La Vie de M. Descartes/Livre 1/Chapitre 7

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Daniel Horthemels (p. 31-35).

Mr Descartes aiant fini le cours de ses études au mois d’août de l’an 1612, quitta le collége de La Fléche aprés huit ans et demi de séjour, et s’en retourna chez son pére, comblé des bénédictions de ses maîtres. Quelques auteurs ont écrit que dés auparavant il avoit passé de La Fléche à Paris pour achever ses etudes dans le collége de Clermont. C’est ce qu’ils ne pourront persuader qu’à ceux qui ignorent l’état où étoit le collége des jésuites à Paris pendant ces tems-là. Lors qu’il fût question du rétablissement de ces péres en France : le collége de Clermont n’avoit pas été compris parmi ceux qu’il leur étoit permis d’ouvrir. Le P D’Orleans jésuite dit que Henry Iv n’avoit pas voulu qu’on l’ouvrît, pour ne point nuire à celui de La Fléche, qu’il prenoit à tâche de rendre célébre par toutes sortes de moiens. Aprés la mort de ce prince, les jésuites firent une tentative pour obtenir permission de l’ouvrir : et le roy Louis Xiii leur avoit accordé des lettres patentes, dattées du 20 D’Août 1610 pour pouvoir y enseigner publiquement.

Mais l’opposition de l’université fit un obstacle à l’enregistrement de ces lettres au parlement, qui par un arrêt du 22 Décembre 1611, remit les choses au point où Henry Iv les avoit fixées. De sorte que l’ouverture de ce collége ne se fit qu’en 1618, c’est à dire, six ans aprés que M Descartes avoit quitté le porte-feuille.

Il est donc constant qu’il n’a point fait ses classes ailleurs qu’à La Fléche. Mais l’estime qu’il pouvoit avoir conçuë pour les maniéres d’étudier dans les ecoles publiques, ne s’est point bornée à l’unique collége de cette ville. Il a rendu hautement témoignage à l’éxcellence des éxercices établis dans tous les colléges, et il a reconnu l’utilité de l’émulation que peuvent produire les études faites en commun lors qu’elles sont bien entenduës. Il avoit coûtume d’élever celui de La Fléche au dessus de tous les autres, parce qu’il en avoit acquis une connoissance plus particuliére par sa propre expérience, et parce que nous sommes toujours portez à loüer le lieu de nôtre éducation commeelui de nôtre naissance, et à vanter nos maîtres comme nos parens. Mais il y avoit autant de justice que d’inclination dans les maniéres obligeantes dont il parloit du collége de La Fléche ; et c’est sans aveuglement qu’il en fit les éloges à un de ses amis qui l’avoit consulté sur l’éducation de son fils. Cét ami s’étoit proposé d’envoier son fils faire la philosophie en Hollande, non seulement à cause de l’avantage de pouvoir être auprés de M Descartes qui y demeuroit, mais encore à cause de la réputation que plusieurs sçavans établis à Leyde avoient attirée sur la Hollande pour les lettres.

Voicy les termes ausquels M Descartes détrompe cét ami. Le désir que j’aurois, dit-il, de pouvoir vous rendre quelque service en la personne de m. Vôtre fils, m’empêcheroit de vous dissuader de l’envoier en ces quartiers, si je pensois que le dessein que vous avez touchant ses études s’y pût accomplir. Mais la philosophie ne s’enseigne ici que trés mal. Les professeurs n’y font que discourir une heure le jour, environ la moitié de l’année, sans dicter jamais aucuns écrits, ni achever le cours en aucun têms déterminé. De sorte que ceux qui en veulent tant soit peu sçavoir, sont contraints de se faire instruire en particulier par quelques maîtres, comme on fait en France pour le droit, lors qu’on veut entrer en office. Or encore que mon opinion ne soit pas que toutes ces choses qu’on enseigne en philosophie soient aussi vrayes que l’evangile, toutesfois à cause qu’elle est la clef des autres sçiences, je crois qu’il est tres-utile d’en avoir étudié le cours entier de la maniére qu’on l’enseigne dans les ecoles des jésuites, avant qu’on entreprenne d’élever son esprit au dessus de la pédanterie, pour se faire sçavant de la bonne sorte.

je dois rendre cét honneur à mes maîtres, de dire qu’il n’y a lieu au monde où je juge qu’elle s’enseigne mieux qu’à La Fléche . Outre que c’est ce me semble un grand changement pour la prémiére sortie de la maison paternelle, que de passer tout d’un coup dans un pays différent de langue, de façons de vivre, et de religion : au lieu que l’air de La Fléche est voisin du vôtre. Comme il y va quantité de jeunes gens de tous les quartiers de la France, ils y font un certain mélange d’humeurs par la conversation les uns des autres, qui leur apprend quasi la même chose que s’ils voiageoient. Enfin l’égalité que les jésuites mettent entre-eux, en ne traittant guéres d’autre façon les plus relevez que les moindres, est une invention extrémement bonne, pour leur ôter la tendresse et les autres défauts qu’ils peuvent avoir acquis par la coûtume d’être chéris dans les maisons de leurs parens.

Le cas que M Descartes a toujours fait du collége de La Fléche n’étoit qu’un effet de l’estime qu’il avoit conçûë pour ses maîtres, et qu’il a eu soin d’accompagner d’une reconnoissance perpétuelle pour l’obligation qu’il leur avoit de ses études. Ses lettres sont remplies des marques de son souvenir, et du respect qu’il a toujours conservé pour les jésuites qui lui avoient donné leurs soins en particulier, et généralement pour toute leur compagnie. Il n’a point fait de livres, dont il n’ait eu soin de leur présenter des éxemplaires en grand nombre. Il n’a point fait de voyage en France aprés en avoir quitté le sejour, qu’il ne leur ait rendu ses devoirs par de fréquentes visites, et qu’il ne se soit détourné du grand chemin de Rennes, pour retourner à La Fléche faire honneur à son éducation, et recuëillir ses anciennes connoissances. Enfin, il n’a jamais rougi de se faire passer pour le disciple des jésuites, même dans les derniéres années de sa vie, et de leur offrir de se corriger sur leurs avis avec la même docilité qu’il avoit autrefois euë pour leurs instructions.

Mais s’il étoit satisfait de ses maîtres au sortir du collége, il ne l’étoit nullement de lui même. Il sembloit n’avoir remporté de ses études qu’une connoissance plus grande de son ignorance. Tous les avantages qu’il avoit eus aux yeux de tout le monde, et qu’on publioit comme des prodiges, ne se réduisoient selon lui, qu’à des doutes, à des embarras, et à des peines d’esprit. Les lauriers dont ses maîtres l’avoient couronné pour le distinguer du reste de ses compagnons, ne lui parurent que des épines. Pour ne pas démentir le jugement des connoisseurs de ces têms-là, il faut convenir qu’il avoit mérité, tout jeune qu’il étoit, le rang que tout le monde lui donnoit parmi les habiles gens de son têms. Mais jamais il ne fut plus dangereux de prodiguer la qualité de sçavant . Car il ne se contenta pas de rejetter cette qualité qu’on lui avoit donnée : mais voulant juger des autres par lui même, peu s’en fallut qu’il ne prît pour de faux sçavans ceux qui portoient la même qualité, et qu’il ne fit éclater son mépris pour tout ce que les hommes appellent sciences.

Le déplaisir de se voir désabusé par lui-même de l’erreur dans laquelle il s’étoit flaté de pouvoir acquerir par ses études une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, pensa le jetter dans le desespoir. Voiant d’ailleurs que son siécle étoit aussi florissant qu’aucun des précédens, et s’imaginant que tous les bons esprits dont ce siécle étoit assez fertile, étoient dans le même cas que lui, sans qu’ils s’en apperçeussent peut-être tous comme lui, il fut tenté de croire qu’il n’y avoit aucune sçience dans le monde qui fût telle qu’on lui avoit fait esperer.

Le résultat de toutes ses fâcheuses délibérations fut, qu’il renonça aux livres dés l’an 1613, et qu’il se défit entiérement de l’étude des lettres. Par cette espéce d’abandon, il sembloit imiter la plûpart des jeunes gens de qualité, qui n’ont pas besoin d’étude pour subsister, ou pour s’avancer dans le monde. Mais il y a cette différence, que ceux-cy en disant adieu aux livres ne songent qu’à secouër un joug que le collége leur avoit rendu insupportable : au lieu que M Descartes n’a congédié les livres pour lesquels il étoit trés-passionné d’ailleurs, que parce qu’il n’y trouvoit pas ce qu’il y cherchoit sur la foy de ceux qui l’avoient engagé à l’étude. Quoi qu’il se sentît trés-obligé aux soins de ses maîtres qui n’avoient rien omis de ce qui dépendoit d’eux pour le satisfaire, il ne se croioit pourtant pas redevable à ses études de ce qu’il a fait dans la suite pour la recherche de la vérité dans les arts et les sçiences. Il ne faisoit pas difficulté d’avouër à ses amis, que quand son pére ne l’auroit pas fait étudier, il n’auroit pas laissé d’écrire en françois les mêmes choses qu’il a écrites en latin. Il témoignoit souvent que s’il avoit été de condition à se faire artisan, et que si on lui eût fait apprendre un mêtier étant jeune, il y auroit parfaitement réüssi, parce qu’il avoit toujours eu une forte inclination pour les arts. De sorte que ne s’étant jamais soucié de retenir ce qu’il avoit appris au collége, c’est merveille qu’il n’ait pas tout oublié, et qu’il se soit souvent trompé lui-même dans ce qu’il croioit avoir oublié.