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La Source grecque/Texte entier

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Note de l’Éditeur.

Ce recueil est formé de traductions du grec et d’études ou de fragments d’études concernant la pensée grecque. Deux de ces études sont des articles que Simone Weil publia dans des revues. Les autres textes sont tirés de ses cahiers.

L’article L’Iliade ou le Poème de la Force a été écrit en 1939-1940 et devait paraître dans la Nouvelle Revue française, quand se produisit l’offensive allemande. Il ne put être publié dans Paris occupé. Il le fut à Marseille, dans les Cahiers du Sud (décembre 1940 — janvier 1941), sous le nom d’Émile Novis, anagramme de Simone Weil. Les Cahiers du Sud l’ont de nouveau publié après la guerre (no 284, 1947), sous le nom véritable de l’auteur.

Le fragment sur Zeus et Prométhée a été probablement écrit en 1942-1943 ; Plaintes d’Électre et reconnaissance d’Oreste, en 1942. Dans le premier de ces textes, la traduction d’un passage d’Agamemnon est différente de celle qu’on trouve dans les Intuitions pré-chrétiennes, et elle est plus complète. Dans le second, ce qui est traduit d’Électre comprend beaucoup plus que les quelques vers de la scène de la reconnaissance qui étaient traduits dans les Intuitions pré-chrétiennes, et même ces quelques vers sont traduits un peu différemment ici.

L’article intitulé Antigone a été publié avant la guerre dans une petite revue d’usine : Entre nous, chronique de Rosières (16 mai 1936). Il a été retrouvé récemment par M. Jacques Cabaud, qui a cherché à Rosières, près de Bourges, cette revue introuvable ailleurs et fort rare là-bas. Une lettre publiée dans La Condition ouvrière (pp. 153-154), lettre que Simone Weil adressa en avril ou mai 1936 au directeur de l’usine, qui était aussi celui de la revue, montre dans quel dessein elle l’a écrit et en explique le caractère : « Je me demandais avec inquiétude comment j’arriverais à prendre sur moi d’écrire en me soumettant à des limites imposées, car il s’agit évidemment de vous faire de la prose bien sage, autant que j’en suis capable… Heureusement il m’est revenu à la mémoire un vieux projet qui me tient vivement au cœur, celui de rendre les chefs-d’œuvre de la poésie grecque (que j’aime passionnément) accessibles aux masses populaires. J’ai senti, l’an dernier, que la grande poésie grecque serait cent fois plus proche du peuple, s’il pouvait la connaître, que la littérature française classique et moderne. J’ai commencé par Antigone. Si j’ai réussi dans mon dessein, cela doit pouvoir intéresser et toucher tout le monde — depuis le directeur jusqu’au dernier manœuvre ; et celui-ci doit pouvoir pénétrer là-dedans presque de plain-pied, et cependant sans avoir jamais l’impression d’aucune condescendance, d’aucun effort accompli pour se mettre à sa portée. C’est ainsi que je comprends la vulgarisation. Mais j’ignore si j’ai réussi. »

La traduction du Printemps de Méléagre, qui termine la première partie, a été trouvée dans un des cahiers que Simone Weil laissa à New-York quand elle partit pour Londres en 1942.

Dieu dans Platon et les autres textes concernant Platon, ainsi que la traduction des fragments d’Héraclite et la note Dieu dans Héraclite, sont tirés des cahiers rédigés à Marseille et à New-York entre la fin de 1940 et le mois de novembre 1942.

Les notes sur Cléanthe, Phérécyde, Anaximandre et Philolaos ont été écrites à Londres en 1943. Elles ont été laissées dans l’ordre où elles se trouvent dans le manuscrit.

On a cherché à grouper dans la première partie ce qui concerne les poètes grecs, dans la seconde, ce qui concerne les philosophes. Dans la première partie, on a suivi l’ordre chronologique des auteurs grecs, mais il n’était pas possible de suivre cet ordre dans la seconde sans bouleverser parfois les textes de Simone Weil, et l’on a préféré suivre l’ordre chronologique des études elles-mêmes, non des sujets.

Il a semblé que ces textes, ainsi réunis, permettaient de saisir mieux qu’on n’avait pu le faire encore ce qu’est pour Simone Weil l’esprit de la Grèce et quelle part a la source grecque dans sa pensée.

PREMIÈRE PARTIE


1. L’ILIADE, OU LE POÈME DE LA FORCE.

2. ZEUS ET PROMÉTHÉE.

3. PLAINTES D’ÉLECTRE ET RECONNAISSANCE D’ORESTE.

4. ANTIGONE.

5. PRINTEMPS DE MÉLÉAGRE.

L’ILIADE OU LE POÈME DE LA FORCE

Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaître modifiée par ses rapports avec la force, entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès, appartenait désormais au passé, ont pu voir dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs.

La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne. C’est un tableau que l’Iliade ne se lasse pas de nous présenter :


les chevaux
Faisaient résonner les chars vides par les chemins de la guerre,
En deuil de leurs conducteurs sans reproche. Eux sur terre
Gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu’à leurs épouses[1].


Le héros est une chose traînée derrière un char dans la poussière :


Tout autour, les cheveux
Noirs étaient répandus, et la tête entière dans la poussière
Gisait, naguère charmante ; à présent Zeus à ses ennemis
Avait permis de l’avilir sur sa terre natale.


L’amertume d’un tel tableau, nous la savourons pure, sans qu’aucune fiction réconfortante vienne l’altérer, aucune immortalité consolatrice, aucune fade auréole de gloire ou de patrie.


Son âme hors de ses membres s’envola, s’en alla chez Hadès,
Pleurant sur son destin, quittant sa virilité et sa jeunesse.


Plus poignante encore, tant le contraste est douloureux, est l’évocation soudaine, aussitôt effacée, d’un autre monde, le monde lointain, précaire et touchant de la paix, de la famille, ce monde où chaque homme est pour ceux qui l’entourent ce qui compte le plus.


Elle criait à ses servantes aux beaux cheveux par la demeure
De mettre auprès du feu un grand trépied, afin qu’il y eût
Pour Hector un bain chaud au retour du combat.
La naïve ! Elle ne savait pas que bien loin des bains chauds
Le bras d’Achille l’avait soumis, à cause d’Athèna aux yeux verts.


Certes, il était loin des bains chauds, le malheureux. Il n’était pas le seul. Presque toute l’Iliade se passe loin des bains chauds. Presque toute la vie humaine s’est toujours passée loin des bains chauds.


La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas ; c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer ; de toutes façons, elle change l’homme en pierre. Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. Être bien étrange qu’une chose qui a une âme ; étrange état pour l’âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant, pour s’y conformer, se tordre et se plier sur elle-même ? Elle n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence.

Un homme désarmé et nu sur lequel se dirige une arme devient cadavre avant d’être touché. Un moment encore il combine, agit, espère :


Il pensait, immobile. L’autre approche, tout saisi,
Anxieux de toucher ses genoux. Il voulait dans son cœur
Échapper à la mort mauvaise, au destin noir
Et d’un bras il étreignait pour le supplier ses genoux,
De l’autre il maintenait la lance aiguë sans la lâcher


Mais bientôt il a compris que l’arme ne se détournera pas, et, respirant encore, il n’est plus que matière, encore pensant ne peut plus rien penser :


Ainsi parla ce fils si brillant de Priam
En mots qui suppliaient. Il entendit une parole inflexible :
....................
Il dit ; à l’autre défaillent les genoux et le cœur ;
Il lâche la lance et tombe assis, les mains tendues,
Les deux mains. Achille dégaine son glaive aigu,
Frappe à la clavicule, le long du cou, et tout entier
Plonge le glaive à deux tranchants. Lui, sur la face, à terre
Gît étendu, et le sang noir s’écoule en humectant la terre.


Quand, hors de tout combat, un étranger faible et sans armes supplie un guerrier, il n’est pas de ce fait condamné à mort ; mais un instant d’impatience de la part du guerrier suffirait à lui ôter la vie. C’est assez pour que sa chair perde la principale propriété de la chair vivante. Un morceau de chair vivante manifeste la vie avant tout par le sursaut ; une patte de grenouille, sous le choc électrique, sursaute ; l’aspect proche ou le contact d’une chose horrible ou terrifiante fait sursauter n’importe quel paquet de chair, de nerfs et de muscles. Seul, un pareil suppliant ne tressaille pas, ne frémit pas ; il n’en a plus licence ; ses lèvres vont toucher l’objet pour lui le plus chargé d’horreur :


On ne vit pas entrer le grand Priam. Il s’arrêta,
Étreignit les genoux d’Achille, baisa ses mains,
Terribles, tueuses d’hommes, qui lui avaient massacré tant de fils.


Le spectacle d’un homme réduit à ce degré de malheur glace à peu près comme glace l’aspect d’un cadavre :


Comme quand le dur malheur saisit quelqu’un, lorsque dans son pays
Il a tué, et qu’il arrive à la demeure d’autrui,
De quelque riche ; un frisson saisit ceux qui le voient ;
Ainsi Achille frissonna en voyant le divin Priam.
Les autres aussi frissonnèrent, se regardant les uns les autres.


Mais ce n’est qu’un moment, et bientôt la présence même du malheureux est oubliée :


Il dit. L’autre, songeant à son père, désira le pleurer ;
Le prenant par le bras, il poussa un peu le vieillard.
Tous deux se souvenaient, l’un d’Hector tueur d’hommes,
Et il fondait en larmes aux pieds d’Achille, contre la terre ;

Mais Achille, lui, pleurait son père, et par moments aussi
Patrocle ; leurs sanglots emplissaient la demeure.


Ce n’est pas par insensibilité qu’Achille a d’un geste poussé à terre le vieillard collé contre ses genoux ; les paroles de Priam évoquant son vieux père l’ont ému jusqu’aux larmes. Tout simplement il se trouve être aussi libre dans ses attitudes, dans ses mouvements, que si au lieu d’un suppliant c’était un objet inerte qui touchait ses genoux. Les êtres humains autour de nous ont par leur seule présence un pouvoir, et qui n’appartient qu’à eux, d’arrêter, de réprimer, de modifier chacun des mouvements que notre corps esquisse ; un passant ne détourne pas notre marche sur une route de la même manière qu’un écriteau, on ne se lève pas, on ne marche pas, on ne se rassied pas dans sa chambre quand on est seul de la même manière que lorsqu’on a un visiteur. Mais cette influence indéfinissable de la présence humaine n’est pas exercée par les hommes qu’un mouvement d’impatience peut priver de la vie avant même qu’une pensée ait eu le temps de les condamner à mort. Devant eux les autres se meuvent comme s’ils n’étaient pas là ; et eux à leur tour, dans le danger où ils se trouvent d’être en un instant réduits à rien, ils imitent le néant. Poussés ils tombent, tombés demeurent à terre, aussi longtemps que le hasard ne fait pas passer dans l’esprit de quelqu’un la pensée de les relever. Mais qu’enfin relevés, honorés de paroles cordiales, ils ne s’avisent pas de prendre au sérieux cette résurrection, d’oser exprimer un désir ; une voix irritée les ramènerait aussitôt au silence :


Il dit, et le vieillard trembla et obéit.


Du moins les suppliants, une fois exaucés, redeviennent-ils des hommes comme les autres. Mais il est des êtres plus malheureux qui, sans mourir, sont devenus des choses pour toute leur vie. Il n’y a dans leurs journées aucun jeu, aucun vide, aucun champ libre pour rien qui vienne d’eux-mêmes. Ce ne sont pas des hommes vivant plus durement que d’autres, placés socialement plus bas que d’autres ; c’est une autre espèce humaine, un compromis entre l’homme et le cadavre. Qu’un être humain soit une chose, il y a là, du point de vue logique, contradiction ; mais quand l’impossible est devenu une réalité, la contradiction devient dans l’âme déchirement. Cette chose aspire à tous moments à être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient. C’est une mort qui s’étire tout au long d’une vie ; une vie que la mort a glacée longtemps avant de l’avoir supprimée.

La vierge, fille d’un prêtre, subira ce sort :


Je ne la rendrai pas. Auparavant la vieillesse l’aura prise,
Dans notre demeure, dans Argos, loin de son pays,
À courir devant le métier, à venir vers mon lit.


La jeune femme, la jeune mère, épouse du prince, le subira :


Et peut-être un jour dans Argos tu tisseras la toile pour une autre
Et tu porteras l’eau de la Messéis ou l’Hypérée,
Bien malgré toi, sous la pression d’une dure nécessité.


L’enfant héritier du sceptre royal le subira :


Elles sans doute s’en iront au fond des vaisseaux creux,
Moi parmi elles ; toi, mon enfant, ou avec moi
Tu me suivras et tu feras d’avilissants travaux,
Peinant aux yeux d’un maître sans douceur


Un tel sort, aux yeux de la mère, est aussi redoutable pour son enfant que la mort même ; l’époux souhaite avoir péri avant d’y voir sa femme réduite ; le père appelle tous les fléaux du ciel sur l’armée qui y soumet sa fille. Mais chez ceux sur qui il s’abat, un destin si brutal efface les malédictions, les révoltes, les comparaisons, les méditations sur l’avenir et le passé, presque le souvenir. Il n’appartient pas à l’esclave d’être fidèle à sa cité et à ses morts.

C’est quand souffre ou meurt l’un de ceux qui lui ont fait tout perdre, qui ont ravagé sa ville, massacré les siens sous ses yeux, c’est alors que l’esclave pleure. Pourquoi non ? Alors seulement les pleurs lui sont permis. Ils sont même imposés. Mais dans la servitude, les larmes ne sont-elles pas prêtes à couler dès qu’elles le peuvent impunément ?


Elle dit en pleurant, et les femmes de gémir,
Prenant prétexte de Patrocle, chacune sur ses propres angoisses.


En aucune occasion l’esclave n’a licence de rien exprimer, sinon ce qui peut complaire au maître. C’est pourquoi si, dans une vie aussi morne, un sentiment peut poindre et l’animer un peu, ce ne peut être que l’amour du maître ; tout autre chemin est barré au don d’aimer, de même que pour un cheval attelé les brancards, les rênes, le mors barrent tous les chemins sauf un seul. Et si par miracle apparaît l’espoir de redevenir un jour, par faveur, quelqu’un, à quel degré n’iront pas se porter la reconnaissance et l’amour pour des hommes envers qui un passé tout proche encore devrait inspirer de l’horreur :


Mon époux, à qui m’avaient donnée mon père et ma mère respectée,
Je l’ai vu devant ma cité transpercer par l’airain aigu.
Mes trois frères, que m’avait enfantés une seule mère,
Si chéris ! ils ont trouvé le jour fatal.
Mais tu ne m’as pas laissée, quand mon mari par le rapide Achille
Fut tué, et détruite la cité du divin Mynès,
Verser des larmes ; tu m’as promis que le divin Achille
Me prendrait pour femme légitime et m’emmènerait dans ses vaisseaux
En Phthia, célébrer le mariage parmi les Myrmidons.
Aussi sans répit je te pleure, toi qui as toujours été doux.


On ne peut perdre plus que ne perd l’esclave ; il perd toute vie intérieure. Il n’en retrouve un peu que lorsque apparaît la possibilité de changer de destin. Tel est l’empire de la force : cet empire va aussi loin que celui de la nature. La nature aussi, lorsque entrent en jeu les besoins vitaux, efface toute vie intérieure et même la douleur d’une mère :


Car même Niobé aux beaux cheveux a songé à manger,
Elle à qui douze enfants dans sa maison périrent,
Six filles et six fils à la fleur de leur âge.
Eux, Apollon les tua avec son arc d’argent
Dans sa colère contre Niobé ; elles, Artémis qui aime les flèches.
C’est qu’elle s’était égalée à Lèto aux belles joues,
Disant « elle a deux enfants ; moi, j’en ai enfanté beaucoup ».
Et ces deux, quoiqu’ils ne fussent que deux, les ont fait tous mourir.
Eux neuf jours furent gisants dans la mort ; nul ne vint
Les enterrer. Les gens étaient devenus des pierres par le vouloir de Zeus.
Et eux le dixième jour furent ensevelis par les dieux du ciel.
Mais elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée des larmes.


On n’a jamais exprimé avec tant d’amertume la misère de l’homme, qui le rend même incapable de sentir sa misère.

La force maniée par autrui est impérieuse sur l’âme comme la faim extrême, dès qu’elle consiste en un pouvoir perpétuel de vie et de mort. Et c’est un empire aussi froid, aussi dur que s’il était exercé par la matière inerte. L’homme qui se trouve partout le plus faible est au cœur des cités aussi seul, plus seul que ne peut l’être l’homme perdu au milieu d’un désert.


Deux tonneaux se trouvent placés au seuil de Zeus,
Où sont les dons qu’il donne, mauvais dans l’un, bons dans l’autre

À qui il fait des dons funestes, il l’expose aux outrages ;
L’affreux besoin le chasse au travers de la terre divine ;
Il erre et ne reçoit d’égards ni des hommes ni des dieux.


Aussi impitoyablement la force écrase, aussi impitoyablement elle enivre quiconque la possède, ou croit la posséder. Personne ne la possède véritablement. Les hommes ne sont pas divisés, dans l’Iliade, en vaincus, en esclaves, en suppliants d’un côté, et en vainqueurs, en chefs, de l’autre ; il ne s’y trouve pas un seul homme qui ne soit à quelque moment contraint de plier sous la force. Les soldats, bien que libres et armés, n’en subissent pas moins ordres et outrages :


Tout homme du peuple qu’il voyait et prenait à crier,
De son sceptre il le frappait et le réprimandait ainsi :
« Misérable, tiens-toi tranquille, écoute parler les autres,
Tes supérieurs. Tu n’as ni courage ni force,
Tu comptes pour rien dans le combat, pour rien dans l’assemblée… »


Thersite paie cher des paroles pourtant parfaitement raisonnables, et qui ressemblent à celles que prononce Achille.


Il le frappa ; lui se courba, ses larmes coulèrent pressées,
Une tumeur sanglante sur son dos se forma
Sous le sceptre d’or ; il s’assit et eut peur.
Dans la douleur et la stupeur il essuyait ses larmes.
Les autres, malgré leur peine, y prirent plaisir et rirent.


Mais Achille même, ce héros fier, invaincu, nous est montré dès le début du poème pleurant d’humiliation et de douleur impuissante, après qu’on a enlevé sous ses yeux la femme dont il voulait faire son épouse, sans qu’il ait osé s’y opposer.


Mais Achille
En pleurant s’assit loin des siens, à l’écart,
Au bord des vagues blanchissantes, le regard sur la mer vineuse.


Agamemnon a humilié Achille de propos délibéré, pour montrer qu’il est le maître :


Comme cela, tu sauras
Que je peux plus que toi, et tout autre hésitera
À me traiter d’égal et à me tenir tête.


Mais quelques jours après le chef suprême pleure à son tour, est forcé de s’abaisser, de supplier, et il a la douleur de le faire en vain.

La honte de la peur non plus n’est pas épargnée à un seul des combattants. Les héros tremblent comme les autres. Il suffit d’un défi d’Hector pour consterner tous les Grecs sans aucune exception, sauf Achille et les siens qui sont absents :


Il dit, et tous se turent et gardèrent le silence ;
Ils avaient honte de refuser, peur d’accepter.


Mais dès qu’Ajax s’avance, la peur change de côté :


Les Troyens, un frisson de terreur fit défaillir leurs membres ;
Hector lui-même, son cœur bondit dans sa poitrine ;
Mais il n’avait plus licence de trembler, ni de se réfugier


Deux jours plus tard, Ajax ressent à son tour la terreur :


Zeus le père, de là-haut, dans Ajax fait monter la peur.
Il s’arrête, saisi, derrière lui met le bouclier à sept peaux,
Tremble, regarde tout égaré la foule, comme une bête


À Achille lui-même il arrive une fois de trembler et de gémir de peur, devant un fleuve, il est vrai, non devant un homme. Lui excepté, absolument tous nous sont montrés à quelque moment vaincus. La valeur contribue moins à déterminer la victoire que le destin aveugle, représenté par la balance d’or de Zeus :


À ce moment Zeus le père déploya sa balance en or.
Il y plaça deux sorts de la mort qui fauche tout,
Un pour les Troyens dompteurs de chevaux, un pour les Grecs bardés d’airain.
Il la prit au milieu, ce fut le jour fatal des Grecs qui s’abaissa.


À force d’être aveugle, le destin établit une sorte de justice, aveugle elle aussi, qui punit les hommes armés de la peine du talion ; l’Iliade l’a formulée longtemps avant l’Évangile, et presque dans les mêmes termes :


Arès est équitable, et il tue ceux qui tuent.


Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent. Ils ne se croient pas de la même espèce ; ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n’est regardé comme tel. Celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. Leur arme s’enfonce dans un ennemi désarmé qui est à leurs genoux ; ils triomphent d’un mourant en lui décrivant les outrages que son corps va subir ; Achille égorge douze adolescents troyens sur le bûcher de Patrocle aussi naturellement que nous coupons des fleurs pour une tombe. En usant de leur pouvoir, ils ne se doutent jamais que les conséquences de leurs actes les feront plier à leur tour. Quand on peut d’un mot faire taire, trembler, obéir un vieillard, réfléchit-on que les malédictions d’un prêtre ont de l’importance aux yeux des devins ? S’abstient-on d’enlever la femme aimée d’Achille, quand on sait qu’elle et lui ne pourront qu’obéir ? Achille, quand il jouit de voir fuir les misérables Grecs, peut-il penser que cette fuite, qui durera et finira selon sa volonté, va faire perdre la vie à son ami et à lui-même ? C’est ainsi que ceux à qui la force est prêtée par le sort périssent pour y trop compter.

Il ne se peut pas qu’ils ne périssent. Car ils ne considèrent pas leur propre force comme une quantité limitée, ni leurs rapports avec autrui comme un équilibre entre forces inégales. Les autres hommes n’imposant pas à leurs mouvements ce temps d’arrêt d’où seul procèdent nos égards envers nos semblables, ils en concluent que le destin leur a donné toute licence, et aucune à leurs inférieurs. Dès lors ils vont au-delà de la force dont ils disposent. Ils vont inévitablement au-delà, ignorant qu’elle est limitée. Ils sont alors livrés sans recours au hasard, et les choses ne leur obéissent plus. Quelquefois le hasard les sert ; d’autres fois il leur nuit ; les voilà exposés nus au malheur, sans l’armure de puissance qui protégeait leur âme, sans plus rien désormais qui les sépare des larmes.

Ce châtiment d’une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l’abus de la force, fut l’objet premier de la méditation chez les Grecs. Il constitue l’âme de l’épopée ; sous le nom de Némésis, il est le ressort des tragédies d’Eschyle ; les Pythagoriciens, Socrate, Platon, partirent de là pour penser l’homme et l’univers. La notion en est devenue familière partout où l’hellénisme a pénétré. C’est cette notion grecque peut-être qui subsiste, sous le nom de kharma, dans des pays d’Orient imprégnés de bouddhisme ; mais l’Occident l’a perdue et n’a plus même dans aucune de ses langues de mot pour l’exprimer ; les idées de limite, de mesure, d’équilibre, qui devraient déterminer la conduite de la vie, n’ont plus qu’un emploi servile dans la technique. Nous ne sommes géomètres que devant la matière ; les Grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la vertu.

La marche de la guerre, dans l’Iliade, ne consiste qu’en ce jeu de bascule. Le vainqueur du moment se sent invincible, quand même il aurait quelques heures plus tôt éprouvé la défaite ; il oublie d’user de la victoire comme d’une chose qui passera. Au bout de la première journée de combat que raconte l’Iliade, les Grecs victorieux pourraient sans doute obtenir l’objet de leurs efforts, c’est-à-dire Hélène et ses richesses ; du moins si l’on suppose, comme fait Homère, que l’armée grecque avait raison de croire Hélène dans Troie. Les prêtres égyptiens, qui devaient le savoir, affirmèrent plus tard à Hérodote qu’elle se trouvait en Égypte. De toutes manières, ce soir-là, les Grecs n’en veulent plus :


« Qu’on n’accepte à présent ni les biens de Pâris,
Ni Hélène ; chacun voit, même le plus ignorant,
Que Troie est à présent sur le bord de la perte. »
Il dit ; tous acclamèrent parmi les Achéens.


Ce qu’ils veulent, ce n’est rien de moins que tout. Toutes les richesses de Troie comme butin, tous les palais, les temples et les maisons comme cendres, toutes les femmes et tous les enfants comme esclaves, tous les hommes comme cadavres. Ils oublient un détail ; c’est que tout n’est pas en leur pouvoir ; car ils ne sont pas dans Troie. Peut-être ils y seront demain ; peut-être ils n’y seront pas.

Hector, le même jour, se laisse aller au même oubli :


Car je sais bien ceci dans mes entrailles et dans mon cœur ;
Un jour viendra où périra la sainte Ilion,
Et Priam, et la nation de Priam à la bonne lance.
Mais je pense moins à la douleur qui se prépare pour les Troyens,
Et à Hécube elle-même, et à Priam le roi,

Et à mes frères qui, si nombreux et si braves,
Tomberont dans la poussière sous les coups des ennemis,
Qu’à toi, quand l’un des Grecs à la cuirasse d’airain
Te traînera toute en larmes, t’ôtant la liberté.
....................
Mais moi, que je sois mort et que la terre m’ait recouvert
Avant que je t’entende crier, que je te voie traînée !


Que n’offrirait-il pas à ce moment pour écarter des horreurs qu’il croit inévitables ? Mais il ne peut rien offrir qu’en vain. Le surlendemain les Grecs fuient misérablement, et Agamemnon même voudrait reprendre la mer. Hector qui, en cédant peu de choses, obtiendrait alors facilement le départ de l’ennemi, ne veut même plus lui permettre de partir les mains vides :


Brûlons partout des feux et que l’éclat en monte au ciel
De peur que dans la nuit les Grecs aux longs cheveux
Pour s’enfuir ne s’élancent au large dos des mers
Que plus d’un ait un trait même chez lui à digérer,
...... afin que tout le monde redoute
De porter aux Troyens dompteurs de chevaux la guerre qui fait pleurer.


Son désir est réalisé ; les Grecs restent ; et le lendemain, à midi, ils font de lui et des siens un objet pitoyable :


Eux, à travers la plaine ils fuyaient comme des vaches
Qu’un lion chasse devant lui, venu au milieu de la nuit
Ainsi les poursuivait le puissant Atride Agamemnon,
Tuant sans arrêt le dernier ; eux, ils fuyaient.


Dans le cours de l’après-midi, Hector reprend le dessus, recule encore, puis met les Grecs en déroute, puis est repoussé par Patrocle et ses troupes fraîches. Patrocle, poursuivant son avantage au delà de ses forces, finit par se trouver exposé, sans armure et blessé, à l’épée d’Hector, et le soir Hector victorieux accueille par de dures réprimandes l’avis prudent de Polydamas :


« À présent que j’ai reçu du fils de Cronos rusé
La gloire auprès des vaisseaux, acculant à la mer les Grecs,
Imbécile ! ne propose pas de tels conseils devant le peuple.
Aucun Troyen ne t’écoutera ; moi, je ne le permettrais pas. »
Ainsi parla Hector, et les Troyens de l’acclamer


Le lendemain Hector est perdu. Achille l’a fait reculer à travers toute la plaine et va le tuer. Il a toujours été le plus fort des deux au combat ; combien davantage après plusieurs semaines de repos, emporté par la vengeance et la victoire, contre un ennemi épuisé ! Voilà Hector seul devant les murs de Troie, complètement seul, à attendre la mort et à essayer de résoudre son âme à lui faire face.


Hélas ! si je passais derrière la porte et le rempart,
Polydamas d’abord me donnerait de la honte
Maintenant que j’ai perdu les miens par ma folie,
Je crains les Troyens et les Troyennes aux voiles traînants
Et que je n’entende dire par de moins braves que moi :
« Hector, trop confiant dans sa force, a perdu le pays. »
Si pourtant je posais mon bouclier bombé,
Mon bon casque, et, appuyant ma lance au rempart,
Si j’allais vers l’illustre Achille, à sa rencontre ?
Mais pourquoi donc mon cœur me donne-t-il ces conseils ?
Je ne l’approcherais pas ; il n’aurait pas pitié,
Pas d’égard ; il me tuerait, si j’étais ainsi nu,
Comme une femme


Hector n’échappe à aucune des douleurs et des hontes qui sont la part des malheureux. Seul, dépouillé de tout prestige de force, le courage qui l’a maintenu hors des murs ne le préserve pas de la fuite :


Hector, en le voyant, fut pris de tremblement. Il ne put se résoudre
À demeurer
Ce n’est pas pour une brebis ou pour une peau de bœuf
Qu’ils s’efforcent, récompenses ordinaires de la course ;
C’est pour une vie qu’ils courent, celle d’Hector dompteur de chevaux.


Blessé à mort, il augmente le triomphe du vainqueur par des supplications vaines :


Je t’implore par ta vie, par tes genoux, par tes parents


Mais les auditeurs de l’Iliade savaient que la mort d’Hector devait donner une courte joie à Achille, et la mort d’Achille une courte joie aux Troyens, et l’anéantissement de Troie une courte joie aux Achéens.


Ainsi la violence écrase ceux qu’elle touche. Elle finit par apparaître extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la souffre ; alors naît l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs et les vaincus frères dans la même misère. Le vaincu est une cause de malheur pour le vainqueur comme le vainqueur pour le vaincu.


Un seul fils lui est né, pour une vie courte ; et même,
Il vieillit sans mes soins, puisque bien loin de la patrie,
Je reste devant Troie à faire du mal à toi et à tes fils.


Un usage modéré de la force, qui seul permettrait d’échapper à l’engrenage, demanderait une vertu plus qu’humaine, aussi rare qu’une constante dignité dans la faiblesse. D’ailleurs la modération non plus n’est pas toujours sans péril ; car le prestige, qui constitue la force plus qu’aux trois quarts, est fait avant tout de la superbe indifférence du fort pour les faibles, indifférence si contagieuse qu’elle se communique à ceux qui en sont l’objet. Mais ce n’est pas d’ordinaire une pensée politique qui conseille l’excès. C’est la tentation de l’excès qui est presque irrésistible. Des paroles raisonnables sont parfois prononcées dans l’Iliade ; celles de Thersite le sont au plus haut degré. Celles d’Achille irrité le sont aussi :


Rien ne me vaut la vie, même tous les biens qu’on dit
Que contient Ilion, la cité si prospère
Car on peut conquérir les bœufs, les gras moutons
Une vie humaine, une fois partie, ne se reconquiert plus.


Mais les paroles raisonnables tombent dans le vide. Si un inférieur en prononce, il est puni et se tait ; si c’est un chef, il n’y conforme pas ses actes. Et il se trouve toujours au besoin un dieu pour conseiller la déraison. À la fin l’idée même qu’on puisse vouloir échapper à l’occupation donnée par le sort en partage, celle de tuer et de mourir, disparaît de l’esprit :


nous à qui Zeus
Dès la jeunesse a assigné, jusqu’à la vieillesse, de peiner
Dans de douloureuses guerres, jusqu’à ce que nous périssions jusqu’au dernier.


Ces combattants déjà, comme si longtemps plus tard ceux de Craonne, se sentaient « tous condamnés ».

Ils sont tombés dans cette situation par le piège le plus simple. Au départ, leur cœur est léger comme toujours quand on a pour soi une force et contre soi le vide. Leurs armes sont dans leurs mains ; l’ennemi est absent. Excepté quand on a l’âme abattue par la réputation de l’ennemi, on est toujours beaucoup plus fort qu’un absent. Un absent n’impose pas le joug de la nécessité. Nulle nécessité n’apparaît encore à l’esprit de ceux qui s’en vont ainsi, et c’est pourquoi ils s’en vont comme pour un jeu, comme pour un congé hors de la contrainte quotidienne.


Où sont parties nos vantardises, quand nous nous affirmions si braves,
Celles qu’à Lemnos vaniteusement vous déclamiez,

En vous gorgeant des chairs des bœufs aux cornes droites,
En buvant dans les coupes qui débordaient de vin ?
Qu’à cent ou à deux cents de ces Troyens chacun
Tiendrait tête au combat ; et voilà qu’un seul est trop pour nous !


Même une fois éprouvée, la guerre ne cesse pas aussitôt de sembler un jeu. La nécessité propre à la guerre est terrible, toute autre que celle liée aux travaux de la paix ; l’âme ne s’y soumet que lorsqu’elle ne peut plus y échapper ; et tant qu’elle y échappe elle passe des jours vides de nécessité, des jours de jeu, de rêve, arbitraires et irréels. Le danger est alors une abstraction, les vies qu’on détruit sont comme des jouets brisés par un enfant et aussi indifférentes ; l’héroïsme est une pose de théâtre et souillé de vantardise. Si de plus pour un moment un afflux de vie vient multiplier la puissance d’agir, on se croit irrésistible en vertu d’une aide divine qui garantit contre la défaite et la mort. La guerre est facile alors et aimée bassement.

Mais chez la plupart cet état ne dure pas. Un jour vient où la peur, la défaite, la mort des compagnons chéris fait plier l’âme du combattant sous la nécessité. La guerre cesse alors d’être un jeu ou un rêve ; le guerrier comprend enfin qu’elle existe réellement. C’est une réalité dure, infiniment trop dure pour pouvoir être supportée, car elle enferme la mort. La pensée de la mort ne peut pas être soutenue, sinon par éclairs, dès qu’on sent que la mort est en effet possible. Il est vrai que tout homme est destiné à mourir, et qu’un soldat peut vieillir parmi les combats ; mais pour ceux dont l’âme est soumise au joug de la guerre, le rapport entre la mort et l’avenir n’est pas le même que pour les autres hommes. Pour les autres la mort est une limite imposée d’avance à l’avenir ; pour eux elle est l’avenir même, l’avenir que leur assigne leur profession. Que des hommes aient pour avenir la mort, cela est contre nature. Dès que la pratique de la guerre a rendu sensible la possibilité de mort qu’enferme chaque minute, la pensée devient incapable de passer d’un jour à son lendemain sans traverser l’image de la mort. L’esprit est alors tendu comme il ne peut souffrir de l’être que peu de temps ; mais chaque aube nouvelle amène la même nécessité ; les jours ajoutés aux jours font des années. L’âme souffre violence tous les jours. Chaque matin l’âme se mutile de toute aspiration, parce que la pensée ne peut pas voyager dans le temps sans passer par la mort. Ainsi la guerre efface toute idée de but, même l’idée des buts de la guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre. La possibilité d’une situation si violente est inconcevable tant qu’on n’y est pas ; la fin en est inconcevable quand on y est. Ainsi l’on ne fait rien pour amener cette fin. Les bras ne peuvent pas cesser de tenir et de manier les armes en présence d’un ennemi armé ; l’esprit devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute capacité de rien combiner à cet effet. Il est occupé tout entier à se faire violence. Toujours parmi les hommes, qu’il s’agisse de servitude ou de guerre, les malheurs intolérables durent par leur propre poids et semblent ainsi du dehors faciles à porter ; ils durent parce qu’ils ôtent les ressources nécessaires pour en sortir.

Néanmoins l’âme soumise à la guerre crie vers la délivrance ; mais la délivrance même lui apparaît sous une forme tragique, extrême, sous la forme de la destruction. Une fin modérée, raisonnable, laisserait à nu pour la pensée un malheur si violent qu’il ne peut être soutenu même comme souvenir. La terreur, la douleur, l’épuisement, les massacres, les compagnons détruits, on ne croit pas que toutes ces choses puissent cesser de mordre l’âme si l’ivresse de la force n’est venue les noyer. L’idée qu’un effort sans limites pourrait n’avoir apporté qu’un profit nul ou limité fait mal.


Quoi ? Laissera-t-on Priam, les Troyens, se vanter
De l’Argienne Hélène, elle pour qui tant de Grecs
Devant Troie ont péri loin de la terre natale ?
Quoi ? Tu désires que la cité de Troie aux larges rues,

Nous la laissions, pour qui nous avons souffert tant de misères ?


Qu’importe Hélène à Ulysse ? Qu’importe même Troie, pleine de richesses qui ne compenseront pas la ruine d’Ithaque ? Troie et Hélène importent seulement comme causes du sang et des larmes des Grecs ; c’est en s’en rendant maître qu’on peut se rendre maître de souvenirs affreux. L’âme que l’existence d’un ennemi a contrainte de détruire en soi ce qu’y avait mis la nature ne croit pouvoir se guérir que par la destruction de l’ennemi. En même temps, la mort des compagnons bien-aimés suscite une sombre émulation de mourir :


Ah ! mourir tout de suite, si mon ami a dû
Succomber sans mon aide ! Bien loin de la patrie
Il a péri, et il ne m’a pas eu pour écarter la mort
Maintenant je pars pour retrouver le meurtrier d’une tête si chère,
Hector ; la mort, je la recevrai au moment où
Zeus voudra l’accomplir, et tous les autres dieux.


Le même désespoir alors pousse à périr et à tuer :


Je le sais bien, que mon destin est de périr ici,
Loin de mon père et de ma mère aimés ; mais cependant
Je ne cesserai que les Troyens n’aient eu leur soûl de guerre.


L’homme habité par ce double besoin de mort appartient, tant qu’il n’est pas devenu autre, à une race différente de la race des vivants.

Quel écho peut trouver dans de tels cœurs la timide aspiration de la vie, quand le vaincu supplie qu’on lui permette de voir encore le jour ? Déjà la possession des armes d’un côté, la privation des armes de l’autre, ôtent à une vie menacée presque toute importance ; et comment celui qui a détruit en lui-même la pensée que voir la lumière est doux la respecterait-il dans cette plainte humble et vaine ?


Je suis à tes genoux, Achille ; aie égard à moi, aie pitié ;
Je suis là comme un suppliant, ô fils de Zeus, digne d’égard.
Car chez toi le premier j’ai mangé le pain de Démèter,
Ce jour où tu m’as pris dans mon verger bien cultivé.
Et tu m’as vendu, m’envoyant loin de mon père et des miens,
À Lemnos sainte ; on t’a donné pour moi une hécatombe.
Je fus racheté pour trois fois plus ; cette aurore est pour moi
Aujourd’hui la douzième, depuis que je suis revenu dans Ilion,
Après tant de douleurs. Me voici encore entre tes mains
Par un destin funeste. Je dois être odieux à Zeus le père
Qui de nouveau me livre à toi ; pour peu de vie ma mère
M’a enfanté, Laothoè, fille du vieillard Altos


Quelle réponse accueille ce faible espoir !


Allons, ami, meurs aussi, toi ! Pourquoi te plains-tu tellement ?
Il est mort aussi, Patrocle, et il valait bien mieux que toi
Et moi, ne vois-tu pas comme je suis beau et grand ?
Je suis de noble race, une déesse est ma mère ;
Mais aussi sur moi sont la mort et la dure destinée.
Ce sera l’aurore, ou le soir, ou le milieu du jour,
Lorsqu’à moi aussi par les armes on arrachera la vie


Il faut, pour respecter la vie en autrui quand on a dû se mutiler soi-même de toute aspiration à vivre, un effort de générosité à briser le cœur. On ne peut supposer aucun des guerriers d’Homère capable d’un tel effort, sinon peut-être celui qui d’une certaine manière se trouve au centre du poème, Patrocle, qui « sut être doux envers tous », et dans l’Iliade ne commet rien de brutal ou de cruel. Mais combien connaissons-nous d’hommes, en plusieurs milliers d’années d’histoire, qui aient fait preuve d’une si divine générosité ? Il est douteux qu’on puisse en nommer deux ou trois. Faute de cette générosité, le soldat vainqueur est comme un fléau de la nature ; possédé par la guerre, il est autant que l’esclave, bien que d’une manière tout autre, devenu une chose, et les paroles sont sans pouvoir sur lui comme sur la matière. L’un et l’autre, au contact de la force, en subissent l’effet infaillible, qui est de rendre ceux qu’elle touche ou muets ou sourds.


Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce de deux côtés ; elle pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. Cette propriété atteint le plus haut degré au milieu des armes, à partir du moment où une bataille s’oriente vers une décision. Les batailles ne se décident pas entre hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent, mais entre hommes dépouillés de ces facultés, transformés, tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan. C’est là le dernier secret de la guerre, et l’Iliade l’exprime par ses comparaisons, où les guerriers apparaissent comme les semblables soit de l’incendie, de l’inondation, du vent, des bêtes féroces, de n’importe quelle cause aveugle de désastre, soit des animaux peureux, des arbres, de l’eau, du sable, de tout ce qui est mû par la violence des forces extérieures. Grecs et Troyens, d’un jour à l’autre, parfois d’une heure à l’autre, subissent tour à tour l’une et l’autre transmutation :


Comme par un lion qui veut tuer des vaches sont assaillies
Qui dans une prairie marécageuse et vaste paissent
Par milliers… ; toutes elles tremblent ; ainsi alors les Achéens
Avec panique furent mis en fuite par Hector et par Zeus le père,
Tous
Comme lorsque le feu destructeur tombe sur l’épaisseur d’un bois ;
Partout en tournoyant le vent le porte ; alors les fûts,

Arrachés, tombent sous la pression du feu violent ;
Ainsi l’Atride Agamemnon faisait tomber les têtes
Des Troyens qui fuyaient


L’art de la guerre n’est que l’art de provoquer de telles transformations, et le matériel, les procédés, la mort même infligée à l’ennemi ne sont que des moyens à cet effet ; il a pour véritable objet l’âme même des combattants. Mais ces transformations constituent toujours un mystère, et les dieux en sont les auteurs, eux qui touchent l’imagination des hommes. Quoi qu’il en soit, cette double propriété de pétrification est essentielle à la force, et une âme placée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle. De tels miracles sont rares et courts.

La légèreté de ceux qui manient sans respect les hommes et les choses qu’ils ont ou croient avoir à leur merci, le désespoir qui contraint le soldat à détruire, l’écrasement de l’esclave et du vaincu, les massacres, tout contribue à faire un tableau uniforme d’horreur. La force en est le seul héros. Il en résulterait une morne monotonie, s’il n’y avait, parsemés çà et là, des moments lumineux ; moments brefs et divins où les hommes ont une âme. L’âme qui s’éveille ainsi, un instant, pour se perdre bientôt après par l’empire de la force, s’éveille pure et intacte ; il n’y apparaît aucun sentiment ambigu, compliqué ou trouble ; seuls le courage et l’amour y ont place. Parfois un homme trouve ainsi son âme en délibérant avec lui-même, quand il s’essaye, comme Hector devant Troie, sans secours des dieux ou des hommes, à faire tout seul face au destin. Les autres moments où les hommes trouvent leur âme sont ceux où ils aiment ; presque aucune forme pure de l’amour entre les hommes n’est absente de l’Iliade.

La tradition de l’hospitalité, même après plusieurs générations, l’emporte sur l’aveuglement du combat :


Ainsi je suis pour toi un hôte aimé au sein d’Argos
Évitons les lances l’un de l’autre, et même dans la mêlée.


L’amour du fils pour les parents, du père, de la mère pour le fils, est sans cesse indiqué d’une manière aussi brève que touchante :


Elle répondit, Thétis, en répandant des larmes :
« Tu m’es né pour une courte vie, mon enfant, comme tu parles… »


De même l’amour fraternel :


Mes trois frères, que m’avait enfantés une seule mère,
Si chéris


L’amour conjugal, condamné au malheur, est d’une pureté surprenante. L’époux, en évoquant les humiliations de l’esclavage qui attendent la femme aimée, omet celle dont la seule pensée souillerait d’avance leur tendresse. Rien n’est si simple que les paroles adressées par l’épouse à celui qui va mourir :


Il vaudrait mieux pour moi,
Si je te perds, être sous terre ; je n’aurai plus
D’autre recours, quand tu auras rencontré ton destin,
Rien que des maux


Non moins touchantes sont les paroles adressées à l’époux mort :


Mon époux, tu es mort avant l’âge, si jeune ; et moi, ta veuve,
Tu me laisses seule dans ma maison ; notre enfant encore tout petit
Que nous avons eu toi et moi, malheureux. Et je ne pense pas
Que jamais il soit grand
....................
Car tu ne m’as pas en mourant de ton lit tendu les mains,
Tu n’as pas dit une sage parole, pour que toujours
J’y pense jour et nuit en répandant des larmes.


La plus belle amitié, celle entre compagnons de combats, fait le thème des derniers chants :


Mais Achille
Pleurait, songeant au compagnon bien-aimé ; le sommeil
Ne le prit pas, qui dompte tout ; il se retournait çà et là


Mais le triomphe le plus pur de l’amour, la grâce suprême des guerres, c’est l’amitié qui monte au cœur des ennemis mortels. Elle fait disparaître la faim de vengeance pour le fils tué, pour l’ami tué, elle efface par un miracle encore plus grand la distance entre bienfaiteur et suppliant, entre vainqueur et vaincu :


Mais quand le désir de boire et de manger fut apaisé,
Alors le Dardanien Priam se prit à admirer Achille,
Combien il était grand et beau ; il avait le visage d’un dieu.
Et à son tour le Dardanien Priam fut admiré d’Achille
Qui regardait son beau visage et qui écoutait sa parole.
Et lorsqu’ils se furent rassasiés de s’être contemplés l’un l’autre


Ces moments de grâce sont rares dans l’Iliade, mais ils suffisent pour faire sentir avec un extrême regret ce que la violence fait et fera périr.

Pourtant une telle accumulation de violences serait froide sans un accent d’inguérissable amertume qui se fait continuellement sentir, bien qu’indiqué souvent par un seul mot, souvent même par une coupe de vers, par un rejet. C’est par là que l’Iliade est une chose unique, par cette amertume qui procède de la tendresse, et qui s’étend sur tous les humains, égale comme la clarté du soleil. Jamais le ton ne cesse d’être imprégné d’amertume, jamais non plus il ne s’abaisse à la plainte. La justice et l’amour, qui ne peuvent guère avoir de place dans ce tableau d’extrêmes et d’injustes violences, le baignent de leur lumière sans jamais être sensibles autrement que par l’accent. Rien de précieux, destiné ou non à périr, n’est méprisé, la misère de tous est exposée sans dissimulation ni dédain, aucun homme n’est placé au dessus ou au dessous de la condition commune à tous les hommes, tout ce qui est détruit est regretté. Vainqueurs et vaincus sont également proches, sont au même titre les semblables du poète et de l’auditeur. S’il y a une différence, c’est que le malheur des ennemis est peut-être ressenti plus douloureusement.


Ainsi il tomba là, endormi par un sommeil d’airain,
Le malheureux, loin de son épouse, en défendant les siens


Quel accent pour évoquer le sort de l’adolescent vendu par Achille à Lemnos !


Onze jours il réjouit son cœur parmi ceux qu’il aimait,
Revenant de Lemnos ; le douzième de nouveau
Aux mains d’Achille Dieu l’a livré, lui qui devait
L’envoyer chez Hadès, quoiqu’il ne voulût pas partir.


Et le sort d’Euphorbe, celui qui n’a vu qu’un seul jour de guerre :


Le sang trempe ses cheveux à ceux des Grâces pareils


Quand on pleure Hector :


gardien des épouses chastes et des petits enfants


ces mots sont assez pour faire apparaître la chasteté souillée par force et les enfants livrés aux armes. La fontaine aux portes de Troie devient un objet de regret poignant, quand Hector la dépasse en courant pour sauver sa vie condamnée :


Là se trouvaient de larges lavoirs, tout auprès,
Beaux, tout en pierre, où les vêtements resplendissants
Étaient lavés par les femmes de Troie et par les filles si belles,
Auparavant, pendant la paix, avant que ne viennent les Achéens.

C’est par là qu’ils coururent, fuyant, et l’autre derrière poursuivant


Toute l’Iliade est sous l’ombre du malheur le plus grand qui soit parmi les hommes, la destruction d’une cité. Ce malheur n’apparaîtrait pas plus déchirant si le poète était né à Troie. Mais le ton n’est pas différent quand il s’agit des Achéens qui périssent bien loin de la patrie.

Les brèves évocations du monde de la paix font mal, tant cette autre vie, cette vie des vivants, apparaît calme et pleine :


Tant que ce fut l’aurore et que le jour monta,
Des deux côtés les traits portèrent, les hommes tombèrent.
Mais à l’heure même où le bûcheron va préparer son repas
Dans les vallons des montagnes, lorsque ses bras sont rassasiés
De couper les grands arbres, et qu’un dégoût lui monte au cœur,
Et que le désir de la douce nourriture le saisit aux entrailles,
À cette heure, par leur valeur, les Danaens rompirent le front.


Tout ce qui est absent de la guerre, tout ce que guerre détruit ou menace est enveloppé de poésie dans l’Iliade ; les faits de guerre ne le sont jamais. Le passage de la vie à la mort n’est voilé par aucune réticence :


Alors sautèrent ses dents ; il vint des deux côtés
Du sang aux yeux ; le sang que par les lèvres et les narines
Il rendait, bouche ouverte ; la mort de son noir nuage l’enveloppa.


La froide brutalité des faits de guerre n’est déguisée par rien, parce que ni vainqueurs ni vaincus ne sont admirés, méprisés ni haïs. Le destin et les dieux décident presque toujours du sort changeant des combats. Dans les limites assignées par le destin, les dieux disposent souverainement de la victoire et de la défaite ; c’est toujours eux qui provoquent les folies et les trahisons par lesquelles la paix est chaque fois empêchée ; la guerre est leur affaire propre, et ils n’ont pour mobiles que le caprice et la malice. Quant aux guerriers, les comparaisons qui les font apparaître, vainqueurs ou vaincus, comme des bêtes ou des choses ne peuvent faire éprouver ni admiration ni mépris, mais seulement le regret que les hommes puissent être ainsi transformés.

L’extraordinaire équité qui inspire l’Iliade a peut-être des exemples inconnus de nous, mais n’a pas eu d’imitateurs. C’est à peine si l’on sent que le poète est Grec et non Troyen. Le ton du poème semble porter directement témoignage de l’origine des parties les plus anciennes ; l’histoire ne nous donnera peut-être jamais là-dessus de clarté. Si l’on croit avec Thucydide que, quatre-vingts ans après la destruction de Troie, les Achéens souffrirent à leur tour une conquête, on peut se demander si ces chants, où le fer n’est que rarement nommé, ne sont pas des chants de ces vaincus dont certains peut-être s’exilèrent. Contraints de vivre et de mourir « bien loin de la patrie » comme les Grecs tombés devant Troie, ayant comme les Troyens perdu leurs cités, ils se retrouvaient eux-mêmes aussi bien dans les vainqueurs, qui étaient leurs pères, que dans les vaincus, dont la misère ressemblait à la leur ; la vérité de cette guerre encore proche pouvait leur apparaître à travers les années, n’étant voilée ni par l’ivresse de l’orgueil ni par l’humiliation. Ils pouvaient se la représenter à la fois en vaincus et en vainqueurs, et connaître ainsi ce que jamais vainqueurs ni vaincus n’ont connu, étant les uns et les autres aveuglés. Ce n’est là qu’un rêve ; on ne peut guère que rêver sur des temps si lointains.

Quoi qu’il en soit, ce poème est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l’âme la porte diversement selon le degré de vertu. Nul dans l’Iliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident. L’Odyssée semble n’être qu’une excellente imitation, tantôt de l’Iliade, tantôt de poèmes orientaux ; l’Énéide est une imitation qui, si brillante qu’elle soit, est déparée par la froideur, la déclamation et le mauvais goût. Les chansons de geste n’ont pas su atteindre la grandeur faute d’équité ; la mort d’un ennemi n’est pas ressentie par l’auteur et le lecteur, dans la Chanson de Roland, comme la mort de Roland.

La tragédie attique, du moins celle d’Eschyle et de Sophocle, est la vraie continuation de l’épopée. La pensée de la justice l’éclaire sans jamais y intervenir ; la force y apparaît dans sa froide dureté, toujours accompagnée des effets funestes auxquels n’échappe ni celui qui en use ni celui qui la souffre ; l’humiliation de l’âme sous la contrainte n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié facile, ni proposée au mépris ; plus d’un être blessé par la dégradation du malheur y est offert à l’admiration. L’Évangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Iliade en est la première ; l’esprit de la Grèce s’y laisse voir non seulement en ce qu’il y est ordonné de rechercher à l’exclusion de tout autre bien « le royaume et la justice de notre Père céleste », mais aussi en ce que la misère humaine y est exposée, et cela chez un être divin en même temps qu’humain. Les récits de la Passion montrent qu’un esprit divin, uni à la chair, est altéré par le malheur, tremble devant la souffrance et la mort, se sent, au fond de la détresse, séparé des hommes et de Dieu. Le sentiment de la misère humaine leur donne cet accent de simplicité qui est la marque du génie grec, et qui fait tout le prix de la tragédie attique et de l’Iliade. Certaines paroles rendent un son étrangement voisin de celui de l’épopée, et l’adolescent troyen envoyé chez Hadès, quoiqu’il ne voulût pas partir, vient à la mémoire quand le Christ dit à Pierre : « Un autre te ceindra et te mènera où tu ne veux pas aller. » Cet accent n’est pas séparable de la pensée qui inspire l’Évangile ; car le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour. Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter.

Les rapports de l’âme humaine et du destin, dans quelle mesure chaque âme modèle son propre sort, ce qu’une impitoyable nécessité transforme dans une âme quelle qu’elle soit au gré du sort variable, ce qui par l’effet de la vertu et de la grâce peut rester intact, c’est une matière où le mensonge est facile et séduisant. L’orgueil, l’humiliation, la haine, le mépris, l’indifférence, le désir d’oublier ou d’ignorer, tout contribue à en donner la tentation. En particulier, rien n’est plus rare qu’une juste expression du malheur ; en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque, sans qu’il change toutes les pensées d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Les Grecs, le plus souvent, eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir ; ils en furent récompensés et surent atteindre en toute chose le plus haut degré de lucidité, de pureté et de simplicité. Mais l’esprit qui s’est transmis de l’Iliade à l’Évangile en passant par les penseurs et les poètes tragiques n’a guère franchi les limites de la civilisation grecque ; et depuis qu’on a détruit la Grèce il n’en est resté que des reflets.

Les Romains et les Hébreux se sont crus les uns et les autres soustraits à la commune misère humaine, les premiers en tant que nation choisie par le destin pour être la maîtresse du monde, les seconds par faveur de leur Dieu et dans la mesure exacte où ils lui obéissaient. Les Romains méprisaient les étrangers, les ennemis, les vaincus, leurs sujets, leurs esclaves ; aussi n’ont-ils eu ni épopées ni tragédies. Ils remplaçaient les tragédies par les jeux de gladiateurs. Les Hébreux voyaient dans le malheur le signe du péché et par suite un motif légitime de mépris ; ils regardaient leurs ennemis vaincus comme étant en horreur à Dieu même et condamnés à expier des crimes, ce qui rendait la cruauté permise et même indispensable. Aussi aucun texte de l’Ancien Testament ne rend-il un son comparable à celui de l’épopée grecque, sinon peut-être certaines parties du poème de Job. Romains et Hébreux ont été admirés, lus, imités dans les actes et les paroles, cités toutes les fois qu’il y avait lieu de justifier un crime, pendant vingt siècles de christianisme.

De plus l’esprit de l’Évangile ne s’est pas transmis pur aux générations successives de chrétiens. Dès les premiers temps on a cru voir un signe de la grâce, chez les martyrs, dans le fait de subir les souffrances et la mort avec joie ; comme si les effets de la grâce pouvaient aller plus loin chez les hommes que chez le Christ. Ceux qui pensent que Dieu lui-même, une fois devenu homme, n’a pu avoir devant les yeux la rigueur du destin sans en trembler d’angoisse, auraient dû comprendre que seuls peuvent s’élever en apparence au-dessus de la misère humaine les hommes qui déguisent la rigueur du destin à leurs propres yeux, par le secours de l’illusion, de l’ivresse ou du fanatisme. L’homme qui n’est pas protégé par l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu’à l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure. Pour l’avoir trop oublié, la tradition chrétienne n’a su retrouver que très rarement la simplicité qui rend poignante chaque phrase des récits de la Passion. D’autre part, la coutume de convertir par contrainte a voilé les effets de la force sur l’âme de ceux qui la manient.

Malgré la brève ivresse causée lors de la Renaissance par la découverte des lettres grecques, le génie de la Grèce n’a pas ressuscité au cours de vingt siècles. Il en apparaît quelque chose dans Villon, Shakespeare, Cervantès, Molière, et une fois dans Racine. La misère humaine est mise à nu, à propos de l’amour, dans l’École des Femmes, dans Phèdre ; étrange siècle d’ailleurs, où, au contraire de l’âge épique, il n’était permis d’apercevoir la misère de l’homme que dans l’amour, au lieu que les effets de la force dans la guerre et dans la politique devaient toujours être enveloppés de gloire. On pourrait peut-être citer encore d’autres noms. Mais rien de ce qu’ont produit les peuples d’Europe ne vaut le premier poème connu qui soit apparu chez l’un d’eux. Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt.

ZEUS ET PROMÉTHÉE

V. 160-183


Ζεύς, ὅστις ποτ᾽ ἐστίν, εἰ τόδ᾽ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ, τοῦτό νιν προσεννέπω.


Zeus, qui qu’il puisse être, si sous ce nom il lui plaît d’être invoqué,
Sous ce nom je l’appelle.
Je n’ai rien que je puisse comparer après avoir tout soupesé,
sinon Zeus, si le vain poids du souci
par moi doit être rejeté réellement.
Ni celui qui autrefois était grand, débordant d’audace conquérante,
et on ne dira même pas qu’il a été,
ni celui qui est venu ensuite et a disparu en trouvant son vainqueur.
Zeus, quiconque, la pensée tournée vers lui, criera sa gloire,
celui-là recevra la plénitude de la sagesse.

La sagesse, il en a ouvert la voie pour les mortels,
en posant comme loi souveraine : « Par la souffrance la connaissance. »
Elle coule goutte à goutte dans le sommeil, auprès du cœur,
la peine de la mémoire douloureuse ; et même sans qu’on le veuille vient la sagesse.
De la part des dieux, c’est une grâce violente,
eux qui sont assis au gouvernail céleste.


Ce passage d’un chœur de l’Agamemnon d’Eschyle, qui est difficile comme grec et presque intraduisible, est intéressant comme étant un de ceux où se reflète évidemment la doctrine enseignée aux initiés des mystères, notamment celui d’Éleusis. Les tragédies d’Eschyle sont visiblement imprégnées de cette doctrine. Zeus semblait y être regardé comme étant le Dieu suprême — c’est-à-dire le seul Dieu — et comme étant par excellence le dieu de la mesure, et des châtiments qui punissent la démesure, l’excès et l’abus du pouvoir sous toutes leurs formes. Comprendre est présenté comme la fin suprême — comprendre, bien entendu, les rapports de l’homme et de l’univers, des hommes entre eux, de l’homme avec lui-même. D’après ce passage, la souffrance était regardée comme une condition indispensable pour une telle connaissance, et précieuse à ce titre, mais à ce titre seulement. Les Grecs n’ont jamais attaché de valeur à la souffrance en elle-même, comme font certains malades de notre époque. Le mot choisi pour désigner la souffrance est πάθος, qui évoque surtout l’idée de subir, plus encore que l’idée de douleur. L’homme doit subir ce qu’il ne veut pas, il doit se trouver soumis à la nécessité. Les malheurs laissent des plaies qui saignent goutte à goutte même pendant le sommeil ; et ainsi peu à peu ils dressent l’homme par violence et le disposent malgré lui à la sagesse, laquelle se définit par la modération. L’homme doit apprendre à se penser lui-même comme un être limité et dépendant ; seule la souffrance le lui apprend.

Τῷ πάθει μάθος est évidemment une formule consacrée chez les adeptes de la doctrine dont Eschyle se fait l’écho, et qui est sans doute l’orphisme. La ressemblance des deux mots — πάθος, μάθος — fait de cette formule une espèce de jeu de mots. Les milieux initiatiques grecs aimaient les formules de cette espèce ; ainsi le σῶμα σῆμα des Pythagoriciens (le corps est un tombeau). Plus loin, le même chœur dit : Δίκα δὲ τοῖς μὲν παθοῦσιν μαθεῖν ἐπιρρέπει, la justice fait échoir en partage (Δίκα = justice, ἐπιρρέπω = faire échoir) ou plutôt : la Justice accorde de comprendre à ceux qui ont souffert (ou : accorde le savoir).

J’aimerais presque autant mettre : ceux qui ont subi, au lieu de ceux qui ont souffert, pour bien marquer que ceux qui savent, ce sont ceux qui ont subi le malheur, non ceux qui se tourmentent à plaisir par pure perversité ou par romantisme. Ἐπιρρέπει indique que ceux qui ont souffert ont seuls en partage la possibilité de savoir, s’ils usent de cette possibilité ; cette formule ne veut pas dire, bien entendu, que la souffrance donne automatiquement la sagesse.

Par sa couleur même, ce passage révèle d’une manière évidente l’origine de son inspiration, à savoir les Mystères. Les deux divinités écartées ne sont certainement pas, comme l’affirme la note d’un mal heureux professeur à la Sorbonne, celles des généalogies hésiodiques ou orphiques ; mais de faux dieux antérieurs à une révélation, qui est probablement pour les Hellènes celle apportée par le contact avec les Pélasges, les Phéniciens et les Égyptiens. Ces lignes contiennent la méthode suffisante et infaillible de la perfection, à savoir garder la pensée tournée avec amour vers le véritable Dieu, celui qui n’a pas de nom. La « mémoire douloureuse » est la réminiscence de Platon, le souvenir de ce que l’âme a vu quand elle était de l’autre côté du ciel ; cette mémoire douloureuse qui se distille dans le sommeil, c’est la « nuit obscure » de saint Jean de la Croix.

Si on rapproche ces vers du Prométhée, la similitude de l’histoire de Prométhée avec celle du Christ devient d’une évidence aveuglante. Prométhée est l’instituteur des hommes, qui leur a tout appris. Ici on dit que c’est Zeus. C’est donc la même chose. Les deux ne font qu’un. C’est en crucifiant Prométhée que Zeus a ouvert aux hommes la route de la sagesse.

Dès lors la loi « par la souffrance la connaissance » peut être rapprochée de la pensée de saint Jean de la Croix, que la participation par la souffrance à la Croix du Christ permet seule de pénétrer dans les profondeurs de la sagesse divine.

D’autre part, si on rapproche les premiers vers prononcés par Prométhée[2] de la fin du livre de Job[3], on voit dans les deux textes la même liaison mystérieuse entre l’extrême douleur physique, accompagnée d’une extrême détresse de l’âme, et la révélation complète de la beauté du monde.

Vers du poète comique pythagoricien du vie siècle Épicharme, sur le thème de la « folie d’amour » (à rapprocher d’un vers du Prométhée d’Eschyle, dit par Océan, et de la réponse de Prométhée[4]).


οὐ φιλάνθρωπος τύ γ᾿ἔσσ᾿· ἔχεις νόσον, χαίρεις διδούς.


Ce que tu as, toi, ce n’est pas de l’amour des hommes, c’est une maladie ; tu trouves de la joie à donner[5].

PLAINTES D’ÉLECTRE ET RECONNAISSANCE D’ORESTE

ÉLECTRE

Que Dieu m’envoie mon frère !
Seule, je ne puis plus soutenir
le poids des peines sous lequel je plie.

Inlassablement je l’attends. Je n’ai pas d’enfants,
hélas ! pas de mari. Je dépéris de jour en jour.
Mes larmes coulent sans cesse. Bien vainement
les peines s’ajoutent aux peines. Et lui m’oublie.

Déjà la meilleure part de ma vie est passée,
écoulée dans le désespoir. Je n’en puis plus.
Privée de parents, le chagrin me ronge.
Il n’y a pas d’homme qui m’aime et me protège.
Il me faut comme la dernière des servantes
travailler dans la maison de mon père ;
habillée de ces haillons humiliants,
je dois rester debout autour de tables vides.

Dans ma propre maison, c’est avec le meurtrier de mon père
que j’habite ; et je suis à ses ordres ; et il dépend de lui
de m’accorder ma subsistance, de m’imposer des privations.

Dans ces conditions je ne puis être ni raisonnable, amies,
ni bonne. Ceux à qui on fait trop de mal
ne peuvent pas s’empêcher de devenir mauvais.
....................

Moi, non, jamais, en aucun cas, quand on devrait
m’accorder ces faveurs dont te voilà si fière,
je ne cèderais à ces gens-là. À toi les tables
richement servies, à toi la vie abondante.
Je n’envie rien de tes privilèges.
....................
Ah ! qu’il arrive donc le plus vite qu’il se pourra !
Que je parte le plus vite possible loin de vous tous !
— N’as-tu aucun souci de conserver ta vie ?
— C’est une belle vie vraiment ! On peut bien l’admirer !
— Mais tu vivrais heureuse si tu étais raisonnable.
— Ne me conseille pas d’être lâche à l’égard des miens.
— Je te conseille seulement de céder aux plus forts.
....................
....................
Oreste bien-aimé ! comme en mourant tu causes ma perte,
Malheureuse ! à présent où est-ce que je peux me tourner ?
Je suis toute seule, puisque je suis privée de toi
et de mon père. De nouveau il faudra me plier aux ordres
de ces gens que je hais plus que tout au monde.
Mais non ; pour moi, le temps qui me reste à vivre,
je n’en veux plus. Au pas de cette porte
assise, j’attendrai, sans amis, que ma vie s’éteigne.
....................


Si, à partir du moment où Oreste prend la parole, on lit le dialogue avec la pensée qu’il s’agit du Christ et de l’âme, certains mots deviennent bouleversants. Déjà il faut lire presque toute la plainte d’Electre avec cette pensée. Dans le premier vers qu’Oreste prononce se trouve ce mot μηχανή (mêchanê), où j’ai cru reconnaître un terme liturgique des mystères d’Éleusis se rapportant au mystère de la Rédemption. Électre, qu’Oreste n’a pas encore reconnue sous son apparence d’esclave, a obtenu de prendre dans ses mains l’urne dont on prétend qu’elle contient les cendres d’Oreste. Elle se met à pleurer son frère. L’envoi au loin d’Oreste enfant pour le sauver du massacre, qu’elle rappelle ici, fait songer à la fuite en Égypte. Chaque mot des lignes qui suivent a, en plus de son sens extérieur, un sens mystique tout à fait manifeste.


ÉLECTRE

Ô vestige du plus aimé des humains pour moi,
reste de la vie d’Oreste, combien autre que mon espoir
non pas tel que je t’envoyai je te reçois !
Maintenant, toi n’étant rien, je te pèse en mes mains,
et hors de cette maison, enfant, en plein éclat je t’envoyai.
Si seulement plus tôt tu avais pu quitter la vie,
avant qu’en terre étrangère t’aient envoyé mes mains
qui te volèrent elles-mêmes pour te sauver du meurtre !
Car tu serais mort là en ce jour de jadis
et à la tombe de ton père tu aurais aussi eu ta part.
Mais voici que hors de la maison, sur une terre étrangère, exilé,
misérablement tu as péri, et ta sœur était loin.
Je n’ai pu de mes mains tendres, moi malheureuse,
te laver, te parer, et sur l’ardeur du feu
te porter, comme on doit le faire, pénible poids.
Non, des mains étrangères prirent soin du malheureux.
Petit volume, tu es là dans une petite enveloppe.
Hélas ! moi, malheureuse dans mes soins d’autrefois
inutiles, que si souvent autour de toi
non sans douce peine j’ai prodigués. C’est que jamais
ta mère plus que moi ne t’avait tenu cher.
Non par les serviteurs, par moi tu fus élevé.
C’est moi, c’est ta sœur que tu appelais sans cesse.
Maintenant ces choses ont disparu en un seul jour
avec toi qui es mort. Tout cela, tu l’as emporté
comme une tempête qui s’avance. Il a disparu, mon père ;
je suis morte par toi ; tu es parti et mort.
Ils rient, nos ennemis, elle délire de plaisir,
la mère qui n’est pas mère, après que si souvent
tu m’avais fait dire en secret que tu viendrais
pour être le vengeur. Mais cela, le malheur
de notre sort, à toi et à moi, l’a interdit,
qui ainsi t’envoie à moi, au lieu de ta bien-aimée
personne, de la cendre et une ombre inutile.
Hélas, hélas.
Corps pitoyable.

Ah, ah !
Que c’est terrible !
Malheur à moi.
Envoyé par quels chemins, malheureux, comme tu m’as perdue !
Tu m’as vraiment perdue, ô toi, tête de mon frère.
Ainsi donc, toi, reçois-moi là dans ta demeure,
celle qui n’est pas dans le néant, pour qu’avec toi en bas
j’habite désormais. Car quand tu étais ici
avec toi j’ai partagé le même sort. Et maintenant j’aspire
avec toi, morte, à avoir part à ton tombeau.
Car ceux qui sont morts, je ne vois pas qu’ils souffrent.

CHŒUR

Un mortel fut ton père, Électre, sois modérée.
Il était mortel, Oreste. Il ne faut pas trop te plaindre.
Car pour nous tous cette dette est à payer.

ORESTE

Hélas ! hélas ! que vais-je dire ! Quels mots impossibles
me viennent ! Contraindre ma parole, je ne peux plus.

ÉLECTRE

Quelle douleur te tient ? À quoi tend ce langage ?

ORESTE

Est-ce toi l’illustre personne d’Électre, devant moi ?

ÉLECTRE

C’est elle-même, et dans un affreux état.

ORESTE

Ah, malheureuse ! Ah, quelle infortune est-ce là !

ÉLECTRE

Ce n’est certainement pas, étranger, sur moi que tu gémis ainsi ?

ORESTE

Ce corps, comme on l’a fait honteusement, criminellement dépérir !

ÉLECTRE

C’est donc bien de moi, non d’une autre, que tu dis du mal, étranger.

ORESTE

Ah ! ce n’est pas pour une jeune fille, cette misère où tu vis.

ÉLECTRE

Pourquoi donc, étranger, en me regardant gémis-tu ?

ORESTE

C’est que je ne savais encore rien de mon malheur.

ÉLECTRE

Tu l’as appris à quelle des paroles prononcées ?

ORESTE

En te voyant parée d’une multitude de douleurs.

ÉLECTRE

Pourtant tu ne vois qu’une faible part de mes maux.

ORESTE

Et comment pourrait-il y avoir plus affreux à voir ?

ÉLECTRE

Il y a que c’est parmi des meurtriers que je vis.

ORESTE

Ils ont tué qui ? D’où te vient ce malheur ?

ÉLECTRE

Mon père ; de plus, c’est d’eux que je suis esclave par force.

ORESTE

Qui à cette contrainte t’a réduite, qui d’entre les hommes ?

ÉLECTRE

Ma mère de nom, mais d’une mère elle n’a rien.

ORESTE

Et comment ? par des coups ou des mauvais traitements ?

ÉLECTRE

Les coups, les mauvais traitements et tous les maux.

ORESTE

Pour te défendre, pour s’y opposer, il n’y a personne ?

ÉLECTRE

Non assurément. Celui que j’avais, tu me l’apportes comme cendre.

ORESTE

Malheureuse, à ton aspect quelle pitié j’éprouve depuis longtemps !

ÉLECTRE

Tu es le seul être, sache-le, qui m’ait jamais prise en pitié.

ORESTE

C’est que seul je suis présent à la souffrance de ton malheur.

ÉLECTRE

Nous serais-tu peut-être apparenté de quelque part ?

ORESTE

Je te l’expliquerai, si celles-ci sont bienveillantes.

ÉLECTRE

Elles sont bienveillantes. Ainsi parle en confiance.

ORESTE

Lâche cette urne d’abord, afin de tout apprendre.

ÉLECTRE

Non, au nom des dieux, ne me fais pas cela, étranger.

ORESTE

Fie-toi à ma parole et tu feras bien.

ÉLECTRE

Non, je t’en supplie, ne m’enlève pas tout ce que j’aime.

ORESTE

Je ne lâcherai pas.

ÉLECTRE

Malheureuse que je suis par toi,
Oreste, si je me trouve privée de ta sépulture !

ORESTE

Il ne te convient pas de tenir cela[6].

ÉLECTRE

Je suis donc à ce point indigne de celui qui est mort ?

ORESTE

Tu n’es indigne de personne, toi. Mais ceci ne t’appartient pas.

ÉLECTRE

Pourtant, puisque c’est le corps d’Oreste que je tiens là ?

ORESTE

Mais ce n’est pas le corps d’Oreste, sinon par feinte.

ÉLECTRE

Et lui, le malheureux, où se trouve son tombeau ?

ORESTE

Il n’y en a pas. Un vivant n’a pas de tombeau.

ÉLECTRE

Que dis-tu, mon enfant ?

ORESTE
Nul mensonge en mes paroles.
ÉLECTRE

Il est donc vivant, l’homme ?

ORESTE
Oui, si le souffle est en moi.
ÉLECTRE

Donc toi, tu serais lui ?

ORESTE

Contemple d’abord seulement
cet anneau de mon père, et connais si ma parole est certaine.

ÉLECTRE

Ô bien-aimée lumière !

ORESTE
Bien-aimée, j’en suis témoin.
ÉLECTRE

Ô voix, tu es ici ?

ORESTE
Plus jamais ailleurs n’interroge.
ÉLECTRE

Je t’ai dans mes bras ?

ORESTE
Ainsi désormais aie-moi toujours.
ÉLECTRE

Ô bien chères femmes, ô concitoyennes,
Voyez Oreste que voici, qui avait trouvé moyen
d’être mort, qui maintenant a trouvé moyen d’être sauvé !


Si on pense qu’Électre est l’âme humaine exilée ici-bas, tombée dans le malheur, et qu’Oreste est le Christ, combien poignantes deviennent des paroles d’Oreste comme :


quels mots impossibles
me viennent ! Contraindre ma parole, je ne peux plus.


Et : Ah ! ce n’est pas pour une jeune fille, cette misère où tu vis (la jeune fille étant classiquement le symbole de l’âme). Et : C’est que je ne savais encore rien de mon malheur. Et les répliques : Pour te défendre, pour s’y opposer, il n’y a personne ? — Non, assurément ; celui que j’avais, tu me l’apportes comme cendre. Et quand Électre dit : Tu es le seul être, sache-le, qui m’ait jamais prise en pitié, la réponse : C’est que seul je suis présent à la souffrance de ton malheur. Et : Un vivant n’a pas de tombeau. Et : Nul mensonge en mes paroles. Et : Connais si ma parole est certaine. Et le dialogue sublime en trois vers où Électre s’émerveille successivement de la présence du bien — aimé aux trois sens, vue, ouïe et toucher. Les répliques d’Oreste : Bien-aimée, j’en suis témoin ; Plus jamais ailleurs n’interroge ; Ainsi désormais aie-moi toujours, n’ont de sens que de la part de Dieu. Les paroles d’Électre : Qui avait trouvé moyen d’être mort, qui a trouvé moyen d’être sauvé (encore le mot mêchanê) sont claires jusqu’à l’évidence.

Électre est obligée d’étendre le détachement à l’extrême limite, jusqu’à faire violence à son amour même pour Oreste, avant qu’Oreste se révèle à elle. Elle doit lâcher l’urne.

Avant qu’Oreste ne commence à parler, quand Électre croit que rien de ce qu’elle aime n’existe plus, qu’il n’existe au monde que ses ennemis, qui sont en même temps ses maîtres, elle ne songe pas un instant à pactiser, à se les concilier. Son unique pensée, c’est, puisque ce qu’elle aime est dans le néant, d’aller elle aussi dans le néant par la mort, elle qui encore vivante se sent déjà néant. La croyance en apparence certaine que ce qu’elle aime n’existe absolument pas ne diminue aucunement son amour, mais au contraire l’augmente. C’est cette espèce de folie dans la fidélité qui contraint Oreste à se révéler. Il ne peut plus s’en empêcher ; la compassion est plus forte que lui.

ANTIGONE

Il y a près de deux mille cinq cents ans, on écrivait en Grèce de bien beaux poèmes. Ils ne sont plus guère lus que par des gens qui se spécialisent dans cette étude, et c’est bien dommage. Car ces vieux poèmes sont tellement humains qu’ils sont encore très proches de nous et peuvent intéresser tout le monde. Ils seraient même bien plus émouvants pour le commun des hommes, ceux qui savent ce que c’est que lutter et souffrir, que pour les gens qui ont passé leur vie entre les quatre murs d’une bibliothèque.

Sophocle est l’un des plus grands parmi ces vieux poètes. Il a écrit des pièces de théâtre, drames et comédies ; nous ne connaissons plus de lui que quelques drames. Dans chacun de ces drames, le personnage principal est un être courageux et fier qui lutte tout seul contre une situation intolérablement douloureuse ; il fléchit sous le poids de la solitude, de la misère, de l’humiliation, de l’injustice ; par moments son courage se brise ; mais il tient bon et ne se laisse jamais dégrader par le malheur. Aussi ces drames, quoique douloureux, ne laissent-ils jamais une impression de tristesse. On en garde plutôt une impression de sérénité.

Antigone est le titre d’un de ces drames. Le sujet du drame, c’est l’histoire d’un être humain qui, tout seul, sans aucun appui, se met en opposition avec son propre pays, avec les lois de son pays, avec le chef de l’État, et qui bien entendu est aussitôt mis à mort.

Cela se passe dans une ville grecque nommée Thèbes. Deux frères, après la mort de leur père, s’y sont disputé le trône ; l’un d’eux est arrivé à exiler l’autre et est devenu roi. L’exilé a trouvé des appuis à l’étranger ; il est revenu attaquer sa ville natale, à la tête d’une armée étrangère, dans l’espoir de reprendre le pouvoir. Il y a eu bataille ; les étrangers ont été mis en fuite ; mais les deux frères se sont rencontrés sur le champ de bataille et se sont tués mutuellement.

Leur oncle devient roi. Il décide que les deux cadavres ne seront pas traités de la même manière. L’un des deux frères est mort pour défendre la patrie ; son corps sera enterré avec tous les honneurs convenables. L’autre est mort en attaquant son propre pays ; son corps sera abandonné sur le sol, laissé en proie aux bêtes et aux corbeaux. Il faut savoir que, dans l’esprit des Grecs, il n’y avait pas pire malheur ni de pire humiliation que d’être traité ainsi après la mort. Le roi fait connaître sa décision aux citoyens, et leur fait savoir que quiconque essaiera d’ensevelir le cadavre maudit sera puni de mort.

Les deux frères morts ont laissé deux sœurs qui sont encore des jeunes filles. L’une d’elles, Ismène, est une enfant douce et timide comme on en voit partout ; l’autre, Antigone, a un cœur aimant et un courage héroïque. Elle ne peut pas supporter la pensée que le corps de son frère va être traité aussi honteusement. Entre deux devoirs de fidélité, la fidélité à son frère vaincu et la fidélité à sa patrie victorieuse, elle n’hésite pas un instant. Elle se refuse à abandonner son frère, ce frère dont la mémoire est maudite par le peuple et par l’État. Elle décide d’ensevelir le cadavre malgré la défense du roi et la menace de mort.

Le drame commence par un dialogue entre Antigone et sa sœur Ismène. Antigone voudrait se faire aider par Ismène. Ismène est épouvantée ; son caractère la dispose à l’obéissance bien plutôt qu’à la révolte.


Il nous faut nous soumettre à ceux qui sont les plus forts,
exécuter tous leurs ordres, même s’ils en donnent d’encore plus pénibles.
Pour moi, j’obéirai à ceux qui sont au pouvoir.
Je ne suis pas faite pour me dresser contre l’État.


Aux yeux d’Antigone, cette soumission est une lâcheté. Elle agira seule.

Cependant les citoyens de Thèbes, tout joyeux de la victoire et de la paix reconquise, célèbrent l’aube du jour nouveau :


Rayon de soleil,
tu apportes à Thèbes la plus belle lumière.
Tu t’es montré enfin,
ô vil du jour doré…


On s’aperçoit bientôt que quelqu’un a essayé de commencer à ensevelir le cadavre ; on ne tarde pas à prendre Antigone sur le fait ; on l’amène devant le roi. Pour lui, il y a avant tout dans cette affaire une question d’autorité. L’ordre de l’État exige que l’autorité du chef soit respectée. Dans ce qu’Antigone vient de faire, il voit d’abord un acte de désobéissance. Il у voit aussi un acte de solidarité envers un traître à la patrie. C’est pourquoi il lui parle durement. Quant à elle, elle ne nie rien. Elle se sait perdue. Mais elle ne se trouble pas un instant.


Tes ordres, à ce que je pense, ont moins d’autorité
que les lois non écrites et imprescriptibles de Dieu.
Tous ceux qui sont présents ici m’approuvent.
Ils le diraient, si la crainte ne leur fermait la bouche.
Mais les chefs possèdent bien des privilèges, et surtout
celui d’agir et de parler comme il leur plaît.


Un dialogue s’engage entre eux. Lui juge tout du point de vue de l’État ; elle se place toujours à un autre point de vue, qui lui paraît supérieur. Il rappelle que les deux frères ne sont pas morts dans les mêmes conditions :


L’un attaquait sa patrie, l’autre la défendait.
Faut-il traiter de la même manière l’honnête homme et le coupable ?
— Qui sait si ces distinctions sont valables chez les morts ?

Un ennemi, même lorsqu’il est mort, ne devient pas pour cela un ami.
Je ne suis pas née pour partager la haine, mais l’amour.


À cette parole touchante, le roi répond par une condamnation à mort :


Eh bien ! va-t’en dans la tombe, et aime les morts si tu as besoin d’aimer.


Ismène arrive ; elle voudrait maintenant partager le sort de sa sœur, mourir avec elle. Antigone ne le permet pas, et essaie de la calmer :


Tu as choisi de vivre, et moi de mourir.
Prends courage, vis. Pour moi, mon âme est déjà morte.


Le roi fait emmener les deux jeunes filles. Mais son fils, qui est fiancé à Antigone, vient intercéder auprès de lui pour celle qu’il aime. Le roi ne voit dans cette démarche qu’une nouvelle atteinte à son autorité. Il se met surtout dans une violente colère quand le jeune homme se permet de dire que le peuple a pitié d’Antigone. Le débat tourne aussitôt en querelle. Le roi s’écrie :


Est-ce que ce n’est pas à moi seul à commander ce pays ?
Il n’y a pas de cité qui soit la chose d’un seul homme.
Est-ce que la cité n’appartient donc pas au chef ?
Tu pourrais aussi bien, à ce compte, régner tout seul dans un pays désert.


Le roi se bute ; le jeune homme s’emporte, n’obtient rien, et s’en va désespéré. Quelques citoyens de Thèbes, qui ont assisté à la querelle, admirent la puissance de l’amour :


Amour invincible au combat,
amour, toi qui te glisses dans les maisons,

toi qui séjournes
sur les joues délicates des jeunes filles !
Tu t’en vas par-delà les mers.
Tu entres dans les étables des paysans.
Nul ne t’échappe, ni parmi les dieux immortels,
ni parmi les hommes qui ne vivent qu’un jour !
Et quiconque aime est fou.


À ce moment apparaît Antigone, amenée par le roi. Il la tient par les mains, il la traîne à la mort. On ne la tuera pas, car les Grecs croyaient que cela portait malheur de verser le sang d’une jeune fille ; mais on fera pire. On va l’enterrer vivante. On va la mettre dans une caverne et murer la caverne, pour qu’elle y agonise lentement dans les ténèbres, affamée et asphyxiée. Elle n’en a plus que pour quelques instants. À présent qu’elle se trouve au seuil même de la mort, et d’une mort si atroce, la fierté qui la soutenait se brise. Elle pleure.


Tournez les yeux vers moi, citoyens de ma patrie.
Je parcours ma dernière route.
Je vois les derniers rayons du soleil.
Je n’en verrai jamais d’autres.


Elle n’entend aucune bonne parole. Ceux qui se trouvent là se gardent bien, en présence du roi, de lui donner des marques de sympathie ; ils se contentent de lui rappeler froidement qu’elle aurait mieux fait de ne pas désobéir. Le roi, sur le ton le plus brutal, lui donne l’ordre de se hâter. Mais elle ne peut pas se résoudre encore au silence :


Voici qu’on m’entraîne en me prenant par les mains,
moi vierge, moi sans époux, moi qui n’ai eu ma part
ni du mariage, ni de la nourriture des enfants.
Abandonnée comme me voilà, sans aucun ami, hélas !
je vais entrer toute vivante dans la fosse des morts.
Quel crime est-ce que j’ai donc commis devant Dieu ?
Pourquoi faut-il encore, malheureuse, que je tourne mes regards

vers Dieu ? Qui puis-je appeler à mon secours ? Ah !
C’est parce que j’ai fait le bien qu’on me fait tant de mal.
Mais si devant Dieu ce qu’on m’inflige est légitime,
au milieu de ma souffrance je reconnaîtrai mes torts.
Si ce sont eux qui ont tort, je ne leur souhaite pas
plus de douleurs qu’ils ne m’en font subir injustement.


Le roi perd patience et finit par l’entraîner de force. Il revient après avoir fait murer la caverne où il l’a poussée. Mais ce sera son tour maintenant de souffrir. Un devin qui sait prédire l’avenir lui annonce les plus grands malheurs s’il ne délivre pas Antigone ; après une longue et violente discussion, il cède. On ouvre la caverne, et on y trouve Antigone déjà morte, car elle était parvenue à s’étrangler elle-même ; on y trouve aussi son fiancé qui embrasse convulsivement le cadavre. Le jeune homme s’était laissé emmurer volontairement. Dès qu’il aperçoit son père, il se lève, et, dans un accès de fureur impuissante, il se tue sous ses yeux. La reine, quand elle apprend le suicide de son fils, se tue à son tour. On vient annoncer cette nouvelle mort au roi. Cet homme qui savait si bien parler en chef s’effondre anéanti par le chagrin. Et les citoyens de Thèbes concluent :


Les paroles hautaines des hommes orgueilleux se paient par de terribles malheurs ; c’est comme cela qu’en vieillissant ils apprennent la modération.

PRINTEMPS
de Méléagre.

L’hiver venteux loin de notre air a disparu ;
Pourpre sourit, portant des fleurs, ô printemps, ta saison ;
La terre sombre tendrement s’est recouverte d’herbe ;
Aux arbres dans leur sève, nouvelle est la chevelure de feuilles.
Ceux dont la douce boisson, nourricière, est la rosée de l’aurore,
Les prés se rient, pendant que s’ouvre la rose.
Il a joie dans sa flûte, le berger parmi les monts qui chante,
Et les blancs chevreaux font plaisir au pâtre des chèvres.
Déjà naviguent sur les vastes flots les matelots
Au souffle sans péril du Zéphyr qui des voiles fait des seins.
Déjà l’on crie Évohé pour celui qui porte les raisins, Dionysos ;
Des fleurs en grappe couronnent les cheveux, des fleurs de lierre.
Aux travaux savants celles qui naissent des bœufs, les abeilles,
Si beaux, sont occupées ; dans leur ruche posées elles travaillent
La blanche et fraîche et poreuse beauté de la cire.
Partout les oiseaux, race à la claire voix, chantent,
Les alcyons sur les flots, les hirondelles autour des toits,
Les cygnes au bord du fleuve et sous le bois le rossignol.

Si donc dans les forêts la joie vient au feuillage et si la terre fleurit,
Si siffle le berger, si s’ébattent les laineux troupeaux,
Si les matelots naviguent, si Dionysos mène les chœurs,
Si chantent les êtres ailés, si travaillent les abeilles,
Ne doit-il pas aussi, le poète, au printemps bien chanter ?


DEUXIÈME PARTIE


PLATON.


HÉRACLITE.


DIEU DANS PLATON

Spiritualité dans Platon. I. e. spiritualité grecque. Aristote est peut-être en Grèce le seul philosophe au sens moderne, et tout à fait hors de la tradition grecque. Platon est tout ce que nous avons de la spiritualité grecque, et encore des œuvres de vulgarisation.

Il faut deviner. Du fait qu’une idée ne s’y trouve pas, ou pas explicitement… Qu’est donc Platon ? Un mystique héritier d’une tradition mystique où la Grèce entière baignait.

Vocation de chaque peuple de l’antiquité : aspect des choses divines (sauf les Romains). Israël : unité de Dieu. Inde : assimilation de l’âme à Dieu dans l’union mystique. Chine : mode d’opération propre à Dieu, plénitude de l’action qui semble inaction, plénitude de la présence qui semble absence, vide et silence. Égypte : immortalité, salut de l’âme juste après la mort, par l’assimilation à un Dieu souffrant, mort et ressuscité, charité envers le prochain. Grèce (qui a subi beaucoup l’influence de l’Égypte) : misère de l’homme, distance, transcendance de Dieu.

L’histoire grecque a commencé par un crime atroce, la destruction de Troie. Loin de se glorifier de ce crime comme font d’ordinaire les nations, ils ont été hantés par ce souvenir comme par un remords. Ils y ont puisé le sentiment de la misère humaine. Nul peuple n’a exprimé comme eux l’amertume de la misère humaine.


Deux tonneaux se trouvent placés au seuil de Zeus,
Où sont les dons qu’il donne, mauvais dans l’un, bons dans l’autre.
Ceux pour qui il mélange les dons, Zeus qui lance la foudre,
Ceux-là sont tantôt dans le malheur, tantôt dans la prospérité.
À qui il fait des dons funestes, il l’expose aux outrages.
L’affreux besoin le chasse au travers de la terre divine.
Il erre et ne reçoit d’égards ni des hommes ni des dieux[7].


Il n’y a pas de tableau de la misère humaine plus pur, plus amer et plus poignant que l’Iliade. La contemplation de la misère humaine dans sa vérité implique une spiritualité très haute.

Toute la civilisation grecque est une recherche de ponts à lancer entre la misère humaine et la perfection divine. Leur art à quoi rien n’est comparable, leur poésie, leur philosophie, la science dont ils sont les inventeurs (géométrie, astronomie, mécanique, physique, biologie) n’étaient pas autre chose que des ponts. Ils ont inventé (?) l’idée de médiation. Nous avons gardé ces ponts pour les regarder. Croyants comme incroyants. Mais nous n’avons presque aucune trace de la spiritualité grecque jusqu’à Platon.

Pourtant, voici quelques fragments. Fragment orphique :


Tu trouveras près de la demeure des morts, à gauche, une source.
Près d’elle, tout blanc, se dresse un cyprès.
Cette source-là, n’y va pas, n’en approche pas.
Tu en trouveras une autre qui sort du lac de la Mémoire,
eau froide qui jaillit. Des gardes se tiennent devant.
Dis-leur : Je suis la fille de la Terre et du Ciel étoilé,
mais j’ai mon origine au Ciel. Cela, vous le savez vous-mêmes.
La soif me consume et me tue. Ah ! donnez vite
l’eau froide qui jaillit du lac de la Mémoire.

Et ils te permettront de boire à la source divine,
et alors parmi tous les héros, tu règneras[8].


Cette Mémoire est la même qui est le principe de la réminiscence platonicienne et de la « mémoire douloureuse »[9] d’Eschyle. C’est la connaissance des choses divines. Le cyprès blanc a peut-être des rapports avec l’Arbre de la science du bien et du mal, qui, d’après la « Queste du saint Graal », était entièrement blanc.

Ce texte contient déjà une partie de la spiritualité grecque telle qu’on la trouve dans Platon. Il contient beaucoup de choses. Que nous sommes enfants du Ciel, c’est-à-dire de Dieu. Que la vie terrestre est un oubli. Ici-bas nous sommes dans l’oubli de la vérité transcendante et surnaturelle. Puis que la condition du salut est la soif. Il faut avoir soif de cette vérité oubliée jusqu’à sentir que la soif nous tue. Enfin que la soif est comblée à coup sûr. Si nous avons suffisamment soif de cette eau, et si nous savons qu’il nous appartient d’en boire en tant qu’enfants de Dieu, elle nous sera accordée.

Pythagoriciens. Centre de la civilisation grecque. On n’en sait presque rien, sinon par Platon.

Fragments d’Héraclite, Λόγος, Zeus, feu éternel, fragment de Cléanthe.

Hippolyte d’Euripide : chasteté absolue en vue d’un commerce d’amitié mystique avec la divinité.


Platon. Savoir deux choses à son sujet.

1o Ce n’est pas un homme qui a trouvé une doctrine philosophique. Contrairement à tous les autres philosophes (sans exception, je crois), il répète constamment qu’il n’a rien inventé, qu’il ne fait que suivre une tradition, que parfois il nomme et parfois non. Il faut le croire sur parole.

Il s’inspire tantôt de philosophes antérieurs dont nous possédons des fragments et dont il a assimilé les systèmes dans une synthèse supérieure, tantôt de son maître Socrate, tantôt de traditions grecques secrètes dont nous ne savons presque rien sinon par lui, la tradition orphique, la tradition des mystères d’Éleusis, la tradition pythagoricienne qui est la mère de la civilisation grecque, et très probablement des traditions d’Égypte et d’autres pays d’Orient. Nous ne savons pas si Platon était ce qu’il y a de mieux dans la spiritualité grecque : il ne nous est pas resté autre chose. Pythagore et ses disciples sans doute encore plus merveilleux.

2o Nous ne possédons de Platon que les œuvres de vulgarisation destinées au grand public. On peut les comparer aux paraboles de l’Évangile. Du fait que telle idée ne s’y trouve pas, ou ne s’y trouve pas explicitement, rien ne permet de penser que Platon et les autres Grecs ne l’avaient pas.

Il faut essayer de pénétrer à l’intérieur en s’attardant sur des indications parfois très brèves, en rapprochant des textes dispersés.

Mon interprétation : Platon est un mystique authentique, et même le père de la mystique occidentale.


Textes sur Dieu.

(Remarque sur θεοί, θεός, ὁ θεός. Θεοί : Ou il s’amuse. Ou : la divinité [cf. Élohim]. Ou souvent quelque chose d’analogue aux anges : êtres finis, mais parfaitement purs.)


Théétète, 176 :

Théodore : « Socrate, si tu persuadais tout le monde autant que moi, il y aurait davantage de paix et moins de mal parmi les hommes. »

Socrate : « Mais il n’est pas possible que le mal disparaisse, Théodore. Car il est nécessaire qu’il y ait toujours quelque chose qui soit plus ou moins contraire au bien (ὑπεναντίον). Et cette chose ne peut pas avoir son siège parmi les dieux ; mais il est nécessaire qu’elle circule au milieu de la nature mortelle, dans ce monde-ci. C’est pourquoi il faut s’efforcer de fuir d’ici-bas le plus rapidement qu’on peut. La fuite, c’est l’assimilation à Dieu dans toute la mesure du possible. Cette assimilation consiste à devenir juste et saint avec l’aide de la raison. Mais, mon cher, il n’est pas facile de persuader aux gens qu’il faut fuir le péché et chercher la vertu pour un autre motif que celui du commun des hommes, qui ne veulent pas paraître mauvais, qui veulent paraître vertueux. C’est là une niaiserie de vieille femme, je crois. La raison véritable, la voici. Jamais, d’aucune manière, Dieu n’est injuste. Il est juste au suprême degré, et il n’y a rien de plus semblable à lui que celui d’entre nous qui est le plus juste possible. La connaissance de cela, c’est là la sagesse et la vertu véritable. Être ignorant de cela, c’est là manifestement être stupide et vil. Les autres habiletés apparentes, les autres sagesses qui concernent la politique, la puissance, la technique, sont grossières et mercenaires. Quant à ceux qui commettent des injustices, dont les paroles ou les actions sont impies, il vaut bien mieux ne pas admettre qu’ils puissent être redoutables (habiles) par (dans) leur méchanceté. Car les reproches les font exulter, et ils croient qu’on les regarde comme n’étant pas des êtres vides, des poids inutiles de la terre, mais des mâles (des êtres virils), tels qu’on doit être pour rester sain et sauf dans une cité. Il faut dire la vérité, à savoir qu’ils sont d’autant plus ce qu’ils ne croient pas être qu’ils croient ne pas l’être. Car ils ignorent le châtiment de l’injustice ; et c’est la chose au monde qu’il faut le moins ignorer. Ce n’est pas celui qu’ils croient, la mort et les coups que parfois les hommes injustes ne subissent pas, mais un autre châtiment auquel il est impossible d’échapper. Il y a dans la réalité deux modèles, l’un divin et bienheureux, l’autre privé de Dieu et misérable. Ils ne voient pas qu’il en est ainsi. Leur stupidité, leur extrême ignorance leur cache que, du fait de leurs actions injustes, ils sont semblables au second et différents du premier. Ils sont châtiés par le fait qu’ils vivent la vie qui s’accorde avec le modèle auquel ils ressemblent. »


Idées principales : Fuite. Pythagore : Que celui qui s’en va ne se retourne pas. (Violence de la peur, juin 1940.) — Assimilation (cf. géométrie, Épinomis) : Dieu est parfaitement juste. Grecs obsédés par l’idée de justice (à cause de Troie ?). Sont morts de l’avoir abandonnée. Deux morales, l’une extérieure, qui est humaine, l’autre, la véritable, qui est surnaturelle et vient de Dieu et se confond avec la connaissance (γνῶσις, mot de l’Évangile) de la vérité la plus haute (remarque sur les quatre vertus). La récompense du bien consiste dans le fait qu’on est bon, la punition du mal dans le fait qu’on est mauvais, et ce sont une récompense et une punition automatiques (je ne juge pas, ils se condamnent eux-mêmes).

(Conséquence très importante de cette « assimilation ». Les idées de Platon sont les pensées de Dieu ou les attributs de Dieu.)

Autrement dit : alors que dans le domaine de la nature (y compris psychologique) le mal et le bien se produisent sans cesse mutuellement, dans le domaine spirituel le mal ne produit que du mal et le bien ne produit que du bien. (Évangile.) Et le bien et le mal consistent dans le contact (contact par similitude) ou la séparation d’avec Dieu. (Il s’agit donc de tout autre chose que d’une conception abstraite de Dieu à quoi l’intelligence humaine peut parvenir sans la grâce, mais d’une conception expérimentale.)

Qu’est-ce que cette justice ? Comment l’imitation de Dieu par un homme est-elle possible ? Nous avons une réponse. C’est le Christ. Quelle est la réponse de Platon ?

République, II, 360 sqq. (cf. Hippolyte d’Euripide) :


« … N’ôtons rien ni à l’injustice de l’injuste ni à la justice du juste, mais posons l’un et l’autre dans sa perfection. [Tout réussit à l’injuste.] … Posons le justehomme simple et généreux, qui, comme dit Eschyle, ne veut pas l’apparence, mais la réalité de la justice. Ôtons lui donc l’apparence … Qu’il soit rendu nu de toutes choses excepté la justice. Sans jamais commettre d’injustice, qu’il ait la réputation de la plus grande injustice, pour qu’il soit éprouvé dans sa justice par le fait qu’il ne sera pas amolli (τέγγεσθαι) par la mauvaise réputation et ses effets, mais sera inébranlable jusqu’à la mort, traversant la vie dans l’apparence de l’injustice et la réalité de la justiceLe juste dans cette disposition sera fouetté, torturé, enchaîné, on lui brûlera les yeux, et au bout de tous ses maux il sera [empalé] [ crucifié] et saura que ce qu’il faut vouloir n’est pas la réalité, mais l’apparence de la justice… »


Adimante veut qu’on fasse aussi abstraction du salut et de la damnation.

« Ne nous démontre pas seulement que la justice vaut mieux que l’injustice, mais par quelle opération chacune par elle-même rend celui qui la possède soit bon soit mauvais. Et il faut en ôter les apparences. Tu dois ôter à chacune son apparence véritable et lui imprimer l’apparence contraire ; sans quoi nous dirons que tu loues non la justice, mais l’apparence de justice … Ainsi montre-nous non seulement que la justice vaut mieux que l’injustice, mais par quelle opération la justice elle-même par elle-même rend bon celui qui la possède, et cela qu’elle soit manifeste ou qu’elle soit cachée aux dieux et aux hommes. »


Supprimer l’apparence de la justice même à l’égard de Dieu. Que le juste soit même abandonné de Dieu.


Cette image de la nudité, nous la retrouvons liée à celle de la mort dans le Gorgias.

Gorgias, 523.


« Écoute un très beau récit. Tu penseras que c’est une fable, mais moi, je pense que c’est un récit. Je te dirai comme une vérité ce que je vais te dire.

[Autrefois] le jugement était exercé par des vivants sur des vivants ; chacun était jugé le jour où il devait mourir. C’est pourquoi les jugements étaient mauvais. Pluton et les gardiens des îles bienheureuses vinrent dire à Zeus que des deux côtés il venait des hommes qui ne le méritaient pas. Zeus dit alors : « Eh bien, moi, je mettrai fin à cela. À présent on prononce de mauvais jugements. C’est parce que ceux qu’on juge sont jugés vêtus ; car ils sont jugés vivants. Or beaucoup de ceux qui ont des âmes criminelles sont vêtus de beaux corps, de noblesse, de richesse ; et quand le jugement a lieu, beaucoup de témoins les accompagnent pour témoigner qu’ils ont vécu justement. Tout cela fait impression sur les juges. Et de plus, eux aussi jugent vêtus. Les yeux, les oreilles, tout leur corps est un voile devant leur âme. Tout cela se met devant eux, leurs propres vêtements et ceux des accusés. D’abord donc il faut que les hommes ne connaissent plus à l’avance l’heure de leur mort ; à présent ils la connaissent. Qu’on dise à Prométhée qu’il y mette fin. Puis il faut qu’ils soient nus au jugement, tous ceux-là, il faut donc qu’ils soient jugés morts. Le juge aussi doit être nu, il doit être mort, par l’âme elle-même il doit contempler l’âme elle-même de chacun aussitôt après la mort, abandonnée de tous ses proches et ayant laissé sur terre toute la parure d’ici-bas, afin que le jugement soit juste. Moi, sachant ces choses avant vous, j’ai choisi pour juges mes fils …, et quand ils seront morts ils jugeront dans la prairie, dans le carrefour d’où partent les deux routes, celle qui va aux îles bienheureuses, celle qui va au Tartare ».

La mort à mon avis n’est pas autre chose que la séparation de deux choses, l’âme et le corps ; et quand elles sont séparées, chacune est à peu près dans le même état que quand l’homme vivait… Si quelqu’un … avait le corps grand … son cadavre est grand … et ainsi du reste. S’il avait vivant sur le corps des traces de coups de fouet, des cicatrices de coups et de blessures, on voit tout cela aussi sur son corps quand il est mort. Il me semble qu’il en est de même pour l’âme. Toutes choses dans l’âme deviennent apparentes quand elle est nue et dépouillée du corps, les dispositions naturelles et les effets que l’âme subit du fait de chaque attachement à un objet. Quand on arrive devant le tribunal … [le juge] contemple l’âme de chacun sans savoir à qui elle appartient, mais souvent, saisissant celle du grand roi ou d’un autre roi ou d’un autre puissant, il voit qu’à cause de ses parjures et de ses injustices elle est pleine des coups de fouet et des cicatrices qu’y ont imprimés chaque action, que tout y est tordu par l’effet du mensonge et de la vanité, que rien n’y est droit parce qu’elle a été élevée sans vérité.

Crois-moi donc et suis-moi en ce lieu qui assure quand on y arrive une vie et une mort heureuses. Et permets à n’importe qui de te mépriser comme étant insensé, de t’outrager, s’il veut, et par Zeus supporte même fermement la honte de ce coup au visage dont tu parles tant ; car tu ne souffriras là rien de terrible si tu es véritablement bon et beau, exercé dans la vertu. »


On trouve dans ce texte :

1o Encore l’idée que le jugement n’est pas autre chose que l’expression de ce que chacun est en réalité. Non pas une appréciation de ce qu’il a fait, mais la constatation de ce qu’il est. Les mauvaises actions ne comptent que par les cicatrices qu’elles laissent dans l’âme. Il n’y a là aucun arbitraire ; une nécessité rigoureuse.

2o L’image de la nudité liée à celle de la mort. (Le plus ancien texte ?…) Cette double image est mystique par excellence.

Il n’y a pas d’homme si sage, si clairvoyant, si juste soit-il, qui ne soit influencé par l’aspect physique et bien plus encore par la situation sociale des gens (si vous croyez…). Effet de l’imagination. Personne n’est insensible aux habits. Victoire ou défaite, etc.

La vérité est cachée par tout cela. La vérité est secrète. (Votre père qui est dans le secret…) La vérité n’est manifeste que dans la nudité, et la nudité est la mort, c’est-à-dire la rupture de tous les attachements qui constituent pour chaque être humain la raison de vivre : les proches, l’opinion d’autrui, les possessions matérielles et morales, tout.

Platon ne dit pas, mais il implique que pour se rendre juste, ce qui exige la connaissance de soi, il faut devenir dès cette vie nu et mort. L’examen de conscience exige cette rupture de tous les attachements qui constituent nos raisons de vivre.

Il dit d’ailleurs explicitement dans le Phédon[10] :


« Ceux qui s’attachent comme il convient à la recherche de la sagesse ne s’exercent pas à autre chose qu’à mourir et à être morts… La mort n’est pas autre chose que le fait pour l’âme d’être séparée du corps … L’âme de celui qui cherche la sagesse méprise le corps et fuit loin de lui et cherche à être seule avec elle-même … Si nous voulons connaître quoi que ce soit d’une manière pure, nous devons nous séparer du corps et contempler les choses avec l’âme elle-même … C’est à ce moment seulement, semble-t-il, que nous posséderons ce que nous désirons, ce dont nous nous disons amoureux, la raison ; c’est-à-dire après notre mort, non pas tant que nous vivons. Car s’il est impossible avec le corps de rien connaître purement, de deux choses l’une, ou nous ne posséderons jamais le savoir, ou après notre mort ; car alors l’âme sera en elle-même, par elle-même, loin du corps, non pas auparavant. Et tant que nous vivons, il semble bien que nous serons d’autant plus proches du savoir que nous n’aurons ni commerce ni union avec le corps, hors du strict nécessaire ; que nous ne serons pas emplis de sa nature ; que nous nous purifierons de lui jusqu’à ce que Dieu lui-même nous délivre … La purification consiste à séparer le plus possible l’âme du corps, à la poser, et, l’ayant posée seule avec elle-même, sans aucun contact avec le corps, à la rassembler et à la recueillir ; à la faire habiter dans la mesure du possible, maintenant et dans l’avenir, seule avec elle-même et comme libérée des attaches du corps. Or cela, le détachement et la séparation de l’âme par rapport au corps, a pour nom la mort. »


Il est presque certain que cette double image de la nudité et de la mort comme symbole du salut spirituel vient des traditions de ces cultes secrets que les anciens nommaient les mystères. Texte babylonien d’Ishtar aux enfers. Sept portes : « À chacune on se dépouille de quelque chose. » Sens de l’image de la porte : frappez et on vous ouvrira. Osiris, et par suite Dionysos, mort et ressuscité. — Descente aux enfers comme initiation.

Rôle de cette double image dans la spiritualité chrétienne. Mort, Saint Paul. Nudité, Saint Jean de la Croix, Saint François.

Si la justice exige que durant cette vie on soit nu et mort, il est évident qu’elle est une chose impossible à la nature humaine, surnaturelle.

Ce qui empêche l’âme de s’assimiler à Dieu par la justice, c’est d’abord la chair, dont Platon dit après les Orphiques et les Pythagoriciens : « Le corps est le tombeau de l’âme[11]. »

Philolaos : « [Nous savons] par le témoignage des antiques théologiens et prophètes que c’est par l’effet d’un châtiment que l’âme est liée au corps et comme ensevelie dans ce tombeau[12]. »

De nombreux textes de Platon sur le péril de la chair.

Platon a repris aussi une autre image des Pythagoriciens comparant la partie sensible et charnelle de l’âme, siège du désir, à un tonneau qui chez les uns a un fond et chez les autres est percé. Chez ceux qui n’ont pas reçu la lumière le tonneau est percé, et ils sont continuellement occupés à y verser tout ce qu’ils peuvent sans jamais pouvoir le remplir[13].

Mais un obstacle plus grand que la chair est la société. Image terrible à ce sujet. Une idée de première importance dans Platon, qui court dans toutes ses œuvres, mais n’est explicitement exprimée que dans ce passage, pour des raisons que le passage lui-même expliquera. Jamais on n’y attache assez d’importance.


« Crois-tu comme le vulgaire qu’il y ait seulement quelques adolescents corrompus par les sophistes ? Crois-tu que cette corruption vaille la peine qu’on en parle, celle qu’accomplissent quelques sophistes, de simples particuliers ? Ceux qui en parlent, ce sont eux-mêmes les plus grands sophistes : ce sont eux qui font la totalité de l’éducation, eux qui modèlent selon leur désir hommes et femmes, jeunes et vieux. — Quand donc, dit-il ?C’est, dit Socrate, quand une foule nombreuse réunie dans une assemblée, un tribunal, un théâtre, une armée, ou tout autre lieu de rassemblement massif, blâme ou loue des paroles ou des actes avec un grand tumulte. Ils blâment et louent à l’excès, ils crient, ils frappent des mains, et les rochers mêmes et le lieu où ils se trouvent fait écho en redoublant le fracas du blâme et de la louange. »


N. B. Ceci semble particulier à Athènes, mais il faut transposer. La suite montre que Platon a en vue toute espèce de vie sociale sans exception.


« Dans de telles circonstances, quel doit être l’état du cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation individuelle pourrait résister, ne pas être submergée par ces blâmes et ces éloges, ne pas s’en aller emportée au hasard par le flot ? Il prononcera alors certaines choses belles, certaines choses honteuses, conformément à l’avis des autres ; il s’attachera aux mêmes choses qu’eux, il deviendra semblable à eux. — Il у sera puissamment contraint, Socrate. — Et pourtant, dit Socrate, je n’ai pas encore parlé de la plus grande contrainte. — Laquelle ? — La contrainte que ces éducateurs, ces sophistes exercent sur ceux qu’ils ne persuadent pas. Ignores-tu que celui qui ne se laisse pas persuader est puni par eux d’infamie, de confiscation et de mort ? Crois-tu donc que contre cela un autre sophiste, un simple individu puisse se dresser efficacement ? Non certes, et même l’entreprendre serait une grande folie.

Car il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’autre enseignement concernant la moralité que celui de la multitude. Du moins pas d’autre enseignement humain. Car pour ce qui est divin il faut, selon le proverbe, faire exception. Il faut bien savoir ceci. Quiconque est sauvé et devient ce qu’il doit être alors que les cités ont une telle structure, celui-là, si l’on veut parler correctement, doit être dit sauvé par l’effet d’une prédestination qui procède de Dieu (θεοῦ μοῖραν)[14]. »


N. B. Il est impossible d’affirmer plus catégoriquement que la grâce est l’unique source du salut, que le salut vient de Dieu et non de l’homme. Les allusions aux tribunaux, au théâtre, etc., qui se rapportent aux mœurs athéniennes, pourraient faire croire que cette conception n’a pas une portée générale ; mais les paroles « il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais… » montrent le contraire. La multitude s’impose sous tel ou tel mode dans toutes les sociétés sans exception. Il y a deux morales, la morale sociale et la morale surnaturelle, et seuls ceux qui sont illuminés par la grâce ont accès à la seconde.

La sagesse de Platon n’est pas une philosophie, une recherche de Dieu par les moyens de la raison humaine. Une telle recherche, Aristote l’a faite aussi bien qu’on peut la faire. Mais la sagesse de Platon n’est pas autre chose qu’une orientation de l’âme vers la grâce.


« Quant aux particuliers qui donnent des leçons rétribuées, la multitude les nomme des sophistes et les regarde comme des rivaux. Mais ils n’enseignent pas autre chose que les opinions de la multitude, opinions qui se forment quand la multitude est assemblée. C’est là ce qu’ils nomment sagesse. Suppose un animal gros et fort ; celui qui le soigne apprend à connaître ses colères et ses désirs, comment il faut l’approcher, par où il faut le toucher, à quels moments et par quelles causes il devient irritable ou doux, quels cris il a coutume de pousser quand il est dans telle ou telle humeur, quelles paroles sont susceptibles de l’apaiser et de l’irriter. Suppose qu’ayant appris tout cela par la pratique, à force de temps, il appelle cela une sagesse ; qu’il en compose une méthode et qu’il en fasse la matière d’un enseignement. Il ne sait pas du tout en vérité ce qui parmi ces opinions et ces désirs est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste. Il applique tous ces termes en fonction des opinions du gros animal. Ce qui fait plaisir à l’animal, il le nomme bon, ce qui répugne à l’animal, il le nomme mauvais, et il n’a pas à ce sujet d’autre critère. Les choses nécessaires, il les nomme justes et belles, car il est incapable de voir ou de montrer à autrui à quel point diffèrent en réalité l’essence du nécessaire et celle du bien.

Ne serait-ce pas là un étrange éducateur ? Eh bien, tel est exactement celui qui croit pouvoir regarder comme constituant la sagesse les aversions et les goûts d’une multitude assemblée d’éléments disparates, qu’il s’agisse de peinture, de musique ou de politique. Or si quelqu’un a commerce avec la multitude et lui communique une poésie ou toute autre œuvre d’art ou une conception politique, s’il prend la multitude comme maître en dehors du domaine des choses nécessaires, une nécessité d’airain lui fera faire ce que la multitude approuve[15]. »


Ce gros animal, qui est la bête sociale, est de toute évidence le même que la bête de l’Apocalypse.

Cette conception platonicienne de la société comme étant l’obstacle entre l’homme et Dieu, obstacle que Dieu seul peut franchir, peut être aussi rapprochée des paroles du diable au Christ dans Saint Luc.


« Il lui montra dans l’espace d’un instant tous les royaumes de la terre. Et le diable lui dit : Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée. Car elle m’a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d’en faire part[16]. »


Entre parenthèses, une telle théorie de la société implique que la société est essentiellement mauvaise (en quoi Machiavel n’est qu’un disciple de Platon, comme presque tous les hommes de la Renaissance), et que la réforme ou la transformation de la société ne peut pas avoir d’autre objet raisonnable que de la rendre la moins mauvaise possible. C’est ce qu’avait compris Platon, et sa construction d’une cité idéale dans la République est purement symbolique. Contre-sens fréquent à ce sujet.

Mot de Richelieu. Machiavel. Marxisme autant qu’il est vrai. — Mal irréductible qu’on peut seulement tenter de limiter. Règle : ne pas se soumettre à la société hors du domaine des choses nécessaires.

Il est difficile de saisir la portée de cette conception de Platon, parce qu’on ne sait pas à quel point on est esclave des influences sociales. Par sa nature même cet esclavage est presque toujours inconscient, et aux moments où il apparaît à la conscience il y a la ressource du mensonge à soi pour le voiler.

Deux remarques, pour éclairer un peu.

1o Les opinions du gros animal ne sont pas nécessairement contraires à la vérité. Elles se forment au hasard. Il aime certaines choses mauvaises et hait certaines choses bonnes ; mais d’autre part il y a des choses bonnes qu’il aime et des choses mauvaises qu’il hait. Mais là où ses opinions sont conformes à la vérité elles sont essentiellement étrangères à la vérité.

Ex. : Si on a envie de voler et qu’on se retienne, il y a une grosse différence entre se retenir par obéissance au gros animal ou par obéissance à Dieu.

L’ennuyeux est qu’on peut fort bien se dire qu’on obéit à Dieu et obéir réellement au gros animal. Car les mots peuvent toujours servir d’étiquette à n’importe quoi.

Ainsi le fait que sur un point on pense ou on agit conformément à la vérité ne prouve nullement qu’en ce point on ne soit pas esclave du gros animal.

Toutes les vertus ont leur image dans la morale du gros animal, sauf l’humilité. La clef du surnaturel. Aussi est-elle mystérieuse, transcendante, indéfinissable, irreprésentable. (Égypte.)

2o En fait tout ce qui contribue à notre éducation consiste exclusivement en choses qui à une époque ou à une autre ont été approuvées par le gros animal.

Racine. Andromaque et Phèdre. S’il avait débuté par Phèdre…

L’histoire ; les hommes dont le nom est parvenu jusqu’à nous ont été rendus célèbres par le gros animal. Ceux qu’il ne rend pas célèbres restent inconnus et de leurs contemporains et de la postérité.

Enfin remarquer que le blâme du gros animal a eu le pouvoir d’amener tous les disciples du Christ sans exception à abandonner leur maître. Comme nous valons beaucoup moins qu’eux, il est certain que le gros animal a au moins autant de pouvoir sur nous sans que nous nous en rendions compte, ce qui est bien pire ; à tous les instants ; en ce moment même. Et la part qu’il a en nous, Dieu ne l’a pas…


Étant reconnu que la grâce émanée de Dieu est nécessaire, en quoi consiste-t-elle, par quels procédés est-ce qu’elle s’accomplit, de quelle manière est-ce que l’homme la reçoit ? Textes : République, Phèdre, Banquet. Platon se sert d’images. L’idée fondamentale de ces images est que la disposition de l’âme qui reçoit et accueille la grâce n’est pas autre chose que l’amour. L’amour de Dieu est la racine et le fondement de la philosophie de Platon.

Idée fondamentale : l’amour orienté vers son objet propre, c’est-à-dire la perfection, met en contact (contact) avec la seule réalité absolument réelle. Protagoras disait : L’homme est la mesure de toutes choses. Platon répond : Rien d’imparfait n’est mesure d’aucune chose[17] et Dieu est la mesure de toutes choses[18].

Le bien est au-dessus de la justice et des autres vertus ; nous les recherchons pour autant qu’elles sont bonnes.


Banquet[19] : « Il n’est pas vrai de dire qu’un homme chérit ce qui est à lui (pas d’égoïsme). Il n’y a pas d’autre objet de désir pour l’homme, sinon le bien. »


« Ceci est manifeste que, quant à la justice et à la beauté, beaucoup de gens préfèrent l’apparence ; et même si la réalité n’y est pas, néanmoins ils s’occupent de ces apparences, ils les possèdent, ils en jugent. Mais quant au bien, personne ne se contente d’en posséder l’apparence. Tous en cherchent la réalité. En cette matière, chacun méprise la simple opinion. Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose de réel, mais incertaine et incapable de saisir suffisamment ce qu’il est ; et elle ne peut sur ce point avoir comme en d’autres matières une croyance ferme[20].)

(Il faut plus qu’une croyance…)


Socrate dit qu’il va expliquer le bien par une image.

République. Comparaison entre le bien et le Soleil. (Remarquer que le Soleil était une image de Dieu pour les Égyptiens ; et qu’au Pérou, avant que les Espagnols n’aient découvert et anéanti ce pays, on adorait comme unique divinité le Soleil, regardé comme le symbole de Dieu, qu’on considérait comme trop élevé pour être l’objet d’un culte direct.)


« Il y a beaucoup de choses belles, de choses bonnes et ainsi de suite. Mais le beau lui-même, le bien lui-même, et ainsi de suite, quand nous en parlons, nous établissons ce qu’est chacune de ces choses selon l’idée unique d’une essence unique. Les choses, nous les voyons, nous ne les concevons pas (νοεῖσθαι). Les idées, nous les concevons, nous ne les voyons pas. Les choses visibles, nous les voyons par la vue. Mais quand il y a le visible et la vue, il manque quelque chose. Que l’œil possède la vue et essaie de s’en servir, que les objets possèdent la couleur, pourtant l’œil ne verra pas et les couleurs ne seront pas vues s’il n’y a pas une troisième chose destinée précisément à la vision, à savoir la lumière… Le soleil n’est pas la vue. Il n’est pas l’organe de la vue que nous nommons cil. Mais de tous les organes des sens l’œil est ce qu’il y a de plus semblable au soleil. »


Parenthèse sur νοῦς et νοητός :


« C’est le soleil que je nommais la progéniture du bien, engendrée par le bien comme une chose analogue à lui-même. Car le bien est dans le monde spirituel (νοητός) à l’esprit (νοῦς) et aux choses spirituelles (νοούμενα), ce qu’est le soleil dans le monde visible à la vue et aux choses qu’on voit.

Quand les yeux ne se tournent pas vers les choses dont la lumière du jour éclaire les couleurs, mais vers celles qui ont comme un éclat nocturne, ils sont émoussés et comme aveugles, comme si la vue claire n’était pas en eux. Toutes les fois qu’ils se tournent vers les choses éclairées par le soleil, ils voient clairement, et il est manifeste que la vue est en eux.

Il en est de même pour l’œil spirituel de l’âme. Toutes les fois qu’il se pose sur une chose dont resplendit la vérité et la réalité, alors il conçoit (ἐνόησε), il connaît et il est manifeste qu’il est esprit. Quand il s’appuie sur ce qui est mélangé de ténèbres, sur ce qui devient et périt, il n’a que des opinions, il est émoussé, il met les opinions sens dessus dessous et il semble qu’il ne soit pas esprit.

Ce qui pour les choses connues est la source de la vérité et pour l’être qui connaît la source de la faculté de connaître, il faut dire que c’est l’idée du bien. Il faut penser qu’elle est l’auteur (αἰτίαν) et de la science et de la vérité en tant qu’objet de connaissance. La connaissance et la vérité sont deux belles choses, mais pour penser correctement il faut regarder l’idée du bien comme étant encore plus belle. On peut avec raison regarder ici-bas la lumière et la vue comme des choses parentes du soleil, mais non pas comme le soleil lui-même. De même on peut regarder avec raison la connaissance et la vérité comme étant choses parentes du bien, mais non pas comme le bien lui-même. Ce qui constitue le bien doit être encore plus honoré.

Mais il faut considérer encore l’image du bien. Le soleil ne fournit pas seulement aux choses visibles la possibilité d’être vues, mais aussi le devenir, l’accroissement et la nourriture, et cela quoique lui-même ne soit pas un devenir. De même pour les choses connaissables, le bien ne leur fournit pas seulement la possibilité d’être connues, mais encore (τὸ εἶναι καὶ τὴν οὐσίαν) la réalité et l’être leur viennent de lui, quoique lui-même ne soit pas un être, mais quelque chose qui est encore au-dessus de l’être par la dignité et par la vertu[21]. »


Réel et imaginaire dans la vie spirituelle.


« Ne pense pas que l’éducation soit ce que quelques-uns publient qu’elle est. Car ils affirment que la science n’étant pas dans l’âme ils vont l’y mettre, comme s’ils allaient mettre la vue dans des yeux aveugles. Or ce que nous avons dit montre que la faculté d’apprendre et l’organe de cette faculté existe dans l’âme de chacun. Mais elle y existe comme un œil qui ne pourrait pas, sinon accompagné par le corps tout entier, se tourner vers la lumière et quitter les ténèbres. Ainsi c’est avec l’âme tout entière qu’il faut se détourner du devenir (du temporel) jusqu’à ce qu’elle devienne capable de supporter la contemplation de la réalité (τὸ ὄν) et de ce qu’il y a de plus lumineux dans la réalité, c’est-à-dire du bien. Ainsi ce qu’il faut ici, c’est une méthode de la conversion, donnant la manière la plus facile et la plus efficace de faire que l’âme se tourne. C’est tout autre chose qu’une méthode pour mettre dans l’âme la vue. Car elle a la vue, mais elle ne la dirige pas bien, elle ne regarde pas où il faut, et c’est à cela qu’il faut arriver[22]. »


Quelques remarques.


La vue est l’intelligence, l’orientation juste est l’amour surnaturel.


Quoique Platon s’exprime en termes strictement impersonnels, ce bien qui est l’auteur et de l’intelligibilité et de l’être de la vérité, n’est pas autre chose que Dieu. Seulement Platon se sert du mot auteur pour indiquer que Dieu est une personne. Ce qui agit est une personne.

Platon, en donnant à Dieu le nom de bien, exprime aussi fortement qu’on peut le faire que Dieu est pour l’homme ce vers quoi va l’amour.


« Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose, mais ignorant ce qu’il est[23]. »


Cf. Saint Augustin. Dieu est un bien qui n’est autre chose que bien. C’est du Platon.

Deux idées :

1o Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’autre rapport de l’homme à Dieu que l’amour. Ce qui n’est pas amour n’est pas rapport avec Dieu.

2o L’objet qui convient à l’amour, c’est Dieu, et tout homme qui aime autre chose que Dieu se trompe, fait erreur, comme si on courait vers un inconnu dans la rue parce qu’on l’a pris pour un ami.

Ensuite c’est seulement en tant que l’âme s’oriente vers ce qu’il faut aimer, c’est-à-dire en tant qu’elle aime Dieu, qu’elle est apte à savoir et à connaître. Il est impossible à l’homme d’exercer pleinement son intelligence sans la charité, parce qu’il n’y a pas d’autre source de lumière que Dieu. Ainsi la faculté d’amour surnaturel est au-dessus de l’intelligence et en est la condition. L’amour de Dieu est l’unique source de toutes les certitudes. (La philosophie de Platon n’est pas autre chose qu’un acte d’amour envers Dieu.)

Cet être (réalité) qui procède du bien, ce n’est pas le monde matériel, car celui-ci n’est pas être, mais mélange perpétuel de devenir et d’anéantissement, il est changement. L’être qui procède du bien, ce ne sont pas non plus les conceptions que notre intelligence a la capacité de manier et de définir. Car, plus loin, Platon compare les plus précises de ces notions à des ombres, à des reflets et des images dans l’eau.

Cet être est transcendant par rapport à la nature et à l’intelligence humaine. La lumière qui l’éclaire n’est pas non plus de la même nature que l’intelligibilité dans les sciences qui sont à notre portée. C’est aussi une lumière transcendante.

Dès lors il semble difficile de ne pas regarder cet être comme étant Dieu et cette lumière comme étant Dieu. Il semble difficile d’interpréter ces trois notions du bien, de la vérité et de l’être autrement que comme une conception de la Trinité. (Le Bien correspondant au Père, l’être au Fils et la vérité à l’Esprit.)

Cf. Parménide, 143, e. Si l’un est, il y a l’un, l’être et le lien des deux (et de là tous les nombres). Mais c’est purement abstrait. (Si l’un est vraiment un, il n’est pas du tout.)

Nous savons par Aristote que l’Un était un des noms que Platon donnait à Dieu.

Il est évident que Platon regarde la véritable sagesse comme étant une chose surnaturelle. On ne peut pas exprimer plus nettement qu’il ne fait l’opposition entre les deux conceptions possibles de la sagesse. Ceux qui regardent la sagesse comme une acquisition possible à la nature humaine pensent que, lorsque quelqu’un est devenu sage, un travail humain a mis en lui quelque chose qui n’y était pas auparavant.

Platon pense que celui qui est parvenu à la sagesse véritable n’a rien de plus en lui qu’auparavant, parce que la sagesse n’est pas en lui, mais lui vient perpétuellement d’ailleurs, à savoir de Dieu. Lui n’a rien eu à faire sinon à se tourner vers la source de la sagesse, à se convertir.

Ce que l’homme peut faire pour l’homme, ce n’est pas lui ajouter quelque chose, mais le tourner vers la lumière qui vient d’ailleurs, d’en haut.

Cette lumière de la vérité, c’est donc l’inspiration.

L’intelligence réside dans tout homme. L’usage de l’intelligence a pour condition l’amour surnaturel (nullement une doctrine intellectualiste, au contraire).

Mais au lieu que nous pouvons changer nos regards de direction en laissant le corps immobile ou presque, il n’en est pas ainsi de l’âme. L’âme ne peut pas donner à son regard une direction nouvelle sans se tourner tout entière.

L’âme, pour tourner son regard vers Dieu, doit donc se détourner tout entière des choses qui naissent et périssent, qui changent, des choses temporelles (équivalence exacte). Tout entière ; donc y compris la partie sensible, charnelle de l’âme qui est enracinée dans les choses sensibles et y puise la vie. Il faut la déraciner. C’est une mort. La conversion est cette mort.

La perte d’une chose ou d’un être à quoi nous tenons nous est immédiatement sensible par un abattement qui correspond à une perte d’énergie. Or il faut perdre toute l’énergie vitale qui nous est fournie par la totalité des choses et des êtres auxquels nous tenons. C’est donc bien une mort.

Ainsi le détachement total est la condition de l’amour de Dieu, et lorsque l’âme a accompli le mouvement de se détacher totalement de ce monde pour se tourner tout entière vers Dieu, elle est illuminée par la vérité qui descend de Dieu en elle.

C’est la notion même qui est au centre de la mystique chrétienne.

Remarquer toute l’âme. Cf. Saint Jean de la Croix. Le moindre attachement empêche la transformation de l’âme. Comme un seul degré de chaleur de moins que ce qu’il faut empêche que le bois ne s’allume ; comme le fil le plus ténu empêche, tant qu’il n’est pas rompu, que l’oiseau ne s’envole. C’est ce que Platon exprime avec ce seul mot : toute l’âme. (Cf. stoïciens.)

Comment s’opère la conversion ? Et d’abord, qu’est l’homme avant la conversion ? Image de la caverne. Image terrible de la misère humaine. Nous sommes ainsi (non pas avons été…).


« Pense que les hommes ont pour demeure une caverne souterraine qui a une ouverture vers la lumière sur toute sa largeur. Ils sont dans cette caverne depuis l’enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes. Ainsi ils doivent rester immobiles, ne pouvant regarder que devant eux, et ils ne peuvent pas tourner la tête à cause de leurs chaînes. La lumière leur vient d’un feu qui brûle au-dessus d’eux, assez loin derrière eux. Entre le feu et ces êtres enchaînés, au-dessus d’eux, il y a un chemin le long duquel est construite une paroi, comme la barrière que mettent les montreurs de merveilles entre eux et le public et par dessus laquelle ils montrent leurs curiosités. Vois maintenant des gens qui passent le long de cette paroi et qui portent des figures de toute espèce, en les élevant pour qu’elles dépassent le mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois et en pierre et toutes sortes d’objets fabriqués. Comme on fait d’ordinaire, ceux qui les portent tantôt parlent et tantôt se taisent.

C’est une étrange comparaison, dit Glaucos, et ces êtres enchaînés sont étranges. Ils sont comme nous, dit Socrate. Et ces êtres, verraient-ils selon toi quelque chose d’eux-mêmes et de leurs voisins, sinon les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? Comment verraient-ils autre chose, dit Glaucos, puisqu’une violence les contraint à tenir la tête immobile ? — Et de même pour les objets qu’on transporte. Et s’ils pouvaient parler ainsi, nécessairement ils croiraient qu’en donnant des noms aux choses qu’ils voient, ils nomment des choses vraiment présentes. Et s’il y avait un écho au fond de la caverne, quand un de ceux qui passent parlerait, ils penseraient que ce qui parle est l’ombre qui passe. D’une manière générale, de tels êtres croiraient qu’il n’y a rien de réel, sinon les ombres des objets fabriqués.

Examine donc ce que pourrait être pour eux la délivrance et la guérison de leurs chaînes et de leur folie, s’ils se trouvaient dans un tel état par leur nature. Quand on délierait l’un d’eux, quand on le contraindrait soudain à se tenir debout, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la lumière, chacune de ces actions serait une douleur et l’éblouissement l’empêcherait de voir les objets dont auparavant il voyait les ombres… Que dirait-il alors si quelqu’un venait lui dire qu’auparavant il ne voyait que des niaiseries, que maintenant il est plus près de la réalité, davantage tourné vers la réalité, qu’il regarde dans une meilleure direction ? Si en lui montrant chacun des objets qui passe on lui demandait ce que c’est et qu’on le forçât à répondre ? Il ne saurait que dire et penserait que ce qu’il voyait auparavant était plus vrai que ce qu’on lui montre maintenant. Et si on le forçait à se tourner vers la lumière elle-même, il aurait mal aux yeux et fuirait et se tournerait vers les choses qu’il peut voir et penserait qu’elles sont vraiment plus claires que ce qu’on lui montre. Et si on le tirait par violence loin de là, à travers les rudesses de la montée et de l’escarpement, sans le lâcher jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la lumière du soleil ; ce serait pour lui un supplice, il se révolterait contre celui qui le tire, et une fois parvenu à la lumière il aurait les yeux pleins de splendeur et ne pourrait pas voir une seule des choses dont on lui dit qu’elles sont vraies. Il aurait besoin d’habitude avant de pouvoir lever les yeux. Il regarderait d’abord plus facilement les ombres et ensuite les images des hommes et des autres êtres dans l’eau, puis ces êtres eux-mêmes. Ensuite il aurait moins de peine à contempler les choses du ciel et le ciel lui-même la nuit, regardant la lumière de la lune et des étoiles, que le soleil et sa lumière en plein jour. Mais à la fin, je pense, il pourrait voir face à face et contempler le soleil, non pas son image dans les eaux ou dans d’autres endroits, mais le soleil lui-même, en lui-même, en son lieu propre, tel qu’il est. [État de perfection. Cf. St. Jean : Καθώς ἐστιν.] Puis il se rendrait compte que c’est le soleil lui-même qui produit les saisons et les années, qui régit tout ce qui se trouve dans ce monde visible et qui est d’une certaine manière la cause de tout ce qu’il voit[24]. »


D’après le peu qu’on sait des mystères, il est très probable que cette image est tirée de leurs traditions et que peut-être même le séjour dans un souterrain avec des chaînes constituait un rite.

(Cf. Hymne à Déméter.)

On ne peut pas pousser plus loin le tableau de la misère humaine.

Nous naissons châtiés. Idée pythagoricienne. Il n’est pas question d’une faute originelle, mais une telle faute est impliquée tant cette description a une couleur pénale, une couleur de prison.

Nous naissons et vivons dans le mensonge. Il ne nous est donné que des mensonges. Même nous-mêmes ; nous croyons nous voir nous-mêmes, et nous ne voyons que l’ombre de nous-mêmes. Connais-toi toi-même : précepte impraticable dans la caverne. Nous ne voyons que de l’ombre de fabriqué. Ce monde où nous sommes et dont nous ne voyons que des ombres (des apparences), est une chose artificielle, un jeu, un simulacre. Opposition à bien considérer. L’être qui est vraiment être, le monde intelligible, est produit par le Bien suprême, il en émane. Le monde matériel est fabriqué.

Il est impossible de mettre une plus grande distance entre notre univers et Dieu.

(Ce monde matériel, soit dit en passant, est dans le monde intelligible, lequel est infiniment plus vaste. On ne peut pas être plus éloigné que Platon du pan théisme, de mettre Dieu dans le monde.)

Nous naissons et vivons dans la passivité. Nous ne bougeons pas. Les images passent devant nous et nous les vivons. Nous ne choisissons rien. Ce que nous vivons, à chaque instant, c’est ce qui nous est donné par le montreur de marionnettes. (On ne nous dit rien sur lui… Prince de ce monde ?) Nous n’avons absolument aucune liberté. On est libre après la conversion (pendant déjà) ; non pas avant. Comme disait Maine de Biran, nous sommes modifiés.

Les cinémas parlants ressemblent assez à cette caverne. Cela montre combien nous aimons notre dégradation.

Nous naissons et vivons dans l’inconscience. Nous ne connaissons pas notre misère. Nous ne savons pas que nous sommes châtiés, que nous sommes dans le mensonge, que nous sommes passifs, ni, bien entendu, que nous sommes inconscients. Exactement ce qui se produirait si l’histoire était littéralement vraie. De tels captifs s’attacheraient de toute leur âme à leur captivité. C’est toujours l’effet de la dégradation du malheur : l’âme y colle au point de ne plus pouvoir s’en détacher (ersatz de résignation). Et c’est l’effet de ce malheur général, commun à tous, d’être des êtres humains.

Si des ombres aux formes effrayantes passent sur la paroi, les captifs enchaînés en souffrent. Mais l’essence même de leur misère, qui est leur dépendance totale à l’égard des ombres qui passent, et l’erreur qui leur fait croire que ces ombres sont réelles, ils n’en ont pas la moindre idée.

La conversion dès lors n’est pas une petite affaire. La disparition des chaînes n’est encore rien.

On peut considérer que les chaînes sont tombées dès qu’un être humain a reçu par inspiration ou plus souvent par l’instruction d’autrui, orale ou écrite (souvent c’est un livre), l’idée que ce monde n’est pas tout, qu’il y a autre chose de meilleur et qu’il faut chercher.

Mais dès qu’on commence à bouger, l’inertie et l’ankylose font obstacle, et le moindre mouvement est une douleur intolérable. La comparaison est ici d’une précision merveilleuse.

Il y a alors un moyen pour rendre les choses très faciles. Si celui qui a fait tomber les chaînes a raconté les merveilles du monde de dehors, les plantes, les arbres, le ciel, le soleil, on n’a qu’à rester immobile, fermer les yeux, et imaginer en soi-même qu’on sort, qu’on grimpe hors de la caverne et qu’on voit toutes ces choses. Pour rendre l’imagination plus colorée, on peut aussi imaginer qu’on éprouve quelques-unes des souffrances attachées à ce voyage.

Ce procédé procure une vie très agréable, de grandes satisfactions d’amour-propre, et le tout sans qu’il en coûte rien.

Toutes les fois qu’on pense qu’il y a eu conversion sans une certaine quantité minimum de violence et de douleur, c’est que la conversion n’a pas encore vraiment eu lieu. Les chaînes sont tombées, mais l’être est resté immobile et n’a bougé que fictivement. Mais où est le critérium ? Le sentiment d’effort et de souffrance n’en est pas un ; il y a des souffrances, des efforts imaginaires. Le sentiment intérieur, rien n’est plus trompeur. Il doit y avoir un autre critère.

L’image de Platon indique que la conversion est une opération violente et douloureuse, un arrachement, et elle comporte une quantité irréductible de violence et de douleur à laquelle il est impossible de rien retrancher. Si on ne veut pas payer tout le prix, on ne parvient pas au but, même si on en retranche très peu. Dans tout ce qui est réel il y a quelque chose d’irréductible.

La comparaison de Platon indique des étapes dans cette opération.

Le captif dont les chaînes sont tombées traverse la caverne. Il ne discerne rien ; d’ailleurs il est vraiment dans la pénombre. Il ne lui servirait à rien de s’arrêter et d’examiner ce qui l’entoure. Il faut qu’il marche, quoique ce soit au prix de mille douleurs et sans savoir où il va. La volonté ici est seule en cause ; l’intelligence ne joue aucun rôle. Il faut faire un nouvel effort à chaque pas, et si on cesse de faire effort avant d’être sorti, quand même il ne manquerait qu’un seul pas, on ne sortira jamais. Les derniers pas sont les plus durs.

C’est la part de la volonté dans le salut. Effort à vide, effort de la volonté malheureuse et aveugle, car elle est sans lumière.

(Bien remarquer que tant qu’on est dans la caverne, et même si on a déjà beaucoup marché vers la sortie, à un pas de la sortie, on n’a aucune idée de Dieu.)

Une fois sorti, on souffre plus encore du fait de l’éblouissement, mais on est en sécurité. (À moins, bien entendu, que l’on ne commette la folie de rentrer dans la caverne, auquel cas tout est à recommencer.) Il n’y a plus à faire des efforts de volonté, il faut seulement se maintenir en état d’attente et regarder ce dont l’éclat est à peu près supportable. Dès lors qu’on attend et qu’on regarde, le temps lui-même produira une capacité de plus en plus grande à recevoir la lumière.

Il y a deux périodes de désarroi où on ne sait plus du tout où on est, où on se croit perdu. L’une dans la caverne, quand, délié, on s’est retourné et on a commencé à marcher. L’autre, bien plus aiguë encore, au sortir de la caverne, quand on reçoit le choc de la lumière.

Ces deux périodes correspondent exactement aux deux « nuits obscures » que distingue Saint Jean de la Croix, la nuit obscure de la sensibilité et la nuit obscure de l’esprit.

[Il est bien difficile de ne pas penser que cette comparaison si précise condense une expérience mystique accumulée pendant des générations.]

Le moment final, celui où l’être délivré regarde le soleil lui-même, le bien lui-même, c’est-à-dire Dieu lui-même, tel qu’il est, correspond à ce que Saint Jean de la Croix appelle le mariage spirituel.

Mais dans Platon ce n’est pas la fin. Encore une étape. (Indiquée aussi d’ailleurs par Saint Jean de la Croix.)


« Notre affaire à nous, fondateurs de cité, est de forcer les meilleures natures à parvenir à la science suprême, c’est-à-dire la vision du bien, et à l’ascension de cette montée ; et une fois qu’ils sont montés il ne faut pas leur laisser la licence qu’on leur laisse maintenant, à savoir celle de demeurer en haut sans vouloir redescendre parmi les captifs et prendre part aux peines et aux honneurs plus ou moins méprisables qui y existent. [Au-delà des gunas.] La loi ne s’intéresse pas à la réussite exceptionnelle d’une catégorie de citoyens, mais à établir, et par la persuasion et par la contrainte, une harmonie entre les citoyens selon la capacité de chacun à servir le bien commun. La loi a produit de tels hommes dans la cité non pour que chacun se tourne et s’en aille où il veut, mais pour se servir d’eux en vue du lien qui unit la cité. Nous ne faisons pas d’injustice à ceux qui sont devenus philosophes dans notre ville, nous leur dirons des paroles justes. « Nous vous avons produits afin que vous soyez pour vous-mêmes et vos concitoyens comme les chefs et les rois dans la ruche. Nous vous avons élevés mieux et plus parfaitement que les autres, nous vous avons rendus aptes à l’un et l’autre mode de vie. Vous devez donc redescendre, chacun de vous à son tour, dans la demeure commune à tous, et vous accoutumer à regarder dans les ténèbres. Car une fois que vous serez accoutumés, vous verrez mille fois mieux que ceux d’en bas ; vous connaîtrez chacune de ces apparences, vous saurez de quoi elle est l’apparence et ce qu’elle est, et cela parce que vous avez vu la vérité concernant les choses belles, justes et bonnes. Et ainsi nous et vous ensemble habiterons cette ville en état de veille et non pas en rêve, comme c’est le cas actuellement ; car la plupart des cités (i.e. âmes) sont habitées par des gens qui livrent des combats d’ombres et font des luttes de partis pour s’emparer du pouvoir comme si c’était là un grand bien. Or voici la vérité : la cité où ceux qui doivent commander sont le moins désireux de commander est la meilleure et la plus paisible, et c’est le contraire pour celle où ils ont la disposition contraire. » [Action non agissante.] Quand nous tiendrons ce langage à ceux que nous aurons élevés, est-ce qu’ils désobéiront ? C’est impossible, car nous imposons des obligations justes à des hommes justes[25]. »


Il faut se rappeler que cette cité est une fiction, un pur symbole qui représente l’âme. Platon le dit : « C’est dans le ciel peut-être qu’il y a un modèle de cette cité pour quiconque veut le voir, et, le voyant, fonder la cité de son propre moi[26]. » Les différentes catégories de citoyens représentent les différentes parties de l’âme. Les philosophes, ceux qui sortent de la caverne, c’est la partie surnaturelle de l’âme. L’âme tout entière doit se détacher de ce monde-ci, mais c’est seulement la partie surnaturelle qui entre en rapport avec l’autre. Quand la partie surnaturelle a vu Dieu face à face, il faut qu’elle se tourne vers l’âme pour la régir, afin que l’âme entière soit en état de veille, au lieu qu’elle est en état de rêve chez tous ceux chez qui la délivrance n’a pas été accomplie. La partie naturelle de l’âme, détachée d’un monde, hors d’état d’atteindre l’autre, est à vide pendant l’opération de la délivrance. Il faut lui rendre le contact avec ce monde qui est le sien, mais un contact légitime, qui ne soit pas attachement.

En somme, après avoir arraché l’âme au corps, après avoir traversé la mort pour aller à Dieu, le saint doit en quelque sorte s’incarner dans son propre corps afin de répandre sur ce monde, sur cette vie terrestre, le reflet de la lumière surnaturelle. Afin de faire de cette vie terrestre et de ce monde une réalité, car jusque-là ce ne sont que des songes. Il lui incombe d’achever ainsi la création. Le parfait imitateur de Dieu d’abord se désincarne, puis s’incarne.


À présent en quoi consiste pour celui qui vient de sortir de la caverne la contemplation qui accoutume l’âme à la lumière ? Il est évident qu’il y a plusieurs routes. Platon en indique une, dans la République. C’est une route intellectuelle.

Pour le passage des ténèbres à la contemplation du soleil, il faut des intermédiaires, des μεταξύ. Les différentes routes se distinguent par l’intermédiaire choisi. Dans la route décrite dans la République, l’intermédiaire est le rapport.

Le rôle de l’intermédiaire est d’une part d’être situé à mi-chemin entre l’ignorance et la pleine sagesse, entre le devenir temporel et la plénitude de l’être (« entre » à la manière d’une moyenne proportionnelle, car il s’agit de l’assimilation de l’âme à Dieu). De plus il faut qu’il tire l’âme vers l’être, qu’il appelle la pensée.

Dans la voie intellectuelle, ce qui appelle la pensée, c’est ce qui présente des contradictions. Autrement dit c’est le rapport. Car partout où il y a apparence de contradiction, il y a corrélation des contraires, c’est-à-dire rapport. Toutes les fois qu’une contra diction s’impose à l’intelligence, elle est contrainte de concevoir un rapport qui transforme la contra diction en corrélation, et par suite l’âme est tirée vers le haut.

Exemple : le Théétète. Les osselets (4, 6 et 12)[27].

Ainsi : la mathématique, science des rapports de ce genre. Quatre branches : arithmétique, géométrie, astronomie, musique (les deux dernières mathématiques, non d’observation. Cf. question de Platon sur les astres).

Ces sciences sont sans valeur en elles-mêmes. Ce sont des intermédiaires entre l’âme et Dieu.


« C’est là la délivrance des chaînes, la conversion loin des ombres vers les objets fabriqués [marionnettes] et la lumière et la montée hors de la caverne vers le soleil, et là, dans l’impuissance de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, c’est l’examen dans les eaux des images divines et des ombres des choses réelles. Ce ne sont plus des ombres de marionnettes…

C’est là l’efficacité des sciences que nous avons énumérées pour amener ce qu’il y a de plus précieux dans l’âme à contempler ce qu’il y a de plus excellent dans l’être[28]. »

Plus loin il dit : « Les sciences dont nous avons dit qu’elles participent à l’être, la géométrie et celles qui suivent, nous voyons qu’elles rêvent en quelque sorte au sujet de l’être, mais sont incapables de le voir éveillées. C’est du fait qu’elles se servent d’hypothèses (i.e. axiomes et postulats) auxquelles elles ne touchent pas, et ne peuvent pas en rendre compte. La méthode dialectique seule supprime les hypothèses et dirige l’ail de l’âme vers le principe lui-même[29]. »


Qu’est-ce qui vient après ces sciences ? C’est quelque chose que Platon nomme dialectique, mais sur quoi il s’enveloppe de réticences. Cela consiste à chercher à rendre compte de ces sciences elles-mêmes. Il faut « sans l’aide d’aucune sensation, par la pure raison, s’élancer vers ce qu’est chaque chose en elle-même, et ne pas s’arrêter avant d’avoir saisi par l’intelligence elle-même ce qu’est le bien lui-même[30] ».

On en est réduit à deviner d’après des indications éparses ailleurs.

La Grèce a eu une mystique où la contemplation mystique s’appuyait sur les relations mathématiques. Très singulier. (Cf. Proclus sur Platon et Philolaos.)


Contemplation de l’ordre du monde à priori.


Il semble clair que le chemin qui va des sciences mathématiques à Dieu regardé comme le bien, ce chemin doit passer par la notion d’ordre du monde (non pas en tant que chose constatée par observation empirique), de beauté du monde. C’est effectivement à cette notion que se rapportent les indications qu’on peut recueillir ailleurs.

Ces indications sont :

1o Un texte d’Anaximandre[31]. « C’est à partir de la matière indéterminée que se produit la naissance pour les choses, et la destruction s’opère par un retour à cette matière indéterminée, en vertu de la nécessité ; car les choses subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leurs injustices, selon l’ordre du temps. »

Texte insondable.

2o Un passage mystérieux du Gorgias[32] de Platon.

« … Il ne faut pas permettre aux désirs d’être insolents et essayer de les combler ; c’est là un mal inextinguible et on mène une vie de voleur. On ne peut pas de cette manière être ami ni d’un autre homme ni de Dieu ; car on ne peut ainsi former aucune association (κοινωνία) ; et là où il n’y a pas d’association, il n’y a pas d’amitié. Les sages affirment, Calliclès, que ce qui tient ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes, c’est l’association et l’amitié et l’ordre (κοσμιότητα) et la tempérance et la justice ; et pour cette raison ils ont nommé ce tout un ordre, mon ami, non pas un désordre ou une intempérance. [L’idée d’association et d’amitié entre Dieu et l’homme est dans Platon.] À ce qu’il me semble, tu n’appliques pas ton attention à tout cela, quoique tu sois savant. Tu ne vois pas que l’égalité géométrique a un grand pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi, tu penses qu’il faut avoir pour pratique d’acquérir toujours davantage. C’est que tu oublies la géométrie. » (Cf. « La justice est un nombre également égal[33]. » )

3o Un passage encore plus mystérieux du Philèbe[34].


« Il ne peut pas y avoir de voie plus belle que celle-ci. J’en ai toujours été amoureux, mais souvent elle me fuit et me laisse abandonné et ne sachant que faire. Il n’est pas difficile de l’expliquer, mais il est très difficile de la pratiquer. Toutes les inventions qui se rattachent à un art, à une technique, sont toujours apparues par son moyen.

C’est un don des dieux aux hommes, à ce que je crois ; et un Prométhée a dû la faire descendre de chez les dieux en même temps qu’un feu très éclatant. Et les anciens, meilleurs que nous et vivant plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition, à savoir que les choses qu’on dit éternelles procèdent de l’un et du multiple et ont innés en elles la limite et l’illimité. »
(Puissance et amour.)


[N. B. Il ne s’agit pas ici du monde, mais d’un ordre éternel dont le monde procède.]


« Puisque ces choses sont ainsi ordonnées, nous devons dans chaque recherche poser chaque fois une idée. Nous la trouverons, car elle est impliquée dans la recherche. Si nous la trouvons, après cette unité il faut examiner deux [branches], si elles sont [dans la matière qu’on étudie], sinon trois ou tout autre nombre ; et [diviser] de même l’unité de chacune de ces [branches] ; jusqu’à ce qu’au sujet de l’unité primitive on voie non seulement qu’elle est unité et nombre et multitude indéfinie, mais aussi quel nombre. L’idée de l’indéfini ne doit pas être appliquée à la quantité jusqu’à ce qu’on ait vu clairement en cette matière le nombre qui est l’intermédiaire entre l’un et l’indéfini. Alors seulement il faut permettre à l’unité en chaque matière de se perdre dans l’indéfini. Les dieux nous ont donné cette méthode pour chercher, s’instruire et enseigner… » (On ne sait plus l’appliquer.)


Exemples. Grammaire. Voix, multitude de sons émis par la voix. Savoir combien de lettres et quelles.

Musique.

De même le chemin inverse, pour aller de l’indéfini à l’un. Teuth, inventeur des lettres, a d’abord posé les voyelles, puis les consonnes, puis les muettes ; a compté tout cela ; les a unies du nom commun de lettres.

Plus loin (26, b) :


« C’est à partir de ces deux espèces de choses qu’ont été produites pour nous les saisons et tout ce qui est beau, à savoir du mélange des choses illimitées et de celles qui enferment une limite. »


Noter qu’ici apparaît la notion de beauté (voir passage du Banquet).

Il faut remarquer :

1o Cette théorie est spécifiquement pythagoricienne (cf. Philolaos et Phérékydès), mais les pythagoriciens, dont l’origine remontait à peine à un siècle, ne peuvent pas être ces « anciens » dont parle Platon. Il s’agit donc d’une tradition plus ancienne, orphisme ou mystères d’Éleusis.

Cette tradition comportait à la fois une théorie des inventions primitives (écriture, musique, certaines techniques), une théorie de l’invention en général, et une théorie de l’ordre du monde. Le tout repose sur un même principe, à savoir le mélange de l’illimité et du limité. Ce principe constitue également (dans ce même dialogue) un principe de morale [et, dans le Politique, un principe de politique].

Platon, à propos de cette tradition, fait allusion à Prométhée. Eschyle présente Prométhée comme l’auteur des inventions primitives, de la compréhension des saisons, des révolutions des astres, et du nombre.

Sans forcer les rapprochements, on peut remarquer :

que cette notion d’ordre du monde est très voisine des livres sapientiaux (mais bien plus précise) ;

que les mots ἀριθμός, nombre, et λόγος, rapport, sont employés indifféremment l’un pour l’autre dans la tradition pythagoricienne. Δόγος veut dire parole, mais bien plus encore rapport. L’un dans Platon est Dieu, l’indéfini est la matière. Dès lors la parole : « le nombre constitue la médiation entre l’un et l’indéfini[35] » a de singulières résonances.

De même : les saisons et tout ce qu’il y a de beau a été fait par le mélange de l’illimité et du limité — c’est-à-dire par le principe ordonnateur. (Tout ce qu’il y a de beau, i.e. toutes choses en tant qu’elles sont belles. Car l’univers est beau — cf. Timée.)

Δόγος chez les Grecs est essentiellement le mélange de la limite et de l’illimité. Eudoxe.

Enfin, ne pas oublier que Prométhée, dont il est ici question, est un dieu qui a pris la foudre à Zeus pour donner le feu aux hommes, par amour pour les hommes, et qui à cause de cela a été crucifié. (Ce passage montre que le feu de Prométhée n’était pas le feu matériel.)

Voir ce qu’est la foudre dans l’Hymne de Cléanthe. Saint Luc, xii, 49 : Je suis venu jeter (βαλεῖν) un feu sur la terre, et qu’est-ce que je veux de plus, si déjà l’incendie a pris ? Actes des apôtres : langues de feu. Saint Matthieu, paroles de Saint Jean-Baptiste : lui vous baptisera dans l’Esprit saint et le feu. Cf. aussi analogie entre : à double tranchant[36], et : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.

Le dialogue où la notion d’ordre du monde apparaît avec le plus d’éclat, et se trouve personnifiée dans une divinité qui est nommée l’âme du monde, est le Timée.


Mais avant de passer au Timée, il faut s’attarder sur la notion de beauté et d’amour, l’autre voie de salut qui est indiquée par Platon, la voie non-intellectuelle, la voie de l’amour. (Phèdre, Banquet.) C’est l’amour sauveur. Platon décrit dans la République son opposé, l’amour qui perd, l’amour infernal, qu’il nomme amour tyrannique.

Le Phèdre indique une voie de salut qui n’est intellectuelle à aucun degré, qui ne comporte rien qui ressemble à l’étude, à la science, à la philosophie, le salut par le sentiment seul, et au début un sentiment tout à fait humain ; l’amour qui consiste à devenir amoureux. Doctrine de l’amour platonique, qui a eu une fortune si prodigieuse et a imprégné tant de pays. Europe. Arabes.


« L’âme tout entière est immortelle [preuve : elle est principe de mouvement][37]. »

« Quant à sa structure, voici ce qu’il faut en dire. La décrire tout à fait serait une entreprise divine et longue ; mais ce sera chose humaine et moins considérable que de l’exprimer comme voici[38]. »


[Suit une comparaison remontant à une haute antiquité. Car on la trouve dans des textes hindous probablement à peu près contemporains de Platon. Cette image doit donc remonter au temps où les populations des deux pays formaient un seul peuple.]


« Il faut la comparer aux propriétés qui appartiennent à un char ailé et à un cocher. Chez les dieux, tout est bon et de bonne origine, chevaux et cocher ; chez les autres il y a mélange. Et d’abord le cocher en nous dirige une paire de chevaux ; et de ces chevaux l’un est beau et bon, né de parents beaux et bons ; c’est le contraire pour l’autre. Ainsi, par nécessité, la conduite de notre attelage est difficile. Voici l’origine des vivants immortels et mortels. Tout ce qui est âme a soin de ce qui est sans âme et parcourt le ciel en passant par des formes qui changent. L’âme parfaite et ailée va par les airs et gouverne le monde entier. Celle qui perd ses ailes est emportée jusqu’à ce qu’elle rencontre une chose solide qu’elle habite ; elle a pris un corps de terre[39]. »

« La propriété essentielle de l’aile est d’amener en haut ce qui est pesant[40]. »


Impossible de dire plus clairement que l’aile est un organe surnaturel, qu’elle est la grâce.


« Elle va dans les airs, là où habite la race des dieux, et elle est parmi les choses corporelles celle qui a le plus d’affinité avec le divin. Le divin est beau, sage, bon, et ainsi de suite. Ces vertus sont particulièrement ce qui nourrit et accroît la partie ailée de l’âme ; la laideur, le mal et les autres contraires l’épuisent et la font périr. Zeus, le grand souverain du ciel, avance le premier, menant son char ailé, ordonnant et surveillant toutes choses. Il est suivi par l’armée des dieux et des génies rangée en onze rangs. Vesta reste seule dans la demeure des dieux… Variés sont les spectacles de félicité et les évolutions à l’intérieur du ciel, où la race bienheureuse des dieux se déploie, chacun accomplissant ce qui lui appartient. Quiconque le veut et le peut les suit. Il n’y a pas d’envie dans le chœur divin. Quand ils vont au repas, au banquet, ils montent et vont tout au haut de la voûte supra-céleste. Les chars des dieux, bien équilibrés, munis de bonnes rênes, y vont facilement, les autres avec peine. Car le cheval qui participe au vice est lourd ; il tend vers la terre par son poids, quand le cocher ne l’a pas bien dressé. Cela impose à l’âme une peine extrême, une extrême violence (ἀγών). Les âmes de ceux qu’on nomme immortels, parvenues au sommet, vont au dehors et se tiennent sur le dos du ciel, et debout se laissent porter par sa rotation, tandis qu’elles regardent ce qui est hors du ciel.

Le monde qui est hors du ciel, aucun poète ne l’a chanté ni ne le chantera dignement. Voici comment il est. Car il faut oser parler vrai, toujours, mais surtout quand on parle de la vérité. La réalité qui est réellement est sans couleur, sans forme et sans rien qu’on puisse toucher ; elle ne peut être contemplée que par le maître de l’âme, par l’esprit (νοῦς). C’est elle qui est l’objet de ce qui constitue la connaissance vraie, laquelle habite aussi en ce lieu[41]. »


N. B. Ici encore, Zeus, Être, Connaissance. Zeus mange l’être, et cet acte de manger constitue la connaissance. Zeus mange l’être, c’est-à-dire Dieu se nourrit de Dieu. La nourriture veut dire à la fois amour et joie.


« De même que la pensée de Dieu se nourrit d’esprit, de connaissance (νοῦς καὶ ἐπιστήμη) sans aucun mélange, de même aussi la pensée de toute âme qui est sur le point de recevoir ce qui lui convient ; lorsqu’elle aperçoit, à travers le temps, la réalité, elle aime (ἀγαπᾷ) et elle contemple et elle se nourrit de vérité et elle est heureuse, jusqu’à ce que le mouvement de rotation l’ait ramenée au même point. [24 heures.] Au cours de ce voyage circulaire elle voit la justice elle-même, la raison, la science ; non pas ce que nous nommons science, non pas la science telle qu’elle se produit et change avec les circonstances, (ἀλλ’ ἐν τῷ ὅ ἐστιν ὂν ὄντως) mais la science telle qu’elle est réellement dans l’essence de sa réalité. Et de même elle contemple et mange les autres réalités réelles ; puis, se glissant de nouveau à l’intérieur du ciel, elle rentre chez elle[42]. »


(Dieu mange Dieu. L’âme mange Dieu.)


N. B. On voit clairement ici ce que sont les idées de Platon. C’est purement et simplement les attributs de Dieu.


« Telle est la vie des dieux. Parmi les autres âmes, la meilleure suit Dieu, lui ressemble, et élève dans le monde qui est hors du ciel la tête du cocher ; et elle est portée circulairement avec la sphère. Mais elle est troublée par les chevaux et elle a peine à contempler l’être. Tantôt elle monte, tantôt elle descend, par la violence que lui font les chevaux, et elle voit certaines choses et d’autres non.

Les autres âmes aspirent toutes à suivre en haut, mais elles ne peuvent pas, elles sont submergées et entraînées et se marchent les unes sur les autres en essayant de se dépasser. Ainsi il y a beaucoup de tumulte, de mêlée et de sueur. Là, par l’insuffisance (κακίᾳ) des cochers, beaucoup de chevaux deviennent boiteux, beaucoup d’ailes sont cassées. Toutes souffrent une grande peine et s’en vont sans avoir atteint (réussi, ἀτελεῖς, non initié, sans avoir été initié à) la contemplation de la réalité. Quand elles sont parties, elles ont recours à une nourriture faite d’opinion. C’est pourquoi il y a une telle ardeur à voir le champ de la vérité, où elle réside ; il se trouve que la nourriture qui convient à ce qu’il y a de meilleur dans l’âme vient de cette prairie ; l’essence (φύσις) de l’aile qui rend l’âme légère a là sa nourriture. Et c’est une loi de fer que celle-ci (νομὸς Ἀδραστείας, i.e. de Némésis). L’âme suivante de Dieu qui aperçoit quelque chose de la vérité (τι τῶν ἀληθῶν), jusqu’au voyage circulaire suivant est hors du malheur. Si elle peut le faire toujours, elle est toujours en sécurité. Mais quand, étant incapable de suivre, elle ne voit pas, quand à l’occasion de quelque hasard (τινι συντυχίᾳ χρησαμένη) elle a été emplie d’oubli et de mal et rendue lourde, dans sa lourdeur elle perd ses ailes et tombe sur la terre[43].


[Alors elle subit une génération humaine. Elle revêt telle ou telle personnalité — philosophe, roi, commerçant, artisan, tyran, etc. ; théorie des castes avec additions — « selon qu’elle a vu là-haut, avant sa chute, plus ou moins de vérité ».] [Pas d’esclaves dans cette énumération.]


« L’âme qui n’a jamais vu la vérité ne revêt jamais cette forme [humaine]. Car il est nécessaire qu’un homme puisse comprendre en raisonnant conformément à une idée que le raisonnement a fait surgir à partir d’une multitude de sensations.


(Δεῖ γὰρ ἄνθρωπον ξυνιέναι κατ’ εἶδος λεγόμενον, ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ ξυναιρούμενον.)


Or cela constitue la réminiscence des choses que notre âme a vues quand elle était suivante de Dieu, quand elle voyait (ὑπεριδοῦσα, vision transcendante — voyait surnaturellement — voyait par-dessus elle-même) cela dont nous affirmons que c’est la réalité, et émergeait (ἀνακύψασα) dans la réalité qui est réellement[44]. »


[Ainsi tout être humain, sans aucune exception, y compris le plus dégradé des esclaves, a une âme qui vient du monde situé au-dessus des cieux, c’est-à-dire de Dieu, et qui est appelée à y retourner. Le signe de cette origine et de cette vocation est l’aptitude à former des idées générales, aptitude qui existe à un degré variable chez tout être humain ; sans elle aucun enfant n’apprendrait à parler. Il n’y a entre les êtres humains que des différences de degré qui sont accidentelles et variables. Par essence ils sont identiques et par suite égaux. Les Pythagoriciens définissaient la justice par l’égalité. Cette idée de l’égalité essentielle des hommes en tant qu’enfants de Dieu remonte au moins à l’an 2000 avant l’ère chrétienne, car on la trouve à cette date dans les documents égyptiens.

Cette théorie de la réminiscence est orphique, à preuve « l’eau froide qui jaillit du lac de la Mémoire[45] ».

Ces mots de réminiscence et de mémoire, quel en est le sens ? Il est clair dès qu’on porte son attention sur l’image elle-même, ce qu’il faut toujours faire pour les comparaisons. Si j’ai eu une pensée … deux heures après … orientation de l’attention à vide, quelques minutes ; vers du vide, mais vers du réel. Puis la chose est là soudain, sans erreur possible. Je ne la connaissais pas, et maintenant je la reconnais comme étant ce que j’attendais. Fait quotidien, et mystère insondable.

Nous n’avons naturellement la notion que des réalités de ce monde. Le passé est du réel à notre niveau, mais qui n’est aucunement à notre portée, vers lequel nous ne pouvons pas faire même un pas, vers lequel nous pouvons seulement nous orienter pour qu’une émanation de lui vienne à nous.

C’est pourquoi le passé est la meilleure image des réalités éternelles, surnaturelles. (La joie, la beauté du souvenir tient peut-être à cela.) Proust avait entrevu cela.

Cette comparaison peut faire saisir le rapport entre des choses sensibles, particulières, et l’éternel. Pour le passé, il existe des objets présents qu’on nomme des souvenirs — une lettre, une bague, etc., parce qu’ils constituent pour l’âme un contact avec le passé, un contact réel. Les sacrements…]


[Voici maintenant l’usage de la folie de l’amour (c’est l’expression de Platon) pour le salut. Il s’agit d’un amour qui se produit d’abord comme amour charnel. Mais il s’agit surtout de la grâce qui vient par l’effet de la beauté, et on peut transposer pour toute espèce de beauté sensible.]


« Comme il a été dit, toute âme d’homme du fait de son essence (φύσει) a contemplé la réalité, sans quoi elle n’entrerait pas dans un être humain. Mais il n’est pas facile pour toute âme de se souvenir des choses de là-bas, soit qu’étant là-bas elle ne les ait vues que peu de temps, soit qu’une fois tombée ici il lui soit arrivé malheur ; par exemple le malheur d’être tournée vers l’injustice par certaines fréquentations, ce qui lui fait oublier les choses saintes qu’elle a vues autrefois[46]. »


[L’oubli ; encore une image d’une profondeur insondable. Ce que nous avons oublié de notre passé — ex. une émotion — n’existe absolument pas. Et pourtant les choses de notre passé que nous avons oubliées n’en gardent pas moins la plénitude de leur réalité, la réalité qui leur est propre, qui n’est pas existence, car aujourd’hui le passé n’existe pas, qui est réalité passée.]


« Il y a peu d’âmes qui aient une quantité suffisante de mémoire. Celles-là, quand elles voient une image des choses de là-bas, sont comme foudroyées (ἐκπλήττονται) et ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes. Ce qui leur arrive, elles ne le savent pas, parce qu’elles ne le distinguent pas suffisamment. Quant à la justice, à la sagesse, et aux autres valeurs (τίμια ψυχαῖς), il n’émane d’elles aucune splendeur dans leurs images d’ici-bas ; un petit nombre d’hommes, par des instruments obscurs et avec peine, vont vers ces images et contemplent l’essence (γένος) de ce qui y est représenté. Mais la beauté était alors resplendissante à voir, quand avec le chœur bienheureux nous avons contemplé ce spectacle de félicité et que nous avons été initiés à ces mystères qu’il est juste de nommer les plus bienheureux des mystères, ces mystères que nous avons célébrés étant alors intacts et n’ayant souffert aucun mal. Et dans l’avenir nous y retournerons, nous serons initiés à ces visions (de φαίνω) intactes et simples et immobiles et bienheureuses, nous contemplerons, nous officierons (ἐποπτεύοντες) dans une splendeur pure, étant nous-mêmes purs et n’étant plus marqués par cette chose que maintenant nous portons avec nous et que nous nommons corps, cette chose à laquelle nous sommes attachés comme une huître.

Ces joies, puissent-elles se produire par la mémoire ! Mais poursuivons, poussés grâce à la mémoire par le regret des choses d’alors. Quant à la beauté, comme nous l’avons dit, elle resplendissait, accompagnant les autres êtres ; et quand nous venons ici-bas nous la saisissons par les sens. La sagesse n’est pas visible, autrement elle produirait de terribles amours (d’étranges amours ?), s’il était donné une image claire de la sagesse qui pénétrât par les yeux. Mais le fait est que la beauté seule a cette destination (mission) d’être à la fois ce qu’il y a de plus manifeste et de plus désirable (ἐρασμιώτατον). Celui qui n’est pas nouvellement initié ou qui a été corrompu n’est pas aussitôt transporté de ce monde dans l’autre vers la beauté en soi lorsqu’il contemple ici ce qui porte le même nom. Il ne la vénère pas quand il la voit, mais s’abandonne à la volupté comme une bête et essaye d’aller à elle. Mais celui qui a été récemment initié, celui qui a beaucoup contemplé les choses de là-bas, quand il voit un visage semblable aux dieux et qui imite bien la beauté, ou quelque autre forme corporelle, d’abord il frémit et il lui revient quelque chose des frayeurs de l’autre monde [frayeurs de la chute] (δειμάτων), puis le regardant il le vénère comme un dieu … Pendant qu’il voit, comme dans le frisson de la fièvre, il se produit en lui un bouleversement, une sueur, une chaleur inaccoutumés. C’est qu’il reçoit le flux de la beauté par les yeux. Ce flux l’échauffe et arrose l’essence (φύσιν) des ailes. L’échauffement dissout ce qui se trouvait autour des germes, et qui étant fermé depuis longtemps par la rigidité (sclérose, σκληρότητος) empêchait la croissance. Sous l’afflux de la nourriture la tige des ailes se gonfle et prend un élan pour pousser hors de la racine dans tout ce qui constitue l’âme (ὑπὸ πᾶν τὸὸ τῆς ψυχῆς εἶδος). Car jadis l’âme tout entière était ailée. (Cf. l’amour ailé des orphiques.)

Pendant cette période l’âme tout entière bouillonne [ἀνακηκίει, jaillir, suinter — πέτρης, d’une roche — κηκίω, ruisseler, couler, s’exhaler, se répandre — ἀνά, en haut] et jaillit hors d’elle-même. Et il lui arrive la même souffrance qu’aux enfants dont les dents poussent. Dès que les dents commencent à pousser, ils ont une démangeaison et une irritation aux gencives. C’est ce que souffre l’âme chez laquelle les ailes commencent à pousser. Elle bouillonne, elle est irritée, elle a des démangeaisons pendant que les ailes lui poussent[47]. »


[Ce choc du beau est cette chose non nommée dans la République qui fait tomber les chaînes et force à marcher.]

Ce n’est pas là simplement une image, c’est réellement un essai de théorie psycho-physiologique des phénomènes qui accompagnent la grâce. Il n’y a aucune raison de ne pas tenter une telle théorie. La grâce vient d’en haut, mais elle tombe dans un être qui a une nature psychologique et physique, et il n’y a aucune raison de ne pas rendre compte de ce qui se produit dans cette nature au contact de la grâce.

L’idée de Platon, c’est que la beauté agit doublement, d’abord par un choc qui provoque le souvenir de l’autre monde, puis comme source matérielle d’une énergie directement utilisable pour le progrès spirituel. Chaleur, nourriture, ces images indiquent de l’énergie. Les objets sont des sources d’énergie, mais l’énergie a des niveaux différents. Par exemple, dans la guerre, une décoration est réellement une source d’énergie (au sens physique, littéral du mot) au niveau du courage militaire ; elle fait faire des mouvements qu’autrement on n’aurait pas la force de faire. L’argent, pour le travail. D’une manière générale, tout ce qui est désiré est source d’énergie, et l’énergie est du même niveau que le désir. La beauté comme telle est source d’une énergie qui est au niveau de la vie spirituelle, et cela du fait que la contemplation de la beauté implique le détachement. Une chose perçue comme belle est une chose à quoi on ne touche pas, à quoi on ne veut pas toucher, de peur d’y nuire. Pour transmuer en énergie spirituellement utilisable l’énergie fournie par les autres objets de désir, il faut un acte de détachement, de refus. Refuser la décoration, donner l’argent. Au lieu que l’attrait de la beauté implique par lui-même un refus. C’est un attrait qui tient à distance. Ainsi le beau est une machine à trans muer l’énergie basse en énergie élevée.

Cette analyse est transposable à toute espèce de progrès spirituel. Partout où il y a amour il y a beauté sensible. Une religion n’est pas concevable sans signes, et ces signes sont beaux. La messe agit sur l’âme par une beauté analogue à celle des œuvres d’art. La vertu, la sainteté d’un être humain apparaissent au dehors comme beauté sensible dans l’expression du visage, ou les gestes, ou les attitudes, ou sa voix ou une partie quelconque du comportement. Les sciences enferment une beauté sensible. Etc.

Il n’y a pas d’amour réel auquel la partie de l’âme qui est la plus étroitement attachée au corps n’ait pas une part, et le bien ne peut parvenir jusqu’à elle que sous la forme du beau.

Irritation, démangeaison des gencives. Image admirable. Ici encore, part irréductible de souffrance. La comparaison est admirable parce que cette germination et cette douleur de germination se produisent sans qu’on s’en rende compte et sans qu’on y ait aucune part directe. La volonté ne peut qu’une chose : regarder l’être beau et ne pas se jeter sur lui. Le reste se fait malgré elle. À ce point de vue cette image-ci est meilleure que celle du mythe de la caverne.

Cette démangeaison des ailes, en l’absence de l’être aimé, est une douleur violente.


« Les conduits par lesquels pousse la chose ailée étant desséchés se ferment et empêchent la germination de l’aile. Ce qui est au dedans, plein de désir et enfermé, a des battements comme ceux du pouls dans l’inflammation d’une plaie, et pique ces conduits comme d’un aiguillon. Ainsi toute l’âme de partout est percée (κεντουμένη) comme par un taon et torturée. Et en même temps, ayant le souvenir du beau, elle est en joie[48]. »


[Quand elle voit le beau, la partie où poussent les ailes est arrosée,] « elle a un répit parmi les aiguillonnements et les tortures et goûte pendant un temps la plus douce des voluptés[49]. »


Cela aussi peut être transposé. Cf. Saint Jean de la Croix sur l’alternance des périodes de nuit obscure et de grâce sensible.

L’âme retrouve un souvenir du dieu qu’elle suivait là-haut et dont elle voit l’image dans l’être aimé. Ce souvenir est d’abord très imparfait.


« Il cherche et essaye de trouver en lui-même l’image de son dieu. Il réussit parce qu’il est contraint de regarder continuellement vers son dieu. Il entre en contact avec lui par la mémoire. Le dieu entre en lui et il en reçoit les habitudes (ἔθη) et les enseignements pour autant qu’il est possible à l’homme d’avoir part à la divinité[50]. »


Celui qui aime essaie de rendre l’être aimé aussi semblable que possible à ce dieu dont il a retrouvé le souvenir, et quand l’être aimé répond à cet amour, il s’établit entre eux une amitié fondée sur une commune participation aux choses divines.

Mais la démangeaison des ailes n’est pas la seule souffrance qu’il faille subir au cours de ce processus. Il y en a une autre plus violente.

[C’est à cause du mauvais cheval, qui veut se jeter sur la chose belle. Le cheval indocile, ne se souciant ni du frein ni du fouet, tire celui qui aime vers l’être aimé par violence. Mais une fois en présence de l’être aimé « la mémoire de l’essence de la beauté lui revient ».]


« Voyant la beauté, l’âme craint, elle révère (σέϐομαι) et se renverse en arrière, et contraint les chevaux à reculer tellement violemment que les chevaux se couchent tous deux sur les flancs, l’un sans résistance, l’autre bien malgré lui. Puis tous deux s’en vont…[51] »


[Mais de nouveau le mauvais cheval entraîne tout l’attelage vers l’objet aimé.]


« Au cocher alors il arrive la même chose qu’auparavant, et plus intensément. Il fait comme s’il reculait devant une barrière. Il tire violemment en arrière le frein du cheval insolent, hors de ses dents, il ensanglante sa langue perverse et ses mâchoires, il heurte ses jambes et ses flancs contre la terre et leur inflige des tortures. Quand le cheval vicieux a subi ce traitement souvent, il est humilié et obéit à la volonté du cocher ; et lorsqu’il voit la chose belle, il en meurt de frayeur[52]. »


Ici comme dans l’image de la caverne, quantité irréductible de douleur. Et comme dans la caverne, deux espèces de douleurs distinctes ; l’une volontaire, mouvement imposé au corps ankylosé, coup de frein imposé au mauvais cheval ; l’autre tout à fait involontaire, liée à la grâce elle-même, laquelle, quoiqu’elle soit l’unique source de joie pure, cause des douleurs, tant que l’état de perfection n’est pas atteint. Éblouissement des yeux, démangeaison des ailes.

La douleur volontaire n’a qu’une portée tout à fait négative, c’est simplement une condition. Platon pour en définir la nature se sert d’une image admirable, celle du dressage. Cette image est impliquée dans la métaphore du char, et cette métaphore remonte à une antiquité vertigineuse, car elle existe aussi dans de vieux textes sanscrits.

Le dressage repose sur ce qu’on appelle aujourd’hui les réflexes conditionnels. En associant à telle ou telle chose du plaisir ou de la douleur, on fabrique de nouveaux réflexes qui finissent par se produire automatiquement. Nous pouvons ainsi contraindre l’animal en nous à un comportement qui ne gêne pas l’attention quand elle est tournée vers la source de la grâce. On dresse les chiens des cirques avec des coups de fouet et des morceaux de sucre, mais beaucoup plus vite et plus facilement avec le fouet, sans compter qu’on n’a pas toujours du sucre. La douleur est donc le principal moyen. Mais elle n’a aucune valeur en soi. On peut fouetter un chien à longueur de journée sans qu’il apprenne rien. Les douleurs qu’on s’inflige ne sont utiles à rien, sont même nuisibles, si elles ne procèdent pas d’une méthode qui est fonction du but poursuivi, à savoir : que la chair ne trouble pas l’action de la grâce. La méthode est seule importante. Il ne faut pas donner à l’animal qui est en nous un seul coup de fouet de plus que le strict minimum exigé par le but. Mais pas non plus un seul coup de fouet de moins.

Remarquer que le mauvais cheval est autant une aide qu’une entrave. C’est lui qui entraîne irrésistiblement le char vers le beau. Quand il est tout à fait dompté, la démangeaison des ailes est alors pour le cocher un mobile suffisant. Mais au début le mauvais cheval est indispensable.

Ses fautes même sont utiles, car chacune de ses fautes est l’occasion d’un progrès dans l’opération du dressage. La simple accumulation des punitions l’amène en fin de compte à une complète docilité. Bien remarquer que le dressage est une opération finie. Le cheval peut être d’un tempérament très difficile, et peut rester longtemps sans qu’il y ait progrès sensible, mais on est absolument sûr qu’en le punissant une fois après l’autre il deviendra finalement d’une docilité parfaite.

Telle est la source de la sécurité et le fondement de la vertu d’espérance. Le mal en nous est fini comme nous-mêmes. Le bien à l’aide duquel nous le combattons est hors de nous et infini. Donc il est absolument sûr que le mal s’épuisera.

Remarquer que si ce dressage est une opération volontaire, et par suite naturelle, il ne s’accomplit cependant qu’autant que l’âme est touchée par le souvenir des choses de là-haut et que les ailes commencent à germer. Et c’est une opération négative.

Quant à ce qui opère le salut, la grâce accompagnée de joie et de douleur, c’est une chose que nous recevons sans y avoir aucune part, sinon qu’il faut nous maintenir exposés à la grâce ; c’est-à-dire maintenir l’attention orientée avec amour vers le bien. Le reste, pénible ou suave, s’opère en nous sans nous. C’est là ce qui prouve que c’est vraiment une mystique, qu’il y ait le second élément.

Une fois le mauvais cheval dompté, l’être qui aime, et, par un effet de contagion, l’être aimé, se souviennent de plus en plus de ce qui est là-haut. Ici la philosophie intervient de nouveau, mais Platon ne dit pas à quel genre d’étude il pense.

Il en dit un peu plus dans le Banquet, où une voie est indiquée à partir de l’amour vers la plus haute connaissance. Socrate, répétant l’enseignement d’une femme d’une haute sagesse nommée Diotime, recommande, quand on est pris d’amour pour la beauté d’une forme, d’une apparence physique, de comprendre d’abord que la beauté n’est pas une chose qui lui soit propre, mais se trouve aussi dans d’autres apparences physiques. Elle est donc quelque chose à quoi ces apparences ont part, mais qui soi-même n’apparaît pas, une chose invisible. De là s’élever à la considération de la beauté dans les actions (les vertus), puis à celle de la beauté dans les sciences et dans les doctrines philosophiques,


« orienté vers l’immense mer de la beauté[53] ».


Voici le point final de cette progression :


« Celui qui a considéré les choses belles dans l’ordre et comme il convient, parvenant à l’achèvement de l’amour, soudain contemple un certain beau d’une essence surnaturelle (θαυμαστὸν), qui est ce pourquoi on a pris toutes ces peines. Il est éternellement réel, il ne devient ni ne périt, il n’augmente ni ne décroît. Il n’est pas beau en partie et laid en partie, ni beau à tel moment et non à tel autre, ni beau à tel égard et laid à tel autre, ni beau ici et laid là, ni beau pour les uns et laid pour les autres. Et le beau ne s’y trouve pas comme un fantôme, comme c’est le cas des visages, des mains, de toutes les choses corporelles, et de chaque parole particulière, et de chaque science particulière. Et il ne réside pas dans autre chose, un vivant, ou le ciel, ou la terre, ou quoique ce soit d’autre. Il est lui-même, il est par lui-même, il est avec lui-même, il est d’essence unique, il est éternellement réel. Les autres choses belles participent toutes à lui, mais de telle manière que lorsqu’elles naissent et périssent il n’en reçoit ni accroissement ni amoindrissement ni aucune modification… Quand quelqu’un arrive à voir face à face ce beau-là, il est presque arrivé au but. Quand quelqu’un [suit l’ordre déjà indiqué] … enfin des [belles] sciences parvient à cette science, qui n’est rien d’autre que la science de ce beau lui-même, alors il finit par savoir ce qu’est le beau … Songeons à ce que c’est que de voir le beau lui-même, intact, pur, non pas plein (souillé) de chairs humaines et de couleurs et de toute cette niaiserie mortelle, mais le beau divin lui-même, à l’essence unique, si on pouvait le voir !… [Celui qui le peut…] ayant touché la vérité, engendrant et nourrissant en lui-même une vertu vraie, deviendra ami de Dieu et immortel autant qu’il est donné à l’homme…[54] »

« En cette affaire, la nature humaine ne peut guère trouver de meilleur auxiliaire que l’Amour (ἔρως). C’est pourquoi je dis que tout homme doit honorer l’Amour[55]. »


Ce beau absolu, divin, dont la contemplation rend ami de Dieu, c’est la beauté de Dieu, c’est Dieu sous l’attribut de la beauté. Ce n’est pas encore l’aboutissement ; cela correspond donc à l’être dans la République (le Verbe).

Il ne s’agit pas d’une idée générale de la beauté. Il s’agit de tout autre chose. Quelque chose qui est objet d’amour, de désir, quelque chose qui est éternellement réel. On y parvient en découvrant peu à peu que ce qui fait la beauté, ce ne sont pas les attraits charnels, mais l’harmonie, et en cherchant avec amour cette harmonie en toutes choses.


Ce passage du Banquet nous indique ce qui suit la géométrie et l’astronomie dans la voie indiquée par la République. C’est la considération de la beauté de ces sciences ; et de cette beauté on passe au bien.

La recherche de la perfection est la voie du Banquet.

Platon a placé la voie indiquée par la République sous le patronage de Prométhée. Il ne nomme pas particulièrement de divinité à propos de la voie indiquée dans le Phèdre ; mais il se sert constamment et avec une insistance tout à fait évidente de termes qui appartiennent spécifiquement à la terminologie des mystères (dans le Phèdre comme dans le Banquet). Cela et le terme μανία employé dans le Phèdre évoque le Dieu de la folie mystique, le dieu des Mystères, Dionysos — qui est le même qu’Osiris, Dieu souffrant, mort et ressuscité, juge et sauveur des âmes. Prométhée et Dionysos sont les deux guides de l’âme qui va vers Dieu.

Dans le Banquet, l’Amour joue ce rôle. Platon fait à propos de lui la théorie de la médiation.


« Tout ce qui est demi-dieu (mauvaise trad.) est intermédiaire (μεταξύ, moyenne proportionnelle) entre le mortel et l’immortel.Et quelle en est la vertu (δύναμιν) ? — D’interpréter (ἑρμηνεῦον ; Hermès aussi est médiateur !) et de communiquer aux dieux les choses humaines et aux hommes les choses divines, les prières et les sacrifices de la part des hommes, les ordres et les réponses aux sacrifices de la part des dieux. Il remplit l’espace intermédiaire entre l’humanité et la divinité, de manière que le tout se trouve relié à lui-même. C’est pourquoi tout l’art de la divination passe par lui, et l’art du sacerdoce, et les sacrifices, et les mystères, et les incantations. Dieu ne se mélange pas avec l’homme, mais par cet intermédiaire s’opère le commerce et le dialogue entre la divinité et les hommes[56]. »


Histoire de la naissance de l’Amour. Fils de l’Abondance, i.e. la plénitude divine, et de la Misère, i.e. la misère humaine. Poros (voie, chemin, expédient, ressource), l’Abondant (?), dormait, ivre de nectar. La Misère s’est unie à lui à la faveur de ce sommeil… (Sûrement très vieille tradition, car ce nom de Poros est inexplicable. Mais en tout cas c’est Dieu.)


« (L’Amour) est toujours misérable, sec et maigre, en haillons, nu-pieds, sans abri, couchant par terre, sans lit, dormant devant les portes et sur les routes, en plein air, parce que par la nature de sa mère il a toujours la privation (ἔνδεια) pour compagne[57]. »


Cf. vers de Dante sur la pauvreté. Mariage de Saint François avec la Pauvreté, veuve du Christ.


Tout jeune, la dame pour laquelle il partit en guerre
contre son père est celle à qui comme à la mort
personne n’ouvre la porte volontairement.
Et devant sa suite spirituelle,
en présence du Père, il s’unit à elle,
puis de jour en jour il l’aima plus fort.
Elle, privée de son premier mari,
pendant onze cents ans et plus avait été méprisée et obscure
et jusqu’à celui-là elle était restée sans prétendants.
Il ne servait à rien qu’on sût qu’elle était intrépide
jusque devant Pluton, même au son de la voix
de celui qui fait peur à l’univers entier.
Il ne servait à rien qu’elle fût fidèle et fière,
tellement que là où Marie est demeurée à terre,
elle, avec le Christ, est montée jusque sur la Croix[58].


« À cause de son père, il fait des entreprises sur tout ce qui est bon et beau, étant audacieux, actif, toujours tendu, chasseur redoutable … Il n’est de nature ni immortel ni mortel … Il meurt et il ressuscite par la nature qu’il tient de son père … Il aime la sagesse, car il est né d’un père sage et habile, d’une mère ignorante et misérable[59] … »


La pensée de la médiation joue un rôle essentiel chez Platon ; car comme il dit dans le Philèbe : Il faut bien prendre garde à ne pas aller trop vite à l’un.


« Poros, le Chemin, la Surabondance, fils de la SagesseAprès le festin, la Misère vint mendier, comme on fait les jours de fête, et elle se tint près des portes. Poros ivre de nectar, entrant dans le jardin de Zeus, alourdi, s’endormit. La Misère conçut le dessein, à cause de son dénuement (ἀτορία) d’avoir un enfant de Poros. Elle s’étendit près de lui et conçut l’Amour[60]. »


La Création. Timée.


Contient une seconde preuve de Dieu. La première correspondait à ce que Descartes nomme la preuve par l’idée de perfection. La seconde est la preuve par l’ordre du monde. Non pas telle qu’on la présente ordinairement, par l’adaptation des moyens aux fins ; misérable et ridicule. La seule preuve légitime par l’ordre du monde, à savoir la preuve par la beauté du monde. Une statue grecque par sa beauté inspire un amour qui ne peut pas avoir pour objet de la pierre. De même le monde par sa beauté inspire un amour qui ne peut pas avoir pour objet la matière. Cela revient au même : la preuve de Dieu par l’amour. Il ne peut pas y en avoir d’autres, car Dieu n’est pas autre chose que du bien et il n’y a pas d’autre organe pour entrer en contact avec lui que l’amour. Comme par la vue on ne reconnaît pas les sons, de même nulle autre faculté que l’amour ne peut reconnaître Dieu.

Ce bien pur a deux reflets, l’un dans notre âme, qui est la notion du bien, l’autre dans le monde, qui est la beauté.

L’ordre du monde est le beau et non un ordre définissable. Comme quand tel mot a été mis pour tel effet le poème est médiocre… (ou le critique…)

Le Timée est une histoire de la création. Il ne ressemble à aucun autre dialogue de Platon, tellement il semble venir d’ailleurs. Ou Platon s’est inspiré d’une source inconnue de nous, ou entre les autres dialogues et celui-là il lui est arrivé quelque chose. Quoi, c’est facile à deviner. Il est sorti de la caverne, il a regardé le soleil, et il est rentré dans la caverne. Le Timée est le livre de l’homme rentré dans la caverne. Aussi ce monde sensible n’y apparaît plus comme une caverne.

Il y a dans le Timée une trinité : l’Ouvrier, le Modèle de la création et l’Âme du monde.


« Il faut d’abord à mon avis faire cette distinction. Qu’est-ce que l’être éternellement réel, sans génération, et qu’est-ce que le devenir perpétuel, qui n’a jamais la réalité ? L’un est saisi par la pensée à l’aide du rapport (λόγος), réalité éternellement conforme à elle-même, l’autre opiné par l’opinion à l’aide de la sensation sans rapport, devenant et périssant, sans jamais avoir l’être réel. De plus tout ce qui se produit (γιγνόμενον) a nécessairement un auteur (αἰτίου τινὸς), car il est tout à fait impossible que sans auteur il y ait production. Ainsi lorsque l’ouvrier, le regard toujours vers ce qui est conforme à soi-même, et se servant de cela comme modèle, en reproduit l’essence (ιδέαν) et la vertu (δύναμαμιν), par nécessité quelque chose de parfaitement beau est accompli. Si c’est vers le devenir, usant d’un modèle qui devient, le résultat n’est pas beau[61]. »


Lignes très obscures quand on n’a pas la clef, lumineuses quand on l’a. La clef, c’est que Platon fait une théorie de la création artistique, et de la création divine par analogie. Analogie bien choisie, si la preuve de l’origine divine du monde est sa beauté. Pourquoi image plus légitime qu’une horloge ? C’est qu’une œuvre d’art, comme la connaissance, comme l’amour, contient l’inspiration.

Ces lignes enferment la distinction entre l’art de tout premier ordre, qui a nécessairement rapport à la sainteté, et l’art de deuxième, troisième, nième ordre. Beaucoup de ceux qui sont regardés comme de très grands artistes appartiennent à l’art de deuxième ordre.

Pour bien interpréter ces lignes, il faut comprendre que Platon a dans l’esprit, comme image analogique de la création divine, l’image de la création artistique, composition d’un poème, fabrication d’une statue, etc. Ces lignes contiennent la théorie complète de la composition artistique, théorie expérimentale. Si un artiste essaie d’imiter soit une chose sensible, soit un phénomène psychologique, un sentiment, etc., il fait œuvre médiocre. Dans la création d’une œuvre d’art de tout premier ordre, l’attention de l’artiste est orientée vers le silence et le vide ; de ce silence et de ce vide descend une inspiration qui se développe en paroles ou en formes. Le Modèle ici est la source de l’inspiration transcendante — et par suite l’Ouvrier correspond bien au Père, l’Âme du Monde au Fils, et le Modèle à l’Esprit. Modèle ultra-transcendant, non représentable, comme l’Esprit.

(Pas d’intention particulière. Le poète qui met tel mot pour tel effet est un poète médiocre.)

Ce Modèle est un Vivant, non une chose.


« Or le ciel tout entier, ou ce monde, ou quelque nom qu’on lui donne, il faut se demander en premier lieu à son sujet, comme on doit faire à n’importe quel sujet, si c’est une réalité éternelle, n’ayant aucun principe de génération, ou s’il est devenu, commençant à partir d’un principe. Il est devenu ; car on peut le voir, le toucher, il a un corps, et tout cela appartient aux sensations, et les choses sensibles, que saisit l’opinion aidée de la sensation, sont devenues et manifestement sujettes au devenir. Nous avons affirmé que ce qui est devenu a nécessairement quelque auteur. Le créateur (ποιητής) et père de cet univers, c’est une grande affaire que de le trouver ; quand on l’a trouvé, on ne peut pas en parler à tous.

Mais il faut encore se demander à ce sujet d’après lequel des deux modèles le charpentier du monde a bâti le monde, si c’est d’après le modèle qui demeure conforme à lui-même et identique ou d’après le modèle qui change (γεγονός). Si le monde est beau, si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il a regardé vers l’éternel. Dans le cas qu’il n’est même pas permis de dire, il a regardé vers ce qui change. Il est tout à fait manifeste que c’est vers l’éternel. Car l’un est la plus belle des choses produites, l’autre le plus parfait des auteurs[62]. »

« Disons pour quelle cause il y a eu devenir et pourquoi celui qui a composé ce tout la composé. Il était bon, et en celui qui est bon jamais à aucun sujet il n’y a d’envie. Étant sans envie, il a voulu que tout naquît aussi proche de lui que possible.

Dieu a voulu que tout fût bon, (φλαῦρον δὲ μηδὲν εἷναι κατὰ δύναμιν) qu’aucune chose ne fût dépourvue de la valeur qui lui est propre. Ainsi il a pris tout ce qu’il y avait de visible, alors que cela était sans repos, toujours dans un mouvement sans rythme et sans ordre. Il amena cela du désordre à l’ordre, jugeant que l’ordre est absolument meilleur que le désordre (πάντως) [i.e. meilleur en soi, non pas sous tel rapport].

L’être le plus parfait n’a pas eu et n’a pas licence de faire autre chose que le plus beau. Par réflexion il aperçut que, parmi les choses d’essence visible, un univers sans intelligence ne pouvait aucunement être plus beau qu’un univers où il y aurait une intelligence. Il est impossible que l’intelligence existe quelque part sans l’âme. D’après ce calcul, c’est par l’union d’une intelligence avec une âme et d’une âme avec un corps qu’il charpenta l’univers, afin d’avoir accompli quelque chose qui par essence fût l’ouvre parfaitement belle. Ainsi selon la vraisemblance [expliquer ce mot : reflets d’argent de Saint Jean de la Croix] il faut dire que ce monde est né doué en vérité d’une âme et d’une intelligence par la providence de Dieu[63]. »


Le modèle.


« À la ressemblance duquel des êtres vivants le compositeur a-t-il composé ? Dédaignons de dire que ce serait à la ressemblance de l’un des êtres qui constituent des parties. Car ce qui ressemble à l’imparfait ne peut nullement être beau. L’être vivant dont tous les autres, considérés séparément ou par espèces, sont des parties, c’est cet être parmi tous auquel nous poserons que le monde est le plus semblable. Celui-là embrasse et possède en lui tous les êtres vivants spirituels, comme le monde contient nous et tous les animaux visibles. À cet être, le plus beau des êtres spirituels (νοουμένων), parfait absolument à tous égards, Dieu a voulu faire ressembler un unique vivant visible, ayant à l’intérieur de lui-même tous les vivants de même espèce, et il l’a composé[64]. »

[Monde unique] « … Afin que par l’unité il fût semblable à l’être vivant absolu, pour cette raison le créateur n’a pas créé deux univers ni un nombre infini, mais ce ciel-ci, unique, fils unique, a été, est et sera (μονογενής)[65]. »

(Ciel, âme du monde.)

Ce ciel-ci, i.e. l’intelligence unie à l’âme du monde (il le dit plus loin). C’est cela qui est fils unique. Expression qui reviendra.

Corps, visible et touchable, d’où feu et terre. Trois dimensions, donc il faut deux moyennes proportionnelles : air et eau.

« De cette manière et par ces espèces de choses au nombre de quatre, le corps du monde est né, ayant été mis en concordance au moyen de la proportion ; et par là il possède l’amitié, de sorte que, convergeant avec lui-même, il est indissoluble[66]. »

« Tel fut le calcul du Dieu éternellement réel au sujet du Dieu qui devait être un jour[67]. » (Le Verbe en tant qu’ordonnateur du monde.)


L’âme du monde.


« L’âme, il la mit au milieu, l’étendit à travers le tout et encore au dehors et en enveloppa le corps [l’âme est hors du corps], et il en fit un cercle tournant circulairement, un ciel unique, seul et vide (οὐρανὸν ἕνα μόνον ἔρημον), capable par sa vertu propre d’être à lui-même un compagnon, n’ayant besoin d’aucun autre, connu et aimé suffisamment de lui-même. Ainsi il l’engendra, Dieu bienheureux[68]. »

« Dieu a fait l’âme première et primitive par rapport au corps par la naissance et la vertu, pour qu’elle commandât en maîtresse et qu’il obéît[69]. »


Composition de l’âme du monde.


[L’âme n’est pas le νοῦς. C’est le Dieu engendré dans son rapport avec la création, à l’intersection de l’autre monde et de celui-ci, comme médiateur.]


« De la substance indivisible, éternellement identique à elle-même, et de celle qui est relative au corps, laquelle est devenir et divisibilité, à partir de ces deux substances il composa une troisième idée de substance comme intermédiaire, à savoir la substance relative à l’essence du même et de l’autre. Et en tant qu’intermédiaire il l’a liée par le même rapport à l’indivisible d’une part, au corporel et divisible de l’autre. Et prenant ces trois réalités, il les a combinées toutes trois en une essence (ἰδέαν) unique, en faisant par violence l’harmonie entre l’espèce (φύσιν) de l’Autre, qui est rebelle au mélange, et celle du Même[70].)


Le fond, l’essence de l’âme du monde est quelque chose qui constitue une moyenne proportionnelle entre Dieu et l’univers matériel. La moyenne proportionnelle, c’est l’idée même de médiation.

Cette fonction médiatrice rapproche étrangement l’Âme du Monde de Prométhée, de Dionysos, de l’Amour, et de l’homme parfaitement juste dans la République.

Texte orphique sur l’amour (Oiseaux d’Aristophane[71]).

(L’Amour dans des textes orphiques joue le rôle de l’Âme du Monde.)


Il у avait d’abord le Chaos et la Nuit et les noires ténèbres et le vaste Tartare.
La Terre n’était pas, ni l’Air, ni le Ciel. Dans le sein illimité des ténèbres
d’abord la Nuit aux ailes noires engendra un œuf sans germe (Œuf du monde, cf. Phèdre).
De là, quand les saisons furent révolues, germa l’Amour désiré,

le dos étincelant d’ailes d’or, semblable aux tourbillons de vent.
Lui, s’unissant au Chaos ailé et nocturne à travers (κατά) le vaste Tartare,
fit éclore notre espèce et fut cause qu’elle monta à la lumière (ἀνήγαγεν).
Il n’y avait pas l’espèce des immortels, avant que l’Amour n’eût tout combiné.
Quand les choses eurent été combinées les unes avec les autres, alors naquit le Ciel et l’Océan,
et la Terre, et l’espèce impérissable des dieux heureux.


(Cf. φιλία dans le Gorgias. L’amour principe d’ordre.)

Proclus, commentaire du Timée (32 c) : « Phérékydès (maître de Pythagore, Syrien) disait que Zeus se changea en amour quand il fut sur le point de créer, car il combina l’ordre du monde à partir des contraires en une concordance (ὁμολογία) et l’amena à l’amitié et sema en toutes choses l’identité et l’unité partout répandues. »

Un autre rapprochement est la souffrance. Il y a souffrance chez Prométhée, Dionysos, l’Amour (l’Amour pauvre, sans toit), le Juste. Voici celle de l’Âme du Monde.


« Cette combinaison, Dieu la coupa en deux tout entière dans le sens de la longueur, croisa les moitiés l’une sur l’autre en forme de chi, et les courba pour les joindre en cercle, unissant les extrémités au point opposé à l’intersection. Il les prit dans un mouvement identique et qui se produit au même lieu, un mouvement circulaire qui les enveloppe. Des deux cercles il fit l’un extérieur, l’autre intérieur. Il décida que la rotation extérieure serait celle de l’essence du Même, l’intérieure, celle de l’essence de l’Autre … et il donna la domination à la rotation du Même et du Semblable. … Il étendit tout ce qui est corporel à l’intérieur de l’âme … C’est ainsi que prit naissance le corps visible du ciel, et elle, invisible, âme ayant part au rapport et à l’harmonie, née de la plus parfaite des pensées éternellement réelles, elle, la plus parfaite des pensées engendrées[72]. »

« Ce monde, vivant visible contenant tout ce qui est visible, image sensible du Dieu spirituel, il est né, infiniment grand, bon, beau et parfait, ce ciel unique qui est fils unique[73]. »

SUR LE THÉÉTÈTE

Fuite, assimilation à Dieu par la justice.

La justice dans Platon est une vertu surnaturelle. Comme dans l’Évangile : le royaume de Dieu et sa justice — ceux qui ont faim et soif de justice — béatitude faite pour les meilleurs des Grecs. Car la justice est une fuite hors de ce monde dans l’autre (fuite = salut). Opération violente, qui implique un abandon, qui implique aussi qu’on est poussé : une fuite est tout autre chose qu’une recherche. La fuite est une action qui occupe toute l’âme : quand on a peur on oublie tout, même les êtres chers. La peur pousse par derrière. Opération réelle : si on fuit simplement en pensée, en imagination, on tombe aux mains de l’ennemi.

Cette assimilation implique une moyenne proportionnelle. La similitude est une expression géométrique, et le centre de la géométrie grecque, c’est la recherche de la moyenne proportionnelle qu’on nomme aussi géométrique. Or les Grecs regardaient leur géométrie comme révélée.

« Ce qu’on appelle, d’un nom ridicule, la géométrie, c’est l’assimilation des nombres qui ne sont pas naturellement semblables, assimilation devenue manifeste selon la destination des figures planes. Pour quiconque peut comprendre c’est là une merveille non pas humaine, mais divine[74]. »

Cette assimilation, c’est la découverte d’une moyenne proportionnelle. 4 et 36 sont naturellement semblables (4, 12, 36). 4 et 35, non (4, , 35). Tout est nombre (Pyth.). Dieu et l’homme sont des nombres non naturellement semblables !

Le juste parfaitement juste est un médiateur.

L’idée de médiation est partout dans Platon sous diverses formes. Toujours liée à l’idée d’imitation (le médiateur est un être qu’on suit, qu’on imite, qui enseigne) et à l’idée de souffrance (le médiateur est un être souffrant).

Cette assimilation est sa propre récompense. Pas de sanctions extérieures. La justice est contact avec Dieu, l’injustice est séparation de Dieu.

Saint Jean : Celui qui fait la justice est juste comme le Christ est juste.

SUR LE PHÈDRE

Hestia et τὸ ἕν. Philolaos : le Un a nom Hestia.

Le Cercle et la Trinité. Cercle et Pôle : Unité et Trinité. La Trinité inscrite dans le ciel. Galilée.

La nécessité de fer. Le surnaturel : à la fois ce qui est contraire à la nécessité de la nature — mais non arbitraire. A une nécessité propre, comme tout ce qui est réel. Très important. (Critérium.)

Elle se nourrit d’opinion.

Dieu vient chercher l’homme. La beauté, ce n’est pas autre chose que Dieu qui vient chercher l’homme. Il y a donc un mouvement descendant qui n’est pas pesanteur.

Tout ce qu’il y a de beauté dans le monde est comme une incarnation. En tout ce qui nous donne le pur sentiment du beau, il y a présence réelle de Dieu (du verbe ordonnateur). Αὐτό. L’admiration pure du beau authentique et pur est un sacrement. Mais danger, car Néron…

Textes relatifs à l’incarnation. I, le Phèdre : 1o la justice, la sagesse, de l’autre côté du ciel ; 2o si la sagesse… (Prométhée). II, République : le juste, son sort. III, Banquet : Amour. IV, Timée : les deux moyennes proportionnelles.

[II′, assimilation, et texte de l’Épinomis.]

SUR LE PHÈDRE ET LE BANQUET

Sur le Phèdre[75] :

1. Hestia qui reste chez elle. Philolaos : le Un a nom Hestia. Foyer, lieu central et divin de la demeure ; feu. Feu central des Pythagoriciens. « Sentinelle de Zeus. » Zeus qui se nourrit de la réalité : trinité. Hestia qui reste : unité. Métaphores concordantes. Le Feu est l’Esprit, qui est l’union des Personnes.

Cercle : acte dirigé vers soi et immobile. Cercle et pôle. Trinité et unité de Dieu inscrites dans le ciel. Mouvement circulaire uniforme, fondement de la mécanique grecque.

2. Chute. « Une loi d’airain est que… » Le surnaturel est ce qui est contraire à la nécessité naturelle. Mais, ce n’est pas l’arbitraire. Dans les choses surnaturelles il y a aussi une nécessité qui leur est propre. Pas de réalité sans nécessité. La nécessité fournit la discrimination entre l’imaginaire et le réel.

3. L’âme qui ne peut passer de l’autre côté du ciel, faute de pouvoir manger la vérité, se nourrit d’opinion.

Platon a horreur de l’opinion. Hanté par le sentiment qu’on vit en rêve.

4. Il y a un mouvement descendant du ciel sur terre qui n’est pas pesanteur. C’est le mouvement de Dieu qui vient chercher l’homme. C’est Dieu qui va à l’homme, non l’homme à Dieu. La beauté est cette présence de Dieu parmi nous. « La beauté, elle resplendissait alors (de l’autre côté du ciel) … et ici-bas nous la saisissons elle-même dans son éclat si manifeste. » Force du mot elle-même. Présence réelle de Dieu dans le beau. Sacrement. (Vrai mais dangereux.)

5. Réminiscence. Sens de cette comparaison. Ressemblance entre inspiration et souvenir. Le passé est une réalité (n’est nullement imaginaire), mais absente ; et nous n’avons aucun moyen d’aller vers lui. Il faut qu’il vienne à nous. Nous ne pouvons que nous tourner vers lui.


« Eau froide qui jaillit du lac de la Mémoire. »


(Les choses belles sont comme ce qu’on nomme des « souvenirs ». De même les sacrements.)

L’âme une fois tombée, problème du salut. Trois voies : justice, amour, connaissance. Trois médiateurs : le Juste, l’Amour, Prométhée. Trois, ou le même ? Le même.

(Il y en a un quatrième : l’Âme du Monde, et une quatrième voie : microcosme.)


Sur le Banquet.

Dialogue orphique. (N. B. deux amours : divin, démoniaque.)

L’Amour apparaît d’abord comme l’Amour orphique, créateur, ordonnateur, auteur de l’harmonie.

Eryximaque (hippocratique)[76] : « Ce Dieu grand et merveilleux a rapport à tout, dans les choses divines comme dans les choses humaines. »

« Les choses ennemies et contraires, l’Amour y imprime (ἐμποιῆσαι) la concorde. » Ainsi médecine, agriculture, gymnastique, musique viennent de lui. (Prométhée ; cf. Philèbe.) « La musique est la science de l’amour qui concerne l’harmonie et le rythme. »

Héraclite : « Le un, porté en sens contraire, se rejoint dans le même sens, comme l’harmonie de l’arc et de la lyre. »

L’Amour ordonnateur, τοῦ κοσμίου ἔρωτος. Cause de l’harmonie des saisons, des astres, etc.

« Il préside aux sacrifices et aux prophéties ; car c’est là association mutuelle des dieux et des hommes. »

« La prophétie (divination) est ouvrière d’amitié entre les dieux et les hommes. »


Agathon[77].

L’Amour est parfait.

Parfaitement juste.


« Le plus important, c’est que l’Amour ne fait ni ne subit d’injustice, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes. Que n’importe quoi souffre la force, lui ne la souffre pas, car la force n’atteint pas l’amour. Que n’importe quoi exerce la force, lui ne l’exerce pas, car chacun volontiers obéit en tout à l’amour. L’accord où de part et d’autre il y a consentement est juste, selon les lois de la cité royale. » (Horreur de la force.)


Parfaitement modéré.


« La modération est la maîtrise des plaisirs et des désirs. Nul plaisir n’a plus de puissance que l’Amour. Les plaisirs sont donc dominés par l’Amour, et lui domine. Dominant plaisirs et désirs, il est absolument modéré. »


Parfaitement vaillant.

Parfaitement sage (a enseigné tous les arts aux hommes : poésie, médecine, divination, métallurgie, tissage ; a appris à Zeus le gouvernement des dieux et des hommes).


« Maître des sacrifices, répandant la douceur, miséricordieux aux bons. »


Socrate : Amour ni bon ni beau. Médiateur. Généalogie. Amour pauvre. Dante.

EXTRAITS DU PHÈDRE

247 c.

Τὸν δ᾽ὑπερουράνιον τόπον οὕτε τις ύμνησε πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποθ᾽ ὑμνήσει κατ᾽ἀξίαν… ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καἰ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα…

Le monde qui est au-dessus du ciel, aucun poète jusqu’ici ne l’a chanté, aucun ne le chantera jamais dignement … Car ce qui est sans couleur, sans forme, ce qu’on ne peut toucher, la réalité réellement réelle, elle ne peut être contemplée que par le guide de l’âme, par l’esprit. Elle est l’objet de l’essence de la connaissance vraie qui habite aussi ce monde-là (i.e. le monde qui est au-dessus du ciel).


247 d.

ἅτ᾽ οὖν θεοῦ διάνοια νῷ τε καὶ ἐπιστήμῃ ἀκηράτῳ τρεφομένη…

Ainsi, comme la pensée de Dieu se nourrit d’esprit et de connaissance sans mélange, de même aussi celle de toute âme ; au moment de recevoir ce qui lui convient, voyant à travers le temps la réalité, elle l’aime, et par la contemplation elle se nourrit de vérité, et elle est heureuse


247 d.

ἐν δὲ τῇ περιόδῳ καθορᾷ μὲν αὐτὴν δικαιοσύνην…

Dans le mouvement circulaire elle voit face à face la justice elle-même, elle voit la raison, elle voit la connaissance ; non pas celle qui est susceptible de production, qui est différente selon qu’elle se trouve chez l’un et chez autre, qui a pour objet ce que nous nommons maintenant les réalités ; mais la connaissance dans la réalité de son essence réelle. Et les autres réalités réelles aussi, l’âme les contemple et les mange … puis elle rentre chez elle.


250 b.

δικαιοσύνης μὲν οὖν καὶ σωφροσύνης, καὶ ὅσ᾽ ἄλλα τίμια ψυχαῖς…

Or de la justice et de la raison et des autres valeurs spirituelles, il ne se trouve aucune splendeur dans leurs images d’ici-bas. Mais par d’obscurs instruments, à grand-peine un petit nombre d’hommes allant vers leurs images aperçoit l’essence du modèle.


250 b.
250 d.

κάλλος δὲ τότ’ ἧν ἰδεῖν λαμπρόν… δεῦρό τ᾽ἐλθόντες κατειλήφαμεν αὐτὸ διὰ τῆς ἐναργεστάτης ασθήσεως… στίλϐον ἐναργέστατα… ἧ φρόνησις οὐχ ὁρᾶται.

Mais la beauté était alors (i.e. dans l’autre monde) brillante à voir… et venus ici-bas nous la saisissons elle-même dans son éclat si manifeste, par le plus clair des sens, auquel la sagesse n’est pas visible.


250 d.

δεινοὺς γὰρ ἂν παρεῖχεν ἔρωτας, εἴ τι τοιοῦτον ἑαυτῆς ἐναργὲς εἴδωλον παρείχετο εἰς ὄψιν ἰὸν καὶ τάλλ᾽ ὅσα ἐραστά.

Car elle susciterait de terribles amours, si elle suscitait de la même manière une image manifeste d’elle-même qui entrât dans la vue ; et de même pour tout ce qui est digne d’amour (i.e. les autres « valeurs spirituelles », justice, etc.).


250 d.

νῦν δὲ κάλλος μόνον ταύτην ἔσχε μοῖραν ὥστ᾽ ἐκφανέστατον εἶναι καὶ ἐρασμιώτατον.

Mais en fait le beau seul a cette destination, d’être parfaitement manifeste et parfaitement digne d’amour.

Remarquer que : « si la sagesse suscitait de la même manière (que la beauté) une image d’elle-même », cela veut dire une image qui soit elle-même. Car nous saisissons par les sens, ici-bas, la beauté divine elle-même. Platon pense que dans tout ce qui est purement, parfaitement et authentiquement beau ici-bas, il y a présence réelle de Dieu.

SUR LA RÉPUBLIQUE

République V, 472 b.


« Si nous trouvons ce qu’est la justice [i.e. la justice en soi, comme attribut de Dieu], est-ce que nous poserons qu’il convient que l’homme juste ne doit en rien différer d’elle ? Qu’il doit être à tous égards la même chose que la justice ? Ou bien serons-nous satisfaits s’il est aussi près d’elle que possible et s’il y a part plus que les autres hommes ? — Soyons satisfaits ainsi. — Alors pour avoir un modèle cherchons la justice elle-même ; cherchons ce qu’elle est ; et cherchons l’homme parfaitement juste, en supposant qu’il puisse prendre naissance, et quel il serait au cas où il aurait pris naissance. Et de même pour l’injustice et l’injuste. Ainsi regardant vers eux nous verrons ce qui nous apparaîtra manifestement de leur bonheur et de leur malheur. Et nous serons forcés de convenir, par rapport à nous autres, que celui qui ressemble le plus à l’un des deux a le plus de part à sa destinée. C’est cela que nous allons chercher ; et non pas à montrer que ces choses sont possibles. Tu ne penserais pas moins de bien d’un peintre, qui ayant fait le portrait du modèle de ce que serait un homme parfaitement beau, et ayant tout rendu comme il convient dans son dessin, serait incapable de prouver que l’existence d’un tel homme est possible. »


Ainsi à propos de la justice Platon distingue :

1o les hommes justes, qui tous, même les meilleurs, sont plus ou moins justes.

2o la justice en soi, i.e. la justice comme attribut de Dieu.

3o l’homme parfaitement juste, qui est autre chose, et qui pourtant est la même chose que la justice.

De celui-là il s’abstient avec raison de prouver l’existence ou même la possibilité qu’il existe. Car l’existence est une chose qui ne se prouve pas, qui se constate. Mais toute la pensée de Platon tend à établir la convenance (au sens de Saint Thomas) de l’existence d’un homme parfaitement juste. Convenance sensible à l’amour et non à l’intelligence. Car la conception fondamentale de Platon est que le parfait est plus réel que l’imparfait. Or il n’y a pas d’autre réalité possible pour un homme que l’existence terrestre. Un homme qui n’existe pas, n’existera pas, ou n’a pas existé sur terre est une simple vue de l’esprit. Or il ne convient pas que les justes à peu près justes soient réels, et le juste parfaitement juste une vue de l’esprit. L’injuste tout à fait injuste, lui, peut être une vue de l’esprit. Il y a là une espèce de preuve ontologique de l’Incarnation. Comme cette justice en soi est Dieu en tant que juste (cf. Phèdre), de même aussi ce juste parfait, s’il peut exister, ne peut être que Dieu.

Tout Platon est une preuve ontologique. Raisonnement mystérieux parce qu’il n’a de sens que pour l’amour.

Le bien est réel, i.e. l’amour n’est pas imaginaire.

FRAGMENTS D’HÉRACLITE[78]

1. Quant au λόγος, ce λόγος éternellement réel, les hommes à ce sujet sont sans compréhension tant qu’on ne leur en a pas parlé et quand on commence à leur en parler. Alors que toutes choses se produisent conformément au λόγος, on croirait qu’ils n’en ont pas fait l’expérience. Alors qu’ils ont en fait l’expérience de paroles et de faits analogues à ceux que je décris en distinguant chaque chose selon sa nature, et en expliquant comment elle est. Les autres hommes ne savent pas ce qu’ils font étant éveillés, de même qu’ils ne savent plus ce qu’ils ont fait [en rêve] dans leur sommeil.

2. … C’est pourquoi il faut s’attacher au commun. Car le commun unit. Mais lorsque le λόγος est commun aux êtres vivants, la plupart s’approprient leur pensée (φρόνησις) comme une chose personnelle.

3. (Le soleil a) la grandeur d’un pied humain.

4. Si la félicité résidait dans les plaisirs du corps, nous dirions que les bœufs ont la félicité quand ils trouvent du foin à brouter.

5. Vainement les hommes souillés de sang par le sang se purifient ; comme si quelqu’un qui est tombé dans la boue se lavait avec de la boue. Si on voyait un homme agir ainsi on le croirait fou. Et ils prient les images des dieux, comme si on s’entretenait avec une maison. Ils ne savent pas ce que sont les dieux et les héros.

6. Le soleil est nouveau chaque jour.

7. Si tous les êtres devenaient fumée, les narines les discerneraient.

8. Ce qui s’oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie, et la lutte engendre toutes choses.

9. Un âne choisirait des chardons plutôt que de l’or.

10. Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l’un toutes choses.

11. Tout ce qui rampe a pour partage les coups.

12. Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et toujours autres sont les eaux qui s’écoulent ; et les âmes à partir des liquides s’en vont en vapeurs (chaudes et sèches),

[Zénon nomme l’âme une exhalaison (chaude et sèche) sensible.]

13. Trouver son plaisir dans l’ordure.

15. Si ce n’était pas pour Dionysos qu’ils font la procession et chantent l’hymne du phallus, ce seraient des actions de la dernière impudence. C’est un seul et même être que Hadès et Dionysos, pour qui ils délirent et font les bacchants.

16. [La clarté] qui ne se couche pas, comment lui échapperait-on ?

18. Si on n’espère pas, on ne trouvera pas l’inespéré ; car on ne peut le chercher, il n’est pas de voie vers lui.

21. Tout ce que nous voyons éveillés est mort, tout ce que nous voyons endormis est sommeil.

22. Ceux qui cherchent de l’or retournent beaucoup de terre et trouvent peu.

23. Si ces choses [les crimes] n’étaient pas, ils ne reconnaîtraient pas le nom de la Justice.

24. Les dieux et les hommes honorent les morts de la guerre.

25. Les plus grands malheurs (μόρος) obtiennent les plus grands partages.

26. L’homme dans la nuit touche une lumière, étant mort pour lui-même et vivant. Endormi, il touche ce qui est mort, ayant éteint sa vue. Éveillé, il touche ce qui est endormi.

[Proportion.]

27. Ce qui attend les hommes morts, c’est tout autre chose que leur espérance et leur opinion.

28. Celui qui est le plus estimé connaît et préserve des apparences. Mais certes la justice s’empare des artisans et des témoins du faux.

29. Les meilleurs choisissent un seul bien en échange de tous les autres, la gloire éternelle en échange des choses mortelles. La multitude se rassasie comme des troupeaux.

30. Ce monde (cet ordre du monde — κόσμος), le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l’a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure.

31. Les conversions du feu ; d’abord la mer, et de la mer, la moitié terre, la moitié ouragan. La mer s’écoule (il s’écoule comme mer) et est mesurée dans (εἰς) le même λόγος qu’avant l’apparition de la terre.

[La mer est l’ἄπειρον, la matière. Le feu est la semence.]

32. Le un, cet unique sage, ne veut pas et en même temps veut être nommé du nom de Zeus.

33. La loi, c’est aussi obéir à la volonté de un.

34. Entendant sans comprendre, ils sont comme des sourds. Cette parole témoigne à leur sujet, que présents ils sont absents.

35. Les philosophes doivent être au courant de beaucoup de choses.

36. La mort pour les âmes est devenir eau [cf. les fumées exhalées des eaux, cf. baptême], la mort pour l’eau est devenir terre. De la terre naît l’eau et de l’eau naît l’âme.

[Ἐξ ὔδατος ψυχή.Ψυχή, ici, vie ? H2O et entretien de la vie ? Est-ce que la putréfaction donne H2O ?]

37. Les porcs se lavent avec le fumier, les oiseaux avec la poussière et la cendre.

38. Thalès, le premier astronome.

39. À Priène naquit Bias, fils de Teutamos, qui avait plus de valeur (λόγος) que les autres.

40. L’étendue des connaissances n’enseigne pas à avoir l’esprit ; sans quoi elle l’aurait enseigné à Hésiode et Pythagore, et encore à Xénophane et Hécataios. (??)

Diog., IX, i ss.

41. Être sage consiste en un seul point, qui est savoir que la pensée (γνώμη) gouverne toutes choses au moyen de toutes choses.

42. Il faut éteindre l’ὕϐρις de préférence à l’incendie.

44. Le peuple doit défendre la loi comme une muraille.

45. On ne peut trouver les limites de l’âme, même en faisant toute la route, tant elle a un λόγος profond.

46. [Il nommait la pensée] le mal sacré.

47. Ne pas conjecturer au hasard du plus important.

48. Le nom de la flèche est vie, son œuvre est mort.

[Calembour.]

49. Nous entrons et n’entrons pas, nous sommes et ne sommes pas dans les mêmes fleuves.

50. Ceux qui ont entendu non moi mais le λόγος, sont d’accord que la sagesse, c’est : un est tout.

51. Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose s’accorde dans une identité. L’harmonie est changement de côté (acte de tourner, va et vient, παλίντροπος), comme pour l’arc et la lyre.

[Cf. Lao Tseu sur l’arc.]

52. Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Ce royaume est celui d’un enfant.

53. La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves.

54. L’harmonie invisible est plus que l’harmonie manifeste.

55. Je fais cas de tout ce qu’on peut voir, entendre, apprendre.

57. Hésiode est maître de la plupart des choses. On sait qu’il a su la plupart des choses. Et il ne connaissait pas le jour et la nuit, car ce sont une seule et même chose.

58. [Mal et bien sont un.] Les médecins, coupant, brûlant partout, demandent un salaire, qu’ils ne méritent pas de recevoir, ayant fait [les mêmes choses] (?).

59. La route du [foulage ?] (la révolution de l’instrument nommé vis dans le foulage, droite et oblique ; car elle monte et en même temps tourne en cercle) droite et oblique est une seule et la même.

60. La route qui monte et qui descend est une seule et la même.

61. La mer est l’eau la plus pure et la plus souillée, buvable et salutaire pour les poissons, imbuvable et mortelle pour les hommes.

62. Les immortels sont des mortels, les mortels sont des immortels, car ils vivent la mort et meurent la vie les uns des autres.

63. [Résurrection de la chair.] Ils se lèvent devant l’être qui est là et deviennent gardes vigilants des vivants et des cadavres.

64. La foudre gouverne tout. La foudre est le feu éternel, un feu sage et auteur de l’administration du monde.

65. [Le feu est] besoin et rassasiement.

66. Le feu survenant jugera et saisira toutes choses. [Ailleurs il nomme le feu : celui qui vit éternellement.]

67. Dieu est jour et nuit, hiver et été, rassasiement et famine.

Il change comme [le feu] qui, quand il est mêlé aux parfums, reçoit un nom selon le plaisir de chacun.

67a. [Araignée et toile, âme et corps.]

L’araignée au milieu de la toile sent dès qu’une mouche dérange un fil et y court vite, comme regrettant la perfection du fil, ainsi l’âme de l’homme quand une partie du corps est blessée y court, comme ne pouvant supporter la blessure du corps, auquel elle est solidement jointe par la proportion.

68. [H. nommait remèdes… quoi ?]

69. [Deux espèces de sacrifices, ceux des hommes parfaitement purs et les autres.]

70. [Les opinions des hommes :] jeux d’enfants.

71. … celui qui ne savait plus où menait la route.

72. Ce λόγος qui gouverne l’ensemble de toutes choses (tout l’univers), avec lequel ils ont continuellement le plus étroit commerce, ils en sont séparés, et les choses qu’ils rencontrent chaque jour leur paraissent étrangères.

73. … il ne faut pas parler et agir comme en dormant.

74. [Ne pas faire comme les enfants des parents (??).]

75. [Ceux qui dorment] sont ouvriers et coopérateurs de ce qui se produit dans le monde.

76. Le feu vit la mort de la terre, l’air vit la mort du feu, l’eau vit la mort de l’air, la terre vit la mort de l’eau. La mort du feu est naissance de l’air, la mort de l’air est naissance de l’eau. (Donc air = âme.) La mort de la terre est de naître comme eau, et la mort de l’eau de naître comme air, et de l’air, comme feu, et ainsi de suite.

[La série change.]

77. Pour les âmes devenir humides est délices ou mort.

[Délices, c’est pour elles la chute dans la naissance, le devenir (γένεσιν).]

Nous vivons leur mort (des âmes) et elles vivent notre mort.

78. Le comportement humain n’enferme pas les connaissances ; le divin si.

79. L’homme est regardé comme sans raison par rapport à la divinité (δαίμων), comme l’enfant (nouveau-né) par rapport à l’homme.

80. Il faut savoir que la guerre est liaison, union (ξυνόν), que la justice est lutte, que toutes choses se produisent conformément à la lutte.

81. [L’art des rhéteurs :] κοπίδων ἀρχηγός, chef des couteaux (ou épées).

82. Le plus beau singe est laid comparé à l’espèce humaine.

83. L’homme le plus sage comparé à Dieu est un singe pour la sagesse, la beauté et le reste.

85. Lutter contre le cœur est dur. Car tout ce qu’il veut, on l’achète au prix de l’âme (de la vie ?).

[i.e. on mourrait pour obtenir ce que le cœur désire. Il est plus pénible de renoncer au désir du cœur qu’à la vie.]

86. [La plupart des choses divines] échappent à la connaissance par manque de foi.

87. L’homme mou aime à chaque mot être… ?

88. C’est une même chose qu’être vivant et mort, éveillé et dormant, jeune et vieux. Ces choses sont changées les unes dans les autres et de nouveau changées.

89. Pour ceux qui sont éveillés il n’y a qu’un seul et même monde.

90. Le feu est la monnaie de toutes choses et toutes choses sont la monnaie du feu, comme l’or pour les marchandises et les marchandises pour l’or.

91. On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. [Toutes choses] se répandent et de nouveau se contractent, s’approchent et s’éloignent.

92. La sibylle avec sa bouche insensée.

93. Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit pas, ne cache pas, mais signifie.

94. Car le soleil ne franchira pas ses mesures. Autrement les Érinyes alliées de la Justice le surprendraient.

96. Les cadavres doivent être rejetés plus que la fange.

97. Les chiens aboient contre ceux qu’ils ne connaissent pas.

100. [Le soleil, comme surveillant et gardien des révolutions de l’année, délimite… et manifeste les changements] et les heures qui apportent toutes choses.

101. J’ai été en quête de moi-même.

101a. Les yeux sont des témoins plus précis (sûrs) que les oreilles.

[Constatation et ouï-dire.]

102. Pour Dieu toutes choses sont belles, bonnes et justes. Les hommes conçoivent les unes comme injustes, les autres comme justes.

103. L’origine et l’achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle.

[Spirale, image du progrès intérieur.]

104. Quel est leur esprit, leur pensée ? Ils obéissent aux incantations des peuples, ils ont pour instructeur la foule, ne sachant pas que la multitude est mauvaise, que les bons sont en petit nombre.

105. Homère était astrologue.

106. Un seul jour est comme (par) n’importe quel jour.

107. Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes qui ont une âme inculte.

108. De tous ceux dont j’ai entendu les discours, nul n’est parvenu à ceci, à savoir : connaître qu’être sage est être séparé de toutes choses (κεχωρισμένον).

109. Il vaut mieux cacher son ignorance.

110. Il ne serait pas meilleur pour les hommes que tous leurs vœux soient accomplis.

111. La maladie fait trouver du plaisir dans la santé, le mal dans le bien, la famine dans l’abondance, l’épuisement dans le repos.

112. Être raisonnable est la plus grande vertu, et la sagesse est de dire la vérité et d’agir conformément à la nature avec attention.

113. La raison est commune à tous.

114. Ceux qui parlent avec intelligence (ξὺν νόῳ), il faut qu’ils se fortifient au moyen de ce qui est commun à [tous] [toutes choses] comme une ville avec la loi, et beaucoup plus fermement. Car toutes les lois humaines se nourrissent d’une seule loi divine. Car elle peut ce qu’elle veut et suffit à toutes choses et triomphe.

115. Le λόγος de l’âme est quelque chose qui s’accroît soi-même.

116. Il appartient à tous les hommes d’avoir la connaissance de soi et la sagesse.

117. L’homme quand il est ivre est conduit par un enfant tout petit et trébuche et ne fait pas attention où il va, ayant l’âme humide.

118. L’âme qui est lumière sèche est la plus sage et la meilleure.

119. L’habitude est le génie de l’homme (ἦθος ἀνθρώπῳ δαίμων).

120. Les limites de l’aurore et du soir sont l’ourse, et en face de l’ourse [le gardien] [le buffle ?] de Zeus éthéré.

121. Il était digne des gens d’Éphèse…

122. ἀγχιϐασίην — marche pour s’approcher ?

123. La nature aime à être cachée.

124. Ce monde parfaitement beau était comme [des ordures ?] [de l’eau d’égout ?] coulant au hasard [chaos originel].

125. Même les boissons mélangées se séparent si on ne les agite pas.

125a. [Richesse aveugle — H. aux Éphésiens :] Que la richesse ne vous abandonne pas pour que vous soyez convaincus de vice.

126. Les choses froides s’échauffent, les choses chaudes se refroidissent, l’humide sèche, le sec s’humecte.

126a. Selon le λόγος (ordre) des saisons, le sept est uni quant à la lune, séparé quant aux ourses, signes de la Mémoire immortelle (σημείω, comme signa, images de Dieu).

127. [Héraclite disait aux Égyptiens :] Si ce sont des dieux, pourquoi chantez-vous sur eux des chants funèbres ? Si vous chantez sur eux des chants funèbres, vous ne les prenez pas pour des dieux.

132. Les honneurs tiennent en esclavage les dieux et les hommes.

134. L’enseignement est un autre soleil pour ceux qui le reçoivent.

136. Les âmes des morts de la guerre sont plus pures que celles des morts de maladie.

137. Tout est déterminé par la destinée.

DIEU DANS HÉRACLITE

Dieu unique — 32.
Pourtant il donne à Dieu le nom de :
logos — 1, 2, 72,
pensée (γνώμη) — 41,
loi — 114,
et de feu — 64-67.
Feu en trois sens reliés par l’analogie :
feu, comme élément ; la flamme, le bois qui brûle ; l’énergie dans tous les phénomènes (au sens moderne) ;
feu divin, transcendant ; la foudre, qui n’est pas ici-bas, qui tombe du ciel.

Ces trois apparaissent dans l’Hymne de Cléanthe : Zeus, le feu et le logos.

Les stoïciens, qui procédaient d’Héraclite, avaient encore un autre nom pour le feu au sens de l’énergie. Ils le nommaient le souffle (πνεῦμα). Ils disaient que ce souffle soutient le monde. Ils entendaient par là l’énergie, exactement au sens de la science moderne, l’énergie à ses différents niveaux. Au niveau le plus élevé, elle est l’énergie surnaturelle par laquelle se définit l’inspiration. Ils donnaient aussi ce nom de souffle ou πνεῦμα au feu. Vraisemblablement ce mot de souffle était aussi synonyme du feu au troisième sens.

Espérance — 18.
Foi — 86.
Néant des vertus humaines — 83.
Égalité des hommes — 116.
Traitement de la sensibilité — 11.
Salut comme seul bien — 29.
Vie comme mort de l’âme, mort comme vie de l’âme — 77.
Eau, mort de l’âme — 36.

NOTES SUR
CLÉANTHE, PHÉRÉCYDE, ANAXIMANDRE
ET PHILOLAOS

Hymne à Zeus de Cléanthe. (Inspiration héraclitéenne, comme le prouve la ressemblance avec plusieurs fragments d’Héraclite, jointe à ce qu’on sait de l’autorité d’Héraclite sur les Stoïciens.)


σοὶ δὴ πᾶς ὅδε κόσμος ἑλισσόμενος περὶ γαῖαν
πείθεται, ᾗ κεν ἄγῃς, καὶ ἑκὼν ὑπὸ σεῖο κρατεῖται·
τοῖον ἔχεις ὑπουργὸς ἀνικήτους ὑπὸ χερσὶν
ἀμφήκη, πυρόεντα, ἀειζώοντα κεραυνόν·
τοῦ γὰρ ὑπὸ πληγῇς φύσεως πάντ᾽ ἐρρίφασιν·
ᾧ σὺ κατευθύνεις κοινὸν λόγον, ὃς διὰ πάντων
φοιταῖ, μειγνύμενος μεγάλῳ μικροῖς τε φάεσσι,
ὡς τόσσος γεγαὼς ὕπατος βασιλεὺς διὰ παντός.


À toi tout cet univers qui roule autour de la terre
obéit où que tu le conduises, et il consent à ta domination.
Telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains,
à double tranchant, en feu, éternellement vivant, la foudre.
Car sous son choc dans la nature toutes choses frémissent.
Par lui tu diriges droit l’universelle Médiation (λόγος) qui à travers toutes choses
circule mélangée à la grande et aux petites lumières,
et qui par la grandeur de sa naissance est reine suprême à travers tout.


Remarques :

1o La vertu propre de la foudre consiste à produire le consentement aux commandements de Dieu. Donc la foudre est l’Amour, autrement dit le Saint-Esprit. C’est le feu que le Christ est venu jeter sur terre. Cela éclaire la signification de l’acte de Prométhée dérobant la foudre à Zeus pour donner le feu aux hommes, don qui a empêché Zeus de les anéantir, par suite don rédempteur (cf. Eschyle). La foudre est à double tranchant, ce qui rappelle à la fois l’épée apportée par le Christ (« je suis venu, etc. »), l’expression de Saint Paul : « le Saint-Esprit divise », et la hache à double tranchant de Zeus crétois.

2o Non seulement les hommes, mais la matière inerte elle-même obéit à Dieu librement et par amour. Platon parle de même. C’est une conception d’une poésie miraculeuse, que nous avons perdue, et qui, si elle était présente en nous, anéantirait l’opposition néfaste entre science et religion. (Elle n’est nullement contraire à la science, au contraire ; elle a amené les Grecs à inventer la science.)

3o Cette foudre est un « serviteur », un « éternel vivant », mots qui désignent une personne.

4o Les Stoïciens nommaient πνεῦμα l’énergie ignée qui selon eux sous-tend la nature. La foudre est la forme céleste, transcendante de cette énergie. Ce qui établit à travers eux une filiation entre les textes d’Héraclite et ceux du Nouveau Testament.

5o D’après la conception antique, le lieu naturel du feu est en haut, comme celui de la terre en bas. Le feu tend à monter comme les corps solides à descendre. Un feu qui descend est contre nature. Par là la foudre est l’image de la folie d’amour qui contraint Dieu à un mouvement descendant vers les hommes.

6o Le Logos est un roi, mot qui désigne aussi une personne. Cela en fait trois. [Au lieu de Verbe, il faudrait toujours traduire Logos par Médiation.]

7o La dignité de sa naissance, cela implique apparemment qu’il est fils de Zeus.

Il a la fonction d’ordonnateur du monde, comme dans la théologie chrétienne.

Bref, il ne manque à ce texte que l’Incarnation (ce qui n’implique pas qu’elle manquât à la pensée du poète).


Phérékydes (Syrien, maître de Pythagore).


Proclus : ὁ Φερεκύδης ἔλεγεν εἰς Ἔρωτα μεταβεβλῆσθαι τὸν Δία μέλλοντα δημιουργεῖν, ὅτι δὴ τὸν κόσμον ἐκ τῶν ἐναντίων συνιστὰς εἰς ὁμολογίας καὶ φιλίαν ἤγαγε καὶ ταυτότητα πᾶσιν ἐνέσπειρε καὶ ἕνωσιν τὴν δι’ ὅλων διήκουσαν.


« Zeus, étant sur le point de créer, s’est changé en Amour ; car en composant l’ordre du monde à partir des contraires, il l’a conduit à l’accord et à l’amitié, et il a semé en toutes choses l’identité et cette unité qui s’étend à travers tout[79]. »


N. B. Il y a sur ce Phérékydes un texte extraordinaire de Clément d’Alexandrie, qui à la fois confirme étrangement mon hypothèse sur les fils de Noé, et jette un jour singulier qui pourrait être utilisé dans la propagande — sur l’origine de l’Yggdrasil des mythologies nordiques :


« Phérékydes le Syrien a dit : « Zeus fit une grande et belle étoffe et y broda la Terre et l’Océan, et les demeures de l’Océan… Isodoros [un gnostique contemporain] … enseignait ce que sont le chêne ailé et le voile brodé qui s’y trouve suspendu, allégories que Phérékydes a mises dans sa théologie et dont il a emprunté le fondement à la prophétie de Cham[80]. »


Suidas dit que Phérékydes est parvenu à la sagesse sans avoir eu de maître, mais par la connaissance des Écritures secrètes des Phéniciens[81].

Il semble donc tout indiqué de supposer que ces Écritures contenaient une prophétie de Cham.

Peut-être les peuples que la Genèse nomme enfants de Cham constituaient-ils, non une race, mais ceux dont la religion secrète émanait de cette prophétie.

Et si cette prophétie disait que Dieu, pour créer, s’est changé en Amour…


Anaximandre.


[Remarquer qu’il était disciple de Thalès, fils d’une mère phénicienne de la descendance de Kadmos et Agénor — autrement dit, de la descendance de ceux qui, d’après Hérodote, ont apporté en Grèce le culte d’Osiris sous le nom de Dionysos.]


… ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς oὗσιν, καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών· διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν.


[Immédiatement avant, il est dit que les éléments se ramènent à l’ἄπειρον.]


« C’est à partir de l’indéterminé qu’a lieu la naissance pour les choses ; et leur destruction a lieu par un retour à l’indéterminé, conformément à la nécessité ; car elles subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leur injustice, selon l’ordre du temps[82]. »


[Autrement dit, la nécessité mécanique qui détermine la matière, enfermant une espèce de Némésis par la compensation mutuelle des ruptures d’équilibres, est une image de la justice divine. Platon avait conservé cette pensée. Notre science l’a perdue, coupant ainsi tout lien avec la vie spirituelle.]


Philolaos, pythagoricien.


Nicom., arithm.


ἔστι ἁρμονία πολυμιγέων ἕνωσις καὶ δίχα φρονεόντων συμφρόνησις.


« L’harmonie est l’unité d’un mélange de plusieurs, et la pensée unique de pensants séparés[83]. »


[La 2e partie de la définition ne peut, il me semble, s’appliquer qu’à un être en plusieurs personnes.

On peut en rapprocher une autre formule pythagoricienne :


φιλίαν ἐναρμόνιον ἰσότητα.


« L’amitié est une égalité faite d’harmonie[84]. »


Ces deux formules combinées seraient un point de départ parfait pour un théologien qui voudrait parler de l’amour dans la Trinité.]


πάντα γε μὴν τὰ γιγνωσκόμενα ἀριθμὸν ἔχουσι· οὐ γὰρ οἷον τε οὐδὲν οὔτε νοηθῆμεν οὔτε γνωσθῆμεν ἄνευ τούτου.


« Toutes les choses connues ont un nombre (ont part au nombre ?). Car rien ne peut être pensé ni connu sans le nombre[85]. »


[Pour éviter l’incompréhension à l’égard de ce texte, il faut se souvenir qu’en Grèce ἀριθμός, λογισμός, λόγος, étaient des synonymes — surtout depuis la découverte des incommensurables, qu’on nommait λόγοι ἄλογοι. La meilleure preuve est qu’Aristote dit que Platon, en parlant de « participation aux idées » au lieu d’ « imitation des nombres » n’a changé qu’un mot à la doctrine pythagoricienne. Donc dans ces textes, au lieu de nombre, on pourrait, en utilisant notre langage qui d’ailleurs est mauvais, dire Verbe. En même temps, il est vrai aussi, mais secondairement, que ces textes ont rapport à l’arithmétique.

Par parenthèse, loin que la découverte des incommensurables ait été une défaite pour les Pythagoriciens, comme on le croit si naïvement, elle est leur plus merveilleux triomphe. Cf., plus loin, un texte de l’Épinomis.]


ἴδοις δὲ οὐ μόνον ἐν τοῖς δαιμονίοις καὶ θείοις πράγμασιν τὴν τοῦ ἀριθμοῦ φύσιν καὶ τὴν δύναμιν ἰσχύουσαν, ἀλλὰ καὶ ἐν τοῖς ἀνθρωπικοῖς ἔργους καὶ λόγοις πᾶσι παντᾶ καὶ κατὰ τὰς δημιουργίας τὰς τεχνικὰς πάσας καὶ κατὰ τὴν μουσικήν.


« On voit que l’essence et la vertu du nombre ne règne pas seulement parmi les choses religieuses et divines, mais aussi dans toutes les actions et relations humaines et dans tout ce qui a rapport avec la technique des métiers et avec la musique[86]. »


[Ceci fait voir que la signification véritable de la mathématique grecque primitive, fondement de notre science, était religieuse. Ce qui est confirmé par ce passage de l’Épinomis, 990 d :


… ὃ καλοῦσι μὲν σφόδρα γελοῖον ὄνομα γεωμετρίας, τῶν οὐκ ὄντων δὲ ὁμοίων ἀλλήλοις φύσει ἀριθμῶν ὁμοίωσις πρὸς τὴν τῶν ἐπιπέδων μοῖραν γεγονυῖά ἐστι διαφανής· ὃ δὴ θαῦμα οὐκ νθρώπινον ἀλλὰ γεγονὸς θεῖον φανερὸν ἂν γίγνοιτο τῷ δυναμένῳ ξυννοεῖν.


« … ce qu’on appelle ridiculement mesure de la terre, et qui n’est que l’assimilation des nombres non naturellement semblables entre eux, rendue manifeste par la destination des figures planes. Il est évident pour quiconque peut comprendre que cette merveille est d’origine non pas humaine, mais divine ».


Cela signifie que la géométrie est la science de la recherche des moyennes proportionnelles (semblable, en grec, signifie proportionnel) par la proportion incommensurable (i.e. : ), et qu’elle procède d’une révélation surnaturelle. Ce qui, rapproché des passages où Platon décrit la médiation entre Dieu et l’homme par l’image de la moyenne proportionnelle et des nombreux passages de l’Évangile où le Christ se sert de la même image pour sa propre fonction médiatrice (comme mon Père m’a envoyé, de même je vous envoie, etc.), fait apparaître l’invention de la géométrie en Grèce, au vie siècle, comme une prophétie au sens le plus strict.

La traduction la moins inexacte du début de l’Évangile de Saint Jean serait peut-être :


« À l’origine était la Médiation, et la Médiation était auprès de Dieu, et la Médiation était Dieu. Elle était dans l’origine auprès de Dieu. Tout a pris naissance à travers elle ; rien de ce qui a pris naissance n’a pris naissance sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière a été manifeste dans l’obscurité, et l’obscurité ne s’en est pas emparée. Elle était la lumière vraie qui illumine tout homme, venue dans le monde ; et elle s’est trouvée dans le monde, et le monde avait pris naissance à travers elle, et le monde ne l’a pas reconnue. Elle est venue vers ce qui lui appartenait, et ceux qui lui appartenaient ne l’ont pas accueillie. Mais tous ceux qui l’ont reçue, elle leur a donné la possibilité de devenir enfants de Dieu ; ceux qui ont eu foi dans son nom, qui ont été engendrés, non pas à partir du sang, non pas à partir du vouloir de la chair, non pas à partir du vouloir de l’homme, mais à partir de Dieu. Et la Médiation a été faite chair et a dressé sa tente parmi nous, et nous en avons contemplé l’éclat, éclat tel que celui d’un fils unique chez son père, dans la plénitude de la grâce et de la vérité. »


Comme l’intelligence est un équivalent dégradé de la lumière surnaturelle, de même le rapport ou la relation — objet propre de l’intelligence — pour la Médiation.

La nécessité qui constitue le mécanisme de la matière n’est pas autre chose qu’un tissu de rapports ; et la réalité du monde extérieur n’est pas constituée par autre chose que par la nécessité, comme une analyse de la perception, dans le sens indiqué par Lagneau, le montre aisément.

Ainsi la Médiation divine, par descente analogique, pénètre tout. Elle unit Dieu à Dieu, Dieu au monde, le monde à lui-même ; elle constitue dans tous les domaines la réalité.

Tout cela se trouve exprimé dans l’unique terme de λόγος comme nom de la seconde Personne de la Trinité.

C’est exactement aussi ce qu’exprime la parole de Platon : ὁ θεὸς ἀεὶ γεωμετρεῖ[87], rapprochée du passage de l’Épinomis et d’un autre bien connu du Gorgias (sur « l’égalité géométrique » ).

L’unité chez les Pythagoriciens représente Dieu (ce qui montre si on peut soupçonner ces gens d’avoir été polythéistes !). Ils disaient : « La justice est un nombre à la deuxième puissance. »

Autrement dit, la justice est ce entre quoi et Dieu il y a naturellement médiation. (Elle est un nom de Dieu même.)

Au contraire, entre les pécheurs et Dieu, il n’y a pas naturellement médiation (ce sont « des nombres non naturellement semblables entre eux »), de même qu’il n’y en a pas entre l’unité et les nombres non carrés.

Mais comme la géométrie fournit, par la prédestination (μοῖρα) des figures planes, une médiation miraculeuse (θαῦμα) pour ces nombres, de même il y a une opération miraculeuse, contre nature, qui établit une médiation entre l’humanité criminelle et Dieu (« rend semblables des nombres qui ne sont pas naturellement semblables » ).

Ainsi λόγος, ἀριθμός, γεωμετρία, ἁρμονία, tout cela désigne la Médiation.

Ces rapprochements peuvent sembler arbitraires, mais ils mettent une cohérence et une intelligibilité parfaite dans des textes qui, sauf erreur, n’en peuvent trouver d’aucune autre manière. Il n’y a pas d’autre critérium pour la reconstitution d’une mosaïque dispersée en fragments.

L’unique alternative à cette interprétation est d’admettre que les Grecs écrivaient des choses incohérentes et inintelligibles. C’est ce qu’on a fait jusqu’ici. Mais on a eu tort. Nous avons fait l’erreur de les juger d’après nous-mêmes.

Encore une correspondance. Dans le Timée[88], Platon parle de l’espace comme d’une figure de quel que chose qui correspond à ce qu’est la Vierge dans la doctrine catholique (matrice toujours intacte, mère enfantant par union avec le Modèle divin, réalité qui participe du spirituel d’une manière inconcevable, etc.). Or l’Épinomis parle de la prédestination des figures planes, donc de l’espace, pour l’opération miraculeuse de la médiation.

Voici la découverte qui avait enivré les Grecs : la réalité de l’univers sensible est constituée par une nécessité dont les lois sont l’expression symbolique des mystères de la foi.

(Probablement c’était connu depuis toujours, mais enfermé dans les doctrines secrètes, et les Grecs l’ont peut-être redécouvert.)

C’était certainement connu encore des premiers chrétiens.

Il doit y avoir une allusion à une symbolique de ce genre dans les paroles merveilleuses et incompréhensibles de Saint Paul :


« Soyez enracinés et fondés dans l’amour, pour avoir la force de saisir, ainsi que tous les saints, ce que sont la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe la connaissance, l’amour du Christ[89]. »


La quantité de textes merveilleusement beaux et aujourd’hui totalement inintelligibles contenus dans le Nouveau Testament montre manifestement qu’une partie infiniment précieuse de la doctrine chrétienne a disparu.

Très probablement, elle a été systématiquement détruite par l’Empire romain dans son opération de domestication du christianisme.

Pour neutraliser une foi, il n’y a pas de procédé plus admirable que de commencer par exterminer la plupart de ceux qui la transmettent, et ensuite d’en faire la doctrine officielle d’un État idolâtre. Après quoi on extermine les hérétiques, et rien n’est plus facile que de ranger parmi eux ceux qui essayent de conserver la foi authentique. Et on canonise des gens comme Saint Augustin.

On constate aujourd’hui à quel point l’opération a réussi, puisque après vingt siècles l’esprit de la Rome païenne inonde l’univers — nous y compris.

Si vraiment les portes de l’Enfer n’ont pas prévalu, cela peut seulement signifier que la vraie foi vit encore en secret au cœur de quelques êtres cachés. Mais bien cachés.

Il est extraordinaire qu’on donne l’adoption officielle du christianisme par l’Empire comme une preuve que le sang des martyrs l’avait emporté sur les persécuteurs, alors qu’au contraire c’est la preuve que les persécutions avaient réussi à un point inouï. Car sous Auguste les mystères d’Éleusis, pourtant réduits à une misérable caricature, ne s’étaient pas laissés transformer en religion romaine officielle.

Au reste ou bien l’Empire romain, en feignant d’adopter la religion chrétienne, l’a escroquée, ou bien l’Apocalypse avait menti. Car bien que Rome ne soit pas, comme on le dit parfois, représentée par la Bête, il ne semble pas douteux que c’est elle qui est représentée par la femme pleine des noms du blasphème, ivre du sang des saints, mère des fornications et abominations de la terre, assise sur sept collines. Ce serait là du mensonge, si l’Empire était baptisable.

La décision de Constantin rendant le christianisme officiel et la guerre des Albigeois accompagnée de l’Inquisition ont été les deux catastrophes de l’histoire du christianisme. Saint Augustin a suivi la première et Saint Thomas la seconde.]


Περὶ δὲ φύσιος καὶ ἁρμονίας ὧδε ἔχει· ἡ μὲν ἐστὼ τῶν πραγμάτων ἀίδιος οὐσία καὶ αὐτὴ μὲν ἡ φύσις θείαν γε καὶ οὐκ ἀνθρωπίνην ἐνδέχεται γνῶσιν πλάον γε ἢ ὅτι οὐχ οἷον τ᾽ ἦν οὐθὲν τῶν ἐόντων καὶ γιγνωσκόμενον ὑφ’ ἡμῶν γε γενέσθαι μὴ ὑπαρχούσας τᾶς οὐσίας τῶν πραγμάτων, ἐξ ὧν συνέστα ὁ κόσμος, καὶ τῶν περαινόντων καὶ τῶν ἀπείρων. Ἐπεὶ δὲ ταὶ ἀρχαὶ ὑπᾶρχον οὐχ ὁμοῖαι οῦδ’ ὁμόφυλοι οὖσαι, ἤδη ἀδύνατον ἦς κα αὐταῖς κοσμηθῆναι, εἰ μὴ ἁρμονία ἐπεγένετο ᾡτινιῶν ἥδε τρόπω ἐγένετο, τὰ μὲν οὖν ὁμοῖα καὶ ὁμόφυλα ἁρμονίας οὐδὲν ἐπεδέοντο, τὰ δὲ ἀνόμοια μηδε ὁμόφυλα μηδὲ ἰσοταγῆ ἀνάγκη τῇ τοιαύτη ἁρμονία συγκεκλεῖσθαι, οἵῃ μέλλουσι ἐν κόσμῳ κατέχεσθαι.


« À l’égard de la nature et de l’harmonie, voici ce qu’il en est.

Ce qui constitue l’essence éternelle des choses et la nature en soi, c’est là l’objet d’une connaissance divine et non humaine ; excepté ceci : Il ne serait pas possible que rien de ce qui existe fût connu de nous, s’il n’y avait au principe l’essence des choses dont est constitué l’ordre du monde, à la fois la réalité qui détermine et la réalité indéterminée. Dès lors qu’au principe se trouvent des principes dissemblables et d’espèce différente, il serait impossible qu’il y eût à partir d’eux un ordre du monde, si l’harmonie ne s’y joignait, de quelque manière qu’elle soit produite. Les choses semblables et de même espèce n’ont nullement besoin d’harmonie. Celles qui ne sont ni semblables, ni de même espèce, ni de même rang, il est nécessaire qu’elles soient tenues sous clef par une harmonie susceptible de les enfermer dans un ordre du monde[90]. »

Texte obscur, mais merveilleux. Cf. la parole du Christ : « Je suis la porte[91] » ; et Saint Paul : « À travers lui toutes choses ont été réconciliées en lui ; il a établi dans la paix au moyen du sang de sa croix aussi bien ce qui est sur terre que ce qui est au ciel[92] » ; et le reproche du Christ aux pharisiens : « Malheur à vous, qui avez enlevé la clef de la connaissance[93]. »


Remarquer que les deux principes sont non pas, comme on dit d’ordinaire, la limite et l’illimité, mais l’indéterminé et ce qui assigne une limite ; c’est-à-dire Dieu, qui dit aux flots : « Vous n’irez pas plus loin », etc. L’harmonie tient sous clef dans un même monde Dieu et la matière. Il est donc évident que c’est le Logos.

  1. La traduction des passages cités est nouvelle. Chaque ligne traduit un vers grec, les rejets et enjambements sont scrupuleusement reproduits ; l’ordre des mots grecs à l’intérieur de chaque vers est respecté autant que possible. (Note de S. Weil.)
  2. « Ô divin ciel, rapides ailes des vents,
    « ô fleuves et leurs sources, ô de la mer et des flots
    « innombrable sourire, et toi, mère de tout, terre,
    « et celui qui voit tout, le cercle du soleil, je vous appelle ;
    « voyez-moi, ce que les dieux font souffrir à un dieu. »

    (Traduction de Simone Weil.)
  3. Ch. xxxviii-xli.
  4. Le vers dit par Océan est le suivant :

    Il n’y a pas de gain plus grand que de paraître fou parce qu’on est bon.

    Et la réponse de Prométhée :

    Cette faute semblera plutôt être la mienne.

  5. Diels, Fragmente der Vorsokratiker, 5e éd., I, p. 203, fr. 31.
  6. Je restitue ce vers de mémoire, il manque dans mes papiers. (Note de S. Weil.)
  7. Iliade, XXIV, 527-533.
  8. Diels, 5e éd. I, p. 15.
  9. Agamemnon, 180.
  10. 64 a-67 d.
  11. Gorgias, 493 a ; Cratyle, 400 c.
  12. Diels, 5e éd. I, p. 414.
  13. Gorgias, 493 a-494 a.
  14. République, VI, 492 a-493 a.
  15. République, VI, 493 a-d.
  16. Luc, iv, 5-6.
  17. République, VI, 504 c.
  18. Lois, IV, 716 c.
  19. 205 e-206 a.
  20. République, VI, 505 d-e.
  21. République, VI, 507 b-509 b.
  22. République, VII, 518 b-d.
  23. République, VI, 505 e.
  24. République, VII, 514 a-516 c.
  25. République, VII, 519 c-520 e.
  26. République, IX, 592 b.
  27. Théétète, 154 c.
  28. République, VII, 532 b-c.
  29. Ibid., 533 b-d.
  30. Ibid., 532 a-b.
  31. Diels, 5e éd., I, p. 89.
  32. 507 e-508 a.
  33. Formule pythagoricienne (Diels, 5e éd., I, p. 452).
  34. 16 b-e.
  35. Philèbe, 16 d-e.
  36. Hymne de Cléanthe.
  37. Phèdre, 245 c.
  38. Phèdre, 246 a.
  39. Phèdre, 246 a-c.
  40. Phèdre, 246 d.
  41. Phèdre, 246 d-247 d.
  42. Phèdre, 247 d-e.
  43. Phèdre, 248 a-248 c.
  44. Phèdre, 249 b-c.
  45. Cf. p. 68.
  46. Phèdre, 249 e-250 a.
  47. Phèdre, 250 a-251 c.
  48. Phèdre, 251 d.
  49. Phèdre, 251 e.
  50. Phèdre, 252 e-253 a.
  51. Phèdre, 254 b-c.
  52. Phèdre, 254 d-e.
  53. Banquet, 210 d.
  54. Banquet, 210 e-212 a.
  55. Banquet, 212 b.
  56. Banquet, 202 e-203 a.
  57. Banquet, 203 c-d.
  58. Paradis, chant XI.
  59. Banquet, 203 d-204 b.
  60. Banquet, 203 b-c.
  61. Timée, 27 d-28 b.
  62. Timée, 28 b-29 a.
  63. Timée, 29 d-30 c.
  64. Timée, 30 c-31 a.
  65. Timée, 31 b.
  66. Timée, 32 b-c.
  67. Timée, 34 a.
  68. Timée, 34 b.
  69. Timée, 34 c.
  70. Timée, 35 a.
  71. V. 693-702.
  72. Timée, 36 b-37 a.
  73. Timée, 92 c.
  74. Épinomis, 990 d.
  75. Développement du fragment précédent.
  76. Banquet, 186 a-b, d-e, 187 c, 188 b-d.
  77. Banquet, 196 b-c, 197 d.
  78. Traduction de la plupart des fragments d’Héraclite édités par Diels, Fragmente der Vorsokratiker, 5e éd., I, pp. 150-179.
  79. Diels, I, 48, fr. 3.
  80. Ibid., 47, fr. 2.
  81. Ibid., 44, lignes 17-18.
  82. Diels, I, 89, fr. i.
  83. Diels, I, 410, fr. 10.
  84. Ibid., 451, lignes 12-13.
  85. Ibid., 408, fr. 4.
  86. Diels, I, 412, fr. ii.
  87. « Dieu est toujours géomètre. »
  88. 50 b-51 a.
  89. Éphés., iii, 17-19.
  90. Diels, I, 408-409, fr. 6.
  91. Jean, x,7 et 9.
  92. Col., i, 20.
  93. Luc, xi, 52.