La Torture aux Pays-Bas autrichiens pendant le XVIIIe siècle/Pièces justificatives/09

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IX.

Avis des médecins et chirurgien pensionnaires de la ville de Mons sur le mode de torture usité en cette ville
(1er  septembre 1781).


Les Médecins et Chirurgien pensionnaires de la ville de Mons, soussignés, aijant été chargés de donner leur avis sur la torture usitée dans le Hainaut, disent que cette torture se divise en ordinaire et extraordinaire.

Que la première consiste à lier les poignets du prisonnier derrière le dos, de façon que les mains se touchent par les paumes.

Qu’on élève ensuite le corps au moijen d’un crochet qui passe dans la ligature des poignets et qui est continu à une poulie, sur laquelle roulent les cordes qui passent sur une autre poulie fixée à un des soliveaux du plancher.

Que c’est ainsi que l’exécuteur fait monter et descendre le corps du prisonnier suspendu en air par les bras renversés à contre sens, qu’il le secoue même, lorsqu’il en reçoit l’ordre.

Que la douleur occasionnée par cette suspension est l’effet du tiraillement que souffrent toutes les parties environnantes de l’articulation de l’humérus avec l’omoplate ; d’autant que la rotation de l’os du bras dans la cavité glénoïdale de l’omoplate, se fait dans un sens contraire à celui que les organes exécutent naturellement.

Dans la torture extraordinaire, la manœuvre est égale. On n’y remarque rien de plus que l’application d’un poids assez lourd à chacun des gros orteils, au moijen d’une corde mince, mais d’une force à ne pas rompre.

Cette corde entoure le gros doigt du pied par un nœud coulant, le serre vivement, attirée qu’elle est en-bas par la pesanteur du poids qu’elle soutient en l’air.

La corde, ainsi serrée autour des orteils, ajoute un surcroit de douleur à l’extension que les poids opèrent sur les extrémités inférieures du corps, en même temps que cette augmentation de masse, jointe à celle de l’homme suspendu, double presque la torsion que souffrent les bras élevés à contre-sens par la corde attachée aux poignets.

D’après cet exposé, il n’est point douteux que la torture soit capable de mettre de grands obstacles au méchanisme de la respiration.

La contrainte où sont les muscles qui servent à cette fonction nécessaire au soutien de la vie, dérange non seulement le jeu alternatif de ces organes, mais les poumons sont encore menacés de congestion sanguine.

En effet, si le cœur du prisonnier suspendu ne redoubloit point la force et la fréquence de ses battemens, pour hâter la circulation qui se fait par l’artère pulmonaire et la veine qui lui correspond, bientôt la respiration cesseroit avec la vie.

Le resserrement où se trouvent les artères souclavières et axillaires, par la torsion des parties voisines de l’articulation du bras avec l’omoplate, contribue encore à la gène de la respiration. Comme les souclavières partent de la crosse que fait l’aorte à la sortie du cœur, la résistance survenue dans les premières, diminue la facilité de celle-ci à pousser le sang en avant ; et par une conséquence fondée sur le méchanisme de la circulation, le ventricule gauche a peine à se décharger du liquide que la veine pulmonaire lui apporte.

De là vient l’embarras du poumon, qui amène nécessairement celui de la respiration à sa suite. Aussi remarque-t-on que dans cet état d’angoisse, l’action du cœur est telle, qu’elle se distingue par de fortes pulsations, et que le prisonnier suspendu à la torture tombe presque toujours en des sueurs abondantes, même dans les plus grands froids, quoiqu’il ne soit couvert que d’une chemise de femme.

Mais la respiration n’est point la seule des fonctions nécessaires à la vie, qui soit troublée par les entraves que la torture met au mouvement circulaire du sang.

Le cerveau lui-même est en danger ; car les efforts redoublés du cœur ne peuvent pousser le sang avec plus de force et de vitesse dans les artères carotides internes, et de là vers l’intérieur de la tête, sans qu’il en résulte la nécessité du prompt et libre retour de ce liquide par les veines.

Or, les jugulaires sont dans un état de contrainte chez l’homme suspendu à la torture ; la jugulaire interne, surtout, qui souffre moins impunément cette contrainte, ne peut rencontrer des obstacles à la décharge du sang qu’elle doit rapporter de la tête, sans exposer le cerveau à l’engorgement et le patient à l’apoplexie.

En effet, il ne manque pas de tomber dans un sommeil profond, lorsqu’on s’obstine à le laisser dans la suspension gênante à laquelle il est condamné.

Il est vrai qu’on a coutume d’avoir recours à l’esprit de sel ammoniac qu’on lui passe dans le nez, pour le tirer de cet état d’engourdissement.

Mais ce moijen n’est que plus propre à déterminer le mal que l’on craint, c’est-à-dire l’apoplexie sanguine qui ne comporte pas l’usage des irritans. On est cependant forcé d’ij avoir quelquefois recours, en attendant le moment de faire débarrasser le prisonnier de ses liens.

Au danger de suffocation et d’apoplexie, qu’on vient de déduire du trouble dans lequel la circulation est jettée par la torture, on peut ajouter bien d’autres circonstances, toutes capables de préjudicier à la vie de l’accusé, si malheureusement elles se rencontrent en lui.

Le seul examen qu’on fait de sa constitution, a pour objet de savoir s’il est attaqué de hernie. Il est vrai que, si les parties qui s’échappent de la cavité du bas-ventre et forment la tumeur, étoient retenues dans le sac herniaire, l’extension violente de la torture ij causeroit un étranglement dangereux ; et pour cette raison, le prisonnier ne peut subir la sentence que la justice a portée contre lui.

Mais le prisonnier peut avoir d’autres maladies qui demeurent inconnues, parce qu’on n’en fait aucune recherche, et qu’il n’est pas même toujours possible de reconnoître le caractère de certaines au premier coup d’œil.

Telles sont la sensibilité maladive des nerfs, les dispositions au crachement de sang dont un homme auroit été précédemment attaqué ; tel est l’asthme convulsif qui revient par périodes ; tel est le polijpe du cœur ou des gros vaisseaux qui aboutissent à ce viscère ; tel est l’anévrisme interne, c’est-à-dire une tumeur artérielle dont les tuniques sont émincées de façon à faire craindre leur rupture.

Tous ces maux peuvent donner subitement la mort à l’accusé par les effets resultans de la torture ; cependant on ne peut rien lui demander là dessus, parcequ’on est bien assuré que la crainte des douleurs, auxquelles il se voit condamné, ne lui dictera que des réponses affirmatives à toutes les questions qu’on pourra lui faire, encore même qu’il ne seroit attaqué d’aucune des maladies dont on chercheroit à reconnoitre les symptômes.

C’est principalement sur ces raisons, ainsi que sur les observations que les soussignés ont faites nombre de fois, en considérant ce qui se passoit chez les personnes appliquées à la torture usitée dans le Hainaut, qu’ils se fondent à dire que cette torture ne peut pas toujours mettre en sûreté la vie du prisonnier ; qu’elle peut lui être ravie sous les yeux de la justice qui n’a encore aucun droit de la lui enlever ; et que les médecins et chirurgiens chargés de la lui conserver par leurs soins, sont toujours exposés à la voir finir brusquement, parce qu’ils ne peuvent aller à la recherche des circonstances énoncées ci-dessus.

Ainsi avisé à Mons, le premier de septembre 1781.

(S.) Éloij, méd. pens.------
M. J. Griez, méd. pens.
Hoton, chirurg. pens.--

[Archives du Royaume à Bruxelles, original dans le Reg. 406bis du Conseil privé.]