La Toison d’or (Corneille)/Acte I

La bibliothèque libre.
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 266-282).
◄  Prologue
Acte II  ►

ACTE I




DÉCORATION DU PREMIER ACTE.

Ce grand jardin, qui en fait la scène, est composé de trois rangs de cyprès, à côté desquels on voit alternativement en chaque châssis des statues de marbre blanc à l’antique, qui versent de gros jets d’eau dans de grands bassins, soutenus par des Tritons, qui leur servent de piédestal, ou trois vases qui portent, l’un des orangers, et les deux autres diverses fleurs en confusion, chantournées[1] et découpées à jour. Les ornements de ces vases et de ces bassins sont rehaussés d’or, et ces statues portent sur leurs têtes des corbeilles d’or treillissées et remplies de pareilles fleurs. Le théâtre est fermé par une grande arcade de verdure, ornée de festons de fleurs avec une grande corbeille d’or sur le milieu, qui en est remplie comme les autres. Quatre autres arcades qui la suivent composent avec elle un berceau qui laisse voir plus loin un autre jardin de cyprès, entremêlés avec quantité[2] d’autres statues à l’antique ; et la perspective du fond borne la vue par un parterre encore plus éloigné, au milieu duquel s’élève une fontaine avec divers autres jets d’eau, qui ne font pas le moindre agrément de ce spectacle.



Scène première

CHALCIOPE, MÉDÉE.
Médée.

Parmi ces grands sujets d’allégresse publique,
Vous portez sur le front un air mélancolique :
Votre humeur paroît sombre ; et vous semblez, ma sœur,
Murmurer en secret contre notre bonheur.

La veuve de Phryxus et la fille d’Aæte 245
Plaint-elle de Persès la honte et la défaite ?
Vous faut-il consoler de ces illustres coups
Qui partent d’un héros parent de votre époux ?
Et le vaillant Jason pourroit-il vous déplaire
Alors que dans son trône il rétablit mon père ? 250

Chalciope.

Vous m’offensez, ma sœur : celles de notre rang
Ne savent point trahir leur pays[3] ni leur sang ;
Et j’ai vu les combats de Persès et d’Aæte
Toujours avec des yeux de fille et de sujette.
Si mon front porte empreints quelques troubles secrets, 255
Sachez que je n’en ai que pour vos intérêts.
J’aime autant que je dois cette haute victoire :
Je veux bien que Jason en ait toute la gloire ;
Mais à tout dire enfin, je crains que ce vainqueur
N’en étende les droits jusque sur votre cœur. 260
Je sais que sa brigade, à peine descendue,
Rétablit à nos yeux la bataille perdue,
Que Persès triomphoit, que Styrus étoit mort,
Styrus que pour époux vous envoyoit le sort[4],
Jason de tant de maux borna soudain la course : 265
Il en dompta la force, il en tarit la source ;
Mais avouez aussi qu’un héros si charmant
Vous console bientôt de la mort d’un amant.
L’éclat qu’a répandu le bonheur de ses armes
À vos yeux éblouis ne permet plus de larmes : 270
Il sait les détourner des horreurs d’un cerceuil ;
Et la peur d’être ingrate étouffe votre deuil.
Non que je blâme en vous quelques soins de lui plaire.
Tant que la guerre ici l’a rendu nécessaire ;

Mais je ne voudrois pas que cet empressement 275
D’un soin étudié fît un attachement ;
Car enfin, aujourd’hui que la guerre est finie,
Votre facilité se trouveroit punie ;
Et son départ subit ne vous laisseroit plus
Qu’un cœur embarrassé de soucis surperflus. 280

Médée.

La remontrance est douce, obligeante, civile ;
Mais à parler sans feinte elle est fort inutile :
Si je n’ai point d’amour, je n’y prends point de part ;
Et si j’aime Jason, l’avis vient un peu tard.
Quoiqu’il en soit, ma sœur, nommeriez-vous un crime 285
Un vertueux amour qui suivroit tant d’estime ?
Alors que ses hauts faits lui gagnent tous les cœurs,
Faut-il que ses soupirs excitent mes rigueurs,
Que contre ses exploits moi seule je m’irrite,
Et fonde mes dédains sur son trop de mérite ? 290
Mais s’il m’en doit bientôt coûter un repentir.
D’où pouvez-vous savoir qu’il soit prêt à partir ?

Chalciope.

Je le sais de mes fils, qu’une ardeur de jeunesse
Emporte malgré moi jusqu’à le suivre en Grèce,
Pour voir en ces beaux lieux la source de leur sang, 295
Et de Phryxus leur père y reprendre le rang.
Déjà tous ces héros au départ se disposent :
Ils ont peine à souffrir que leurs bras se reposent ;
Comme la gloire à tous fait leur plus cher souci,
N’ayant plus à combattre, ils n’en ont plus ici : 300
Ils brûlent d’en chercher dessus quelque autre rive,
Tant leur valeur rougit sitôt qu’elle est oisive.
Jason veut seulement une grâce du Roi.

Médée.

Cette grâce, ma sœur, n’est sans doute que moi.
Ce n’est plus avec vous qu’il faut que je déguise. 305

Du chef de ces héros j’asservis la franchise ;
De tout ce qu’il a fait de grand, de glorieux,
Il rend un plein hommage au pouvoir de mes yeux.
Il a vaincu Persès, il a servi mon père,
Il a sauvé l’État, sans chercher qu’à me plaire. 310
Vous l’avez vu peut-être, et vos yeux sont témoins
De combien chaque jour il y donne de soins,
Avec combien d’ardeur…

Chalciope.

Avec combien d’ardeur… Oui, je l’ai vu moi-même,
Que pour plaire à vos yeux il prend un soin extrême ;
Mais je n’ai pas moins vu combien il vous est doux 315
De vous montrer sensible aux soins qu’il prend pour vous.
Je vous vois chaque jour avec inquiétude
Chercher ou sa présence ou quelque solitude,
Et dans ces grands jardins sans cesse repasser
Le souvenir des traits qui vous ont su blesser. 320
En un mot, vous l’aimez, et ce que j’appréhende…

Médée.

Je suis prête à l’aimer, si le Roi le commande ;
Mais jusque-là, ma sœur, je ne fais que souffrir
Les soupirs et les vœux qu’il prend soin de m’offrir.

Chalciope.

Quittez ce faux devoir dont l’ombre vous amuse. 325
Vous irez plus avant si le Roi le refuse ;
Et quoi que votre erreur vous fasse présumer,
Vous obéirez mal s’il vous défend d’aimer.
Je sais… Mais le voici, que le Prince accompagne.



Scène II

AÆTE, ABSYRTE, CHALCIOPE, MÉDÉE.
Aæte.

Enfin nos ennemis nous cèdent la campagne, 330
Et des Scythes défaits le camp abandonné
Nous est de leur déroute un gage fortuné,
Un fidèle témoin d’une victoire entière ;
Mais comme la fortune est souvent journalière,
Il en faut redouter de funestes retours, 335
Ou se mettre en état de triompher toujours.
Vous savez de quel poids et de quelle importance
De ce peu d’étrangers s’est fait voir l’assistance.
Quarante, qui l’eût cru ? quarante à leur abord
D’une armée abattue ont relevé le sort, 340
Du côté des vaincus rappelé la victoire,
Et fait d’un jour fatal un jour brillant de gloire.
Depuis cet heureux jour que n’ont point fait leurs bras ?
Leur chef nous a paru le démon des combats ;
Et trois fois sa valeur, d’un noble effet suivie, 345
Au péril de son sang a dégagé ma vie.
Que ne lui dois-je point ? et que ne dois-je à tous ?
Ah ! si nous les pouvions arrêter parmi nous,
Que ma couronne alors se verroit assurée !
Qu’il faudroit craindre peu pour la toison dorée, 350
Ce trésor où les Dieux attachent nos destins,
Et que veulent ravir tant de jaloux voisins !
N’y peux-tu rien, Médée, et n’as-tu point de charmes
Qui fixent en ces lieux le bonheur de leurs armes ?
N’est-il herbes, parfums, ni chants mystérieux, 355
Qui puissent nous unir ces bras victorieux ?

Absyrte.

Seigneur, il est en vous d’avoir cet avantage :

Le charme qu’il y faut est tout sur son visage.
Jason l’aime, et je crois que l’offre de son cœur
N’en seroit pas reçue avec trop de rigueur. 360
Un favorable aveu pour ce digne hyménée
Rendroit ici sa course heureusement bornée ;
Son exemple auroit force, et feroit qu’à l’envi
Tous voudroient imiter le chef qu’ils ont suivi.
Tous sauroient comme lui, pour faire une maîtresse, 365
Perdre le souvenir des beautés de leur Grèce ;
Et tous ainsi que lui permettroient à l’amour
D’obstiner des héros à grossir votre cour.

Aæte.

Le refus d’un tel heur auroit trop d’injustice.
Puis-je d’un moindre prix payer un tel service ? 370
Le ciel, qui veut pour elle un époux étranger,
Sous un plus digne joug ne sauroit l’engager.
Oui, j’y consens, Absyrte, et tiendrai même à grâce
Que du roi d’Albanie il remplisse la place,
Que la mort de Styrus permette à votre sœur 375
L’incomparable choix d’un si grand successeur.
Ma fille, si jamais les droits de la naissance…

Chalciope.

Seigneur, je vous réponds de son obéissance ;
Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
Dans la même pensée et les mêmes respects. 380
Je les connois un peu, veuve d’un de leurs princes :
Ils ont aversion pour toutes nos provinces ;
Et leur pays natal leur imprime un amour
Qui partout les rappelle et presse leur retour.
Ainsi n’espérez pas qu’il soit des hyménées 385
Qui puissent à la vôtre unir leurs destinées.
Ils les accepteront, si leur sort rigoureux
A fait de leur patrie un lieu mal sûr pour eux ;
Mais le péril passé, leur soudaine retraite

Vous fera bientôt voir que rien ne les arrête, 390
Et qu’il n’est point de nœud qui les puisse obliger
À vivre sous les lois d’un monarque étranger.
Bien que Phryxus m’aimât avec quelque tendresse,
Je l’ai vu mille fois soupirer pour sa Grèce,
Et quelque illustre rang qu’il tînt dans vos États, 395
S’il eût eu l’accès libre en ces heureux climats,
Malgré ces beaux dehors d’une ardeur empressée,
Il m’eût fallu l’y suivre, ou m’en voir délaissée.
Il semble après sa mort qu’il revive en ses fils ;
Comme ils ont même sang, ils ont mêmes esprits : 400
La Grèce en leur idée est un séjour céleste,
Un lieu seul digne d’eux. Par là jugez du reste.

Aæte.

Faites-les-moi venir : que de leur propre voix
J’apprenne les raisons de cet injuste choix.
Et quant à ces guerriers que nos Dieux tutélaires 405
Au salut de l’État rendent si nécessaires,
Si pour les obliger à vivre mes sujets
Il n’est point dans ma cour d’assez dignes objets,
Si ce nom sur leur front jette tant d’infamie
Que leur gloire en devienne implacable ennemie, 410
Subornons[5] cette gloire, et voyons dès demain
Ce que pourra sur eux le nom de souverain.
Le trône a ses liens ainsi que l’hyménée,
Et quand ce double nœud tient une âme enchaînée,
Quand l’ambition marche au secours de l’amour, 415
Elle étouffe aisément tous ces soins du retour.
Elle triomphera de cette idolâtrie
Que tous ces grands guerriers gardent pour leur patrie.
Leur Grèce a des climats et plus doux et meilleurs ;
Mais commander ici vaut bien servir ailleurs. 420

Partageons avec eux l’éclat d’une couronne
Que la bonté du ciel par leurs mains nous redonne :
D’un bien qu’ils ont sauvé je leur dois quelque part ;
Je le perdois sans eux, sans eux il court hasard ;
Et c’est toujours prudence, en un péril funeste, 425
D’offrir une moitié pour conserver le reste.

Absyrte.

Vous les connoissez mal : ils sont trop généreux
Pour vous rendre à ce prix le besoin qu’on a d’eux.
Après ce grand secours, ce seroit pour salaire
Prendre une part du vol qu’on tâchoit à vous faire, 430
Vous piller un peu moins sous couleur d’amitié,
Et vous laisser enfin ce reste par pitié.
C’est là, Seigneur, c’est là cette haute infamie
Dont vous verriez leur gloire implacable ennemie.
Le trône a des splendeurs dont les yeux éblouis 435
Peuvent réduire une âme à l’oubli du pays ;
Mais aussi la Scythie, ouverte à nos conquêtes,
Offre assez de matière à couronner leurs têtes.
Qu’ils règnent, mais par nous, et sur nos ennemis :
C’est là qu’il faut trouver un sceptre à nos amis ; 440
Et lors d’un sacré nœud l’inviolable étreinte
Tirera notre appui d’où partoit notre crainte ;
Et l’hymen unira par des liens plus doux
Des rois sauvés par eux à des rois faits par nous.

Aæte.

Vous regardez trop tôt comme votre héritage 445
Un trône dont en vain vous craignez le partage.
J’ai d’autres yeux, Absyrte, et vois un peu plus loin.
Je veux bien réserver ce remède au besoin,
Ne faire point cette offre à moins que nécessaire ;
Mais s’il y faut venir, rien ne m’en peut distraire. 450
Les voici : parlons-leur ; et pour les arrêter,
Ne leur refusons rien qu’ils daignent souhaiter.



Scène III

AÆTE, ABSYRTE, MÉDÉE, JASON, PÉLÉE, IPHITE, ORPHÉE, Argonautes.
Aæte.

Guerriers par qui mon sort devient digne d’envie,
Héros à qui je dois et le sceptre et la vie,
Après tant de bienfaits et d’un si haut éclat, 455
Voulez-vous me laisser la honte d’être ingrat ?
Je ne vous fais point d’offre ; et dans ces lieux sauvages
Je ne découvre rien digne de vos courages :
Mais si dans mes États, mais si dans mon palais
Quelque chose avoit pu mériter vos souhaits, 460
Le choix qu’en auroit fait cette valeur extrême
Lui donneroit un prix qu’il n’a pas de lui-même ;
Et je croirois devoir à ce précieux choix
L’heur de vous rendre un peu de ce que je vous dois.

Jason.

Si nos bras, animés par vos destins propices, 465
Vous ont rendu. Seigneur, quelques foibles services,
Et s’il en est encore, après un sort si doux,
Que vos commandements puissent vouloir de nous,
Vous avez en vos mains un trop digne salaire,
Et pour ce qu’on a fait et pour ce qu’on peut faire ; 470
Et s’il nous est permis de vous le demander…

Aæte.

Attendez tout d’un roi qui veut tout accorder :
J’en jure le dieu Mars, et le Soleil mon père ;
Et me puisse à vos yeux accabler leur colère,
Si mes serments pour vous n’ont de si prompts effets, 475
Que vos vœux dès ce jour se verront satisfaits !

Jason.

Seigneur, j’ose vous dire, après cette promesse,

Que vous voyez la fleur des princes de la Grèce,
Qui vous demandent tous d’une commune voix
Un trésor qui jadis fut celui de ses rois : 480
La toison d’or, Seigneur, que Phryxus, votre gendre,
Phryxus, notre parent…

Aæte.

Phryxus, notre parent… Ah ! que viens-je d’entendre !

Médée.

Ah ! perfide.

Jason.

Ah ! perfide. À ce mot vous paroissez surpris !
Notre peu de secours se met à trop haut prix ;
Mais enfin, je l’avoue, un si précieux gage 485
Est l’unique motif de tout notre voyage.
Telle est la dure loi que nous font nos tyrans,
Que lui seul nous peut rendre au sein de nos parents ;
Et telle est leur rigueur, que, dans cette conquête
Le retour au pays nous coûteroit la tête. 490

Aæte.

Ah ! si vous ne pouvez y rentrer autrement,
Dure, dure à jamais votre bannissement !
Princes[6] tel est mon sort, que la toison ravie
Me doit coûter le sceptre, et peut-être la vie.
De sa perte dépend celle de tout l’État ; 495
En former un désir, c’est faire un attentat ;
Et si jusqu’à l’effet vous pouvez le réduire,
Vous ne m’avez sauvé[7] que pour mieux me détruire.

Jason.

Qui vous l’a dit. Seigneur ? quel tyrannique effroi
Fait cette illusion aux destins d’un grand roi ? 500

Aæte.

Votre Phryxus lui-même a servi d’interprète

À ces ordres des Dieux dont l’effet m’inquiète :
Son ombre en mots exprès nous les a fait savoir.

Jason.

À des fantômes vains donnez moins de pouvoir.
Une ombre est toujours ombre, et des nuits éternelles
Il ne sort point de jours qui ne soient infidèles.
Ce n’est point à l’enfer à disposer des rois,
Et les ordres du ciel n’empruntent point sa voix.
Mais vos bontés par là cherchent à faire grâce
Au trop d’ambition dont vous voyez l’audace ; 510
Et c’est pour colorer un trop juste refus
Que vous faites parler cette ombre de Phryxus.

Aæte.

Quoi ? de mon noir destin la triste certitude
Ne seroit qu’un prétexte à mon ingratitude ?
Et quand je vous dois tout, je voudrois essayer 515
Un mauvais artifice à ne vous rien payer ?
Quoi que vous en croyiez, quoi que vous puissiez dire,
Pour vous désabuser partageons mon empire.
Cette offre peut-elle être un refus coloré,
Et répond-elle mal à ce que j’ai juré ? 520

Jason.

D’autres l’accepteroient avec pleine allégresse ;
Mais elle n’ouvre pas les chemins de la Grèce ;
Et ces héros, sortis ou des Dieux ou des rois,
Ne sont pas mes sujets pour vivre sous mes lois.
C’est à l’heur du retour que leur courage aspire, 525
Et non pas à l’honneur de me faire un empire.

Aæte.

Rien ne peut donc changer ce rigoureux désir ?

Jason.

Seigneur, nous n’avons pas le pouvoir de choisir.
Ce n’est que perdre temps qu’en parler davantage ;
Et vous savez à quoi le serment vous engage. 530

Aæte.

Téméraire serment qui me fait une loi
Dangereuse pour vous, ou funeste pour moi !
La toison est à vous si vous pouvez la prendre,
Car ce n’est pas de moi qu’il vous la faut attendre.
Comme votre Phryxus l’a consacrée à Mars, 535
Ce dieu même lui fait d’effroyables remparts,
Contre qui tout l’effort de la valeur humaine
Ne peut être suivi que d’une mort certaine :
Il faut pour l’emporter quelque chose au-dessus
J’ouvrirai la carrière, et ne puis rien de plus : 540
Il y va de ma vie ou de mon diadème ;
Mais je tremble pour vous autant que pour moi-même.
Je croirais faire un crime à vous le déguiser ;
Il est en votre choix d’en bien ou mal user.
Ma parole est donnée, il faut que je la tienne ; 545
Mais votre perte est sûre à moins que de la mienne.
Adieu : pensez-y bien. Toi, ma fille, dis-lui
À quels affreux périls il se livre aujourd’hui.



Scène IV

MÉDÉE, JASON, Argonautes.
Médée.

Ces périls sont légers.

Jason.

Ces périls sont légers. Ah ! divine princesse !

Médée.

Il n’y faut que du cœur, des forces, de l’adresse. 550
Vous en avez Jason ; mais peut-être, après tout,
Ce que vous en avez n’en viendra pas à bout.

Jason.

Madame, si jamais…

Médée.

Madame, si jamais… Ne dis rien, téméraire.
Tu ne savois que trop quel choix pouvoit me plaire.
Celui de la toison m’a fait voir tes mépris : 555
Tu la veux, tu l’auras ; mais apprends à quel prix.
Pour voir cette dépouille au dieu Mars consacrée,
À tous dans sa forêt il permet libre entrée ;
Mais pour la conquérir qui s’ose hasarder
Trouve un affreux dragon commis à la garder. 560
Rien n’échappe à sa vue, et le sommeil sans force
Fait avec sa paupière un éternel divorce.
Le combat contre lui ne te sera permis
Qu’après deux fiers taureaux par ta valeur soumis ;
Leurs yeux sont tout de flamme, et leur brûlante haleine[8] 565
D’un long embrasement couvre toute la plaine.
Va leur faire souffrir le joug et l’aiguillon.
Ouvrir du champ de Mars le funeste sillon :
C’est ce qu’il te faut faire, et dans ce champ horrible
Jeter une semence encore plus terrible, 570
Qui soudain produira des escadrons armés
Contre la même main qui les aura semés.
Tous, sitôt qu’ils naîtront, en voudront à ta vie :
Je vais moi-même à tous redoubler leur furie.
Juge par là, Jason, de la gloire où tu cours, 575
Et cherche où tu pourras des bras et du secours.



Scène V

JASON, PÉLÉE, IPHITE, ORPHÉE, Argonautes.
Jason.

Amis, voilà l’effet de votre impatience.

Si j’avois eu sur vous un peu plus de croyance.
L’amour m’auroit livré ce précieux dépôt,
Et vous l’avez perdu pour le vouloir trop tôt. 580

Pélée.

L’amour vous est bien doux, et votre espoir tranquille,
Qui vous fit consumer deux ans chez Hypsipyle,
En consumeroit quatre avec plus de raison
À cajoler Médée et gagner la toison.
Après que nos exploits l’ont si bien méritée, 585
Un mot seul, un souhait dût l’avoir emportée ;
Mais puisqu’on la refuse au service rendu.
Il faut avoir de force un bien qui nous est dû.

Jason.

De Médée en courroux dissipez donc les charmes ;
Combattez ce dragon, ces taureaux, ces gensdarmes[9]. 590

Hiphite.

Les Dieux nous ont sauvés de mille autres dangers,
Et sont les mêmes dieux en ces bords étrangers.
Pallas nous a conduits, et Junon de nos têtes
A parmi tant de mers écarté les tempêtes.
Ces grands secours unis auront leur plein effet, 595
Et ne laisseront point leur ouvrage imparfait.
Voyez si je m’abuse, amis, quand je l’espère :
Regardez de Junon briller la messagère ;
Iris nous vient du ciel dire ses volontés.
En attendant son ordre, adorons ses bontés. 600
Prends ton luth, cher Orphée, et montre à la Déesse
Combien ce doux espoir charme notre tristesse.



Scène VI

IRIS est sur l’arc-en-ciel[10] ; JUNON et PALLAS, chacune dans son char ; JASON, ORPHÉE, Argonautes[11].
Orphée chante.

Femme et sœur du maître des Dieux,
De qui le seul regard fait nos destins propices,
Nous as-tu jusqu’ici guidés sous tes auspices, 605
Pour nous voir périr en ces lieux ?
Contre des bras mortels tout ce qu’ont pu nos armes,
Nous l’avons fait dans les combats :
Contre les monstres et les charmes
C’est à toi maintenant de nous prêter ton bras. 610

Iris.

Princes, ne perdez pas courage ;
Les deux mêmes divinités
Qui vous ont garantis sur les flots irrités
Prennent votre défense en ce climat sauvage.

(Ici Junon et Pallas se montrent dans leurs chars.)

Les voici toutes deux, qui de leur propre voix[12] 615
Vous apprendront sous quelles lois
Le destin vous promet cette illustre conquête ;
Elles sauront vous la faciliter :
Écoutez leurs conseils, et tenez l’âme prête
 À les exécuter. 620

Junon.

Tous vos bras et toutes vos armes

Ne peuvent rien contre les charmes
Que Médée en fureur verse sur la toison :
L’amour seul aujourd’hui peut faire ce miracle ;
Et dragon ni taureaux ne vous feront obstacle, 625
Pourvu qu’elle s’apaise en faveur de Jason.
Prête à descendre en terre afin de l’y réduire,
J’ai pris et le visage et l’habit de sa sœur.
Rien ne vous peut servir si vous n’avez son cœur ;
Et si vous le gagnez, rien ne vous[13] sauroit nuire 630

Pallas.

Pour vous secourir en ces lieux,
Junon change de forme et va descendre en terre ;
Et pour vous protéger Pallas remonte aux cieux,
Où Mars et quelques autres dieux
Vont presser contre vous le maître du tonnerre. 635
Le soleil, de son fils embrassant l’intérêt,
Voudra faire changer l’arrêt
Qui vous laisse espérer la toison demandée ;
Mais quoi qu’il puisse faire, assurez-vous qu’enfin
 L’amour fera votre destin, 640
Et vous donnera tout, s’il vous donne Médée.

(Ici, tout d’un temps, Iris disparoît, Pallas remonte au ciel, et Junon descend en terre, en traversant toutes deux le théâtre, et faisant croiser leurs chars.)

Jason.

Eh bien ! si mes conseils…

Pélée.

Eh bien ! si mes conseils… N’en parlons plus, Jason :
Cet oracle l’emporte, et vous aviez raison.
Aimez, le ciel l’ordonne, et c’est l’unique voie

Qu’après tant de travaux il ouvre à notre joie. 645
N’y perdons point de temps, et sans plus de séjour
Allons sacrifier au tout-puissant Amour.


FIN DU PREMIER ACTE.


  1. Ce mot est écrit champtournées dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille, dans celle de 1692, et même encore dans celle de Voltaire (1764).
  2. Var. (Dessein et édit. de 1661-1664) : mêlés de quantité.
  3. Par une faute singulière, l’édition de 1682 donne : « les pays, » pour : « leur pays. »
  4. Voyez ci-dessus l’Examen, p. 247.
  5. Subornons, séduisons. Voyez le Lexique.
  6. Il y a Prince au singulier, dans l’édition de Voltaire. (1764)
  7. Dans l’édition de 1692 : « Vous ne m’aurez sauvé. »
  8. Var. Leurs yeux sont tous de flamme, et leur brûlante haleine. (1661 et 63)
  9. Telle est l’orthographe du mot dans les anciennes éditions, y compris celle de 1692. Il est imprimé de même dans les Desseins et dans l’Examen ; voyez plus haut, p. 234 et p. 246.
  10. Var. IRIS, sur l’arc-en-ciel. (1661)
  11. Le mot Argonautes est omis dans les éditions de 1663 et de 1664 ; celle de 1661 y supplée par un etc.
  12. L’édition de Voltaire (1764) donne : « de leurs propres voix, » au pluriel.
  13. Toutes les éditions publiées du vivant de Corneille portent ici nous. Nous n’avons pas hésité à y substituer, d’après l’impression de 1692, vous, qui est évidemment la bonne leçon.