La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 4

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Daniel Horthemels (p. 98-103).

Ce fut donc immédiatement aprés la campagne de Hongrie, que M Descartes éxécuta la résolution qu’il avoit prise longtêms auparavant de ne plus porter le mousquet. Il n’eut point à combattre en cette occasion ni contre son tempérament, dont la chaleur s’étoit ralentie par les travaux de quatre années de milice, ni contre son inclination qui ne le portoit plus qu’à rechercher de la tranquillité pour méditer sur sa philosophie.

Son dessein n’étoit pas de revenir si tôt en France, soit à cause de la guerre que les huguenots venoient d’y allumer, soit à cause de la peste, qui affligeoit particuliérement la ville de Paris depuis prés d’un an, et qui ne cessa qu’en 1623. Il entreprit donc de voyager dans ce qui lui restoit à voir des pays du nord : mais ce n’est pas la peine de dire qu’il fut obligé de changer d’état. Ce qu’il entreprenoit n’étoit dans le fonds qu’une continuation de voyages qu’il vouloit faire, sans s’assujettir dorénavant à suivre les armées, parce qu’il croyoit avoir suffisamment envisagé et découvert le genre humain par l’endroit de ses hostilitez. Il avoit toujours parlé de sa profession militaire, d’une maniére si indifférente et si froide, qu’on jugeoit aisément qu’il considéroit ses campagnes comme de simples voyages, et qu’il ne se servoit de la bandouliére que comme d’un passeport qui lui donnoit accés jusqu’au fonds des tentes et des tranchées, pour mieux satisfaire sa curiosité.

Les envieux et les adversaires que la providence lui destinoit dés lors, ne laissérent pas échapper cette circonstance de sa vie : et longtêms aprés l’on a vû un ministre de Hollande lui reprocher cette action comme un trait de lâcheté. Selon cét auteur, ç’a été le desespoir de pouvoir devenir maréchal ou lieutenant général, qui l’a fait renoncer à la profession des armes, lui qui n’avoit jamais voulu être enseigne ni lieutenant. M Descartes s’est contenté de rire de cette insulte. Le ministre qui pour le rendre odieux parmi les protestans, affectoit de le faire passer pour un jésuite de robbe-courte, dressa son horoscope sur cét endroit, et devina qu’il étoit né sous l’étoile de S Ignace De Loyola. Il prétendoit par cette extravagante imagination faire un paralléle de ce saint et de ses disciples avec M Descartes et les sectateurs de sa nouvelle philosophie, donnant pour époque à la fondation de l’institut du prémier, et à l’origine de la philosophie du second, le renoncement de l’un et de l’autre au port des armes, dont il mettoit le principe dans un mouvement de desespoir. Quoique M Descartes ne fût pas du nombre des saints comme Ignace De Loyola, il ne laissa pas de souffrir ces reproches avec la patience d’un saint : au moins tâcha-t-il d’imiter les disciples de ce saint, qui ne le vangérent de cét outrage du ministre que par le mépris et le silence.

Il s’est vû peu de grands hommes dans le monde qui n’aient pris le parti de voyager, depuis que le genre humain s’est répandu dans les divers endroits de la terre, et qu’il s’est trouvé partagé par la diversité du langage, de la religion, des mœurs, et des maniéres de vivre. Nous avons été trés-satisfaits des raisons que ces grands hommes nous ont alléguées de cette curiosité : et l’on doit espérer de la justice publique qu’on ne le sera pas moins de celles de M Descartes, que personne n’accusera d’avoir été novateur en ce point. L’éxemple de ces grands hommes est une apologie de sa conduite, comme sa conduite pourra en être une pour eux quand ils en auront besoin. Le bon sens qui est de tous les siécles, lui a fait connoître comme à eux, que pour sçavoir éxactement, il ne faut pas s’en tenir aux méditations de son cabinet, ni aux habitudes de son païs natal. Il emploia donc le reste de sa jeunesse à voyager, sur tout dans les provinces où il n’y avoit point de guerres. Il s’appliqua particuliérement à voir et éxaminer les cours des princes, à fréquenter les personnes de diverses humeurs, et de différentes conditions. Il s’étudia aussi beaucoup à recueillir diverses expériences, tant sur les choses naturelles que produisoient les différens climats par où il passoit, que sur les choses civiles qu’il voyoit parmy les peuples, d’inclinations et de coûtumes différentes.

C’est ce qu’il appelloit le grand livre du monde, dans lequel il prétendoit chercher la vraye science, n’espérant pas la pouvoir trouver ailleurs que dans ce volume ouvert publiquement, et dans soy-même, selon la persuasion où il étoit que les semences que Dieu a mises en nous ne sont pas entiérement étouffées par l’ignorance ou par les autres effets du péché. Suivant ces principes il voulut que ses voyages lui servissent à s’éprouver lui-même dans les rencontres que la fortune lui proposoit, et à lui faire faire sur toutes les choses qui se présentoient, des réfléxions utiles à la conduite de sa vie.

Car il flattoit son esprit de l’espérance de pouvoir rencontrer plus de vérité dans les raisonnemens que font les particuliers touchant les affaires qui les regardent, que dans ceux que fait un homme de lettres au fonds de son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent presque point d’autres effets que la vanité, qu’il en tire d’autant plus volontiers, qu’elles sont ordinairement plus éloignées du sens commun, aprés avoir mis tout son esprit et toute son industrie à les rendre probables.

Mais à dire vray, lorsqu’il ne s’appliquoit qu’à considérer les mœurs des autres hommes, il n’y trouvoit guéres de quoy s’assûrer de rien. Il y apperçevoit presque autant de diversité qu’il en avoit remarqué autrefois parmi les opinions des philosophes. De sorte que le plus grand profit qu’il en retiroit, étoit que voyant plusieurs choses qui toutes extravagantes et toutes ridicules qu’elles nous paroissent, ne laissent pas d’être communément reçuës et approuvées par d’autres peuples, il apprenoit au moins à ne rien croire légérement, et à ne point s’entêter de ce que l’éxemple et la coûtume luy avoient autrefois persuadé. C’est ainsi qu’il se délivroit peu à peu de beaucoup d’erreurs, qu’il croioit capables d’offusquer nôtre lumiére naturelle.

Il quitta la Hongrie vers la fin du mois de juillet de l’an 1621, et reprenant les extrémitez de la haute Allemagne, il rentra en Moravie pour passer en Silésie. Nous ne sçavons de quelle durée fut le séjour qu’il fit à Breslaw et dans les autres villes du païs. Les peuples commençoient un peu à respirer des ravages et des cruautez éxercées durant cette année dans toute la Silésie par l’armée du Marquis De Jagerndorff, que l’electeur palatin avoit laissé pour tâcher de faire revivre son parti et celuy des rebelles, lorsqu’il se retira dans la marche de Brandebourg. La tenuë des etats de Silésie, qui s’assemblérent à Breslaw vers le même têms, luy donna lieu de voir tout ce que la province avoit de plus considérable ramassé en un même lieu. L’electeur de Saxe commissaire général du ban de l’empire y arriva au mois de novembre avec beaucoup d’appareil.

Il y fit la cérémonie du serment de fidélité et d’obéïssance, que les princes et les etats du duché de Silésie prêtérent entre ses mains à l’Empereur Ferdinand.

M Descartes voulut ensuite pousser sa curiosité jusqu’au bout de l’Allemagne du côté du nord, et il alla en Poméranie par les extrémitez de la Pologne vers le commençement de l’automne de la même année.

Il trouva ce pays dans une grande tranquillité, et dans un assez petit commerce avec les peuples de dehors, si l’on en éxcepte la ville de Stettin.

Aprés avoir visité principalement les côtes de la mer Baltique, il remonta de Stettin dans la marche de Brandebourg. L’electeur étoit nouvellement revenu de la diéte de Warsovie en Pologne, et de la Prusse, où il étoit allé se faire rendre les hommages de la noblesse et des peuples, aprés en avoir reçû l’investiture du Roy De Pologne. Il étoit actuellement en guerre avec la maison de Neubourg touchant la succession des duchez de Juliers, Cleves, Berg ou Monts. M Descartes passa ensuite au duché de Mécklebourg, et de là dans le Holstein, d’où quelques auteurs ont crû qu’il étoit allé en Danemarck. Cette opinion n’auroit rien d’incroyable, si nous avions dequoy nous persuader que M Descartes eût fait deux fois le voyage de Danemarck en sa vie.

Mais s’il n’y fut qu’une seule fois, comme il semble l’insinuer dans les endroits de ses lettres où il a eu occasion d’en parler, il faut retrancher le voyage prétendu de l’an 1621, parce que celuy qu’il fit en Danemarck onze ou douze ans aprés, est indubitable, ayant pour caractére de certitude l’établissement fixe de M Descartes en Hollande, et la compagnie de M De Ville-Bressieux, appellé par le Sieur Borel M De Bressieux, qu’il ne connoissoit pas encore en 1621.

Etant sur le point de partir pour se rendre en Hollande avant la fin de novembre de la même année, il se défit de ses chevaux et d’une bonne partie de son équipage : et il ne retint qu’un valet avec luy.

Il s’embarqua sur l’Elbe, soit que ce fût à Hambourg, soit que ce fût à Gluckstadt, sur un vaisseau qui devoit luy laisser prendre terre dans la Frise orientale, parce que son dessein étoit de visiter les côtes de la mer d’Allemagne à son loisir.

Il se remit sur mer peu de jours aprés, avec résolution de débarquer en West-Frise, dont il étoit curieux de voir aussi quelques endroits. Pour le faire avec plus de liberté, il retint un petit bâteau à luy seul d’autant plus volontiers, que le trajet étoit court depuis Embden jusqu’au prémier abord de West-Frise. Mais cette disposition qu’il n’avoit prise que pour mieux pourvoir à sa commodité, pensa luy être fatale. Il avoit affaire à des mariniers qui étoient des plus rustiques et des plus barbares qu’on pût trouver parmi les gens de cette profession. Il ne fut pas long-tems sans reconnoître que c’étoient des scélérats, mais aprés tout ils étoient les maîtres du bâteau. M Descartes n’avoit point d’autre conversation que celle de son valet, avec lequel il parloit françois. Les mariniers qui le prenoient plûtôt pour un marchand forain que pour un cavalier, jugérent qu’il devoit avoir de l’argent.

C’est ce qui leur fit prendre des résolutions qui n’étoient nullement favorables à sa bourse. Mais il y a cette différence entre les voleurs de mer et ceux des bois, que ceux-ci peuvent en assurance laisser la vie à ceux qu’ils volent, et se sauver sans être reconnus : au lieu que ceux-là ne peuvent mettre à bord une personne qu’ils auront volée, sans s’exposer au danger d’être dénoncez par la même personne. Aussi les mariniers de M Descartes prirent-ils des mesures plus sûres pour ne pas tomber dans un pareil inconvenient. Ils voyoient que c’étoit un étranger venu de loin, qui n’avoit nulle connoissance dans le pays, et que personne ne s’aviseroit de réclamer, quand il viendroit à manquer. Ils le trouvoient d’une humeur fort tranquille, fort patiente ; et jugeant à la douceur de sa mine, et à l’honnêteté qu’il avoit pour eux, que ce n’étoit qu’un jeune homme qui n’avoit pas encore beaucoup d’expérience, ils conclurent qu’ils en auroient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point difficulté de tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu’il sçût d’autre langue que celle dont il s’entretenoit avec son valet ; et leurs déliberations alloient à l’assommer, à le jetter dans l’eau, et à profiter de ses dépoüilles.

M Descartes voyant que c’étoit tout de bon, se leva tout d’un coup, changea de contenance, tira l’épée d’une fierté imprévuë, leur parla en leur langue d’un ton qui les saisit, et les menaça de les percer sur l’heure, s’ils osoient luy faire insulte. Ce fut en cette rencontre qu’il s’apperçut de l’impression que peut faire la hardiesse d’un homme sur une ame basse ; je dis une hardiesse qui s’éléve beaucoup au dessus des forces et du pouvoir dans l’éxécution ; une hardiesse qui en d’autres occasions pourroit passer pour une pure rodomontade. Celle qu’il fit paroître pour lors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables. L’épouvante qu’ils en eurent fut suivie d’un étourdissement qui les empêcha de considérer leur avantage, et ils le conduisirent aussi paisiblement qu’il pût souhaiter.