoutez-moi dire mes prières avant que j’aille me coucher, et dites : Que le bon Dieu te bénisse, mon enfant ! comme vous le disiez autrefois. — Que le diable t’écorche vive, pour se faire des semelles avec ta peau ! » s’écria la vieille alongeant pour réponse un coup de poing à la suppliante.

Madge, qui savait probablement de quelle manière sa mère avait l’habitude de lui conférer sa bénédiction maternelle, évita le coup en faisant un saut hors de sa portée avec beaucoup d’agilité et de précision. La vieille se leva alors, et saisissant une paire de pincettes, elle allait s’en dédommager en déchargeant un coup sur la tête de sa fille, ou sur celle de Jeanie ; car, dans sa rage, elle semblait les confondre l’une avec l’autre, lorsque sa main fut encore une fois arrêtée par celui qu’ils appelaient Franck Lewit, qui, la saisissant par les épaules, la poussa en avant avec une grande violence : « Quoi, mère le diable ! s’écria-t-il, encore, et en ma présence ! Écoutez, Madge de Bedlam, retirez-vous dans votre trou avec votre compagne, ou nous aurons ici le diable à confesser, et personne ne pourra en venir à bout. »

Madge suivit le conseil de Lewit, et, se retirant aussi vite que possible, elle emmena Jeanie avec elle dans une espèce d’enfoncement séparé de la grange par une cloison, et qui, étant rempli de paille, lui servait, à ce qu’il paraît, de chambre à coucher. La lune brillait à travers un trou qui tenait lieu de fenêtre, et éclairait une selle, un coussinet, une bride et deux ou trois besaces qui composaient tout l’équipage de voyage de Madge et de son aimable mère. « Avez-vous jamais vu de votre vie, dit Madge, une aussi jolie chambre à coucher ? voyez comme la lune brille sur la paille toute fraîche ! Il n’y a pas une cellule qui vaille celle-ci dans tout Bedlam, quoique ce soit un beau bâtiment en dehors. Avez-vous jamais été à Bedlam ? — Non, » répondit d’une voix faible Jeanie, interdite de cette question et de la manière dont elle était faite, mais désirant cependant se concilier sa compagne tout insensée qu’elle était, la situation dans laquelle elle se trouvait étant si précaire et si dangereuse, que même la société de cette folle était pour elle une espèce de protection.

« Vous n’avez jamais été Bedlam ? » dit Madge d’un air de surprise ; « mais vous avez été dans les Loges à Édimbourg ? — Jamais, répéta Jeanie. — Vraiment ! eh bien, je crois que les magistrats n’envoient que moi à Bedlam ; il faut que je leur inspire beaucoup de respect, car toutes les fois que je suis amenée devant eux, ils m’y font conduire. Mais, ma foi, Jeanie (ajouta-t-elle d’un ton confidentiel), je vous dirai entre nous que je ne pense pas que vous y perdiez beaucoup, car le gardien est un vilain bourru, et il faut que tout aille à son gré, où il fait de ce lieu un enfer. Je lui dis souvent qu’il est le plus furieux de toute la maison… Mais, qu’est-ce qu’ils ont donc là à crier ? du diable si personne entre ici ; nous ne serions pas en sûreté : je vais appuyer le dos contre la porte, et il ne sera pas très-facile d’entrer. — Madge ! Madge ! Madge Wildfire, qu’avez-vous fait du cheval ? » crièrent du dehors les hommes à plusieurs reprises.

« Il est à souper, la pauvre bête ! répondit Madge ; pourquoi diable n’y êtes-vous pas aussi ? je voudrais que le vôtre vous brûlât le gosier, nous n’entendrions pas tant de train. — À souper ! » dit le plus féroce des deux bandits ; « qu’entendez-vous par là ? dites-moi où il est, ou je vous ferai sauter votre cervelle fêlée. — Eh bien ! vous saurez qu’il est dans le champ de blé de Gatter Gabblewood. — Dans son champ de blé, diable d’extravagante ! » s’écria l’autre avec la plus grande indignation.

« -O mon cher Tom de Tyburn, dites-moi un peu quel mal feront les jeunes épis à ce pauvre animal ? — Ce n’est pas de quoi il s’agit, dit l’autre voleur ; mais que dira-t-on demain dans le pays, quand on verra notre cheval dans un champ de blé ? Allez le chercher, Tom, et tâchez d’éviter la terre molle, afin que ses pieds ne laissent pas de trace. — Il paraît que vous me donnez toujours toutes les corvées, » dit l’autre en murmurant à son compagnon.

« Allons, sautez, Laurence, vous avez les jambes assez longues, » reprit l’autre, et son camarade quitta la grange sans répliquer.

Pendant ce temps, Madge s’était arrangée sur la paille pour dormir, mais en conservant cependant sa position, le dos appuyé contre la porte, qui, s’ouvrant en dedans, se trouvait ainsi fermée par le poids de sa personne. « Il y aurait autre chose à faire que de voler, dit Madge Wildfire, quoique j’aie souvent de la peine à faire convenir ma mère de cela ; qui aurait eu comme moi l’idée de faire un verrou de son dos ? mais il n’est pas si solide que ceux que j’ai vus dans la prison d’Édimbourg. Les forgerons d’Édimbourg sont, à mon avis, les premiers du monde pour faire des serrures, des cadenas, des verrous et des barres. Et ils ne s’entendent pas mal non plus à forger des carcans, quoique ceux de Cunross aient l’avantage sur eux ; ma mère a eu autrefois un beau carcan de Cunross, et j’avais bien envie d’en avoir un joli petit pour mon pauvre enfant qui est mort. Dieu sait comment ! mais il faut que nous en venions tous là, Jeanie. Vous autres caméroniens savez bien cela, et c’est pour cela que vous vous faites un enfer de ce monde, afin d’avoir moins de regret de le quitter. Mais revenons à Bedlam dont nous parlions tout à l’heure ; je ne vous le recommanderai pas beaucoup, ni d’un côté ni de l’autre ; mais vous savez ce que dit la chanson :

Je n’avais pas vingt ans, j’étais à mon aurore,
Quand je vis à Bedlam[4] la corde en bracelet
Serrer étroitement mon débile poignet,
Et de coups on me régalait,
Comme aussi d’abstinence, et d’oremus encore.


Eh bien ! Jeanie, je suis un peu enrouée ce soir, je crois que je ne chanterai pas beaucoup, et puis il me semble que je vais dormir. »

Elle pencha sa tête sur son sein comme pour s’endormir, et Jeanie, qui aurait donné tout au monde pour avoir une occasion de réfléchir sur les moyens et la probabilité qu’elle avait de se sauver, eut grand soin de ne pas la déranger dans cette posture ; mais après une ou deux minutes d’assoupissement, les yeux à demi fermés, cette inquiète agitation qui faisait une partie de la maladie de Madge vint de nouveau l’assaillir. Elle releva la tête et parla, mais d’un ton bas, se laissant graduellement aller au sommeil que la fatigue d’un voyage à cheval rendait plus pressant ce jour-là qu’à l’ordinaire. « Je ne sais pas, disait-elle, pourquoi j’ai tant envie de dormir aujourd’hui ; je ne dors presque jamais que la bonne lune ne soit couchée, surtout quand elle est dans son plein comme vous le savez, et qu’elle se montre à nous dans son grand char d’argent, et quelquefois j’ai été moi-même danser de joie devant elle ; souvent aussi les morts sont venus danser avec moi, tels que Porteous par exemple, ou d’autres que j’ai connus quand je vivais autrefois, car vous saurez que j’ai été morte aussi, moi. » Ici la pauvre insensée chanta à voix basse :

Mes os sont enfermés dans un vieux cimetière,
Bien loin d’ici, par-delà l’onde amère ;
Ce n’est que mon ombre à présent
Qui vous parle naïvement.

« Mais, après tout, Jeanie, ma fille, personne ne sait qui est mort ou qui est vivant, ni qui est dans la terre des esprits : c’est encore là une autre question. Quelquefois je crois que mon pauvre enfant est mort. Vous savez très-bien qu’il est enterré ; mais cela ne fait rien : je l’ai tenu mille et mille fois sur mes genoux depuis. Et comment cela se pourrait-il s’il était mort ? vous voyez bien que ce serait tout à fait impossible ! » Ici un éclair de réflexion parut l’emporter sur les rêveries de son imagination en désordre : elle fondit en larmes, en s’écriant : « Malheur à moi ! malheur à moi ! Malheureuse ! malheureuse ! » jusqu’à ce qu’enfin, à force de gémir et de soupirer, elle tombât de lassitude dans un profond sommeil, qui s’annonça par le mouvement pressé de sa respiration ; et Jeanie resta livrée à ses remarques et à ses tristes réflexions.



  1. The hundred armed Trent, le Trent aux cent bras, dit le texte, par allusion aux nombreux ruisseaux qui se jettent dans cette rivière du nord de l’Angleterre. a. m.
  2. Mot écossais pour écot ; ce qui explique la réponse de l’hôte, qui ne l’entendit pas. a. m.
  3. Titre d’une pièce de Milton. a. m.
  4. Maison des aliénés à Londres. a. m.