La Vie de M. Descartes/Livre 1/Chapitre 11

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Daniel Horthemels (p. 49-53).

Pendant que M Descartes partageoit son têms entre ses éxercices militaires et ceux de la philosophie dans Breda, le Prince D’Orange emploioit tout le sien, aux mouvemens que lui donnoient les arminiens dans plusieurs villes des Provinces-Unies.

Il cassa leurs soldats attendans  ; chassa leurs ministres ; déposséda les magistrats qui les favorisoient ; et fit arrêter prisonniers à la Haye, l’avocat général Barneveld, Hoogerbets pensionnaire de Leyde, et Grotius pensionnaire de Roterdam. Pour pacifier les différens de religion, et pour tâcher de remettre l’uniformité dans la créance, l’on avoit convoqué un synode à Dort ou Dordrecht, dont l’ouverture se fit le mardy 13 de novembre 1618 et la clôture le 9 de may 1619. Quoi qu’il pût être appellé général , pour toute la religion réformée, parce qu’on y fit venir les députez de tous les endroits où il y avoit des calvinistes (hormis de la France, dont les ministres n’eurent pas la liberté de sortir), les etats généraux ordonnérent qu’il ne seroit qualifié que national , comme s’il eût été propre et particuliér aux seules Provinces-Unies. Les gomaristes, assistez de l’épée du Prince D’Orange y furent les plus forts, et déclarérent les arminiens hérétiques. Trois jours aprés l’on fit le procés à M De Barneveldt : et il eut la tête coupée, âgé de 76 ans, malgré la haute intercession du roy tres-chrêtien en faveur de ce grand homme, dont tout le crime étoit d’avoir maintenu les loix du païs, de n’avoir pas voulu se rendre esclave de l’ambition du Prince D’Orange, et d’avoir traversé les projets que ce prince avoit faits pour se saisir de la souveraineté.

Béeckman et Descartes s’intéressérent si peu à toutes ces actions publiques, qu’ils n’en furent pas même les spectateurs. Le prémier, quoi que recteur du collége de la ville où se tenoit le concile national, n’eût aucune part à cette assemblée, soit pour n’avoir pas été député, soit pour n’être pas théologien de profession. Il ne fit rien de mieux pendant cét intervalle que de cultiver ses nouvelles habitudes avec son ami, en lui proposant des questions de mathématiques à résoudre. M Descartes n’en demeura pas aux réponses qu’il lui fit. Il composa encore divers petits ouvrages qui auroient été d’excellens garants du bon emploi de son têms, s’il leur avoit laissé voir le jour.

M Chanut ambassadeur de France en Suéde, et le baron de Kroneberg commis par la Reine Christine, pour assister à l’inventaire de ce qu’il avoit laissé à sa mort, trouvérent parmi les ecrits de sa composition, un registre relié et couvert de parchemin, contenant divers fragmens de piéces différentes ausquelles il paroît qu’il travailla pendant ce têms-là. C’étoit I quelques considérations sur les sciences en général : 2 quelque chose de l’algébre

3 quelques pensées écrites sous le

titre democritica

4 un recuëil d’observations

sous le titre experimenta

5 un traitté

commençé sous celui de (…) : un autre en forme de discours, intitulé olympica , qui n’étoit que de douze pages, et qui contenoit à la marge, d’une ancre plus récente, mais toujours de la même main de l’auteur, une remarque qui donne encore aujourd’hui de l’éxercice aux curieux. Les termes ausquels cette remarqu e étoit conçûë portoient, Xi Novembris 1620 (…), dont M Clerselier ni les autres cartésiens n’ont encore pû nous donner l’explication. Cette remarque se trouve vis à vis d’un texte qui semble nous persuader que cét ecrit est postérieur aux autres qui sont dans le registre, et qu’il n’a été commençé qu’au mois de novembre de l’an 1619. Ce texte porte ces termes latins, (…).

Mais le principal de ces fragmens, et le prémier de ceux qui se trouvoient dans le registre étoit un recueil de considérations mathématiques , sous le titre de Parnassus, dont il ne restoit que trente six pages. Le Sieur Borel a crû que c’étoit un livre composé l’an 1619, sur une datte du prémier jour de janvier, que M Descartes avoit mise à la tête du registre. Mais il se peut faire que la datte n’ait été que pour le registre en blanc, et qu’elle n’ait voulu dire autre chose, sinon que M Descartes aura commençé à user de ce registre le prémier de janvier 1619, pour continuer de s’en servir dans la suite des têms selon ses vuës et sa volonté. L’opinion du Sieur Borel n’en est pourtant pas moins probable, puisque M Chanut a remarqué dans l’inventaire de M Desc que tous les ecrits renfermez dans ce registre, paroissent avoir été composez en sa jeunesse.

Supposer que ces ouvrages de M Descartes sont de l’an 1619, c’est donner à son sentiment de l’ame des bêtes plus de vingt ans d’ancienneté au delà de l’epoque, à laquelle ses adversaires et quelques sçavans avec eux avoient tâché de le fixer. Quand on sçaura que c’est dans ces ouvrages de sa jeunesse que l’on a trouvé ce sentiment, on cessera peut-être de dire qu’il commença et finit ses meditations

sans songer à l’ame des bêtes, et sans avoir abandonné l’opinion qu’il en avoit euë dés son enfance. On ne croira plus que ce ne fut qu’en considérant les suites de son principe touchant la distinction de la substance qui pense, et de la substance étenduë, qu’il s’apperçut que la connoissance des animaux renversoit toute l’oeconomie de son systéme. On ne se persuadera plus que l’obligation de répondre aux objections qu’on luy a formées sur ce suje t, luy ait fait naître une pensée dont il n’a été redevable qu’à la liberté de son esprit. Il n’étoit encore dans aucune nécessité de soûtenir que les bêtes n’ont point de sentiment, puisqu’il n’avoit pas le don de prévoir ce qui pourroit lui arriver vingt ans aprés. Il n’avoit pas alors de principes à sauver, n’en aiant encore établi aucun pour la philosophie nouvelle : au moins n’avoit-il encore lû à cét âge, ni Saint Augustin, ni Péreira, ni aucun auteur de qui il auroit pû prendre le sentiment de l’ame des bêtes. Cinq ou six ans aprés, M Descartes étant retourné de ses voiages à Paris, découvrit ce sentiment à quelques-uns de ses amis, et leur fit reconnoître qu’il ne pouvoit s’imaginer que les bêtes fussent autre chose que des automates. De sorte que ceux qui trouveront de la difficulté à lui attribuer ce sentiment dés l’an 1619 en auront moins pour croire que cette opinion lui est venuë dans l’esprit au plûs tard vers l’an 1625. Ils ne refuseront peut-être pas de s’en tenir au témoignage de M Descartes, qui nous apprend qu’elle lui étoit venuë quinze ou seize ans avant qu’il eût donné ses méditations métaphysiques. Au reste cette opinion des automates est ce que M Pascal estimoit le plus dans la philosophie de M Descartes.

Aprés la mort de Barneveld, le Prince D’Orange qui luy avoit d’ailleurs l’obligation du gouvernement général des provinces sur terre et sur mer, crut avoir applani les difficultez qui se trouvoient dans le chemin qu’il se fraioit à la souveraineté. Il ne songea plus qu’à s’assurer de l’assistance des princes de l’Allemagne et des autres quartiers du nord, mais principalement de ceux qui luy étoient parens, alliez, ou amis. Il sembloit n’avoir pas beaucoup à craindre des puissances catholiques qui étoient autour de la Hollande, et il présumoit que l’on ne verroit point naître d’obstacles, ou de diversions de la part du roy d’Espagne, ou des archiducs gouverneurs des Pays-Bas catholiques, tant que dureroit la tréve qui n’étoit pas inutile à l’avancement de ses affaires particuliéres. Mais tous ces avantages ne servirent de rien pour luy faire surmonter les difficultez de son dessein. Il fut fort surpris de voir que ceux qu’il avoit prévenus et animez contre Barneveld pour les mettre dans ses intérêts, se montrérent encore plus opposez à la perte de la liberté publique que Barneveld, lorsqu’il les sonda tout de bon sur le point de la souveraineté. Le grand nombre des parens, et des autres personnes qui étoient demeurées dans les intérêts des honnêtes gens à qui il avoit procuré la mort, la prison, ou l’éxil, luy fit connoître qu’il s’étoit attiré l’aversion générale, et que des républicains qui avoient secoüé la domination de la maison d’Autriche, ne seroient pas d’humeur à subir le joug de celle de Nassau.

M Descartes ne pouvoit pas ignorer les pratiques de ce prince, ni la disposition des peuples à son égard.

C’est peut-être ce qui contribua à le détacher d’un païs, où il ne trouvoit pas cette variété d’occupations qu’il s’étoit promise en sortant de la France. Les nouvelles qu’on avoit apportées à Breda des grands mouvemens de l’Allemagne, réveillérent la curiosité qu’il avoit de se rendre spectateur de tout ce qui se passeroit de plus considérable dans l’Europe. On parloit d’un nouvel empereur, on parloit de la révolte des etats de Bohéme contre leur roy, et d’une guerre allumée entre les catholiques et les protestans à ce sujet. M Descartes voulant quitter la Hollande prit pour prétexte le peu d’éxercice que luy produisoit la suspension d’armes qui étoit entre les troupes du Prince D’Orange, et celles du Marquis De Spinola, et qui devoit durer encore deux ans selon les conventions de la tréve. Sa résolution étoit de passer en Allemagne pour servir dans les armées catholiques : mais avant que de se déterminer à aucun engagement, il fut bien-aise d’assister au couronnement du nouvel empereur qui devoit se faire dans la ville de Francford.