La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 8

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Daniel Horthemels (p. 328-334).


La réponse que M Descartes fit aux objections de M De Fermat sur sa dioptrique, et qu’il avoit envoyée au Pére Mersenne dés le milieu du mois de décembre de l’an 1637, n’avoit rien pour le stile ny pour les maniéres qui pût faire la moindre peine à M De Fermat, ou donner le moindre scrupule à ce pére. Aussi ne fit-il pas difficulté de la luy envoyer de la même main qu’il l’avoit reçûë : et peu de jours aprés il envoya à M Descartes un autre traité de M De Fermat qui commençoit à craindre que M Descartes ne connût qu’à demy ce qu’il sçavoit faire en mathématiques. Ce nouveau traité avoit pour titre de locis planis ac solidis . C’étoit un écrit analytique concernant la solution des problêmes plans et solides : et M De Fermat avoit été bien aise que le P Mersenne l’addressât comme de son propre mouvement à M Descartes, sans témoigner que ce fût de la part de l’auteur, afin qu’il ne parût pas qu’il n’auroit travaillé sur les problêmes plans et solides, qu’aprés avoir vû ce qu’en avoit écrit Monsieur Descartes dans sa géométrie.

M Descartes manda au P Mersenne dés le mois de janvier de l’année suivante qu’il avoit reçû ce nouvel écrit ; et il luy renvoya en même têms l’original de M De Fermat contre sa dioptrique, parceque ce pére luy avoit marqué que c’étoit à l’insçû de l’auteur qu’il le luy avoit envoyé.

Il n’en usa pas de même à l’égard de son écrit de maximis et minimis , c’est-à-dire, des plus grandes et des moindres de toutes les quantitez, sous prétexte que c’étoit un conseiller de ses amis, et non M De Fermat luy-même qui l’avoit donné à ce pére pour le luy envoyer. J’ay cru, dit-il dans sa lettre à ce pére, que je devois retenir l’original de cet écrit, et me contenter de vous en envoyer une copie, vû principalement qu’il contient des fautes qui sont si apparentes, qu’il m’accuseroit peut-être de les avoir supposées, si je ne retenois sa main pour m’en défendre. En effet, selon que j’ay pû juger par ce que j’ay vû de luy, c’est un esprit vif, plein d’invention et de hardiesse, qui s’est à mon avis précipité un peu trop, et qui ayant acquis tout d’un coup la réputation de sçavoir beaucoup en algébre pour en avoir peut-être été loüé par des personnes qui ne prenoient pas la peine, ou qui n’étoient pas capables d’en juger, est devenu si hardy, qu’il n’apporte pas, ce me semble, toute l’attention qu’il faudroit à ce qu’il fait.

M Descartes accompagna cette lettre de la réponse qu’il avoit faite au traité de M De Fermat de maximis et minimis , et il manda au P Mersenne qu’il seroit fort aise de sçavoir ce que cét auteur diroit tant de cette réponse que de celle qu’il luy avoit addressée auparavant touchant les objections où la démonstration contre sa dioptrique. Il est vray que l’une et l’autre réponse sembloient n’être que pour le P Mersenne, si l’on s’en rapporte à leur addresse : mais M Descartes auroit été trés-fâché que M De Fermat ne les eût pas vûës. Il pria donc ce pére de les luy envoyer incessamment, ajoûtant qu’il n’avoit pas voulu y nommer M De Fermat, afin qu’il eût moins de confusion des fautes qu’il avoit été engagé d’y remarquer, non dans le dessein de rien faire qui fût choquant ou des-agréable à M De Fermat, mais seulement de se deffendre.

Et parce, dit-il, que M De Fermat pourroit se vanter à mon préjudice dans ses écrits ou dans ses discours, je crois qu’il est à propos que plusieurs voyent aussi mes deffenses. C’est pourquoy je vous prie de ne les luy point envoyer sans en retenir copie. Que s’il vous parle de vous envoyer encore d’autres écrits pour me les faire voir, priez-le, s’il vous plaît, de les mieux digérer que les précedens. Autrement, vous m’obligeriez de ne point prendre la peine de me les addresser. Car entre nous, si, lorsqu’il voudra me faire l’honneur de me proposer des objections, il ne veut pas se donner plus de peine qu’il a pris la prémiére fois, j’aurois honte de me voir réduit à la peine de répondre à si peu de chose ; et d’un autre côté je ne m’en pourrois honnêtement dispenser, lorsqu’on sçauroit que vous me les auriez envoyées. Je seray bien aise que ceux qui me voudront faire des objections ne se hâtent point, et qu’ils tâchent d’entendre tout ce que j’ay écrit avant que de juger d’une partie. Car le tout se tient, et la fin sert à prouver le commencement. Mais je me promets que vous continuerez toujours à me mander franchement ce qui se dira de moy, soit en bien, soit en mal. Au reste chacun sçachant que vous me faites la faveur de m’aimer comme vous faites ; on ne dit rien de moy en vôtre présence qu’on ne présuppose que vous m’en avertissez : et ainsi vous ne pouvez plus vous en abstenir sans me faire tort.

Quelques defauts que M Descartes trouvât pour lors dans les prémiers écrits de M De Fermat, il ne laissoit pas d’y appercevoir déja des marques de l’habileté de cét illustre inconnu : et l’estime qu’il conçût pour son mérite s’accrut à mesure que leur dispute augmenta. Il se croyoit encore alors dispensé des égards et des ménagemens qu’il auroit fallu prendre s’ils se fussent connus, ou s’ils se fussent écrit immédiatement l’un à l’autre. C’est ce que M De Fermat fut obligé d’excuser dans la suite, lorsqu’ils en vinrent à des éclaircissemens sur leur conduite de part et d’autre.

Pendant que M De Fermat au milieu des occupations du palais et de ses affaires domestiques s’appliquoit à faire une replique à la réponse que M Descartes avoit faite à ses objections sur la dioptrique, le P Mersenne reçût les remarques de M Descartes sur le traité de maximis et minimis . Mais au lieu de l’envoyer droit à M De Fermat suivant l’intention de M Descartes qui l’en avoit prié depuis qu’il eût appris que ce traité étoit de luy, il jugea à propos de les faire voir à deux des amis particuliers de M De Fermat, qui étoient à Paris. L’un étoit M Pascal président en la cour des aydes d’Auvergne, l’autre étoit Monsieur De Roberval professeur des mathématiques en la chaire de Ramus.

Ces messieurs ayant appris que M De Fermat étoit occupé de la composition de sa replique à M Descartes sur des matiéres de dioptrique, et craignant que M Descartes ne voulût tirer avantage des embarras et des delais de M De Fermat, crurent devoir épouser la querelle de leur amy. Ils le dispensérent pour son soulagement du soin de poursuivre la querelle de géométrie, et ils se chargérent de répondre à M Descartes en faveur de son traité de maximis et minimis contre la réponse ou les remarques que M Descartes y avoit faites. Ils envoyérent (mais toujours par le canal du Pére Mersenne) leur réponse à M Descartes, avant que la replique de M De Fermat sur la dioptrique fût venuë. M Descartes lût cette réponse des deux amis avec assez de surprise. Il loüa leur zéle, approuva les dispositions de leur cœur, et jugea M De Fermat heureux d’avoir été prévenu d’un tel secours dans un si grand besoin. Il ne put même s’empécher de concevoir de l’estime pour la capacité dont il voyoit des marques dans l’écrit de ces deux personnages : mais il trouva que s’ils avoient bien rempli les devoirs de l’amitié à l’égard de M De Fermat, ils s’étoient assez mal acquittez de la commission qu’ils avoient prise de le décharger et de le défendre. Nous avons perdu cét écrit de Messieurs Pascal et De Roberval : au moins n’a-t-il pas été possible à M Clerselier de le recouvrer, pour pouvoir l’insérer parmy les piéces servant à ce fameux procez qu’il a jettées pêle-mêle dans le troisiéme volume des lettres de M Descartes. Il est fâcheux que nous ne puissions juger de la bonté de cette piéce que sur le témoignage de M Descartes, c’est-à-dire, de la partie intéressée et suspecte : mais l’inconvénient ne paroîtra point irréparable à ceux qui voudront examiner les piéces, ou traitez dont elle fut suivie.

Il suffira de remarquer que la piéce quoique écrite au nom de deux amis de M De Fermat, étoit toute du stile de M De Roberval, et que M Pascal n’y avoit point eu d’autre part que celle du consentement et de la communication. Au moins étoit-ce l’opinion de M Descartes, qui l’attribuoit toute au seul M De Roberval.

à dire le vray la politesse et les autres avantages de l’éducation que M Pascal avoi t sur M De Roberval ne permettoient pas que ny M Descartes, ny ceux qui avoient l’honneur de connoître cét illustre magistrat, eussent cette pensée de luy. Ils sçavoient assez que le stile de la langue ou de la plume n’étant que l’expression de l’ame, M Pascal auroit choisi pour écrire contre M Descartes des maniéres plus conformes à luy-même. Le mérite de cét homme se faisoit déja reconnoître alors par bien d’autres endroits que par celuy des mathématiques. Les qualitez qui composent et qui perfectionnent le magistrat et l’homme-de-bien, le faisoient déja considérer comme une personne dont on ne devoit point borner les services à sa province : et M Descartes qui n’avoit pas le discernement mauvais n’hésita point à se flater de son amitié dans le têms même qu’il le voyoit engagé dans le parti de ses adversaires. M Pascal étoit de Clermont en Auvergne et de l’une des bonnes maisons de la province. Son pére avoit été trésorier de France à Riom ; et sa mére qui portoit pareillement le surnom de Pascal étoit fille du sénéchal d’Auvergne à Clermont. Il étoit de huit ans plus âgé que M Descartes, et il mourut un an aprés luy. Il avoit un fils qui ne contoit encore alors que la quinziéme année de sa vie, qui se distinguoit déja parmi les vieux mathématiciens, et qui eut part ensuite à l’estime et à l’amitié de M Descartes.

L’éducation de ce fils avoit servi de motif au pére pour quitter la province aprés avoir fait passer sa charge de président à l’un de ses fréres, et pour se retirer à Paris comme en un lieu favorable à ses desseins. Ils luy réüssirent si bien, qu’aprés avoir mis ce fils en état d’effacer les autres, il en fut effacé luy-même.

M Descartes supposoit que le P Mersenne auroit envoyé sa réponse sur le traité de maximis et minimis à M De Fermat : et il fut surpris d’apprendre par une lettre de ce pére datée du 8 de février qu’il avoit différé de la luy envoyer, sur ce que deux de ses amis luy avoient dit qu’il avoit erré en quelque endroit. En quoy il vid un nouveau trait de la crédulité ordinaire du pére, qui avoit été assez bon pour se laisser persuader par les amis de sa partie à son préjudice ; et qui ne s’étoit point apperçû qu’ils ne le détournoient que pour gagner du têms, et pour l’empécher de laisser voir sa réponse à d’autres. Quoy qu’il en soit, l’écrit que les deux amis de M De Fermat avoient fait contre cette réponse pour défendre le traité géométrique de maximis et minimis , fut réfuté par M Descartes avant la fin du mois de février : et ayant reçû enfin la replique de M De Fermat touchant la dioptrique, il y fit diverses réponses dans le même mois, qu’il addressa à ses principaux amis, l’une à M Mydorge, une autre à M Hardy, une troisiéme au Pére Mersenne.

Cette replique de M De Fermat à la réponse que M Descartes avoit faite contre ses objections sur sa dioptrique étoit addressée au P Mersenne comme les autres piéces qui l’avoient précédée, et elle se trouve imprimée parmi les lettres de M Descartes. L’auteur protestoit à l’entrée que ce n’étoit point par envie ny par émulation qu’il continuoit cette petite dispute , mais seulement pour découvrir la vérité.

De quoy il présumoit que M Descartes ne luy sçauroit pas mauvais gré, d’autant plus qu’il connoissoit son mérite trés-éminent . C’est, dit-il à ce pére, ce dont j’ay voulu vous faire une déclaration trés-expresse à la tête de ma replique ; et j’ajoûteray, avant que d’entrer en matiére, que je ne desire pas que mon écrit soit exposé à un plus grand jour que celuy que peut souffrir un entretien familier, de quoy je me confie à vous.

Cette restriction pensa mettre M Descartes en colére aprés la priére qu’il avoit faite au P Mersenne de ne recevoir aucun écrit de qui que ce fût pour le luy envoyer, si ceux qui luy en présenteroient n’écrivoient au bas qu’ils consentoient qu’il le fist imprimer avec sa réponse. Il n’avoit fait d’exception à cette régle que pour les jésuites, les prêtres de l’oratoire, et les honnêtes gens qui seroient reconnus n’avoir point d’autre passion que celle de chercher la vérité. Et s’il n’avoit résisté à sa mauvaise humeur, il auroit exclu du nombre de ces derniers M De Fermat, malgré les caractéres d’honnête homme dont ses écrits étoient marquez.

Il fermoit déja le pacquet où étoit la réponse à Messieurs Pascal et De Roberval sur le traité géométrique de maximis et minimis de M De Fermat, lors que la replique de celuy-cy touchant le second discours de sa dioptrique luy fut renduë. Il en lut d’abord le prémier article, et il fut rebuté de s a lecture par la condition que l’auteur sembloit exiger du P Mersenne, pour ne la point laisser imprimer. Mais ayant fait ensuite réfléxion sur luy-même, il en reprit la lecture d’un sens plus rassis.

Le fruit de cette lecture qui prévint les réponses qu’il fit ensuite, fut qu’il ne trouva dans cét écrit pas un seul mot qui pût excuser les fautes qu’il avoit remarquées dans les objections précédentes de M De Fermat, où qui eût aucune force contre ce qu’il luy avoit répondu. Il prétendoit que dans chaque article de ce qu’il objectoit de nouveau, il faisoit un paralogisme, où qu’il corrompoit le sens des raisons qu’il luy avoit alléguées, ou enfin qu’il ne les avoit pas comprises. C’est ce qu’il s’obligea de faire voir aussi clair que le jour (pour me servir de ses termes) pourvû que M De Fermat trouvât bon que le public et la postérité en fût juge, suivant ce qu’il avoit marqué dans le discours de sa méthode. Car son loisir n’étoit point destiné pour répondre aux objections des particuliers, ny même pour les lire, à moins qu’en les rendant publiques conjointement avec ses réponses, elles ne pussent servir pour tous ceux qui auroient les mêmes doutes.