La Torture aux Pays-Bas autrichiens pendant le XVIIIe siècle/03

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CHAPITRE III.

Le Gouvernement autrichien et l’abolition de la torture dans les Pays-Bas.


Nous avons vu que, dès 1728, les ministres de (Charles VI avaient ouvert une enquête sur les pratiques usitées dans la procédure criminelle des Pays-Bas. Pendant près de quarante ans, cet objet semble abandonné[1] En 1761, une difficulté surgit à Luxembourg, au sujet du procès de deux incendiaires. L’un des deux avoue, mais son complice nie. Le Conseil de Luxembourg expose au gouvernement qu’il faudra recourir à la question, mais il se trouve très embarrassé : en effet, « la question ordinaire est si douce qu’elle fait impression sur peu de criminels ; l’extraordinaire les jette au contraire d’abord dans des douleurs si fortes et si vives que, le premier moment étant passé, ils perdent tout sentiment et deviennent par conséquent insensibles aux exhortations et questions qu’on leur fait pour en arracher la vérité[2] ». Il y aurait un moyen de réussir : user de la torture en usage devant les tribunaux militaires ; mais il faut pour cela l’agrément du pouvoir central. Le Ministre plénipotentiaire[3] accorde immédiatement l’autorisation demandée, sans commentaire aucun. Il ne relève pas même l’absurdité du système pratiqué devant les tribunaux civils. On dirait que le Gouvernement se désintéresse de toute modification aux errements anciens. Cependant l’intense mouvement des esprits que nous avons étudié au chapitre précédent, ne pouvait demeurer indifférent aux ministres de Marie-Thérèse, sympathiques eux-mêmes aux idées de réforme. En 1765, Cobenzl écrivait à Kaunitz qu’il souffrait de n’avoir encore pu réaliser aucun progrès dans les lois pénales[4].

Ces ministres ne suivront cependant point l’exemple des nombreux États qui ont aboli purement et simplement la question. Charles de Lorraine leur a fait comprendre le caractère des Belges et les a éclairés sur le danger d’innovations qui n’auraient pas obtenu l’adhésion préalable des autorités nationales. Ils sont décidés à agir, mais ils ne veulent avancer que prudemment et obtenir le concours des magistrats pour réaliser les transformations nécessaires.

Le 7 août 1765, un an après l’apparition du Traité des délits et des peines, le gouverneur général fit signaler à plusieurs Conseils[5] les irrégularités nombreuses que présentait l’administration de la justice, et leur demanda d’indiquer les remèdes qu’il conviendrait d’apporter à cette situation. Il désirait notamment savoir s’il n’y avait pas lieu de rappeler tous les tribunaux à la stricte exécution des ordonnances criminelles de 1570[6].

Seuls, les Conseils de Luxembourg[7], de Hainaut[8] et de Malines[9] répondirent à la circulaire du prince Charles ; aussi celui-ci envoya-y-il, le 16 avril 1766, une lettre de rappel : « Nous vous faisons la présente, pour vous ordonner, comme nous vous ordonnons, d’y satisfaire, et de nous rendre ledit avis le plus promptement qu’il sera possible, en vous expliquant, en même temps, s’il conviendroit ou s’il ne conviendroit pas d’abolir la torture et la marque[10] ».

Les avis des Conseils — qui ne mirent pas grand empressement à s’exprimer[11] — sont conservés dans les archives du Conseil privé[12] et ont été publiés par Gachard[13]. En voici la synthèse pour ce qui concerne la torture.

Remarquons d’abord que la plupart des Conseils exposent les raisons que font valoir tant les adversaires que les partisans de l’abolition. Cette impartialité, toutefois, n’est qu’une vaine apparence. Tandis que l’on insiste avec une complaisance visible sur les motifs invoqués pour le maintien des anciens errements, on mentionne de mauvaise grâce, et l’on écourte, quand on ne les mutile pas, les arguments des abolitionnistes. On concède cependant que l’emploi de la torture ne présente pas une sécurité absolue. Mais la concession ne va pas plus loin, car il importe au bien de l’État et des citoyens que les crimes soient connus pour qu’on puisse les punir. Or, les crimes se commettent ordinairement en secret, de manière que « s’il étoit absolument nécessaire de prouver les crimes et les coupables sans le secours de la torture, on seroit obligé de laisser presque toujours les crimes impunis[14] ». Si on l’abolit, ceux que son existence a retenus dans le droit chemin « lâcheront la bride à leurs passions, et donneront tête baissée dans le crime[15] ». En vain les abolitionnistes prétendent-ils qu’il est contraire à l’équité et à la raison de faire souffrir un accusé avant que sa culpabilité soit établie ; ils oublient que la torture n’est pas une peine, mais « un simple (!) moyen d’investigation[16] ». Certes, il faut bien le reconnaître, des erreurs judiciaires ont été commises ; elles sont regrettables sans doute ; toutefois elles ont été rares et se sont produites « praeter judicum opinionem et praeter legislatorum intentionem[17] ». Du reste, s’il fallait abolir les règlements qui donnent lieu à des abus, on serait obligé d’abroger la plupart des lois, et il ne faut pas se dissimuler que les lois nouvelles engendreront à leur tour des abus[18]. Mais, a-t-on dit, il vaut mieux laisser échapper plusieurs coupables que de s’exposer à punir un innocent ; nos magistrats répondent que « c’est là une maxime vulgaire qui renverse l’ordre social[19] ». C’est également une erreur de prétendre que la confession arrachée par les tourments n’est pas sincère, « car cette confession n’est pas bornée à l’aveu, mais elle doit contenir les faits et les circonstances[20] ». Et nos tribunaux insistent sur cet argument qui leur semble capital, sans songer que les instruments maniés par un tortionnaire habile permettent d’extorquer les détails aussi bien que le fait principal ! La grande raison, c’est l’ancienneté de l’institution : « L’usage a montré qu’elle étoit bonne[21] ; elle existe chez des peuples savants et éclairés qui la considèrent comme un moyen efficace[22] ». Augustin Nicolas a eu beau la combattre et alléguer des raisons de grand poids, l’usage n’en est pas moins demeuré dans son propre pays[23]. Enfin, pourquoi parler d’humanité ? Rien de moins cruel : « Elle ne consiste que dans l’extension des membres, et jusqu’à dislocation, lorsqu’il s’agit de la question extra-ordinaire[24] ». Et qu’est cette considération, si l’on songe que la torture « sert admirablement à tranquilliser la conscience et le cœur du juge[25] » ? Il vaut même mieux ne pas trop agiter ces questions, car « ce serait réveiller les anciens scrupules et spéculations, si l’on entrait plus avant dans la discussion de cette matière[26] ».

Les Conseils de Malines, de Brabant, de Namur et de Hainaut concluent qu’il n’y a aucune raison d’abolir la torture. Au Conseil de Hainaut, le vote n’a pas été unanime ; la minorité a fait inscrire ses réserves, et déclare qu’il est injuste de tourmenter l’accusé aussi longtemps que la preuve de son crime n’est pas faite ; or, la question est un supplice affreux, et on connaît des exemples de personnes qui ont préféré la mort à la prolongation des tourments[27]. Ces considérations n’ont pas laissé que d’émouvoir la majorité, et elle propose au Gouvernement de ne permettre dorénavant l’usage de la question qu’aux juridictions supérieures ; les sentences des tribunaux subalternes ordonnant la mise d’un accusé à la torture, ne seraient exécutoires qu’après confirmation par arrêt du conseil de justice compétent, et en présence de commissaires délégués par lui[28]. Le Bailliage de Tournai s’en remit « à la sagesse de Sa Majesté », tout en reconnaissant qu’il fallait user de la géhenne avec prudence, ne pas la réitérer, et, de même que le Conseil de Hainaut, il recommanda l’appel de la sentence au magistrat supérieur[29]. Le Conseil de Flandre tâcha de ne pas se compromettre ; il se borna à constater que « les articles 39, 40, 41 et 42 des ordonnances criminelles de Philippe II, traitant de la torture, dépendent de la résolution que le Gouvernement prendra sur cette matière. S’il la supprime, ces articles viendront à cesser[30] ». Il est, du reste, d’avis qu’il serait injuste de condamner un accusé à la torture sans preuve suffisante, et « inutile de donner la question à celui qui d’ailleurs seroit pleinement convaincu d’avoir commis le crime[31] ».

En résumé, nos corps de justice sont hostiles aux projets de la cour d’Autriche ; seulement, les uns manifestent cette hostilité d’une manière franche et nette ; les autres y mettent des formes et des réserves.

Il y eut une exception intéressante. Le Conseil de Gueldre, présidé par J. Ramaeckers, sur le rapport du conseiller Luytgens, proposa sans ambages la suppression « d’un moyen de procédure contraire à la justice, » vicieux dans son principe, incertain et trompeur dans ses effets[32] ».

L’ancienneté de l’usage ne prouve rien aux yeux des magistrats gueldrois, et ils rappellent la suppression des ordalies, dont l’existence remontait bien haut, et que personne ne désire cependant voir revivre[33]. Ils ne veulent pas de la torture, même pour les vagabonds[34], car « de sa nature dépendante évidemment du hasard, elle n’est susceptible d’aucune règle qui puisse conduire le juge quel qu’il soit[35] ». Après avoir lu cette profession de foi passablement radicale, nous constatons avec étonnement que le Conseil propose le maintien de la question préparatoire pour les individus accusés du crime de lèse-majesté, de trahison, d’incendie et de vol en bande, et de la question préalable pour tous les condamnés à mort, afin de les forcer à dénoncer leurs complices[36] Le conseiller-mambour de Gueldre ne se ralliait pas, d’ailleurs, à l’avis du Conseil ; il déclarait la torture « mal nécessaire » dont l’usage exige surtout « la candeur d’un juge intègre et la prévoyance » et dextérité d’un juge éclairé[37] ».

En somme, l’adhésion espérée par les ministres de Vienne ne se produisit pas ; ce n’était pas néanmoins une raison suffisante d’abandonner une entreprise aussi juste que généreuse, et les réformateurs ne se laissèrent pas décourager par ce premier échec[38]. Fidèles à leur principe de ne pas heurter de front les résistances routinières des corps constitués, ils attendirent la première occasion favorable. Elle ne tarda pas à se présenter.

Le 24 février 1771, l’abolition de la torture fut de nouveau mise à l’ordre du jour du Conseil privé par un billet du Secrétaire d’État et de guerre, Georges-Adam de Starhemberg. Ce haut fonctionnaire faisait observer qu’il résultait du dossier d’une requête en grâce, récemment adressée au gouverneur général, le prince Charles de Lorraine, « qu’un accusé avait essuié les tormens d’une torture pendant près de vingt-quatre heures ». Il priait donc le Conseil de reprendre l’étude de la matière pour arriver à « établir une nouvelle règle, ou au moins à rectifier ce qu’il peut y avoir de mauvais ou de dangereux dans l’usage qui subsiste actuellement[39] ».

Le Conseil chargea un de ses membres, Goswin de Fierlant[40] de lui faire rapport. Ce rapport[41] fut déposé le 13 avril 1771 ; il se composait de deux mémoires distincts. L’un était intitulé : Observations sur la torture ; l’autre : Observations sur l’insuffisance et les inconvénients des peines afflictives et sur les avantages qu’il y aurait à les remplacer par des maisons de force[42]. Le premier de ces mémoires doit seul nous arrêter ici.

L’auteur[43], après avoir examiné les divers procédés de torture qui ont été ou sont encore usités dans les Pays-Bas, rappelle les objections graves qu’elle a soulevées depuis l’antiquité, et, se basant sur des exemples typiques puisés dans nos archives criminelles, il termine son ouvrage en se deman- dant si la torture, « telle que les tribunaux les plus éclairés des Pays-Bas en font usage[44] », ne présente pas l’inconvénient d’être « contraire à la défense naturelle » en forçant le prisonnier, non seulement de s’accuser, mais encore de fournir lui-même les preuves qui manquent pour le condamner à mort ; contraire à la justice, puisqu’elle fait subir un supplice à un homme qui n’est pas encore reconnu coupable ; plus favorable aux criminels qu’aux innocents ; enfin, n’offrant aucune certitude morale au juge, et causant un tort irréparable à l’innocent, en le mettant dans le cas de ne pouvoir être renvoyé absous qu’après avoir été flétri par la main du bourreau et avoir subi des tourments cruels sans avoir mérité la peine la plus légère ; de Fierlant se demande si ces inconvénients, inséparables de l’usage de la torture, ne sont pas assez graves pour la faire « proscrire de nos tribunaux comme incompatible avec cet esprit de douceur, de justice et d’humanité qui caractérise l’Auguste Princesse qui leur confie l’exercice de la juridiction criminelle », d’autant plus qu’une expérience concluante a été tentée dans plusieurs pays où le système nouveau n’a nullement accru la criminalité.

Dès le 22 juin, Charles de Lorraine fit adresser un exemplaire de ces mémoires à tous les Conseils de justice du pays ; il leur prescrivit de les discuter et de lui transmettre au plus tôt le résultat de leurs délibérations[45].

Certains Conseils montrèrent peu d’empressement, et il fallut de nombreuses lettres de rappel pour les amener à répondre[46].

L’avis des magistrats reste généralement défavorable à l’abolition de la torture. Nous trouvons dans les lettres des Conseils la fastidieuse et interminable[47] répétition des arguments produits dans la consultation de 1766, que nous avons exposés plus haut.

Comme dans l’enquête précédente, le premier motif que l’on invoque est tiré de l’antiquité de l’institution : « Pas d’authorité plus forte pour la conserver. Elle renferme le témoignage de tous les tems de sa nécessité[48] ». L’abolition de la torture augmenterait dans d’immenses proportions le nombre des scélérats[49] ; elle rendrait l’instruction des procédures criminelles « très opéreuse et souvent sans succès[50] », et l’on ne parviendrait plus à découvrir « les actes qui se commettent dans les ténèbres, cachettement[51] ». Du reste, la torture a été inventée « non pas tant pour avoir la preuve conforme aux lois, que pour parvenir à la conviction et à l’appaisement de la conscience du juge… C’est donc l’humanité qui y a donné lieu, et qui, par conséquent, en recommande la conservation[52] ». Non seulement la torture est une mesure d’humanité, mais elle présente encore l’avantage de rendre l’accusé juge dans sa propre cause[53] ». D’ailleurs, si l’accusé est torturé, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même : « il n’a qu’à avouer avant[54] ». Certains magistrats ne comprennent pas qu’on veuille même discuter une chose aussi évidente : « De tout temps, la torture a été la dernière ressource pour parvenir à la certitude. Est-il un moyen plus simple et plus naturel pour avoir la certitude d’un fait, que de l’aprendre de celui qui doit l’avoir commis[55] » ?

G. de Fierlant avait démontré dans son mémoire que la torture est contraire à la défense naturelle ; on répond que la société offensée ne doit pas « traiter avec douceur un individu qui est censé avoir violé lui-même envers elle les lois de l’humanité[56] ». Certains tribunaux vont plus loin et n’hésitent pas à invoquer la raison d’État : « Ne peut-on pas en faveur du bien publicque passer au dessus de ces considérations de défense naturelle[57] » ? On objectera qu’un innocent pourra être soumis à la question, ce qui est horrible ; cela n’est pas impossible, répondra-t-on, mais « le législateur n’a pu s’attacher qu’aux choses telles qu’elles paroissoient, et non pas à ce qu’elles pouvoient être autrement[58] ». Cela n’a pas plus de signification que si un innocent était condamné à mort sur la déposition de faux témoins, ce qui peut également arriver. Car « si la torture n’est pas infaillible, les témoins ne le sont pas non plus, et, pour être logique, il faudroit alors supprimer les témoins[59] ». Les abus ne prouvent rien contre une institution : « c’est l’exemple du danger d’un couteau dans la main d’un enfant[60] ».

On ne nie pas que la torture soit douloureuse ; « mais la prise de corps aussi est douloureuse, l’interrogatoire aussi. Faudrait-il pour cela les supprimer[61] » ? Puis, si elle est douloureuse, elle ne met pas la vie en danger, l’humanité n’a donc pas sujet à pouvoir se plaindre[62] ». Quant aux tourments que l’innocent aura injustement subis, le Grand Conseil de Malines en prend son parti avec une superbe sérénité : « C’est un malheur que l’innocent doit souffrir et en faire le sacrifice au bien public[63] ». Et même, peut-on bien dire qu’il y aura des innocents torturés ? « Ce ne seront point des innocents qui méritent la protection de la société civile, mais des suspects, dangereux à cette société[64] ». En effet, et c’est ainsi qu’on réfute le fameux dilemme de Beccaria, il n’y a pas seulement des coupables et des innocents ; entre les deux « il y a le véhémentement suspect[65] ». Pour détruire l’effet des arguments développés par le publiciste italien, dont l’esprit se retrouve dans plusieurs passages du mémoire de G. de Fierlant, quelques corps de justice ont reproduit de longs passages de Muyart de Vouglans[66]. On en trouve qui soutiennent gravement que la confession de l’accusé mis à la question n’est pas une confession forcée, « puisqu’elle doit être répétée librement[67] ». Nous avons vu dans le chapitre premier ce qu’il faut penser de celle libre réitération de l’aveu !

Il est cependant un fait qui embarrasse les magistrats routiniers : c’est l’abolition de la torture réalisée depuis assez longtemps dans plusieurs États. Aussi s’efforcent-ils de réduire l’importance de cette constatation : « Si l’Autriche, la Prusse, la Suède et la Russie ont aboli la torture, on ignore, ce que l’auteur assure, qu’il ne s’y commet pas plus de crimes qu’auparavant, et cela n’est pas concevable[68] ». D’autres vont plus loin : « Les » feuilles publiques nous ont instruit du dangereux effet que cette abolition a produit en 1774, en Suède, où il ne fut pas possible d’extirper pareilles bandes[69] ». Enfin, que la torture soit abolie dans certains pays, et que cette abolition soit demeurée sans effet nuisible sur la criminalité, cela n’importe guère : « ces exceptions ne servent qu’à mieux confirmer la règle générale[70] ».

Les conclusions des Conseils, dont nous venons de relever les avis, peuvent se résumer en ceci : La torture est nécessaire ; pour qu’elle soit sans danger, il suffit de donner de bonnes instructions aux tribunaux, de leur recommander la modération dans son emploi, et on ferait peut-être bien d’en réserver l’usage aux Conseils de justice et aux échevinages des chefs-villes, à l’exclusion des juridictions subalternes et des échevinages ruraux[71].

Il est à remarquer que les corps de justice ne défendent plus la torture des convaincus qui persistent à nier, ni la torture d’inquisition, ni celle des contumaces ; ils ne luttent plus avec une ardeur réelle que pour maintenir le droit de mettre à la question les criminels non convaincus qui persévèrent dans leurs dénégations, et les condamnés à mort qui ne veulent pas révéler le nom de leurs complices. De plus, en 1766, le seul Conseil de Gueldre était entré jusqu’à un certain point dans les vues novatrices du Gouvernement ; en 1771, ce Conseil persévère dans sa manière de voir[72], et nous avons de plus à signaler l’adhésion du lieutenant général et de l’avocat général de Tournai-Tournésis ; d’autre part, la minorité du Conseil de Hainaut a encore accentué son attitude en souscrivant nettement à l’éloquent plaidoyer de G. de Fierlant. Les conseillers dissidents rappellent les arguments d’ordre moral invoqués par le magistral bruxellois et insistent sur les nombreuses et lamentables erreurs judiciaires dont la torture a été cause[73] ; ils rappellent aussi le grand principe magistralement développé par saint Paul : « On ne doit jamais faire le mal, quelque bien qu’on en puisse espérer[74] ». Le lieutenant général de Tournai, Morel, et l’avocat général Malliet flétrissent énergiquement la torture ; ils la déclarent « inique, barbare, cruelle et déplorable[75] », et concluent à son abolition pure et simple.

Il y a donc un progrès accompli depuis 1766 ; les résistances ont faibli, mais les répugnances contre les « spéculations nouvelles » subsistent toutefois, quoique moins absolues, et le Gouvernement ne croit pas pouvoir passer outre. Tandis qu’un billet impérial du 3 février 1776 abolissait la torture dans les États héréditaires d’Allemagne, y compris le Banat de Temesvar et la Gallicie[76], on n’osait introduire la réforme dans les Pays-Bas que pour les tribunaux militaires[77].

Pendant les dernières années du règne de Marie-Thérèse, la torture, quoi qu’en dise Galesloot[78], continue à être pratiquée dans nos provinces. Nous en avons trouvé des exemples aussi bien dans les archives des juridictions subalternes que dans celles des villes importantes. Le 19 décembre 1775, Jean Van K…, voleur d’église, subit à Gand une torture prolongée de 2 à 10 heures du soir[79] ; l’année suivante, le 26 mai 1774, Gustave D…, voleur, est torturé dans la même ville[80] ; le 3 octobre 1775, Jean-Baptiste G…, dit « maegeren Tist », accusé de vol, est mis à la question à Anvers pendant près de deux heures[81]. Viennent ensuite, également à Anvers, le 7 septembre 1775, Jean-Étienne J…, que l’Écoutète qualifie de « complete deugeniet ende fameusen dief » ; il est torturé parce qu’il ne veut pas révéler, le nom de ses complices[82] ; le 20 octobre, Joseph C…, poursuivi pour vol, subit l’épreuve du « halsband[83] » en même temps que son complice supposé, Jacques F…[84].

En 1776, Joseph De T…, natif de Mullem, dans la châtellenie d’Audenarde, fut accusé de vol et s’enfuit. Son père demanda grâce pour lui, et fit valoir que les preuves produites à sa charge étaient de peu de valeur ; cependant, disait-il, si on l’arrête, la torture lui arrachera peut-être un aveu mensonger. Le gouverneur général accorda au suppliant des lettres d’abolition. Le Conseil privé, consulté, avait signalé à l’attention du prince que « ce dessein d’appliquer la torture à un homme, qui peut-être est très innocent, est odieux et révoltant, et que cela seul paraît devoir engager Son Altesse Royale à arrêter les poursuites[85] ». Le 21 décembre 1775, Henri M…, accusé de vol, est torturé à Anvers[86] ; le 20 juin 1778, Norbert T…, accusé de meurtre, est condamné à subir la question ; mais sa femme obtient du gouverneur général un décret de grâce[87].

Un cas plus intéressant se présente dans une juridiction rurale du Brabant. En 1779, Guillaume Desmet, échevin de la commune de Meldert, près Tirlemont, fut décrété de prise de corps comme incendiaire[88], et, bien qu’âgé de plus de 62 ans, appliqué à la torture durant dix-huit heures consécutives[89]. Or, on n’avait pas même démontré que l’incendie fût dû à la malveillance, et, suivant l’expression des jurisconsultes, il ne « constait pas du corps du délit ».

La même année, Laurent T…, détenu dans la prison de Maesniel, seigneurie de Daelembroeck, en Gueldre, accusé de faux et de vols, est condamné par le magistrat à subir la torture. Il adresse au souverain une requête en grâce ; elle lui est accordée sur l’avis favorable du Conseil de Gueldre, qui est resté l’adversaire déterminé de la question et qui fait d’ailleurs valoir « l’insuffisance des charges[90] ».

La dernière année du règne de Marie-Thérèse est marquée par deux procès importants. Les frères de Liévin B…, de Gand, qui était accusé d’avoir assassiné sa femme, s’adressèrent, le 5 août 1780, au gouverneur général, afin d’obtenir que le procès se fit sans mise à la question. Chose étrange, alors que nous avons vu, à diverses reprises, le Conseil privé se déclarer partisan de l’abolition de la torture, alors qu’il la supprime souvent d’une manière indirecte par le moyen de la grâce ou des lettres d’abolition, cette fois il se désintéresse de la chose et il semble même faire un grief aux frères de l’accusé de leur intervention[91]. Cependant, on demande pour la forme l’avis des échevins de Gand, et ceux-ci renvoient la requête au grand bailli Van den Deurpe. Le procureur gantois s’étend longuement sur les considérations d’ordre public qui exigent la répression des crimes, et surtout sur la « groote atrossiteyd » du crime reproché à B…[92]. Il conclut au rejet de la requête des suppliants, qui, connaissant, dit-il, les dispositions du Gouvernement au sujet de la torture, essaient d’obtenir qu’elle ne soit pas appliquée[93]. Les requérants invoquent à tort les ordonnances de 1570, car celles-ci autorisent la mise à la question quand il y a des preuves telles qu’il ne manque plus, en quelque sorte, que la confession de l’accusé. Mais le sévère magistrat oublie qu’il vient de consacrer plusieurs pages à démontrer que la culpabilité de l’accusé ne présente pas le moindre doute. Or, les ordonnances disent formellement que, dans ce cas, la torture ne doit pas être employée, l’accusé s’opiniâtrât-il dans ses dénégations. Dans son zèle, il va jusqu’à prétendre que le crime de B… est un de ceux pour lesquels les antagonistes mêmes de la torture la jugent nécessaire[94], et il cite Voltaire et Carpzovius — qu’il est assez piquant de voir associés — pour montrer que l’assassinat d’une femme par son mari est aussi grave qu’un parricide. Ce rapport fut approuvé par les échevins, et le Gouvernement repoussa la requête des frères de B… Celui-ci subit les tourments de la question le 4 septembre 1780[95], depuis 3 heures de relevée jusqu’au lendemain à la même heure, sans interruption, et sans que les habiletés du bourreau lui eussent arraché un aveu.

La même année, le Magistrat de Louvain poursuivait du chef de faux deux fonctionnaires de la ville, de G… et van D… ; comme les accusés niaient en dépit de l’évidence les faits mis à leur charge, il les condamna à subir la torture. Les femmes des accusés sollicitèrent des gouverneurs généraux qu’il fût fait grâce de cette épreuve à leurs maris ; leur requête fut accueillie et les échevins durent prononcer leur sentence sur les faits de la cause[96].

Vint le règne de Joseph II. Nous avons vu que déjà, comme corégent, ce prince avait manifesté catégoriquement ses préférences pour la cause de l’abolition. Son action, toutefois, ne se fit pas immédiatement sentir[97]. Même pendant les premières années, il semble avoir renoncé à introduire dans nos provinces cette réforme accomplie depuis 1776, sans inconvénients, dans ses États héréditaires d’Autriche. En réalité, il n’y a là qu’un simple ajournement, et, en attendant qu’il juge le moment opportun pour lancer un décret définitif, le Gouvernement veille à écarter les abus chaque fois qu’il en découvre. Le Conseil privé recourt fréquemment au moyen que nous avons déjà indiqué : il obtient que le souverain fasse grâce de la torture, malgré les instances souvent pressantes des corps judiciaires. Ceci est tellement vrai que le Conseil, quand il est en désaccord avec un tribunal, n’entreprend plus de discussion théorique : il cherche dans les faits de la cause l’une ou l’autre raison de supprimer l’épreuve de la question. Le 25 janvier 1781, le Conseil privé est saisi d’une requête en grâce de Guillaume R…, détenu dans les prisons de Bruxelles sous l’accusation d’avoir assassiné sa femme. La grâce fut accordée d’abord parce qu’ « il ne conste pas assez de l’identité de la personne assassinée avec la femme du prisonnier, » — ce que les échevins ne contestent pas ! — ensuite parce que l’accusé est absolument sourd ; enfin, et ceci est une concession apparente aux préjugés judiciaires, « à cause qu’il n’y a pas ici des circonstances » secrettes dont la révélation faite par l’accusé sur la torture peut seule donner au juge l’appaisement requis ». Les échevins devront donc juger sur témoignages et sur pièces[98]. Le 1er août de la même année, Guillaume B…, de Fouron-Saint-Martin, pendant les fêtes de la kermesse, où, en signe de réjouissance, on tirait des coups de fusil, a tué un de ses amis. Sans doute, disent les échevins, la victime était un de ses amis, mais il y avait une pierre dans son arme : il a peut-être visé un autre individu dans la bagarre, et le coup aura mal porté. « Pour le convaincre définitivement, il devrait préalablement être appliqué à la question[99] ». Défense fut faite aux juges de Fouron de passer outre, ce qui ne les empêcha pas de garder le malheureux B… en prison pendant quatre années. Aussi, lorsque, en 1783, le Gouvernement apprit cet abus de pouvoir, infligea-t-il un blâme sévère aux échevins et fit-il mettre immédiatement B… en liberté[100]. La même année encore, un prêtre du diocèse de Bruges, Jean Bauwens[101], fut poursuivi devant le Conseil de Flandre du chef de faux. Un décret des gouverneurs généraux en date du 23 avril enjoignit au Conseil de porter sa sentence à la connaissance du souverain avant de la mettre à exécution. Le 11 octobre, Bauwens fut condamné à la peine capitale ; en notifiant cet arrêt à l’Empereur, le Conseil de Flandre ajoutait que Bauwens serait appliqué à la torture « pour la révélation de ses complices[102] ». Immédiatement Albert et Marie-Christine le lui défendirent ; ils reconnaissaient que la révélation des complices importait à l’ordre public, mais ajoutaient qu’à leur avis, « la torture ne répandrait aucun jour ». En conséquence, on dirait au condamné qu’il lui restait un moyen de sauver sa vie : faire l’aveu complet et sincère de ses crimes et dénoncer ses complices[103].

Le Conseil insista, le 15 novembre, et fit valoir qu’il lui « seroit désagréable » de faire les devoirs prescrits par Sa Majesté[104] ». Le Gouvernement ne s’arrêta pas à cette protestation ; il maintint sa décision première et interdit aux juges d’aller au delà, même si l’accusé refusait de répondre ou si ses réponses n’étaient pas satisfaisantes[105]. Le Conseil de Flandre dut s’incliner devant cet ordre formel, bien qu’il y trouvât « des inconveniens,… de mauvaises suites qui doivent en résulter et l’embarras dans lequel ils doivent naturellement jeter le juge[106] ». Mais Bauwens ayant refusé de répondre, ses juges insistèrent assez aigrement auprès des gouverneurs généraux pour qu’il leur fût permis de le mettre à la question. « On a vu le Gouvernement stater des procédures, interdire l’exécution des sentences, accorder des grâces, mais on ne se souvient pas qu’on ait touché à la forme de la procédure, qu’on ait gêné le juge dans les moiens de preuve ou dans les principes qui doivent guider son opinion. La question est un moien de preuve ordonné par nos placards et consacré par l’usage, il a dirigé en partie nos opinions dans l’arrêté que nous avons fait dans la cause. Ce moien étant supprimé, nos opinions deviennent altérées, et nous n’avons plus de guide sûr pour notre détermination ». Encore une fois, le Gouvernement tint bon et ordonna au Conseil « de passer, sans plus emploier aucune espèce de torture, à la décision définitive du procès[107] ». Une décision analogue fut prise à l’occasion d’une poursuite intentée par les échevins d’Anvers à charge de Pierre-Gommaire S…, accusé d’un crime horrible[108] et surabondamment établi. Starhemberg écrivit à la Vierschaere que la torture ne pouvait être décrétée dans l’espèce.

Certains tribunaux, sans manifester encore des sentiments abolitionnistes, ne veulent pas agir contre les vues du Gouvernement et s’abstiennent d’infliger la question[109]. Mais ils constituent une exception dans le monde judiciaire, et il arrive que de graves abus échappent à la vigilance de l’autorité supérieure. Le 13 octobre 1781, le Fiscal de Flandre déclare, dans une enquête ordonnée par les gouverneurs généraux, que François C…, bourgeois de Bruges, a subi d’horribles tourments parce qu’il refusait de s’avouer coupable de viol[110]. Le 14 juillet 1783, le Conseil privé est obligé de rappeler à la Cour féodale d’Alost que l’on ne peut torturer un accusé convaincu à suffisance de droit, uniquement pour obtenir son aveu[111]. Le 15 décembre de la même année, il obtient des gouverneurs généraux qu’il soit fait grâce de la torture à Jean-Baptiste L…, accusé de viol, condamné à la question ordinaire et extraordinaire par les échevins d’Ypres[112].

En 1784, l’empereur accentue son attitude. Un décret du 3 février défend à tous les juges, « tant supérieurs que subalternes », de mettre un accusé à la question avant d’en avoir obtenu l’autorisation du Gouvernement[113]. Cette disposition devait être tenue secrète, « afin de prévenir les inconvénients qui pourroient être à craindre, si les malfaiteurs savoient ou pouvoient présumer d’avance une disposition équivalente à l’abolition de la torture[114] ».

Les Conseils de Namur et de Flandre protestèrent. Le premier fit valoir que le secret serait mal gardé par les justices subalternes et que le décret impérial aurait de fâcheuses conséquences au point de vue de la criminalité[115]. Le second se plaignit assez aigrement d’être « mis en curatelle » et, se basant sur l’autorité de Montesquieu, qu’on est assez surpris de voir invoquée en cette occurrence, il dénonce dans la dépêche du 3 février une confusion des pouvoirs législatif et judiciaire[116]. Le Gouvernement répondit qu’il exerçait de plein droit la haute surveillance sur tous les tribunaux des Pays-Bas et que le Conseil de Flandre avait à se soumettre[117]. Il n’y eut pas d’autres protestations[118]; le Conseil de Namur s’empressa d’adresser la dépêche impériale à toutes les cours subalternes de son ressort[119] ; les Conseils de Hainaut, Tournai-Tournésis, Brabant et Luxembourg suivirent cet exemple[120].

Le Conseil privé veilla du reste à la stricte exécution du décret, et, d’autre part, chaque fois qu’un tribunal sollicita l’autorisation de torturer un accusé, il fut nettement éconduit. Dans plusieurs réponses à des requêtes de l’espèce, le Conseil déclare que le Gouvernement « a pris pour principe de ne plus permettre que les accusés soient mis à la question[121] ». Le 1er août 1785, il annonce au Drossart de Brabant que l’abolition sera bientôt officielle et définitive.

Le Gouvernement nourrissait d’ailleurs le projet d’une refonte générale de nos lois pénales. On conserve aux Archives du Royaume à Bruxelles un volumineux manuscrit relatif à cette affaire. C’est un Projet d’édit criminel divisé en cinq chapitres, dont le quatrième est consacré à la procédure ; parmi les choses nouvelles que nous y relevons, il faut noter l’établissement de rappel en matière criminelle, la défense d’office des accusés par un avocat et la suppression de la torture[122].

Enfin, le 3 avril 1787 parut l’Édit de l’empereur pour la réformation de la justice aux Pays-Bas. L’article 63 porte : « Nous avons aboli et abolissons, dans tous les tribunaux de justice de nos dites provinces des Pays-Bas, l’usage de la torture[123] ».

Joseph II devançait la Révolution française, et, à la différence de son beau-frère Louis XVI, prenait une décision radicale et hautement louable. Car si la prudence conseille d’ajourner les réformes insuffisamment étudiées et mûries, les souverains, qui ont charge d’âmes, ne doivent pas, sous prétexte de circonspection, laisser en suspens des mesures qu’ils estiment justes et bienfaisantes[124].

La réorganisation des tribunaux fit naître de véhémentes critiques, mais nous n’avons pas découvert de protestations nouvelles contre l’abolition de la torture : des événements plus graves absorbaient l’attention des corps judiciaires. Seul, le Conseil de Hainaut prétendit plus tard que le souverain avait outrepassé ses pouvoirs, « attendu que la torture était approuvée par la disposition formelle des chartes et coutumes particulières de ce pays, art. 26, chap. 136, auxquels les souverains se sont imposé la loi de ne point déroger sans l’avis et participation des trois ordres qui composent les États du pays[125] ».

L’édit du 3 avril 1787 n’empêcha pas la Vierschaere d’Anvers de condamner le 17 juin suivant Joseph S…, accusé de vol, à subir la torture ; il est vrai que le procès-verbal de la question manque aux archives, mais le fait de la condamnation n’en est pas moins remarquable. Il n’y a de trace de protestation de l’Écoutète ni à Anvers ni au Conseil privé[126]. Bien plus : le 4 mars 1788, l’Écoutète, dont les fonctions consistent spécialement à faire exécuter les lois, requiert lui-même que Gérard R…, François G… et Pierre G…, accusés de vol, soient soumis à la « scherpere examinatie[127] ». Même réquisitoire, le 12 avril 1788, en cause de Nicolas B… et consorts, accusés de pillages[128], et le 19 septembre de la même année, en cause de Pierre Van R…, accusé de meurtre[129]. Les réformes impériales n’eurent en effet qu’une durée éphémère. Dès le 30 mai 1787, les gouverneurs généraux, cédant aux réclamations des États de Brabant, avaient suspendu l’exécution des diplômes concernant la nouvelle organisation judiciaire, et cette concession fut approuvée au nom de l’empereur par le comte de Murray, dans sa dépêche du 11 septembre 1787.

L’édit étant retiré, on rentrait, en ce qui concerne la procédure criminelle, sous le régime du décret du 3 février 1784 que nous avons cité plus haut. On ne pouvait appliquer un accusé à la torture qu’après en avoir obtenu l’autorisation du Gouvernement[130]. C’est ainsi que le 10 avril 1790, l’office du village d’Attre, qui détenait Benoit D… et Donat B…, accusés d’assassinat, demanda aux États généraux du Hainaut[131] la permission « d’appliquer ces individus à la torture ordinaire et au besoin extraordinaire pour avoir l’aveu des crimes dont ils sont prévenus et chargés ». Ledit office base sa requête sur le décret du 3 février 1784. Par décision des 7 et 8 juin, l’autorisation fut accordée[132].

Quand, après le pitoyable avortement de la révolution brabançonne, la maison d’Autriche eut été restaurée dans les Pays-Bas, Léopold II, par la déclaration de Francfort du 14 octobre 1790, s’engagea à « gouverner chacune des provinces belgiques sous le régime des constitutions et privilèges qui étaient en vigueur pendant le règne de l’impératrice Marie-Thérèse[133] ». L’édit du 3 avril 1787 resta donc supprimé ; la torture reprit sa place dans nos codes, et elle fut de nouveau appliquée à diverses reprises. Le 17 août 1794, Philippe K…, détenu à Maesniel, en Gueldre, depuis le 18 avril 1790, demanda au souverain d’être dispensé de la torture ; le Conseil privé fit « mettre sa requête aux actes[134] ».

Et cependant le souverain des Pays-Bas était ce même Léopold II qui avait introduit dans ses États de Toscane un code nouveau, œuvre de Vernaccini et de Ciani, qui peut être considéré comme l’acte législatif le plus hardi du XVIIIe siècle, car l’Assemblée constituante elle-même n’alla pas aussi loin que Léopold dans la voie des réformes pénales.

Ce code supprimait la peine de mort, abolissait la torture, la marque, la confiscation, le serment des prévenus, les dénonciations secrètes et la condamnation par contumace. Enfin il prescrivait une mesure profondément humaine : les accusés reconnus innocents devaient recevoir une indemnité équitable. Ce qui avait été décrété à Florence ne parut pas applicable à Bruxelles.

Vint l’envahissement de la Belgique par les troupes de Dumouriez. Le 8 novembre 1792, une proclamation du général en chef déclara « le peuple belge libre et dégagé de l’autorité de la maison d’Autriche ». Nos provinces vécurent dès ce moment sous le régime des lois françaises. Or, nous l’avons vu, un décret de l’Assemblée nationale du 11 octobre 1789, sur la réformation provisoire de la procédure criminelle, portait à l’article XIV : « L’usage de la sellette et la question dans tous les cas sont abolis ».

Mais après la bataille de Neerwinden [18 mars 1793], la domination autrichienne fut rétablie pour quelque temps ; avec elle notre ancienne législation rentra en vigueur, et, de nouveau, les chevalets se dressèrent dans nos cours de justice. Un des derniers procès de cette époque mérite d’arrêter un moment notre attention par la multiplicité et le raffinement des supplices qui Y furent mis en œuvre.

Le 9 octobre 1790, on avait trouvé assassinés dans leur maison à Anvers, les époux Matthourné, Hollandais de naissance. Les soupçons se portèrent sur un de leurs voisins, Philippe Mertens. Il fut écroué à la prison du Steen le 27 novembre. L’instruction du procès fut longue : le 9 mars 1792 seulement, l’accusé comparut devant la Vierschaere pour y entendre lecture des charges portées contre lui[135]. Les exceptions opposées par Mertens furent écartées comme entachées de « frivolyteit ende impertinencie », et le 15 juin, le tribunal décida de solliciter du Gouvernement l’autorisation de procéder à la torture. La requête des échevins, que nous avons retrouvée dans les archives du Conseil privé[136], insiste surtout sur l’atrocité du crime, sur le nombre et la force des indices relevés, sur les mauvais antécédents de l’accusé, qui « a été décrété de prise de corps en 1785 par les juges du comté de Horn, comme impliqué dans le complot de la bande abominable des abjureurs de Dieu et d’incendiaires dont plusieurs ont été exécutés par la hart, la roue ou le feu dans ce païs » ; il résulte de l’enquête « un ensemble de preuves enchainées à sa charge, si concluantes et si convaincantes… qu’il ne reste plus rien à désirer que son propre aveu ». Le Conseil privé renvoya cette requête au Fiscal de Brabant, qui émit un avis favorable ; il estime « que la condamnation à la torture a été justement portée pour se procurer par ce moien le dernier degré de preuves, qui est attendre des aveux du condamné ». Le Conseil privé, dans sa consulte du 23 juin, rappelle d’abord que depuis 1784 le Gouvernement s’est toujours refusé à permettre l’exécution des sentences de l’espèce, « même dans des cas où il ne s’agissait que de la torture comminatoire » ; mais tout en avouant que la torture a souvent dégénéré en abus, il propose d’accueillir favorablement la demande du Magistrat. Le 26 juin, Marie-Christine signa l’acte d’autorisation. Le 3 juillet, Mertens subit la question depuis 8 heures du matin jusqu’à midi et quart ; alors il se décida à avouer, mais quand, le surlendemain, il fut invité à répéter librement ses aveux, il déclara qu’ils lui avaient été arrachées par la force des tourments ; il fut immédiatement remis entre les mains du tortionnaire, à 3 h. 34 m. ; à 5 h. 7 m. il eut une syncope qui dura jusque 8 h. 40 m., puis on recommença à le tourmenter, et l’interrogatoire se prolongea jusqu’à 11 h. 15 m.[137] ; il s’avoua de nouveau l’auteur de l’assassinat, mais le lendemain il révoqua encore une fois ces aveux, faits, disait-il, pour échapper à la douleur physique. La mère de l’accusé s’adressa alors à la clémence du gouverneur général pour obtenir que son fils ne fût plus torturé. Selon l’usage, cette requête fut renvoyée à l’avis du Magistrat d’Anvers. Celui-ci trouva la démarche de la mère de Mertens « étonnante », car la torture est « un moyen autorisé et même prescrit par les lois du païs » ; les deux fois que l’accusé y a été appliqué, il a fait des aveux satisfaisants, mais comme il les a rétractés, « il est nécessaire de l’y faire appliquer de nouveau » ; d’autre part, les échevins anversois insistent avec force pour que le Gouvernement « n’arrête pas le cours de la justice ». Le Conseil privé se rangea à cet avis et fit valoir des considérations qui nous étonnent, quand nous songeons au rôle que ce collège avait joué autrefois[138] : « Le Conseil, ayant délibéré, ne peut qu’exposer qu’il s’agit d’un crime atroce dont l’on ne peut entendre les circonstances sans frémir, que le juge aiant trouvé que pour son appaisement, il devoit apprendre par l’accusé même quelques-unes de ces circonstances connues au procès, mais non communiquées à l’accusé, afin qu’en les avouant, le juge ait devers lui cette assurance phisique que l’accusé est effectivement l’auteur ou le complice du crime, parce qu’il avoue des choses que le juge sait vraies et que l’accusé ne peut sçavoir que parce qu’elles sont son propre fait, il seroit contraire aux règles de la justice d’arretter le juge dans ce qu’il trouve nécessaire pour parvenir à la conviction complette de l’accusé ». On croit lire l’avis d’un des tribunaux routiniers de 1766 ou de 1771 ! L’archiduchesse admit le 5 août les conclusions du Conseil privé. Dès le 8 août, Mertens était de nouveau condamné à la question, et le lendemain il subissait pour la troisième fois le supplice du « stoeltje ende halsband », depuis midi jusqu’à 1 h. 45 m. de la nuit. À cette heure, non seulement il s’avoua coupable de l’assassinat des époux Matthourné, mais il reconnut avoir fait partie d’une bande de « sommeurs » du pays de Horne, et confessa avoir abjuré Dieu et adoré le diable. Le lendemain, il revint encore une fois sur ses déclarations de la veille « daer toe voegende dat hy die bekentnissen eeniglyk gedaen heeft door de pyne van torture ».

Cependant l’écho de cette cruelle procédure était parvenu jusqu’à Vienne. Dans sa séance du 31 juillet 1792, la Jointe aulique pour les affaires des Pays-Bas décida de réclamer au Ministre plénipotentiaire des explications sur la torture de Mertens[139] ; et, le 6 août suivant, le prince de Kaunitz écrivit aux gouverneurs généraux pour demander « s'il était vrai que le Magistrat d'Anvers avait condamné à la torture le nommé Mertens, convaincu, à son aveu et à sa réticence sur quelques circonstances près, d'avoir assassiné dans leur maison à Anvers le nommé Matthourné et son épouse… Si l’accusé est convaincu par son aveu d'avoir assassiné ces deux personnes, il semble, écrivait le chancelier, qu'il n'y a pas matière à la condamnation et autorisation à la torture[140] ».

Le Conseil privé répondit le 29 août que les faits ne devaient pas avoir été fidèlement exposés au Ministre ; que l'accusé avait tout nié, que le juge était à peu près convaincu ; qu'on voulait torturer Mertens uniquement pour l’amener à déclarer lui-même certaines circonstances du crime connues du juge, mais ignorées du public, et dont la révélation serait la preuve la plus évidente de sa culpabilité[141]

La Jointe aulique, saisie de cette réponse, se déclara satisfaite[142] ! Et l’homme d’État autrichien qui avait été l’inspirateur le plus actif des réformes de Marie-Thérèse n’eut pas le courage d’insister[143]. Sans doute les circonstances lui parurent-elles trop défavorables, et il feignit de se rendre aux belles raisons du Conseil privé[144].

On avait laissé un peu de répit au malheureux Mertens. Bientôt on revint à la charge. C’est en vain qu’il fit valoir, le 27 octobre 1792, l’état de faiblesse et de paralysie partielle où l’avaient réduit les supplices[145] ; une fois de plus la Vierschaere traita ses réclamations de « frivolyteit ende impertinentie ». Le 29 octobre, l’accusé prit place sur la sellette pour la quatrième fois. Au bout d’une heure, il avoua tout ce que l’on voulut, mais le 31 octobre il rétracta de nouveau ses aveux ; cette fois, on le réappliqua séance tenante pour la cinquième fois : il avoua au bout de dix minutes. Le 2 novembre, il retira tout ce qu’il avait dit ; immédiatement le bourreau s’empara de lui ; cette fois ses forces le trahirent après dix-neuf minutes, mais, pour la sixième fois, il revint sur ses aveux le lendemain. Neuf mois se passèrent : le 25 juillet 1793, la Vierschaere se réunit pour procéder à la septième séance de torture infligée à Mertens. Celui-ci, qui avait réclamé sans succès auprès du Conseil de Brabant contre cet excès de cruauté[146], ne résista pas davantage. Il se reconnut coupable de tous les crimes dont on le chargeait, fut condamné à mort et exécuté[147] le 21 septembre 1793.

Mertens était-il coupable ? il nous serait difficile de nous prononcer, même après l’étude attentive que nous avons consacrée aux pièces du procès ; mais ce que nous croyons pouvoir dire sans crainte d’erreur, c’est que les sept horribles séances tenues dans la chambre de torture du Steen n’apportèrent aucune preuve de nature à déterminer la conviction d’un juge éclairé. Ce que nous savons aussi, c’est que les magistrats anversois se laissèrent fortement influencer par les antécédents de l’accusé. Celui-ci avait été dénoncé comme complice par des Gueldrois condamnés du chef d’incendie et de vol en bande. Le complice de ces brigands était évidemment capable de tout ! L’écoutéte revient constamment au cours du procès sur les graves présomptions morales qu’entraîne cette dénonciation, faite par des condamnés qui vont mourir. Mais il passe soigneusement sous silence un document dont l’intérêt est cependant considérable, et que nous transcrivons ici dans son éloquente simplicité :

« Ce jourdhuy, onze du mois d’avril 1792, comparurent pardevant moi notaire public et de la cour épiscopale de Liége soussigné, et les témoins en bas nommés, les Revds sieurs Jean et Guillaume Mesmaker, chanoines réguliers et prêtres de l’ordre de saint Augustin, du couvent de Sainte-Élisabeth au comté de Horne, actuellement résidents à Liège au couvent des RR. PP. Minimes, lesquels nous ont déclaré, comme ils déclarent par la présente à la réquisition de Monsieur Jean-Hubert Bouhoulle, avocat très célèbre et défenseur des prisonniers de la ville d’Anvers, que tout ce qu’ils ont eu l’honneur d’écrire au mois de mars passé au très Révérend Sr Vandongen, curé de Saint-André, à Anvers, au sujet d’un nommé Philippe Mertens, actuellement détenu en prison dans ladite ville [par rapport aux dépositions faites par la Justice de Horne à son désavantage], est très vrai et conforme tant à la justice qu’à la charité : déclarant en outre qu’ils ont écrit lesdites choses sans aucun intérêt ni personnel ni de famille, moins encore par passion de haine ou tout autre contre qui que ce puisse être, et ce à cause qu’il était dans ce temps là notoire à quiconque voudroit sans déguisement dire la vérité, que tout le pays de Horne et d’allentour étoit dans une continuele et extrême consternation, et même que plusieurs dignes personnes étoient scandalisées au sujet de la manière de procéder envers les prétendus accusés comme étant de la bande des sommeurs [qui faisoient alors des ravages dans ledit païs] et notamment au sujet du susnommé Philippe Mertens, jusques là que l’on assuroit publiquement que les juges ne cessoient de fatiguer les délinquants qui étoient sur la torture jusqu’à faire monter les menaces au dernier excès pour les faire avouer que ceux qu’ils leur nommoient étoient leurs complices, ce qui naturellement ne pouvoit que contribuer à des fausses accusations pour être par là délivré des tourments ; lesdits comparants authorisant ledit reverend curé de produire leur predite lettre là où besoin sera, même aux acts ; en outre ils déclarent que les exécutés qui sont nommés dans le protocolle sont tous morts d’une manière très scandaleuse et sans aucun signe de repentir ou conversion, mais au contraire avec des signes trop clairs de désespoir, et reclamants toujours leur innocence et protestant jusqu’au dernier moment que leur aveu avoit été forcé et arraché par les tourments selon que presque tout le peuple spectateur a unanimement avoué au temps de l’exécution.

» Pour copie conforme :(S.) L. Descry,
» notaire de la mense coure épiscopale.

» Certifié : (S.) Bouqueniau,
» avocat fiscal du prince-évéque.

» Déposition analogue du chirurgien Guillaume De Cray, de Ruremonde.
» Même jour, Pierre Perey, chaudronnier à Ruremonde.
» Même jour, François Brabander, maître vitrier à Ruremonde ».

La déclaration si grave des religieux liégeois ne fut pas même discutée, et c’est par hasard que nous l’avons découverte au fond d’une farde de papiers sans importance, dans le dossier de l’affaire Mertens[148].

Peu de temps après, nous voyons les échevins d’Anvers se disposer de nouveau à torturer des accusés. Le 17 janvier 1794, ils condamnent à la question François B…, Georges H.… et Benedict S…, « dry complète schelmen, deugenieten ende doortrapte dieven ». Ceux-ci demandèrent leur grâce au Gouvernement, et l’affaire était toujours pendante quand les Français s’emparèrent définitivement de la Belgique.

Le 23 brumaire an III (17 décembre 1794), à la suite de la victoire décisive de Fleurus qui fit rentrer la Belgique sous la domination française, une proclamation des Représentants du peuple français auprès des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, porte à l’article 1er : « La torture est abolie[149] ».

Ainsi disparaissait définitivement de nos codes, après une lutte séculaire, un mode de procédure inefficace autant que barbare. À leur grand regret, nos magistrats durent renoncer à la torture, de même que leurs ancêtres avaient dû renoncer au combat judiciaire et aux ordalies. Il leur fallut se résigner à chercher la vérité dans les dépositions des témoins, dans l’examen des faits, dans des interrogatoires habiles.

Beaucoup d’États, nous l’avons vu, nous avaient devancés dans ce domaine. D’autres furent plus lents à réaliser ce progrès. Nos voisins de Hollande, constitués en République batave sous le protectorat déguisé de la France, n’abolirent la torture qu’en 1795[150] ; encore l’abolition n’était-elle décrétée qu’en principe ; un règlement provisoire du 10 octobre 1798 autorisa le juge d’instruction à employer tel moyen qu’il croirait convenable pour forcer l’accusé à parler. On vit en 1802, à Amsterdam, un certain Jansen, accusé d’avoir assassiné sa femme, recevoir des coups de nerf de bœuf qui provoquèrent l’aveu sur lequel il fut condamné à mort[151] et exécuté en 1803. Ce règlement resta en vigueur jusque 1809. Chose incroyable, on vit en 1814 le prince-régent d’Angleterre, de cette Angleterre qui se vantait[152] de n’avoir jamais connu la torture, réintroduire la question préparatoire dans la législation de Hanovre[153] !

Jusqu’en 1860, la torture se pratiquait en Suisse, dans les cantons de Fribourg et du Tessin[154], et elle ne fut supprimée dans la Sicile qu’après la constitution du royaume unitaire d’Italie[155]. Tant les abus séculaires les plus révoltants sont lents à disparaître de la surface de l’Europe[156].

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NOTE COMPLÉMENTAIRE.



M. Ad. Prins, au cours du rapport extrêmement bienveillant qu’il a consacré à notre mémoire[157], s’est demandé pourquoi les Cours de justice des Pays-Bas ont poussé si loin la résistance aux innovations.

« M. Hubert, dit-il, se borne à constater le fait. M. E. Poullet en a recherché les causes : il a signalé en premier lieu l’absence de ces hommes de lettres qui, en France, savaient donner à leurs pensées vraies ou erronées une forme entraînante et séductrice qui en décuplait l’influence. Il montre ensuite que notre régime national, bien différent du régime français, n’avait pas suscité les mêmes haines. Les attaques contre l’ensemble des institutions étant beaucoup moindres, les institutions pénales profitaient de cette situation et étaient épargnées plus qu’ailleurs par l’opinion publique.

Peut-être aussi faudrait-il ajouter que les Belges, engourdis par l’atmosphère paisible que leur créait le gouvernement de Charles de Lorraine, avaient de la peine à se mettre en mouvement. Ce n’est pas la seule fois que l’on a vu dans l’histoire le bonheur et la tranquillité matérielle paralyser l’énergie d’un peuple jusqu’au jour où il est entraîné plus loin qu’il ne voudrait. »

L’honorable rapporteur dit vrai. Il y a une lacune dans notre travail. Nous avons exposé les résistances opiniâtres des corps de justice aux réformes équitables et rationnelles proposées par le Gouvernement ; nous n’avons pas fait saisir à nos lecteurs les causes intimes de l’état d’esprit de nos magistrats. La raison de notre silence est que, en dépit d’une étude attentive de la question, nous ne trouvons pas d’explication satisfaisante, car les raisons données par E. Poullet, bien qu’elles contiennent une part de vraisemblance, ne nous ont pas convaincu.

L’éminent historien a remarqué avec raison que Van Espen — il aurait pu dire la même chose de G. de Fierlant — ne sut pas, comme les écrivains français, mettre au service de ses idées l’éloquence chaleureuse qui émeut l’opinion publique, mais il perd de vue que les ouvrages de ces encyclopédistes au style séduisant étaient fort répandus dans nos provinces[158] et que leur propagande rencontra sur certains points des Pays-Bas un terrain très favorable. Les intéressants mémoires de MM. Henri Francotte et Jacques Küntziger[159], couronnés par l’Académie, ont établi que les nouvelles doctrines comptèrent, à Liége notamment, de nombreux prosélytes, recrutés surtout dans les rangs d’une jeunesse lettrée, pleine d’illusions généreuses et avide de changement.

Or, nous l’avons vu, la torture demeura inscrite dans les coutumes liégeoises et elle fut appliquée à maintes reprises, même sous le règne de Velbrück, le prince-évêque « éclairé », ami et protecteur des encyclopédistes. Et d’ailleurs, en France, où l’amour des innovations était d’une intensité si grande, où ne régnait certes pas cette « atmosphère paisible » qu’avait créée pour nos ancêtres le gouvernement de l’Autriche, en France, les Cours opposèrent aux réformes de la procédure la même résistance désespérée que les Conseils dans les Pays-Bas.

Dans les deux pays, de constitution politique si différente, nous constatons ce phénomène étrange : malgré d’éloquents et irréfutables réquisitoires dressés contre la cruauté des peines et spécialement contre la torture, les juges restent les partisans déterminés d’une procédure inique, qui demande ses lumières à la terreur, ils défendent avec une obstination irritée un système de preuves où l’absurdité le dispute à la barbarie.

Nous nous bornons à enregistrer ce fait peu consolant, sans lui découvrir de cause appréciable, si ce n’est l’attachement traditionnel de la magistrature aux usages consacrés par le temps. Peut-être estimera-t-on cette conclusion insuffisante et banale ; nous avouons humblement n’en pas avoir trouvé d’autre. E. H.


  1. Cependant certaines pièces des archives criminelles prouvent que le Conseil privé, composé d’ailleurs de juristes distingués, a des doutes sur l’efficacité de la torture. En 1740, il fait obtenir grâce de la question à Anna H…, traduite devant le tribunal des échevins de Hœilaert du chef d’infanticide, attendu « que le moyen de parvenir à la parfaite » connoissance d’un crime par voye de ladite question n’est pas toujours asseuré et hors » de replicque » [Cons. privé, cart. 724].
  2. Voir aux pièces justificatives, n° VII.
  3. Le comte Charles de Cobenzl.
  4. « Le Comte de Cobenzl au Prince de Kaunitz :
    » Monseigneur,

    » Je souffre de n’avoir encore rien pu faire sur l’abolition de la marque et de la torture, mais aiant absolument besoin du conseiller privé de Cock pour cet objet, j’ai du le ménager, le malheur qu’il a eu avec son fils l’aiant mis hors d’état de travailler plus que sur le courant de ses affaires, je le presse à présent le plus qu’il est possible pour pouvoir bientôt adresser à Votre Altesse un projet sur cet objet qui doit embrasser bien d’autres matières.

    » (S.) Cobenzl.

    » De Bruxelles, le 12 juin 1765). »
    [Correspondance du Ministre plénipotentiaire à Bruxelles avec la chancellerie d’État à Vienne, n° 161, Archives de l’Empire, à Vienne].

  5. Grand Conseil de Malines ; Conseils de Brabant, de Flandre, de Hainaut, de Namur, de Gueldre, de Luxembourg et de Tournai.
  6. Conseil privé, Reg. 406, fo 5.
  7. Le 3 septembre 1765. Ibid., fo 295-297, reproduit dans les Procès-verbaux des séances de la Commission royale pour la publication des anciennes lois et ordonnances de la Belgique, t. III, pp. 115-118.
  8. Le 24 décembre 1765. Ibid., t. III, pp. 165-177.
  9. Le 21 mars 1766. Ibid., t. III, pp. 99-104.
  10. Adressée aux Conseils de Brabant, de Flandre, de Luxembourg, de Namur, de Gueldre, et au Bailliage de Tournai-Tournésis. — Au Grand Conseil de Malines et aux Conseils de Luxembourg et de Hainaut, qui avaient répondu à la circulaire du 7 août 1763, il fut demandé « un avis raisonné sur la question de savoir s’il conviendroit ou ne conviendroit pas d’abolir la torture et la marque ». Conseil privé, Reg. 406, fo 9; reproduit dans les Procès-verbaux précités, t. I, p. 325.
  11. La réponse du Grand Conseil de Malines est du 20 juin 1766 ; celle du Conseil de Gueldre, du 30 juin 1766 ; celle du Conseil de Hainaut, du 17 juillet 1766 ; celle du Conseil de Brabant, du 16 mars 1767 ; celle du Bailliage de Tournai-Tournésis, du 3 juin 1768 ; celle du Conseil de Namur, du 30 juin 1768. Le Conseil de Flandre ne répondit pas : « Les questions soulevées », écrivit le Président, « sont si importantes qu’elles doivent être débattues en assemblée générale, et chaque fois qu’un jour a été fixé, l’un ou l’autre conseiller a été malade ou empêché ».
  12. Conseil privé, Reg. 406.
  13. Procès-verbaux de la Commission des lois et ordonnances, t. III, pp. 97-195.
  14. Avis du Grand Conseil de Malines, Procès-verbaux, t. III, p. 106.
  15. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., t. III, p. 108 ; — du Conseil de Brabant, p. 112 ; — du Conseil de Hainaut, p. 180 ; — du Conseil de Namur, p. 185.
  16. Avis du Grand Conseil de Malines, p. 107 ; — du Conseil de Brabant, p. 112.
  17. Avis du Grand Conseil de Malines, p. 107.
  18. Ibid., p. 108.
  19. Ibid., p. 107.
  20. Ibid., p. 109.
  21. Ibid., p. 109 ; — Avis du Conseil de Hainaut, p. 180.
  22. Avis du Bailliage de Tournai-Tournésis, p. 193.
  23. Avis du Conseil de Brabant, p. 112.
  24. Id. du Conseil de Namur, p. 186.
  25. Id. du Conseil de Brabant, p. 112.
  26. Ibid.
  27. Avis du Conseil de Hainaut, pp. 181-185.
  28. Ibid., p. 185.
  29. Avis du Bailliage de Tournai-Tournésis, p. 193.
  30. Avis du Conseil de Flandre, p. 156.
  31. Ibid., p. 137.
  32. Avis du Conseil de Gueldre, p. 125
  33. Ibid., p. 126
  34. Les vagabonds ne méritent pas les mêmes égards que les habitants ; il s’en faut de beaucoup ; mais il ne faut pas pour cela les faire mourir innocents ». Ibid., p. 126.
  35. Ibid., p. 128.
  36. « Le condamné se trouve privé par sa sentence de ses droits à la société des hommes, et il ne faut pas souffrir qu’il meure en gardant un secret que, pour la sûreté ou la conservation de la société qu’il quitte, il importe de connaître ». Ibid., p. 128.
  37. Original dans le Reg 56 du Conseil de Gueldre, fos 98-101, aux Archives générales du Royaume.
  38. « Il y a plusieurs années que je fais examiner par ordre de Votre Altesse [le prince de Kaunitz] s’il y auroit moien d’abolir ou de modifier cette façon cruelle et toujours suspecte de découvrir la vérité, et, dès que les Conseils de justice m’auront mis en état de proposer quelque chose à Son Altesse Royale [le prince Charles de Lorraine], je le ferai avec toute l’accélération possible, et la chose sera portée à la souveraine décision de Sa Majesté. Je suis avec tout le respect possible,
    » Cobenzl.
    » De Bruxelles, le 2 may 1768. »


    [Correspondance du Ministre plénipotentiaire à Bruxelles avec la Chancellerie d’État à Vienne, n° 123, Archives de l’Empire à Vienne].

  39. L’original de ce billet est relié dans le Registre 406bis du Conseil privé, fo 1 ; il a été reproduit dans notre étude sur les mémoires de G. de Fierlant.
  40. Voir la biographie de G. de Fierlant dans l’étude précitée.
  41. -----« Monseigneur,
    ---« J’ai déjà eu l’honneur de faire mention à Votre Altesse d’un mémoire formé pour l’abolition de la torture, ainsi que de la nécessité d’avoir dans ces Païs-ci de bonnes maisons fortes : après avoir rappellé ces objets à plusieurs reprises au Conseil privé, le dernier parceque je voyais qu’on me parlait sans cesse du trop grand nombre de vagabonds et de mandians, et le premier, parceque je trouvois des cas où les tourmens de la torture avoient duré deux fois vingt-quatre heures, ce qui me paroissoit cruel et même inhumain, et que je savois d’ailleurs que Votre Altesse Elle-même s’étoit déjà occupée ci-devant de cet objet ; le Conseil a formé deux mémoires dont l’un ne concerne que l’abolition de la torture, et dont l’autre a pour objet l’établissement de maisons fortes : l’un et l’autre m’ont paru très bien faits, et comme il s’agissoit de communiquer le premier à tous les tribunaux de justice, et le second aux États des Provinces, et que s’il avoit fallu les faire copier, cette communication n’eut pas pu se faire en longtems, outre que l’expédition des affaires eut souffert à la secrétairerie du Conseil privé, on a pris le parti de faire imprimer quelques exemplaires de ces mémoires, mais pas en plus grand nombre qu’il n’en falloit pour les membres du Gouvernement, et pour l’usage qu’il fallut en faire ; et je joins ici, Mon Prince, deux exemplaires de l’un et de l’autre pour l’information de Votre Altesse.
    xxx« Je me flatte que tous nos tribunaux concoureront par leur suffrage à l’établissement de moiens moins cruels que la torture, sur le pied qu’on l’a pratiquée jusqu’ici, pour parvenir à l’aveu des crimes, et je me promets d’autant plus à l’égard de l’objet du second mémoire que la Flandre va donner l’exemple et que l’expérience nous démontre que les États des autres provinces l’imitent ordinairement pour pareils objets.
    xxx« Comme le tout, parvenu à sa maturité, devra être porté à la souveraine connoissance et décision de Sa Majesté, je n’entrerai pas à présent dans le détail des observations dont les matières traitées respectivement dans ces Mémoires sont susceptibles, et je remarquerai uniquement que les inconvéniens de l’état actuel aussi bien que les avantages de ce qu’on propose d’y substituer sont en général si bien frappés dans ces Mémoires que je ne doute point qu’on ne concoure généralement à assurer les derniers. » Je suis ut in litteris,
    » Starhemberg.

    » De Brusselles, le 25 juin 1771. »
    [Original aux Archives du Royaume. Chancellerie des Pays-Bas à Vienne, H ad n° 562 P. S. 73].

  42. Nous avons publié ces intéressants mémoires dans les Bulletins de la Commission royale d’histoire, 5e sér., t. V, pp. 154-253.
  43. « De Fierlant est un esprit d’étroite envergure, mais de sens droit et judicieux, nourri de science et de pratique professionnelle, plus solide que brillant, attestant, en dépit de la froide sécheresse de son argumentation, un ardent sentiment de justice et d’humanité »
    [E. Van Arenbergh, dans le Journal des Tribunaux, n° du 16 janvier 1896].
  44. Ceci, croyons-nous, répond à ce qu’avait écrit le comte de Wynants : « Tout ce qu’on doit tirer de quelques exemples où ce moien a mal réussi, est de s’en servir avec grande précaution, et de gouverner ce rasoir à bon effet, mais extrêmement tranchant d’une main ferme et délicate qui n’en mésuse pas » [Remarques sur les ordonnances du Conseil de Brabant du 13 avril 1604, fo 373, dans le manuscrit 14515 de la Bibliothèque royale de Bruxelles]. Ailleurs, ce même comte de Wynants tient l’incroyable langage que voici : « On peut voir cette matière plus amplement discutée chez plusieurs de nos autheurs, me paroissant qu’il est inutile d’en rapporter les raisons, puisque, la torture étant reçue chez nous et prescrite par plusieurs édits et ordonnances, nous n’avons qu’à nous conformer aux règles établies par le prince, sans nous rompre la tête à examiner si les loix sont justes ou non, l’honneur d’obéir étant le partage des sujets et des ministres du souverain, manet eos obsequendi gloria, non authoritas imperandi, comme a dit quelque part un pape » [Ibid., fo 372].
  45. Voir la lettre d’envoi dans l’introduction aux mémoires, p. 163. Les mémoires firent excellente impression à Vienne. Le 6 juillet 1771, Kaunitz écrivait à Starhemberg : « Je suis charmé de voir, par la lettre de Votre Altesse du 25 juin, qu’elle est parvenue à la fin à avoir l’avis du Conseil privé sur l’idée de supprimer la question aux Pays-Bas. Le mémoire que cette compagnie a formé là dessus est très bien travaillé, et j’espère qu’il convaincra vos tribunaux de la barbarie et de l’inutilité de ce moyen d’extorquer la vérité… ».
    [Correspondance du Ministre plénipotentiaire avec la Chancellerie d’État à Vienne, n° 58, Archives de l’Empire à Vienne.]
    xxx— Starhemberg répondit, le 16 juillet 1771 : « Je vois avec plaisir que Votre Altesse approuve l’objet et le contenu des deux mémoires que j’ai eu l’honneur de lui faire parvenir, et qui concernent respectivement l’abolition de la torture et l’établissement des maisons fortes » [Ibid., n° 80].
  46. Les réponses parvinrent dans l’ordre suivant : Conseil de Gueldre, le 23 juillet 1771 ; Grand Conseil de Malines, le 5 novembre 1771 ; Conseil de Namur, le 18 novembre 1771 ; Conseil de Luxembourg, le 20 décembre 1771 ; Bailliage de Tournai-Tournésis, le 11 février 1772 ; Conseil de Flandre, le 28 décembre 1773 ; Conseil de Brabant, le 29 mars 1774 ; Conseil de Hainaut, le 28 janvier 1781. Ces réponses, conservées aux archives du Conseil privé, sont inédites. Nous en avons publié des extraits en note des Mémoires du Président de Fierlant.
  47. L’ensemble de ces avis comprend plus de 500 pages in-folio.
  48. Avis du Conseil de Hainaut, Registre 406bis du Conseil privé, fo 118 ; Id. du Fiscal de Hainaut, Ibid., 156.
  49. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., fo 56 ; Id. du Conseil de Hainaut, Ibid., 116 ; Id. du Bailliage de Tournai-Tournésis, Ibid., 233 ; Id. du Conseil de Flandre, Ibid., 183 ; Id. du Conseil de Brabant, Ibid., 99 ; Id. du Conseil de Namur, Ibid., 214.
  50. Avis du Conseil de Namur, minute à Namur dans la Correspondance du Conseil privé, 1771, fos 140-180. Original dans le Registre 406bis du Conseil privé.
  51. Avis du Fiscal de Hainaut, Registre 406bis du Conseil privé, 148.
  52. Avis du Conseil de Brabant, Ibid., 80.
  53. Avis du Conseil de Namur, Ibid., 217.
  54. Avis du Conseil de Brabant, Ibid., 88.
  55. Id., Ibid., 73, 74.
  56. Id., Ibid., 88.
  57. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., 63.
  58. Id., Ibid., 58.
  59. Avis du Conseil de Brabant, Ibid., 88-91 ; Id. du Conseil de Hainaut, Ibid., 118 ; Id. du Fiscal de Hainaut, Ibid., 150.
  60. Avis du Fiscal de Hainaut, Ibid., 163.
  61. Id., Ibid., 143.
  62. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., 59. Ce jugement optimiste est singulièrement contredit par l’avis des médecins de la ville de Mons que nous reproduisons aux pièces justificatives, n° VIII.
  63. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., 61.
  64. Id., Ibid., 58, 59.
  65. Id., Ibid., 61.
  66. Voir surtout l’avis du Conseil de Namur, Ibid., 215. Le Conseil de Namur est cependant quelque peu embarrassé parce que, vers 1730, il est arrivé dans son ressort qu’un accusé a été mis à la question, bien que le crime relevé contre lui ne fût pas capital : « Cela n’est pas provenu de ce que cette justice ignoroit la façon ni les précautions qu’un juge doit prendre dans l’instruction d’une procédure criminelle quand il est question de la torture, mais bien de ce qu’elle n’avoit pas réfléchit qu’on ne condamne à la question que quand le crime est capital ». Ibid., 213.
  67. Avis du Fiscal de Hainaut, Ibid., 146.
  68. Avis du Grand Conseil de Malines, Ibid., 65.
  69. Avis du Conseil de Hainaut, Ibid., 118. Nos recherches dans les journaux du temps ne nous ont rien fait découvrir à ce sujet.
  70. Avis du Conseil de Namur, Ibid., 217.
  71. Le Grand Conseil de Malines seul demande le statu quo pur et simple. Ibid., 66. Les Conseils de Tournai [Ibid., 231], de Hainaut [Ibid., 165], de Luxembourg [Ibid., 197], de Flandre [Ibid., 188|, de Brabant [Ibid., 96] demandent que l’on réserve la torture aux tribunaux supérieurs.
  72. Avis du Conseil de Gueldre, Ibid., 105, 108.
  73. Et dont deux, disent-ils, se sont produits récemment en Hainaut [Avis du Conseil de Hainaut, Ibid., 122]. Nos recherches dans les archives de Mons ne nous ont pas fourni de renseignements sur les erreurs judiciaires auxquelles le Conseil fait allusion.
  74. Id., Ibid., 126.
  75. Avis du lieutenant général et de l’avocat général de Tournai-Tournésis, Ibid., 242 : « Il se trouve trop peu de juges assez judicieux, intègres et instruits pour oser se persuader que ladite torture ne se décernera pour l’avenir qu’avec la prudence et les règles de direction requises… La prévention les aveugle si souvent qu’ils croient trouver les preuves les plus claires dans ce qui n’en est que l’ombre et l’apparence… Plusieurs, » après avoir fait souffrir au patient les plus cruels tourments, et l’avoir mis à deux doits de la mort, ne peuvent se résoudre à le renvoier absous et innocent, mais, au moïen de la clause manentibus indiciis, le condamnent encore en quelque peine afflictive, ou le renvoient noté d’infamie, et quelquefois estropié, avec ses faits et charges » [Ibid., 242].
  76. Il existe une expédition de ce billet dans le carton 7552 du Conseil privé.
  77. Charles de Lorraine ayant consulté le Conseil privé sur le point de savoir si le rescrit que le Conseil aulique de la guerre avait adressé au commandant des troupes des Pays-Bas pour lui dire que la torture était abolie dans les tribunaux militaires autrichiens, avait force de loi, le Conseil privé répondit, le 26 février 1776 : « Il est d’autant plus intéressant que, de quelque manière que ce soit, la torture soit abolie dans les tribunaux militaires, que c’est chez eux qu’on en a souvent vu faire les plus tristes abus ; rien n’était plus commun que de faire, dès le premier interrogatoire, donner des coups de bâton à un accusé, sur sa dénégation, quoiqu’il n’y eût encore aucun commencement de preuve » [Cart. 755bis du Conseil privé].
  78. « Le Gouvernement, dit Galesloot, se borna à interdire aux tribunaux subalternes de donner suite à des sentences prononcées par eux et qui comportaient cette terrible épreuve » [Note sur l’administration de la justice criminelle aux Pays-Bas au XVIIIe siècle, dans les Annales de l’Académie d’archéologie de Belgique, t. XV, p. 308]. Nous ne savons où Galesloot a vu cette interdiction ; il confond peut-être avec le décret du 3 février 1784 dont nous parlerons plus loin.
  79. Arch. comm. de Gand, dossiers criminels, pp. 213-241.
  80. Ibid., Comptes des Ribauds.
  81. Vierschaerboek der stad Antwerpen du 20 mai 1757 au 21 décembre 1775, fos 231-261.
  82. Ibid., 216, 226, 230, 242.
  83. Ibid., 272.
  84. Ibid., 272.
  85. Protocole du Conseil privé, du 16 décembre 1776, carton 695 du Conseil privé.
  86. Vierschaerboek der stad Antwerpen du 20 mai 1757 au 21 décembre 1775, fo 287.
  87. Vierschaerboek der stad Antwerpen, 4 janvier 1776 au 28 décembre 1792, fos 24-49.
  88. Voir Greffe scabinal de Meldert, n° 1352bis aux Archives générales du Royaume. — Voir aussi Mémoire justificatif pour Guillaume Desmet, condamné par justice définitive à une détention à la maison de correction à Vilvorde après avoir subi par sentence provisoire la question préparatoire. Genève, 1787, in-4o, signé in fine : « Van den Hoop, avocat ».
  89. « Dix-huit heures continues dans la gêne, devant un feu augmenté de moment à autre, au point de lui faire fondre la graisse des jambes et des genoux : les yeux bandés, ayant au col le collier garni de pointes ; ses quatre membres allongés par l’effet des poids, redoublés jusqu’à ceux de quarante-huit livres ; sa jambe verrinée après quatorze heures de souffrances, son corps disloqué par la longueur de la gêne ; ses fesses découpées par la perte de plusieurs livres de chair, à la suite des opérations chirurgicales. Pour le guérir des blessures que le tranchant de la sellette avait formées, on dut lui emporter trois livres de chair par des incisions ». Mémoire justificatif, p. 5.
  90. « Il serait superflu de relever de nouveau l’inutilité, l’insuffisance et l’atrocité de cette coutume barbare, inventée pour convaincre un accusé à charge de qui il n’y a pas assez de preuve à le condamner à la peine que son crime, lui objecté, peut mériter. Nous croyons l’avoir démonstrativement combattu par notre avis rendu à Votre Majesté, le 30 juin 1766, sur l’usage de la torture… On a déjà adopté dans plusieurs États le système de son abolition qui n’y fait sentir aucun des inconvénients que les défenseurs de cette pratique cruelle y opposent… Nous proposons la grâce, et cela afin d’éviter l’exécution d’une torture que nous croyons avoir été décernée soit irrégulièrement, soit avec trop de rigueur… Sous l’apparence d’un devoir mis en œuvre pour s’assurer si un accusé mérite ou non d’être puni, on lui inflige cependant par le fait une punition très flétrissante et très douloureuse qui a causé souvent la mort de l’accusé sans qu’on ait su même si jamais il avait été coupable » [Minute dans le Registre du Conseil de Gueldre, fos 117 à 127. — Expédition dans le carton 716 du Conseil privé ; en marge : « Je me conforme, (S.) Charles de Lorraine »].
  91. « L’usage de la torture dépend de la connoissance et discernement du juge ; des particuliers n’ont pas le droit de se mêler de cet objet ; que, du reste, s’il y a des nullités, ce serait devant le Conseil de Flandre qu’on devrait les intenter, et il n’y a pas la moindre raison qui puisse engager le Gouvernement à se mêler de l’instruction de cette cause dans laquelle on doit présumer que le Magistrat de Gand procède suivant les règles, tandis qu’il est apparent que les suppliants aimeraient mieux d’accrocher la poursuite par des allégations hasardées » [Consulte du 26 août 1780, carton 716 du Conseil privé]. — Il est à noter que, par leur décision du 2 septembre 1780, les échevins de Gand refusèrent même à B… de se faire défendre par un avocat [Archives communales de Gand, Affaires criminelles, portefeuille 213-214].
  92. Ce volumineux rapport est conservé aux Archives communales de Gand : Avis en matière criminelle, série 209.
  93. « De supplianten dan gevoelende uyt het publicq geruchte dat de saeke meer ende meer naederde tot de confictie, ende beduchtende eene sententie tortionnaire, hebben het Gouvernement het welcke sij weten delicaet te syn op het fait van de torture, by middel van eenige daer omtrent opgeproncke raisonnementen tot medelyden trachten te bewegen ».
  94. « Hiermede consteert het claerlijck dat het cas voorhanden is van de natuer van de criemen, in de welcke de meeste antagonisten van de torture convenieren de selve te moeten gebruyckt worden ».
  95. Le procès-verbal détaillé de cette mise à la question est conservé aux Archives communales de Gand [Criminele processtukken, portefeuille 213-274]. Le patient insulta ses juges, proféra des blasphèmes et des grossièretés incroyables. Voir pièces justificatives, n° VII. Il fut condamné à trente ans de travaux forcés. La sentence constate « dat gy, in misachtinghe van de justitie ende met het uytterste disrespect aen uwen rechter al spottende ende schimpende by uwe ontkentenissen syt blyven persisteren ».
  96. Conseil privé, carton 720. De 1770 à 1790, la torture est appliquée avec une fréquence extrême dans le pays de Liége ; nous en avons relevé cent dix-sept cas dans les seuls registres de Liége, Vliermael, Munsterbilsen, Bilsen, Hasselt et Saint-Trond. Il y a beaucoup de tortures prolongées ; beaucoup d’accusés ont été « saisis au flagrant ». Plusieurs procès-verbaux sont suivis de la mention : « que le prisonnier est mort en prison en suitte de la question ».
  97. Galesloot dit [article précité, p. 309] que, pendant son séjour aux Pays-Bas, en 1781. l’Empereur reçut un mémoire anonyme relatif à l’administration de la justice. L’auteur s’y élevait contre l’usage de la torture. Le Conseil privé, auquel le mémoire fut communiqué, fit remarquer que les tribunaux, même ceux qui étaient hostiles à son abrogation, reconnaissaient qu’on ne pouvait en permettre l’application qu’a des juges éclairés, et qu’il fallait nécessairement en faire cesser l’abus. — Nos recherches les plus minutieuses dans les registres et les cartons relatifs au séjour de Joseph II dans les Pays-Bas en 1781 ne nous ont pas fourni de traces du mémoire dont parle Galesloot.
  98. Conseil privé, carton 704.
  99. Ibid.
  100. Le dossier de cette affaire contient une lettre très curieuse de Ernst, officier criminel à Fouron. Nous y lisons : « Ce qui m’embarrasse le plus en cas de poursuite ultérieure de la procédure [soit dit sous le sacré sceau du secret que nous avons juré tous] : que je crois devoir m’attendre que je ne parviendrai pas en ce cas à une preuve phisique ou légalement convaincante du fait, ne fût-ce peut-être au moien d’une question ou torture !
    xxxx» Quoiqu’en qualité de juge j’ai cru cent fois devoir dicter ce moien vraiment cruel et en quelque sorte inhumain, je frémis lorsque je prévois que je pourrois me trouver ici dans le cas de le pratiquer comme accusateur. Je crois néanmoins que le procès y sera disposé, au défaut de remission, et quoique l’humanité en souffrira beaucoup, je l’exécuterai avec la fermeté et la prudence requises, si le juge règle la cause à ce moien de preuve » [Conseil privé, carton 704].
  101. Cette affaire Bauwens donna lieu à une polémique très vive entre le Gouvernement et l’évêque de Bruges qui réclamait l’accusé en invoquant le privilège du for ecclésiastique. Le Conseil privé, dans une longue et importante consulte du 17 mai 1781 [Registre 556], donna tort à l’évêque sur le fond, mais il reconnut cependant que les Fiscaux avaient eu mauvaise grâce à arrêter Bauwens « avec un éclat extraordinaire ». Marie-Christine leur recommanda « d’éviter désormais le scandale lorsque, comme cela auroit pu se faire dans le cas présent, on peut l’éviter sans craindre de manquer l’appréhension du coupable » [Conseil privé, Registre 248, fo 195 vo].
  102. « Nous avons, au surplus, résolu de l’appliquer à la question ordinaire et extraordinaire pour tenir de sa bouche la vérité et circonstances qui ont accompagné les falsifications ultérieures dont il est accusé, nommément au sujet du testament de Marie Thérèse Supyn. Nous avons jugé cette application d’autant plus nécessaire, que de ses réponses doit résulter principalement à quel point sont coupables ses complices, surtout celui qui a fabriqué pour lui les faux actes dont il est accusé et en partie convaincu, lequel est déjà depuis longtemps détenu es nos prisons » [Archives de l’État à Gand, Brieve en rescriptien, 1774-1785, E, Conseil de Flandre, fo 204, publié par Ad. Dubois dans les Procès-verbaux de la Commission royale pour la publication des anciennes lois et ordonnances de la Belgique, t. VII, p. 109].
  103. Ibid., H, Conseil de Flandre, fo 75, Procès-verbaux, t. VII, pp. 111, 112.
  104. Ibid., E, Conseil de Flandre, fo 205, Procès-verbaux, t. VII, pp. 112, 113.
  105. « C’est notre intention que vous fassiez au prêtre Bauwens la lecture de l’arrêt qui le déclare convaincu de crime capital et qui le condamne à la torture, que, cette lecture étant faite, vous fassiez faire les préparatifs et la démonstration de la torture, sans cependant y faire appliquer le même Bauwens ; que vous l’interpelliez de s’expliquer sur tous les points sur lesquels vous estimerez qu’il est important d’avoir des éclaircissements, que, quelque puisse être le résultat de cette démarche de démonstration, vous procédiez en avant aussi loin que la chose pourra aller dans le jugement du procès de cet accusé, et que vous conceviez une sentence définitive à sa charge dont vous nous ferez parvenir le projet avant de le prononcer ». Ibid., H, Conseil de Flandre, fo 77, Procès-verbaux, t. VII, pp. 113, 114.
  106. Ibid., E, Conseil de Flandre, fo 206, Procès-verbaux, t. VII, pp. 114-116.
  107. « Comme nous sommes informés que quelques sièges de justice appliquent les accusés criminels à la question, et cela uniquement pour avoir leurs aveux, quoique cet abus ait été formellement proscrit par l’article 61 de l’édit criminel du 5 juillet 1570 et par différents décrets, nous vous prévenons que notre intention est que cet article soit ponctuellement suivi relativement à la question ou torture » [Copie dans le Vierschaerboek der stad Antwerpen van den 4 januar 1776 tot den 28 december 1792, fo 68].
  108. « De soo schroomelyke onkuyscheid tegens de nature, te weten de sonde van sodomie, ende dit niettegenstaende hy een getrouwt man is ».
  109. C’est le cas à Tournai. Le 17 octobre 1782, D…, accusé d’un vol important, est traduit devant le Magistrat : « Les vingt-trois indices relevés ne permettent pas de douter que le nommé D… ne soit un des coupables. Ceux du Magistrat de Tournai se sont réunis et ont procédé au jugement à l’intervention de deux membres du Conseil de Tournai, comme il est de règle. Ils se seroient réunis pour appliquer l’accusé à la question, si, comme ils le disent, ils n’avoient envisagé ce moien comme peu conforme aux intentions et aux vues déjà manifestées du Gouvernement contre l’usage de la torture. Cependant quatre juges sur neuf ont opiné de lui faire subir la question ordinaire et extraordinaire » [Conseil privé, carton 705].
  110. « Il a subi devant les échevins trois fois la torture, a ensuite dû jeûner neuf jours au pain et à l’eau, a été mis ensuite dans un cul de fosse pendant trois semaines ; après cela posé à pieds nus sur du latis d’un bois plus tranchant qu’un coutteau, un collier de fer au col, une énorme curasse du même métal attachée à son corps par huit côtés, par laquelle on lui fit passer les bras étendus jusqu’à dislocation, entre les ouvertures des grosses pièces de chênes tendues, qui en se resserrant lui fracassèrent tous les os ; ses doits de pieds liés ensemble et meurtris par les cordes avoient été attachés à une cheville de fer, et après avoir enduré tous ces tourments, on ne lui a donné pour se refaire qu’un morceau de noir pain de seigle et un peu d’eau de pluie puante. Après ce, on l’a chargé d’une si pesante paire de chaînes qu’il a eu peine à les traîner. Lors qu’au milieu de ses souffrances, le supliant poussait des soupirs pour se plaindre de cette dureté, on a eu l’inhumanité de l’attacher à quatre colonnes de fer, de lui déchirer et meurtrir le corps à coups redoublés de nerfs de bœuf, en lui disant in verbis : allez maintenant poursuivre votre droit » [Conseil privé, cart. 382].
  111. Conseil privé, carton 706. Il s’agit d’une femme du village de Welden « véhémentement suspecte d’avoir dérobé un corps de juppe et un tablier de toile avec trois à (sic) quatre grosses chemises. D’ailleurs les médecins la jugent trop faible pour être appliquée à la question sans exposer sa vie ».
  112. Le Conseil a observé que « puisque le juge n’a pu tirer des preuves faites à charge de l’accusé ce degré de conviction nécessaire pour le condamner sans son aveu à la peine capitale que méritoit le crime dont il étoit prévenu, il paroît préférable de lui faire subir une moindre peine que de le soumettre à l’épreuve incertaine et cruelle de la torture » [Conseil privé, carton 708]. — Même décision le 19 janvier  1782, en cause des hommes de fief du pays de Waes contre Jean J…, accusé d’assassinat : « Ne pas l’exposer à l’épreuve cruelle et incertaine de la torture » [Ibid., carton 718]. — Même décision le 26 janvier 1784, en cause des mêmes qui ont insisté : « La torture n’étant qu’un moyen dangereux et peu sûr pour découvrir la vérité, on ne peut sans inconvénient en permettre l’usage absolu, même aux juges supérieurs » [Ibid., cart. 751bis].
  113. Nous avons publié le texte de ce décret dans le Bulletin de la Commission royale d’histoire, 5e sér., t. V. p. 163, en note. L’original se trouve dans le carton 755bis du Conseil privé.
  114. Un procès criminel intenté devant la Cour féodale du pays de Waes à Jean-François J…, accusé d’assassinat et de vol d’église, fut l’occasion de ce décret. J… avait été condamné à subir la question ordinaire et extraordinaire pendant vingt-quatre heures. Le Conseil privé, avisé de cette procédure, fit observer aux gouverneurs généraux, le 19 janvier 1784, « que ledit J… n’étant point suffisamment convaincu du crime dont on l’accuse pour subir une peine capitale, il est préférable de le faire enfermer que de l’exposer à l’épreuve cruelle et incertaine de la torture ». Un décret du 28 janvier sanctionna cette proposition, et J… fut enfermé à la maison de force de Gand pour la durée de trente ans [Cons. privé, Registre 258, ƒo86].
    Le 28 janvier, la question fut soulevée de nouveau. « Les Sérénissimes princes [Albert de Saxe-Teschen et Marie-Christine], à l’occasion de la sentence des hommes du fief du Pays de Waes qui condamnoit J. -F. J… à la torture, observent que la torture reste en usage dans le Païs, même chez les juges subalternes, dans les cas qu’on ne recourt point au Gouvernement, tandis qu’il arrête cette ressource extrême dans tous les cas qui parviennent à sa connoissance, et, comme de là il résulte une contradiction qu’il est bon de faire cesser, ils chargent le Conseil de s’expliquer sur ce qu’en attendant une disposition générale et publique, on pourroit faire pour ne pas tolérer que les juges sans distinction fassent emploi d’un moyen que le Gouvernement défend dans les cas particuliers que le hazard porte à sa connoissance.
    Le Conseil ayant délibéré sur cet objet, a observé que pour remplir les vues de LL. AA. RR. jusqu’à ce que par une loy générale on ait pourvu au défaut de notre jurisprudence criminelle sur ce point, il paroît que le seul moyen que l’on puisse adopter est de déclarer qu’aucun juge ne pourra exécuter une sentence portant condamnation à la torture, sans en avoir donné part au Gouvernement, et sans avoir reçu ses ordres. Cette disposition qui feroit cesser la contradiction qui résulte dans l’état de notre jurisprudence actuelle, paroît devoir être générale tant à l’égard des cours supérieures que des subalternes, puisque, la torture n’étant qu’un moyen dangereux et peu sûr pour découvrir la vérité, on ne peut, sans inconvénient, permettre l’usage absolu, même aux juges supérieurs. En conséquence, le Conseil a résolu de présenter à l’agrément de LL. AA. RR. le projet de dépêche que l’on pourroit adresser aux cours supérieures de justice avec charge d’informer en conséquence les juges subalternes de leur ressort ainsi qu’aux offices du Prévôt de l’hôtel et du Drossard de Brabant ». Séance du 20 janvier 1784.
    Présents : MM. de Kulberg, de Grysperre, d’Aguiiar, de Limpens, de la Vielleuze ; secrétaires : de Reul père et fils, et Marci. Registre 258, ƒos113-115.
  115. Correspondance du Conseil de Namur avec le Gouvernement, Registre de 1783-1784, fos 214-217 [aux Archives de l’État, à Namur].
  116. « L’on pourroit dire, de la manière dont le décret est conçu, que tous les juges sont mis sous la curatelle du Gouvernement, et que celui-ci veut être le seul juge des causes criminelles, lorsqu’il s’agit de condamner à la torture. Nous ne pensons pas du tout que ce soit là l’intention du Gouvernement, mais la tournure et le sens du décret n’en paroit pas moins tel, et puis, en supposant que l’on veuille seulement faire dépendre l’application de la torture, lorsqu’elle est ordonnée par le juge, de la volonté momentanée du Gouvernement, convient-il que ce moien de preuve, qui est reçu par les lois, dépende de cette volonté dans chaque cause spécifiquement ? Convient-il que le législateur soit juge ? Montesquieu a démontré que ceci ne convient nullement » [Cons. privé, cart. 755bis].
  117. Conseil privé. Registre 559, fos 97 à 103.
  118. Tout au moins n’en existe-t-il pas de traces dans les archives du Conseil privé.
  119. Les accusés de réception sont conservés dans la Correspondance du Conseil avec le Gouvernement, 1783-1784, fo 217 [aux Archives de l’État, à Namur].
  120. Le Conseil de Hainaut, dès le 11 février, voir Registre des avis, 1783-1784, n° 2899 [aux Archives de l’État, à Mons] ; — le Conseil de Tournai-Tournésis, dès le 14 février, voir Collection des placards imprimés des Archives générales du Royaume, t. XXI ; — le Conseil de Brabant, le 18 février, ibid. ; — le Conseil de Luxembourg, le 18 mars, voir Registre du Conseil, LL, fo 39. Nous n’avons pas trouvé de décrets analogues dans les archives du Conseil de Flandre ni dans celles du Conseil de Gueldre.
  121. Le 7 avril 1784, interdiction au Cons.il de Namur de torturer L. R… [Cons. privé, cart. 7552] ; — le 3 mai 1784, id. aux échevins de Mont-Saint-Jean à Dudlange, en cause d’Angélique P…, Pierre S… et Anne-Catherine K…, accusés d’assassinat et de fratricide [Ibid.] ; — le 17 mai 1784, id. aux hommes de fief de la Cour féodale de la baronnie d’Iselmooregem, en cause de Jean D…, accusé de vol [Ibid.] ; — le 17 juin 1784, id. à ceux du Bailliage des bois et forêts de S. M. à Namur, en cause de Louis R…, accusé d’assassinat : « Le Conseil est persuadé que ce moien tirannique ne peut jamais conduire à une conviction légal et certaine » [Cons. privé, cart. 707] ; — le 21 juillet 1784, id. aux hommes de fief de la Cour féodale du péron d’Audenarde, en cause de Jean et Engelbert D… et Jacques P…, accusés de faux témoignage. Les hommes de fief protestèrent le 28 juillet suivant, « les usages de la Flandre paroissant porter que l’on ne peut condamner personne à mort sans l’aveu du crime par lui commis » [Cons. privé, cart. 708] ; — le 13 septembre 1784, id. au Cons.il de Luxembourg, en cause de Joseph et Bernard S…, accusés d’assassinat [Cons. privé, cart. 755bis] ; — le 9 octobre 1784, id. aux échevins de Laroche, en cause de Charlotte-Ernestine d’E…, accusée d’avoir assassiné son mari [Cons. privé, cart. 718] ; — le 6 novembre 1784, id. au Magistrat de Louvain, en cause de Joseph T…, accusé de faux. Le Cons.il rappelle qu’il a refusé l’autorisation de torturer « en cause de la fameuse bande détenue dans les prisons de la porte de Hal à Bruxelles, et qui s’est souillée de tant de crimes atroces » [Cons. privé, cart. 711] ; — le 13 novembre 1784, id. aux Bailli et hommes de fief de la châtellenie du Vieubourg de Gand, en cause de Étienne R…, Jacques R… et Pierre De C…, vagabonds, accusés de vols de grand chemin, lesquels avaient été condamnés à subir la torture vingt-quatre heures durant [Cons. privé, cart. 718] ; — le 2 mai 1785, id. aux échevins de Baarle, en cause de G. de B…, voleur [Cons. priv., cart. 719] ; — le 30 mai 1785, id. au Magistrat d’Ypres, en cause de Jacques Corneille S…, chef d’une bande de voleurs. Le Magistrat revint à la charge : « Il insiste nommément à ce qu’on lui accorde la permission de mettre ledit S… à la torture pour arracher l’aveu de ses crimes ; il dit qu’ils ont déjà condamné trois personnes de cette bande à être pendus ; que ces sentences ont été mises à exécution ; que le public murmure de ce que S…, qui est le chef, et le plus coupable, ne subit pas la peine qu’il a méritée ; qu’il seroit d’un mauvois exemple si ce criminel restoit impuni parcequ’il s’obstine à nier ces crimes, tandis que ses complices seroient la victime des aveus qu’ils ont faits. Le Cons.il observa que ce Magistrat pour persuader qu’il est nécessaire de faire subir la torture à ce coupable pour en arracher l’aveu de ses crimes, adopte évidemment pour principe qu’on ne peut punir un criminel sans qu’il ait avoué son crime, ce qui est une erreur proscrite par différents décrets… S’il est vrai, comme ils l’insinuent, que les preuves faites au procès constatent que S… est réellement coupable, et que les dénégations sont fausses, ils doivent le condamner, comme ils ont condamné ses complices, sans qu’il soit nécessaire de l’exposer aux tourments de la question qui deviendroit pour lors une cruauté inutile ; si, au contraire, les preuves faites à sa charge ne sont point assez convaincantes pour décider qu’il est criminel, les aveux que l’on pourroit en arracher dans les tourments ne pourront rien ajouter à la conviction » [Cons. privé, cart. 710] ; — le 13 octobre 1785, même interdiction au Drossard de Brabant, en cause de Jacob D…, Alexandre B…, Isaac-Abraham D…, Joseph L…, vagabonds juifs accusés de vols de grand chemin. Le Conseil privé annonce que la torture sera provisoirement abolie [Cons. privé, cart. 755bis] ; — le 9 novembre 1785, id. au Magistrat d’Ypres qui demande, à grand renfort d’arguments textuellement empruntés à Muyart de Vouglans, « un grand exemple de justice et de terreur », en cause de Pierre-Ignace G…, accusé d’avoir assassiné sa femme [Ibid.] ; — le 7 décembre 1785, id. aux Bourgmestre et échevins du Franc de Bruges, en cause de Jean H…, accusé d’empoisonnement [Cons. privé, cart. 720).
  122. Ce volumineux manuscrit, formé de huit gros cahiers in-folio, se trouve dans le carton 755bis du Conseil privé. Une note de la main de M. Gachard porte : « Le rédacteur de ce travail fut M. de Robiano, conseiller au Conseil de Brabant, qui l’accomplit sous la direction de M. de Crumpipen, chancelier de Brabant, spécialement chargé par le Gouvernement de la formation d’un code criminel. Le fond en appartient à un mémoire de M. de Fierlant, président du Grand Conseil de Malines ». Les auteurs font connaître, au début de leur œuvre, les principes qui les ont guidés : « Nous nous sommes fait un devoir de suivre les règles de la nature, celles d’une sage philosophie, et le vœu de l’humanité, par préférence à ces lois anciennes presque toutes marquées au coin de l’ignorance ou d’une sévérité excessive, à ces maximes déraisonnables, à ces usages révoltans, transmis d’âge en âge, et dont les juges, même les plus instruits, se font souvent un scrupule de s’écarter ».
  123. Collection imprimée de placards appartenant aux Archives générales du Royaume, t. XXII.
  124. Nous voulons évidemment parler des mesures que le prince a le droit de décréter en vertu de son pouvoir législatif dans les limites des constitutions nationales.
  125. Voir Bulletin de la Commission des lois et ordonnances, t. III, p. 180.
  126. Vierschaerboek der stad Antwerpen van 4 januari 1776 tot 28 december 1792, fos 159-164.
  127. Ibid., fos 183-195.
  128. Ibid., fos 195-202.
  129. Ibid., fos 232-272.
  130. La chose est formellement stipulée par les États de Namur, le 10 avril 1790. Voir Lelievre, De la punition des crimes et délits au comté de Namur, p. 19.
  131. D’après la décision des États généraux du 10 janvier 1790, les États provinciaux exercent, chacun dans sa province, le pouvoir exécutif.
  132. Le clergé des États du Hainaut refusa de s’expliquer et remit la décision aux deux autres ordres : « Nosseigneurs du clergé estimant qu’ils ne doivent s’expliquer sur la demande dudit placet, sont d’avis de laisser la chose à la discrétion des seigneurs des deux autres ordres. — Dudit jour, 7 juin, Messeigneurs de la noblesse sont d’avis qu’il n’est d’obstacle à ce que l’office d’Attre fasse pratiquer les devoirs ordonnés par la sentence ci-jointe. — Du 8 dito, Messeigneurs du Tiers-État sont de l’avis de Nosseigneurs de la noblesse » [Dossier d’Attre, 1790, aux Archives de l’État à Mons].
  133. Collection des placards des Archives du Royaume, t. XXIV.
  134. C’est-à-dire la repoussa. Cons. privé, cart. 755bis.
  135. Voir ces charges aux pièces justificatives, n° X.
  136. Conseil privé, cart. 755bis. — Nous avons étudié le volumineux dossier de l’affaire Mertens aux Archives communales d’Anvers. Les Archives du Conseil privé contiennent aussi un grand nombre de pièces relatives à ce procès.
  137. « Het half quaert naer vyf uren is den geve in eene qualykte gevallen, en is aldan seffens, door het goedvinden van den doctor, chirurgeyn en apoteker van de pynbank afgelaeten ende op eene matrasse gelegd op den grond der vorseide tortuercaemer waer oppe hy verbleven is tot tien minuten naer alf acht, wanneer hy geve volgens het oordeel der voors dry experte maer eerst bequaem was om op bem de torture te continueren, ende wederom gestelt te worden op het tortuerstoeltje ende in den halsband, helgeneook geschied is » [Dossier des Archives communales d’Anvers].
  138. Le Conseil privé était composé, en 1771, de la manière suivante : MM. de Kulberg, de Wavrans, de Crumpipen, Plubeau, de Grysperre, Leclerc, de Fierlant et Philippe de Neny. — En 1792, y siégeaient : MM. Leclerc, Sanchez de Aguilar, de Limpens, Reufs, de la Vielleuze d’Hove, de Berg, Van der Fosse et de Muller.
  139. En général, il est de principe que la torture ne s’emploie que pour parvenir à avoir l'aveu d'un crime qui, par lui-même, mérite la peine de mort. Mertens est convaincu, à son aveu et à sa réticence près, de quelques circonstances, d'avoir assassiné mari et femme dans leur maison et d'avoir volé ensuite, soit seul, soit avec des complices ; il semble donc, d'après l'exposé, qu'il ne restoit plus rien à désirer au sujet du crime principal. La Jointe désireroit connoître les motifs qui ont déterminé la condamnation et l'autorisation à la torture.
    (S.) Du RIEUX ».

    [Archives de Vienne, Orig. Protocolle des Niederlandischen Departements der Staatskanztei, 29 mai-31 déc. 1792.]
  140. Conseil privé, cart. 775bis.
  141. Le 4 septembre 1792, le Ministre plénipotentiaire écrit au comte de Cobenzl : « … Sur le compte que j'ai rendu de cet objet à S. A. R. Madame l'Archiduchesse, elle a chargé le Conseil privé de s'en expliquer, et ce département y ayant satisfait par le rapport ci-joint en original, j'ai l'honneur de le transmettre à V. E., persuadé qu'elle y trouvera tous les éclaircissements qu'on désiroit avoir. Au surplus, la matière qui y est traitée étant d'une importance majeure, et surtout pour les provinces Belgiques, je me propose d'avoir l'honneur de faire parvenir incessamment à V. E. un rapport détaillé sur la théorie de la torture. Cet objet avoit déjà été traité sous le règne de Joseph II, mais il n'y fut donné aucune suite.
    J'ai l'honneur, etc.(S.) Cte de Metterniich ».

    [Archives de Vienne, Berichte, année 1792.]
    Extrait du rapport du Conseil privé : « Le fait est que cet homme a constamment tout nié, mais que le juge par les preuves faites au procès a eu, à peu de chose près, ses appaisemens sur ce que le condamné à la torture étoit l'auteur du double assassinat et du vol dont il est question ; que le juge, voïant que l’accusé nioit tout, et ce juge aiant devers lui des circonstances secrètes du crime qui étoient prouvées au procès, et qui n’avoient pas été communiquées à l’accusé dans l’instruction du procès, l’avoit condamné à la torture pour se procurer par ce moien l’aveu de son crime, et en l’avouant pouvoir l’interpeller à déclarer lui-même toutes les circonstances qu’on lui avoit caché et qui étoient cependant connues au juge par les preuves faites au procès, qu’il est notoire d’après les règles les plus constantes de la jurisprudence de ce païs en fait de torture, que c’est dans des cas semblables à celui dont il vient d’être parlé que le juge peut et doit condamner à la torture, c’est-à-dire qu’il doit la décretter lorsque le crime exige la peine de mort, que la preuve est complette à peu de chose près, que l’accusée nie, que le juge a en réserve des circonstances prouvées et non communiquées à l’accusé surlesquelles il est interpellé de s’expliquer quand il est appliqué à la torture » [Cons. privé, cart. 755bis]
  142. Sur la lettre du Ministre plénipotentiaire du 4 septembre, accompagnée d’une consulte du Conseil privé sur l’affaire Mertens, la Jointe est d’avis que :
    xxxx« L’explication donnée par le Conseil privé lève absolument tout doute sur cette affaire ; il y est dit que l’accusé n’avoit pas avoué le crime de double assassinat dont il étoit prévenu, et que le juge avoit trouvé par les preuves faites au procès ses appaisemens à peu de chose près pour l’en déclarer atteint et convaincu, mais qu’il lui manquoit l’aveu du prisonnier sur le fait principal et sur quelques circonstances réservées pour s’assurer, comme il est de règle, que l’aveu n’a pas été extorqué par les douleurs de la torture.
    xxxx« D’après ces explications, la Jointe estime qu’il n’étoit autre chose à faire que de répondre au Ministre plénipotentiaire qu’au moien des éclaircissements qu’on a reçu, les doutes que cet objet avoit fait naître viennent à cesser.(S.) Du Rieux ».
    [Archives de Vienne, Origin. Protocolle des Niederl. Dep. der Staatskanzlei, 29 mars-31 décembre 1792.]
  143. Il ne prit pas même la peine de relever l’erreur du Ministre plénipotentiaire, qui écrivait dans sa lettre du 4 septembre, citée plus haut, que, sous le règne de Joseph II, « il n’avait été donné aucune suite à cet objet ». On avait donc complètement oublié les décrets du 3 février 1784 et l’article 63 de l’édit du 3 avril 1787 !
  144. « … L’explication dans laquelle Votre Excellence veut bien entrer sur ce qui lui avoit été observé dans un P. S. joint à la lettre de M. le Prince de Kaunitz, au sujet de la torture à laquelle le Magistrat d’Anvers avoit condamné le nommé Mertens, lève entièrement les doutes que cet objet avoit fait naître ici ». Lettre à Metternich. [Archives de Vienne, Weisungen, année 1792.]
  145. « Wordende verders in feyt geposeert dat den gevangene door de torture op synen persoon geappliceert in syne leden verminckt is, ende eene volslaege lamenigheyd aen zynen lincken erm ende hand is toegebracht geworden, waer oppe subsidiairelyk excipierende sustineert ten eynde voor t’ recht sal verklaert worden dat den gevangenen buyten staet is van verder op de torture geappliceert te worden ende dat abvolgens alle verdere scherpere examinatie op zynen persoon sal komen te cesseren » [Vierschaerboek, » séance du 27 octobre 1792, fo 369].
  146. « Door welcke vreede en aenhoudende tourmenten afgemath en als uytsinnig ben » [Pétition du 30 août 1793].
  147. En marge de la sentence de condamnation, fo 31 du Registre de la Vierschaere, on lit : « Facta est executio die sequenti, horà duodecimà meridianà in foro, applicatione in rotà, strangulatione et cruris fractione cum ictu gratiæ ».
  148. Mertens périt sur la roue à Anvers, le 27 septembre 1793.
  149. Dans le pays de Liége, il y eut encore de nombreux cas de torture de 1792 à 1794 ; nous en avons relevé trois à Liége, un à Bilsen, un à Hasselt, quatre à Munsterbilsen, six à Vliermael. Certains accusés sont torturés quoique « saisis au flagrant » [Registre aux prisonn. de Liége, fo 305], ou même quand les juges déclarent que, malgré ses dénégations, l’accusé est « en évidence » l’auteur du crime.
  150. Il est juste de faire remarquer qu’en dehors de la province de Hollande proprement dite, on n’usa plus guère de la question dans les Pays-Bas du Nord.
  151. Voir Van Hall, Regtsgeleerde verhandelingen, cité par De Bosch-Kemper, I, cxxxvi. — Voir aussi Meyer, t. IV, p. 307. — De Wind, Bijzonderheden, p. 25.
  152. À tort, nous l’avons vu. Mais la torture avait disparu de ses tribunaux depuis plus de deux siècles.
  153. Meyer, I, xlvi, en note.
  154. Tissot, Le droit pénal, p. 243.
  155. Lea, Superstition and force, p. 587.
  156. Au moment où nous corrigions l’épreuve de cette feuille, M. P. Verhaegen, juge au tribunal de Bruxelles, a eu l’obligeance de nous indiquer un fait intéressant qui avait échappé à nos recherches. Le 27 octobre 1789, le comte de Trauttmansdorff écrivit à Vienne afin d’être autorisé à mettre à la torture plusieurs individus impliqués dans les complots ourdis contre le Gouvernement. Dès le 7 novembre, le prince de Kaunitz répondit par une interdiction formelle. Nous insérons la correspondance de Trauttmansdorff avec Kaunitz aux pièces justificatives, No X. Nous avons vu, p. 128, que Kaunitz, découragé par les circonstances, laissa restaurer la torture en 1792.
  157. Dans la séance tenue le 9 novembre 1896 par la Classe de lettres de l’Académie royale de Belgique.
  158. On en trouve la preuve dans de nombreux inventaires de mortuaires datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
  159. H. Francotte, Essai historique sur la propagande des encyclopédistes français dans la principauté de Liége [Mém. cour. de l’Acac. roy. de Belgique, coll. in-8o, t. XXX]. — J. Küntziger, Essai historique sur la propagande des encyclopédistes français en Belgique au XVIIIe siècle [Ibid.].