La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Daniel Horthemels (p. 87-92).

La solitude de M Descartes pendant cet hiver étoit toûjours fort entiére, principalement à l’égard des personnes qui n’étoient point capables de fournir à ses entretiens. Mais elle ne donnoit point l’exclusion de sa chambre aux curieux, qui sçavoient parler de sciences, ou de nouvelles de littérature. Ce fut dans les conversations de ces derniers qu’il entendit parler d’une confrérie de sçavans, établie en Allemagne depuis quelque tems sous le nom de fréres de la rose-croix . On luy en fit des éloges surprenans. On luy fit entendre que c’étoient des gens qui sçavoient tout, et qu’ils promettoient aux hommes une nouvelle sagesse, c’est-à-dire, la véritable science qui n’avoit pas encore été découverte. M Descartes joignant toutes les choses extraordinaires que les particuliers luy en apprenoient, avec le bruit que cette nouvelle societé faisoit par toute l’Allemagne, se sentit ébranlé. Luy qui faisoit profession de mépriser généralement tous les sçavans, parce qu’il n’en avoit jamais connu qui fussent véritablement tels, il commença à s’accuser de précipitation et de témérité dans ses jugemens. Il sentit naître en luy-même les mouvemens d’une émulation dont il fut d’autant plus touché pour ces rose-croix, que la nouvelle luy en étoit venuë dans le têms de son plus grand embarras touchant les moyens qu’il devoit prendre pour la recherche de la vérité. Il ne crut pas devoir demeurer dans l’indifférence à leur sujet, parce (disoit-il à son ami musée) que si c’étoient des imposteurs, il n’étoit pas juste de les laisser joüir d’une réputation mal acquise aux dépens de la bonne foy des peuples ; et que s’ils apportoient quelque chose de nouveau dans le monde qui valût la peine d’être sçû, il auroit été mal-honnête à luy, de vouloir mépriser toutes les sciences, parmi lesquelles il s’en pourroit trouver une dont il auroit ignoré les fondemens. Il se mit donc en devoir de rechercher quelqu’un de ces nouveaux sçavans, afin de pouvoir les connoître par luy-même, et de conférer avec eux. à propos de quoy j’estime qu’il est bon de dire un mot de leur histoire, pour la satisfaction de ceux qui n’en ont pas encore ouy parler.

On prétend que le prémier fondateur de cette confrérie des rose-croix étoit un allemand né dés l’an 1378, de parens fort pauvres, mais gentils-hommes d’extraction. à cinq ans on le mit dans un monastére où il apprit le grec et le latin. Etant sorti du couvent à seize ans, il se joignit à quelques magiciens pour apprendre leur art, et demeura cinq ans avec eux : aprés quoy il se mit à voyager prémiérement en Turquie, puis en Arabie. Là il sçeut qu’il y avoit une petite ville nommée Damcar peu connuë dans le monde, et qui n’étoit habitée que par des philosophes, vivans d’une façon un peu extraordinaire, mais d’ailleurs trés-versez dans la connoissance de la nature. Son histoire, ou plûtôt son roman écrit par Bringern, dit qu’il y fut reçeu par les habitans du lieu avec beaucoup de civilité ; qu’on lui rendit toutes sortes de bons offices ; et qu’on luy fit un accueil aussi favorable que celuy que les brachmanes avoient fait au fameux Apollonius De Tyane. On ajoûte que nôtre allemand y fut salué d’abord par son nom, quoy qu’il ne l’eût encore déclaré à personne, qui est une circonstance copiée d’Apollonius ; et qu’on luy révéla beaucoup de choses qui s’étoient passées dans son monastére pendant le séjour d’onze années qu’il y avoit fait. Les habitans luy découvrirent qu’il y avoit long-têms qu’ils l’attendoient chez eux, comme celuy qui devoit être l’auteur d’une réformation générale dans l’univers.

Ils l’instruisirent ensuite sur diverses choses, et luy communiquérent la plûpart de leurs secrets. Aprés avoir demeuré trois ans parmi eux, il quitta leur païs pour venir en Barbarie, et s’arrêta dans la ville de Fez pour conférer avec les sages et les cabalistes, dont cette ville étoit fort ab ondante.

De là il passa en Espagne, d’où il se fit chasser pour avoir voulu y jetter les fondemens de sa nouvelle réformation. Il fut obligé de se retirer en Allemagne, où il vêcut en solitaire jusqu’à l’ âge de 106 ans, au bout desquels on suppose qu’il mourut sans maladie en 1484 ; et que son corps qui demeura inconnu dans la grotte où il avoit vêcu, fut découvert six vingts ans aprés, et donna lieu à l’établissement des fréres de la rose-croix, qui se fit l’an 1604.

On dit qu’ils n’étoient que quatre confréres d’abord, et qu’ils augmentérent ensuite jusqu’au nombre de huit.

Une des prémiéres choses qu’on peut leur attribuer est sans doute l’invention du roman de leur fondateur, parce qu’ils ont cru que les établissemens les plus célébres de ce monde se sont attiré de la vénération et du crédit par des origines fabuleuses. Pour ne pas laisser leur fondation sans miracle, ils feignirent que la grotte où reposoit leur fondateur étoit éclairée d’un soleil qui étoit au fonds de l’antre ; mais qui reçevoit sa lumiére du soleil du monde. Par ce moyen on découvroit toutes les raretez renfermées dans la grotte. Elles consistoient en une platine de cuivre posée sur un autel rond, dans laquelle on lisoit Acrc vivant je me suis réservé cét abrégé de lumiére pour sepulchre

et en quatre figures

avec leurs inscriptions, qui étoient pour la prémiére, jamais vuide ; pour la seconde, le joug de la loy ; pour la troisiéme, la liberté de l’evangile ; pour la quatriéme, la gloire entiére de Dieu . Il y avoit aussi des lampes ardentes, des sonnettes, des miroirs de plusieurs façons, des livres de diverses sortes, et entr’autres, le dictionnaire des mots de Paracelse, et le petit monde de leur fondateur. Mais la plus remarquable de toutes ces raretez, étoit une inscription qu’ils assuroient avoir trouvée sous un vieux mur, et qui portoit ces mots : aprés six vingt ans je seray découverte. ce qui désignoit fort nettement l’an 1604, qui est celuy de leur établissement.

On n’est pas encore aujourd’huy trop bien informé de la raison qui leur a fait porter le nom de rose-croix .

Mais sans s’arrêter aux conjectures ingénieuses des esprits mystérieux sur ce point, on peut s’en tenir à l’opinion de ceux qui estiment qu’il leur est venu de leur fondateur, quoyque ces confréres eussent voulu persuader au public que leur maître n’avoit pas de nom.

La fin de leur institut étoit la réformation générale du monde, non pas dans la religion, dans la police du gouvernement, ou dans les mœurs ; mais seulement dans les sciences : et ils s’obligeoient à garder le célibat. Ils embrassoient l’étude générale de la physique dans toutes ses parties : mais ils faisoient une profession plus particuliére de la médecine et de la chymie. Michel Mayer qui a fait un livre des constitutions de la confrérie, ne leur donne que six statuts généraux. Le prémier, de faire la médecine gratuitement pour tout le monde. Le second, de s’habiller selon la mode du païs où ils se trouveront. Le troisiéme, de s’assembler tous les ans une fois. Le quatriéme, de choisir des successeurs habiles et gens de bien à la place de ceux qui viendront à mourir. Le cinquiéme, de prendre pour le cachet ou le sçeau de la congrégation, les deux lettres capitales Rc. Le sixiéme, de tenir la societé secrete et cachée au moins pendant cent ans. La renommée a fait des gloses sur ces statuts, qui ont donné matiére à une multitude de traitez qui se sont faits pour et contre eux.

Ceux qui ont entrepris de les décrier comme des extravagans, des visionnaires et des impies, leur ont attribué des maximes fort étranges : et ils les ont fait passer pour une nouvelle secte de luthériens paracelsistes.

Monsieur Descartes ne sçavoit pas celuy de leurs statuts qui leur ordonnoit de ne point paroître ce qu’ils étoient devant le monde ; de marcher en public vêtus comme les autres ; de ne se découvrir ni dans leurs discours, ni dans aucunes de leurs maniéres de vivre. Ainsi l’on ne doit pas s’étonner que toute sa curiosité, et toutes ses peines ayent été inutiles dans les recherches qu’il fit sur ce sujet. Il ne luy fut pas possible de découvrir un seul homme qui se déclarât de cette confrérie, ou qui fût même soupçonné d’en être. Peu s’en falut qu’il ne mît la societé au rang des chiméres. Mais il en fut empêché par l’éclat que faisoit le grand nombre des écrits apologétiques, qu’on avoit publié jusqu’alors, et qu’on continua de multiplier encore depuis en faveur de ces rose-croix tant en latin qu’en allemand. Il ne crut pas devoir s’en rapporter à tous ces écrits ; soit parce que son inclination le portoit à prendre ces nouveaux sçavans pour des im posteurs ; soit parce qu’ayant renoncé aux livres, il vouloit s’accoûtumer à ne juger de rien que sur le témoignage de ses yeux et de ses oreilles, et sur sa propre expérience. C’est pourquoy il n’a point fait difficulté de dire quelques années aprés, qu’il ne sçavoit rien des rose-croix : et il fut aussi surpris que ses amis de Paris, lorsqu’étant de retour en cette ville l’an 1623, il apprit que son séjour d’Allemagne luy avoit valu la réputation d’être de la confrérie des rose-croix.

Se voyant ainsi déchû de l’espérance qu’il avoit euë, de trouver quelqu’un qui fût en état de le soulager dans la recherche de la vérité, il retomba dans ses prémiers embarras. Il passa le reste de l’hiver et le carême sur les frontiéres de Baviére dans ses irrésolutions, se croyant bien délivré des préjugez de son éducation et des livres, et s’entretenant toûjours du dessein de bâtir tout de neuf. Mais quoyque cet état d’incertitude dont son esprit étoit agité, luy rendît les difficultez de son dessein plus sensibles que s’il eût pris d’abord sa résolution, il ne se laissa jamais tomber dans le découragement. Il se soûtenoit toûjours par le succez avec lequel il sçavoit ajuster les secrets de la nature aux régles de la mathématique à mesure qu’il faisoit quelque nouvelle découverte dans la physique.

Ces occupations le garantirent des chagrins et des autres mauvais effets de l’oisiveté, et elles le ménérent jusqu’au têms que le Duc De Baviére fit avancer ses troupes vers la Soüabe. Il les suivit, comme nous l’avons rapporté ailleurs, et il les quitta pour venir à Ulm, où il passa les mois de juillet et d’août avec une partie de ceux de juin et de septembre. De là il fut en Autriche voir la cour de l’empereur, aprés quoy il alla rejoindre l’armée du Duc De Baviére en Bohéme, et entra avec elle dans la ville de Prague, où il demeura jusqu’au milieu du mois de décembre.

Il prit ensuite son quartier d’hiver avec une partie des troupes que le Duc De Baviére laissa sur les extrémitez de la Bohéme méridionale en retournant à Munich. Il se remit à ses méditations ordinaires sur la nature, s’éxerçant aux préludes de ses grands desseins, et profitant de l’avantage qu’il avoit de pouvoir vivre seul au milieu de ceux à qui il ne pouvoit envier la liberté de boire et de joüer, tant qu’ils luy laissoient celle d’étudier en retraite.