La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre II/III

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Chevalier & Rivière (p. 207-212).

§ III. — Une qualité première ne l’est jamais qu’à titre
provisoire.

« Nous ne pouvons donc pas assurer, dit Lavoisier[1], que ce que nous regardons comme simple aujourd’hui le soit en effet : tout ce que nous pouvons dire, c’est que telle substance est le terme actuel auquel arrive l’analyse chimique, et qu’elle ne peut plus se subdiviser au delà dans l’état actuel de nos connaissances. Il est à présumer que les terres cesseront bientôt d’être comptées au nombre des substances simples… »

En effet, en 1807, Humphry Davy transformait en vérité démontrée la divination de Lavoisier et prouvait que la potasse et la soude sont les oxydes de deux métaux qu’il nommait le potassium et le sodium. Depuis cette époque, une foule de corps qui avaient longtemps résisté à tout essai d’analyse ont été décomposés et se sont trouvés exclus du nombre des éléments.

Le titre d’élément, que portent certains corps, est un titre tout provisoire ; il est à la merci d’un moyen d’analyse plus ingénieux ou plus puissant que ceux dont on a usé jusqu’à ce jour ; d’un moyen qui, peut-être, dissociera en plusieurs corps distincts la substance regardée comme simple.

Non moins provisoire est le titre de qualité première ; la qualité qu’il nous est aujourd’hui impossible de réduire à aucune autre propriété physique cessera peut-être demain d’être indépendante ; demain, peut-être, les progrès de la Physique nous feront reconnaître en elle une combinaison de propriétés que des effets, fort différents en apparence, nous avaient révélées depuis longtemps.

L’étude des phénomènes lumineux conduit à considérer une qualité première, l’éclairement. Une direction est affectée à cette qualité ; son intensité, loin d’être fixe, varie périodiquement avec une prodigieuse rapidité, redevenant identique à elle-même plusieurs centaines de trillions de fois par seconde ; une ligne, dont la longueur varie périodiquement avec cette extraordinaire fréquence, fournit un symbole géométrique propre à figurer l’éclairement ; ce symbole, la vibration lumineuse, servira à traiter cette qualité en des raisonnements mathématiques. La vibration lumineuse sera l’élément essentiel au moyen duquel s’édifiera la théorie de la lumière ; ses composantes serviront à écrire quelques équations aux dérivées partielles, quelques conditions aux limites, où se trouveront condensées et classées avec un ordre et une brièveté admirables toutes les lois de la propagation de la lumière, de sa réflexion partielle ou totale, de sa réfraction, de sa diffraction.

D’autre part, l’analyse des phénomènes que présentent, en présence de corps électrisés, des substances isolantes telles que le soufre, l’ébonite, la paraffine, ont conduit les physiciens à attribuer à ces corps diélectriques une certaine propriété ; après avoir vainement tenté de réduire cette propriété à la charge électrique, ils ont dû se résoudre à la traiter en qualité première sous le nom de polarisation diélectrique ; en chaque point de la substance isolante et à chaque instant, elle a non seulement une certaine intensité, mais encore une certaine direction et un certain sens ; en sorte qu’un segment de droite fournit le symbole mathématique qui permet de parler de la polarisation diélectrique dans le langage des géomètres.

Une audacieuse extension de l’Électrodynamique, qu’avait formulée Ampère, a fourni à Maxwell une théorie de l’état variable des diélectriques ; cette théorie condense et ordonne les lois de tous les phénomènes qui se produisent en des substances isolantes où la polarisation diélectrique varie d’un instant à l’autre ; toutes ces lois sont résumées dans un petit nombre d’équations qui doivent être vérifiées les unes en tout point d’un même corps isolant, les autres en tout point de la surface qui sépare deux diélectriques distincts.

Les équations qui régissent la vibration lumineuse ont toutes été établies comme si la polarisation diélectrique n’existait pas ; les équations dont dépend la polarisation diélectrique ont été découvertes par une théorie où le mot lumière n’est même pas prononcé.

Or, voici qu’entre ces équations un rapprochement surprenant s’établit.

Une polarisation diélectrique qui varie périodiquement doit vérifier des équations qui, toutes, sont semblables aux équations qui régissent une vibration lumineuse.

Et non seulement ces équations ont la même forme, mais encore les coefficients qui y figurent ont la même valeur numérique. Ainsi, dans le vide ou dans l’air, d’abord soustrait à toute action électrique et dont on polarise une certaine région, la polarisation électrique engendrée se propage avec une certaine vitesse ; les équations de Maxwell permettent de déterminer cette vitesse par des procédés purement électriques, où aucun emprunt n’est fait à l’Optique ; des mesures nombreuses et concordantes nous font connaître la valeur de cette vitesse qui est de 300,000 kilomètres par seconde ; ce nombre est précisément égal à la vitesse de la lumière dans l’air ou dans le vide, vitesse que quatre méthodes purement optiques, distinctes les unes des autres, nous ont fait connaître.

De ce rapprochement inattendu la conclusion s’impose : L’éclairement n’est pas une qualité première ; la vibration lumineuse n’est autre chose qu’une polarisation diélectrique périodiquement variable ; la théorie électromagnétique de la lumière, créée par Maxwell, a résolu une propriété que l’on croyait irréductible ; elle l’a fait dériver d’une qualité avec laquelle, pendant de longues années, elle ne parut avoir aucun lien.

Ainsi les progrès mêmes des théories peuvent amener les physiciens à réduire le nombre des qualités qu’ils ont d’abord considérées comme premières, à prouver que deux propriétés regardées comme distinctes ne sont que deux aspects divers d’une même propriété.

Faut-il en conclure que le nombre des qualités admises dans nos théories deviendra moindre de jour en jour, que la matière dont traitent nos spéculations sera de moins en moins riche en attributs essentiels, qu’elle tendra vers une simplicité comparable à celle de la matière atomistique et de la matière cartésienne ? Ce serait, je pense, une conclusion téméraire. Sans doute, le développement même de la théorie peut, de temps en temps, produire la fusion de deux qualités distinctes, semblable à cette fusion de l’éclairement et de la polarisation diélectrique qu’a déterminée la théorie électromagnétique de la lumière. Mais, d’autre part, le progrès incessant de la Physique expérimentale amène fréquemment la découverte de nouvelles catégories de phénomènes, et, pour classer ces phénomènes, pour en grouper les lois, il est nécessaire de douer la matière de propriétés nouvelles.

De ces deux mouvements contraires dont l’un, réduisant les qualités les unes aux autres, tend à simplifier la matière, dont l’autre, découvrant de nouvelles propriétés, tend à la compliquer, quel est celui qui l’emportera ? Il serait imprudent de formuler à ce sujet une prophétie à longue échéance. Du moins, semble-t-il assuré qu’à notre époque, le second courant, beaucoup plus puissant que le premier, entraîne nos théories vers une conception de la matière de plus en plus complexe, de plus en plus riche en attributs.

D’ailleurs, l’analogie entre les qualités premières de la Physique et les corps simples de la Chimie se marque encore ici. Peut-être un jour viendra-t-il où de puissants moyens d’analyse résoudront les nombreux corps qu’aujourd’hui nous nommons simples en un petit nombre d’éléments ; mais ce jour, aucun signe certain ni probable ne permet d’en annoncer l’aurore. À l’époque où nous vivons, la Chimie progresse en découvrant sans cesse de nouveaux corps simples. Depuis un demi-siècle, les terres rares ne se lassent pas de fournir de nouveaux contingents à la liste déjà si longue des métaux ; le gallium, le germanium, le scandium, nous montrent les chimistes fiers d’inscrire en cette liste le nom de leur patrie. Dans l’air que nous respirons, mélange d’azote et d’oxygène qui paraissait connu depuis Lavoisier, voici que se révèle toute une famille de gaz nouveaux, l’argon, l’hélium, le xénon, le crypton. Enfin, l’étude des radiations nouvelles, qui obligera sûrement la Physique à élargir le cercle de ses qualités premières, fournit à la Chimie des corps inconnus jusqu’ici, le radium et, peut-être, le polonium et l’actinium.

Certes, nous voilà bien loin des corps admirablement simples que rêvait Descartes, de ces corps qui se réduisaient « à l’étendue et à son changement tout nud ». La Chimie étale une collection d’une centaine de matières corporelles irréductibles les unes aux autres, et à chacune de ces matières, la Physique associe une forme capable d’une multitude de qualités diverses. Chacune de ces deux sciences s’efforce de réduire autant qu’il se peut le nombre de ses éléments, et cependant, au fur et à mesure qu’elle progresse, elle voit ce nombre grandir.


  1. Lavoisier : Traité élémentaire de Chimie, troisième édition, t. I, p. 194.