La Vie de Pierre de Ronsard (éd. Laumonier)/Introduction03

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Texte établi par Paul LaumonierLibrairie Hachette et Cie (p. xxvi-xlii).

III


Quelles ont été les sources d’information de Binet biographe, et comment s’en est il servi ? On peut diviser en deux grands groupes les documents qu’il a utilisés : 1° les documents écrits ; 2° les documents oraux.

A. Documents écrits. — Binet pensa tout d’abord à consulter les Œuvres de Ronsard, remplies de renseignements autobiographiques et simplement biographiques, ceux-ci dus à quelques amis du poète tels que Dorat, Muret, Belleau, L’Hospital. Mais il se contenta de les consulter dans l’édition la plus récente, l’in-folio de 1584 (on en trouvera les preuves dans mon Commentaire)[1], y ajoutant les manuscrits de certaines œuvres inédites dont il avait le dépôt. La première des pièces qui retinrent son attention fut l’Elegie à R. Belleau, où Ronsard parle de ses ancêtres, de sa naissance et des principaux événements de sa jeunesse jusqu’à l’entrée au collège de Coqueret ; il la fit passer entièrement dans sa prose. Un des poèmes adressés A Charles de Lorraine et un autre adressé A Pierre L’Escot lui fournirent quelques détails sur le court passage de Ronsard au collège de Navarre, et la résistance que rencontra chez son père sa naturelle « inclination aux Muses ». Une ode pindarique de Dorat, écrite dès 1549 à la louange de son brillant disciple et placée parmi les liminaires des Œuvres, plus trois passages des éditions collectives d’Ant. de Baïf (dédicace Au Roy et une pièce Aus Poêtes Fransoês) et de J. du Bellay (Hymne de la Surdité) lui permirent, ainsi que certains témoignages oraux dont nous parlons plus loin, de compléter le portrait de Ronsard écuyer et écolier.

Puis Binet mit très rapidement à profit — trop rapidement — toutes les pièces de Ronsard où il découvrit, ou crut découvrir, des indications sur ses faits et gestes aux environs de la vingt-cinquième année, ses maîtres et ses condisciples, ses débuts littéraires, ses adversaires et ses protecteurs à la Cour, les causes de l’opposition et les raisons de son succès final, — sans oublier les deux premières héroïnes de ses vers d’amour, Cassandre et Marie. J’énumère les principales dans l’ordre qu’il a suivi : l’Épitaphe d’A. Turnebe, l’Élégie à J. de la Peruse, le Discours contre Fortune, la préface des Odes Au Roy Henri II, l’ode pindarique À J. du Bellay, la préface posthume de la Franciade, l’Élégie à Loys des Masures (rapprochée de la 2e préface de l’Olive de Du Bellay), l’Épithalame d’Ant. de Bourbon, l’Avant-entrée du roy Henri II (retranchée par Ronsard), l’Ode de la Paix (datée ainsi que la pièce précédente). L’Hymne triomphal sur le trespas de Marguerite de Valois (texte primitif et texte remanié), un sonnet À Pontus de Tyard, la 2e ode A Madame Marguerite, les dédicaces des Commentaires de Muret et de Belleau sur les Amours, deux épîtres latines de L’Hospital, l’ode À Michel de L’Hospital, l’ode À Melin de Saint-Gelais. Deux pièces des Odes adressées à Henri II (la dédicace et la première du troisième livre), peut-être aussi trois sonnets des Regrets de Du Bellay, lui apprirent que le projet de la Franciade remontait au règne de Henri II ; les Hymnes, dont l’un porte aux nues Henri II, que dès ce règne Ronsard donna des preuves de ce qu’il pouvait dans le genre héroïque ; le poème À Pierre L’Escot, où Henri II est mis en scène, que dès ce règne Ronsard était honoré comme le chantre des gloires nationales ; enfin six épigrammes des Poemata de Du Bellay, que, sous ce règne encore, il avait reçu des Jeux floraux de Toulouse une Minerve d’argent, dont il fit présent à Henri II.

Sur le Ronsard du temps de Charles IX les documents abondaient dans les Œuvres. Pourtant Binet ne semble pas en avoir tiré grand parti, soit qu’il ait eu l’embarras du choix, soit plutôt qu’il n’ait pas pris le temps de les chercher ni su comment les classer. À peine fait-il une allusion aux Discours politiques, aux Eclogues et à la Franciade ; toutefois il mentionne les vers de Charles IX, « lesquelz se voyent encores imprimez parmi les œuvres de Ronsard », et les satires autorisées par ce roi, d’après un passage des Estrennes à Henri III ; il semble avoir noté dans les Poëmes quelques vers sur la fièvre maligne qui alita Ronsard une année entière, mais au lieu de les citer, il cite une pièce latine de l’abbé de Pimpont, qui n’offre aucun intérêt historique. Sur les relations de Charles IX et de Ronsard il s inspira encore de quelques lignes d’Arnaud Sorbin et de Papire Masson, biographes de ce roi.

Le Ronsard du temps de Henri III était sans doute mieux connu de Binet ; pourtant il ne s’y attarda pas. Trois passages des Œuvres confirmèrent ce qu’il savait des relations du roi et du poète, les deux premières pièces du Bocage Royal et la première Élégie, dédiées à Henri III ; mais il avait hâte d’arriver à la dernière année, sur laquelle il possédait des documents certains et précis : un opuscule qu’un faussaire avait attribué à Ronsard mourant, trois pièces manuscrites que Binet cite (l’Hymne de Mercure, un fragment inachevé adressé à Galland, une lettre également à l’adresse de Galland), et les Derniers vers, dont il reproduit deux pièces intégralement et résume les autres. Il abuse même des citations dans cette fin de la biographie proprement dite, mêlant aux vers de Ronsard trois de ses propres épigrammes et une de Dorat, qui n’offrent aucun intérêt historique et sont du pur remplissage.

Dans la dernière partie de son opuscule, Binet expose les opinions littéraires, les goûts domestiques, le caractère de Ronsard, et porte un jugement général sur l’homme et l’écrivain. L’épître À Chr. de Choiseul qu’il mentionne, des vers inédits qu’il cite sur les maladroits imitateurs du Maître, la préface posthume de la Franciade et les Estrennes à Henri III dont il s’inspire sans le dire, la dédicace des Anacreontica de J.-C. Scaliger qu’il reproduit intégralement, les odelettes sur la forêt de Gastine et la fontaine Bellerie, quelques sonnets à Charles IX et à son frère François d’Anjou, peut-être aussi certaines pièces des Meslanges de Jamin, l’ont aidé à tracer ce portrait intellectuel et moral de Ronsard.

Tels sont les principaux documents écrits que Binet a utilisés, ou qu’il semble avoir utilisés pour sa première rédaction. Sa méthode fut des plus rudimentaires : elle consista à paraphraser ou à délayer certaines pages de la dernière édition des Œuvres de Ronsard, à résumer au contraire certaines autres en quelques lignes avec citation à l’appui, à reproduire des vers inédits adressés à Galland ou à lui-même, et, comme ornements plus que pour preuves, des épitaphes extraites des Derniers vers ou sorties de son cru, enfin des pièces latines de quelques admirateurs du poète. Dorat, Pimpont, Scaliger, le tout sans la moindre critique des témoignages. Cette méthode fut également celle de la deuxième et de la troisième rédaction, avec une différence aggravante toutefois, que Mlle Evers a très bien vue : tandis que pour sa première rédaction Binet a d’ordinaire indiqué ses sources, ou emprunté aux œuvres de Ronsard seulement des faits et des idées, en leur donnant une expression nouvelle, au point qu’il est parfois difficile de prouver le plagiat, dans les deux autres rédactions il a copié parfois la forme aussi bien que le fond, sans en avertir le lecteur ; il a pillé surtout certaines pages en prose que Ronsard avait retranchées de ses œuvres depuis longtemps et que par suite on pouvait croire vouées à un éternel oubli.

Nous avons vu que Binet remania sa Vie de Ronsard dans le même temps qu’il élaborait la première édition posthume des Œuvres. Aussi, cette fois, n’est-ce plus l’in-folio de 1584 qu’il consulta ; il prit pour base de sa documentation l’édition même de Ronsard qu’il était chargé de mettre au point et que sa nouvelle rédaction devait accompagner. C’est ainsi qu’il fut amené à changer en sept ans les cinq ans que Ronsard avait affirmé avoir passés sous la discipline de Dorat dans toutes les éditions publiées de son vivant. On trouvera dans mon Commentaire d’autres preuves de ce fait que la deuxième rédaction de la Vie de Ronsard est fondée sur l’édition de 1587[2].

Binet ne se contenta pas de corriger son texte primitif ; il l’amplifia de documents dus à une étude plus attentive des Œuvres de Ronsard et des papiers manuscrits qu’il avait à sa disposition comme exécuteur testamentaire. Pour la jeunesse du poète il trouva dans le Tombeau de Marguerite de France duchesse de Savoye certains détails qui lui permirent de compléter ou de rectifier les renseignements qu’il avait puisés d’abord dans l’Élégie à R. Belleau[3] ; il profita également de la Responce aux injures[4], de la préface posthume de la Franciade[5] et du premier livre des Amours[6]. — Pour le Ronsard du règne de Charles IX, il mentionna les Amours d’Eurymedon et de Callirée, et ceux d’Astrée ; il parla pour la première fois d’Hélène de Surgères et des œuvres que Ronsard lui a consacrées[7] ; il remarqua que Ronsard s’était plaint « en plusieurs endroits » de n’avoir pas été récompensé selon son mérite[8]. — À propos de sa mort il ajouta un quatrain de Pibrac, à l’appui d’une considération morale qui n’a aucune valeur[9]. — Dans la dernière partie il introduisit la paraphrase de plusieurs passages de l’Abbregé de l’Art poëtique et de la préface posthume de la Franciade[10] et la copie presque textuelle de la deuxième préface, que Ronsard avait retranchée de son épopée dès 1578. Une épître en vers italiens de Speroni, trouvée dans les papiers de Ronsard, une lettre du poète sur la Paedotrophia de Sainte-Marthe, communiquée par Baïf, deux fragments inédits, l’un de la Loy divine, l’autre de l’Hercule Tue-lion, l’aidèrent à étoffer la fin de sa biographie.

La troisième rédaction montre de la part de Binet, en même temps qu’une connaissance plus approfondie, ou du moins plus étendue, des Œuvres de Ronsard, une tendance plus grande à les plagier. Cette fois la principale source écrite où il puisa fut la première édition des Odes. Il ne semble pas l’avoir connue lors des deux rédactions précédentes, ou s’il la connaissait, il n’en fit pas usage[11]. La consulta-t-il par fragments manuscrits, qu’il aurait découverts parmi les papiers de Ronsard, ou bien en son entier dans le volume de 1550, déjà très rare, qu’il aurait acquis ou que Dorat lui aurait communiqué entre la deuxième et la troisième rédaction ? J’incline à croire qu’il eut en mains le volume lui-même, car non seulement il a fait des emprunts aux préfaces de cette édition princeps supprimées dès 1553 et à une ode supprimée dès 1555 (l’ode à Dorat, dont il cite tout le début), mais encore au commentaire de I. M. P., supprimé en 1555 sans que Ronsard, ou je me trompe fort, en ait conservé le manuscrit[12]. Quoi qu’il en soit, onze passages sont amplifiés à l’aide de phrases ou d’incidentes littéralement copiées, sans référence aucune, dans les morceaux de prose qui accompagnaient primitivement les Quatre premiers livres des Odes[13].

Il a également utilisé, le plus souvent sans le dire, trois notes de Belleau au deuxième livre des Amours, l’une sur le lieu de naissance de Ronsard, les deux autres sur sa rencontre avec Marie du Pin (qui l’ont d’ailleurs mal inspiré)[14], quelques vers de l’Hymne de Henri II sur Ronsard page[15], de la Bergerie sur Dorat humaniste[16], de deux pièces du Bocage royal, l’une adressée à la Reine mère, l’autre au Cardinal de Lorraine[17], une strophe de l’Ode à Calliope (dont l’insertion a rendu le passage tout à fait incohérent)[18], quelques vers de l’Elegie prologue du deuxième livre des Amours et d’une Elegie à Genevre[19], un passage du Chant pastoral à Mad. Marguerite[20] : cela dans la première partie de son opuscule, pour les trente premières années du poète.

La deuxième et la troisième partie présentent des additions plus longues, fondées pour la plupart sur des documents écrits. Binet y utilise, au sujet de Ronsard et des protestants, deux ou trois pamphlets huguenots, deux passages de la Responce aux injures et vingt-deux vers des Dithyrambes, qu’il cite en les attribuant, de bonne foi ou non, à Bertrand Berger[21] ; puis, à propos des relations de Ronsard et de Charles IX, les Stances sur l’entrevue de Bayonne, le Tombeau de Marguerite de France, des vers qu’on attribuait à Virgile, placés à la fin des Mascarades, et quatre satires inédites dont deux certainement étaient ou avaient été sous ses yeux en manuscrit[22]. Il cite une strophe inédite que Ronsard aurait dictée à son lit de mort, deux distiques latins d’un inconnu et deux quatrains de Ronsard relatifs à la Franciade (les quatrains bien maladroitement)[23]. Il insère une phrase sur La Ramée, peut-être d’après le commentaire de la Rhetorica d’Omer Talon, une demi-page sur les substitutions de noms dans les œuvres de Ronsard, d’après un sonnet des Amours dédié d’abord à Grevin et une odelette inédite conservée dans les papiers du poète, cinq lignes sur la composition de la « Pleiade », d’après une Epitre en prose que Ronsard avait retranchée de ses œuvres en 1578[24]. Il cite le début du poème sur la Loy divine, qu’il n’avait pas osé publier sous Henri III, et le fragment de la Militie françoise, qui, pour grossir son opuscule, fut distrait des Œuvres où il avait paru en 1584 et 1587[25]. Il ajoute enfin une page sur Ronsard poète latin, d’après plusieurs passages des Œuvres, et sur Ronsard prosateur, d’après le manuscrit d’un de ses discours académiques[26].

Toutes ces additions de la troisième rédaction ont-elles amélioré le texte au point de vue historique ? Il s’en faut. Quelques-unes ont évidemment augmenté le nombre des faits concernant Ronsard et son œuvre ; mais la plupart sont d’ordre moral ou d’ordre purement littéraire. Sauf en deux endroits, Binet ne s’est guère soucié d’être plus exact que précédemment : non seulement on retrouve en 1597 celles des erreurs primitives qu’il avait conservées en 1587[27] et celles qu’il y avait alors ajoutées[28], mais il en commet de nouvelles, dont quelques-unes peuvent passer pour volontaires, car elles tendent à innocenter Ronsard, ou à dramatiser de simples affirmations antérieures sur les premières relations de Ronsard et de Du Bellay[29] ; et les citations qu’il insère ont pour but d’illustrer son texte bien plus que de confirmer son dire ; il va, tant il les aime, jusqu’à leur sacrifier la suite des idées. Le plus souvent ses additions lui servent à développer par amplification oratoire ce qu’il avançait tout bonnement dans les premières éditions : réflexions générales, rapprochements artificiels, comparaisons, métaphores, voilà ce qu’il cherche, afin de donner du relief à sa prose et c’est surtout au poète lui-même qu’il les emprunte, pour être plus sûr de leur qualité. Une préoccupation analogue lui a fait rehausser ses personnages : il insiste sur les brillantes alliances de la famille Ronsart, d’après un généalogiste qui semble peu digne de foi, sur la noblesse de Carnavalet, de Du Bellay, de Saint-Gelais, d’Hélène de Surgères, même de Jacques Desguez, le modeste aumônier du prieuré de Saint-Cosme[30] ; il grandit aussi Dorat, dont il fait un prophète, et A. de Baïf, qu’il présente comme l’inventeur des vers français mesurés à l’antique[31]. Et c’est encore en moraliste et en littérateur, non en historien, que Binet commence et termine sa Vie de Ronsard ; l’exorde sentencieux et fleuri qu’il adresse à son fils, la péroraison solennelle où il apostrophe l’illustre mort comme son père adoptif, sont très caractéristiques de sa manière, qui est d’ailleurs celle du temps[32].

Tels furent les principaux mobiles auxquels obéit Binet en remaniant son texte pour une troisième édition, au lieu de critiquer les témoignages, au lieu d’établir une bonne chronologie des pièces qu’il citait ou dont il s’inspirait furtivement. Mais il en est d’autres moins excusables encore, que va nous révéler l’étude de ses documents oraux.


B. Documents oraux. — Il est à peu près certain que Binet a recueilli de la bouche même de Dorat, qu’il fréquentait familièrement et qui mourut seulement en novembre 1588, quelques renseignements sur ses plus anciennes relations avec Ronsard, d’abord au domicile de Lazare de Baïf, ensuite au collège de Coqueret. Il est probable aussi qu’Antoine de Baïf, mort seulement en 1589, fut appelé à confirmer, ou à rectifier, ou à compléter les souvenirs de son vieux professeur. De qui Binet aurait-il pu tenir, sinon d’eux ou de l’un d’eux, ce qu’il avance dans ses deux premières rédactions sur la beauté physique et la conversation attrayante de Ronsard jeune[33], sur la part qu’il prenait aux jeux du dauphin Henri, ses relations avec le seigneur Paul[34], ses compagnons d’étude après la mort de son père, son goût pour Eschyle (anecdote du Prométhée), pour Aristophane (anecdote du Plutus), pour Homère, Pindare et Lycophron, ses premiers essais poétiques, sa mésintelligence passagère avec Du Bellay ? Ce sont eux encore qui ont guidé Binet, cela n’est pas douteux, au sujet des premières publications de Ronsard et de sa querelle avec Saint-Gelais, car, réduit aux seuls documents écrits que nous avons énumérés, il n’aurait pu les dater, même approximativement et vaguement comme il l’a fait, la connaissance des éditions originales et celle de la chronologie en général lui étant restées presque totalement étrangères.

Il a lui-même laissé échapper le secret de ces sources orales ; l’aveu est précieux à retenir. Dans ses deux premières rédactions, le seigneur Paul, l’un des plus anciens initiateurs de Ronsard aux beautés de la poésie latine, est présenté uniquement comme Piémontais ; mais on lit dans la troisième : « … le seigneur Paul, Escossois ainsi que disent aucuns, Baïf m’a asseuré toutesfois qu’il estoit Piemontois… » Comme Du Perron est de ceux qui le disaient Écossais, et que cette opinion, conservée dans toutes les éditions de l’Oraison funèbre de Ronsard, avait été exprimée devant Binet et publiée dès février-mars 1586, comme d’autre part l’opinion contraire a été soutenue par Binet dès sa première rédaction, qui est de la même date, il est clair que le témoignage de Baïf remonte à ce moment-là.

Je ne crois pas non plus téméraire d’avancer que deux suppressions importantes de la deuxième rédaction sont dues à Baïf. Tout d’abord Binet avait fait intervenir Baïf dans la querelle Ronsard-Du Bellay : « … encore que Du Bellay de son costé eust opinion d’avoir esté picqué par luy (Ronsard), quand allant voir Ronsard et Baïf il trouva sur leur table un de ses livres que Baïf avoit apostillé en la marge, remarquant quelques vers et hemistiches, comme pris de Ronsard, pensant que c’eust esté luy qui eust faict telles annotations. » Tout ce passage, dû vraisemblablement à un récit de Dorat, disparut de la deuxième rédaction, sans que rien le remplaçât. Pour moi, comme pour M. Chamard[35], ce fut à la prière de Baïf, soit qu’il préférât ne pas figurer dans la querelle, soit que la mémoire de Dorat lui eût paru infidèle sur ce point. — D’autre part Binet avait recueilli soigneusement, sans doute encore de la bouche de Dorat, une anecdote très circonstanciée, relative à une partie de ballon, qui aurait eu lieu dans le pré aux clercs entre le roi Henri II et Mr de Laval, et où l’adresse de Ronsard, qui était du côté du roi, aurait assuré la victoire à celui-ci. Je ne vois que Baïf qui ait pu décider Binet, si friand d’anecdotes, à supprimer radicalement celle-ci de sa deuxième rédaction, comme controuvée par l’ancien principal de Coqueret, que ses souvenirs avaient trahi[36].

D’ailleurs les souvenirs de Baïf lui-même devaient être assez confus après quarante ans, et Binet aurait dû s’en servir avec beaucoup de précaution, ainsi que de ceux de Dorat. Non seulement il ne semble pas l’avoir fait, car il confond à plusieurs reprises Henri dauphin et le même Henri roi, mais il a parfois mal interprété, ou dénaturé après leur mort, ce qu’ils lui ont dit (par exemple sur la représentation du Plutus), de même qu’il a parfois mal interprété le texte même du poète (par ex. un passage de l’Elegie à R. Belleau sur Loys de Ronsart)[37]. Si des témoignages devaient être contrôlés et critiqués, c’étaient assurément les leurs.

Par contre, il a pu sans grand risque enregistrer tel quel celui de Jean Galland. Pour les derniers mois de la vie de Ronsard passés aux prieurés de Croixval et de Saint-Cosme, surtout pour les derniers jours que Binet raconte avec force détails précis, évidemment Galland fut sa grande source de renseignements. C’est lui qui raconta aux amis du poète tout ce qu’il avait entendu dire aux témoins de cette longue agonie et ce qu’il avait vu de ses propres yeux dans le Vendômois en novembre, à Tours en décembre 1585. Aussi l’information de Binet sur cette partie de la biographie peut-elle être considérée comme à peu près exacte, ainsi que le récit qu’il nous fait des obsèques solennelles, dont il a été le témoin oculaire et même un des acteurs les plus importants.

Entre la jeunesse et la mort de Ronsard il s’est écoulé quelque trente ans sur lesquels Dorat, Baïf et Galland ne semblent pas avoir beaucoup éclairé le biographe. Les additions du troisième texte, assez nombreuses pour cette période, ne peuvent guère venir de Dorat ou de Baïf, qui étaient morts quand il le revisa, ni de Galland, qui en réalité n’a bien connu que le Ronsard des dernières années. Restent Estienne Pasquier et Amadis Jamin.

Le premier, un des plus illustres survivants de la Brigade, avait écrit dans ses Recherches, à la date de 1586, au moins un chapitre sur Ronsard, qu’il conservait manuscrit avec les livres III à VI en attendant le moment opportun de les publier ; nous savons par lui-même qu’il les « communiquait » volontiers « aux amis qui lui faisaient l’honneur de le visiter »[38]. On pourrait donc croire que Binet, qui était de ses amis, s’est amplement renseigné auprès de lui. Pourtant, si l’on compare la biographie de Binet avec les chapitres correspondants des Recherches, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu de communication. Il est vrai que Pasquier « ordonnait le silence » à ses visiteurs sur les dits manuscrits ; mais, cette considération mise à part, Binet ne pouvait-il pas faire parler Pasquier et ne pas se croire obligé au même silence sur ses renseignements oraux ? Je pense que Binet n’en eut même pas la possibilité, car tout paraît indiquer que ses relations avec Pasquier, très amicales jusqu’en 1585, s’arrêtèrent brusquement cette année-là ou la suivante, du fait même de Pasquier, qui aurait été mécontent de voir un confrère bien plus jeune que lui accaparer le poète en ses dernières années au point de devenir le dépositaire de ses papiers, le promoteur de son « tombeau », l’auteur de sa biographie, et se vanter à tout venant de relations avec Ronsard qui étaient bien plus récentes et moins familières que ne l’avaient été les siennes. Non seulement il n’y a pas trace de rapports intimes entre Pasquier et Binet après 1585, ni dans les Lettres ni ailleurs[39], mais le nom de Binet n’est même pas prononcé dans les Recherches, et on y trouve au contraire une allusion transparente à Binet vantard et « regratteur » de textes[40].

Quant à Jamin, bien qu’il vécût encore en 1592[41], il ne semble pas avoir beaucoup renseigné Binet (probablement pour une raison analogue à celle de Pasquier, car ses souvenirs devaient être abondants, en particulier sur les années où il fut le secrétaire de Ronsard, c’est-à-dire de 1565 à 1574 environ, et ce sont précisément les années sur lesquelles Binet est le plus à court d’arguments et passe le plus vite, du moins dans ses deux premières rédactions. On est d’abord porté à croire que Binet tenait directement de Jamin ce qu’il dit des séjours préférés de Ronsard, de son goût de la solitude et du jardinage ; mais les œuvres mêmes de Ronsard et de Jamin contenaient à ce sujet des documents assez complets pour que Binet pût s’en contenter ; et c’est ce qu’il paraît avoir fait[42]. Tout au plus peut-on penser que Binet a recueilli de la bouche de Jamin, pour sa troisième rédaction, l’anecdote sur Philibert Delorme fermant à Ronsard l’entrée des Tuileries, et celle du diamant offert au poète par la reine Élisabeth d’Angleterre[43].

Il est possible que, sur Ronsard et les huguenots, Binet ait consulté pour sa troisième rédaction Florent Chrestien, qui avait été l’un des adversaires de Ronsard au fort de la querelle, puis s’était réconcilié avec lui, et d’ailleurs était en bons termes avec Binet[44]. Ce qui me porte à le croire, c’est que, parlant des pamphlets écrits contre le poète et mentionnant le Temple de Ronsard qu’il attribue à Grevin, il ne dit pas un mot de la Seconde responce de F. de la Baronie, qui accompagnait le Temple et dont l’auteur est certainement Florent Chrestien.

En ce qui concerne Hélène de Surgères, il est vraisemblable que Binet ne s’est pas contenté de passer sous silence ce qui pouvait nuire à la réputation de cette « damoiselle ». Il y a tout lieu de penser que, cédant à ses sollicitations, il a inventé l’anecdote de Catherine de Médicis intervenant en personne pour que Ronsard chantât sur le mode pétrarquesque la noble Saintongeaise ; à moins que celle-ci ne soit elle-même l’auteur de cette histoire, que Binet, se fiant à sa parole, aurait enregistrée comme un fait historique, négligeant ici comme ailleurs la critique du témoignage. Quoi qu’il en soit, on sent que tout a été mis en œuvre pour sauvegarder l’honneur d’Hélène ; dans la première rédaction, rien sur elle ni sur les pièces qu’elle a inspirées à Ronsard ; dans la seconde, Binet en parle presque uniquement pour faire ressortir le caractère tout platonique de leurs relations ; dans la troisième, il insiste plus encore sur la pureté de ces relations et, dominé par cette préoccupation, il présente les Sonnets pour Hélène comme écrits « sur le commandement » de la reine mère, laquelle ne pouvait protester, et pour cause[45].

Sans aucun doute, Binet eut avec Hélène une ou plusieurs entrevues, ou a correspondu avec elle au sujet de Ronsard[46]. Cela justifie dans une certaine mesure, ou simplement explique la prétention qu’il avait d’être bien informé sur cet épisode de la vie de Ronsard — dont pourtant il n’avait rien dit primitivement, — prétention qui ressort surtout de trois notes très précises et fort instructives, où son contemporain, l’avocat Richelet, commentateur des Sonnets pour Hélène, nous le présente comme un homme dont la parole faisait autorité, « ayant sceu familierement l’intention du Poëte. » C’est Hélène qui avait renseigné Binet, au moins sur les détails que nous a transmis Richelet ; mais, pour donner plus de poids à son propre témoignage, il disait aux ronsardisants qui le questionnaient : Je tiens cela du poète en personne[47].

Je tiens cela du poète en personne, telle est l’affirmation qui revient plus de dix fois, comme un refrain, dans la Vie de Ronsard, et que l’on a malheureusement le droit de suspecter. C’est ce qu’il nous reste à montrer en terminant cette revue des principales sources orales de Binet.

Voici ce qu’on lit : 1o à propos des vers de Loys de Ronsart : « Et me souvient en avoir ouy reciter quelques-uns de nostre Ronsard… » (dans les trois textes) ;

2o à propos des poètes français que Ronsard lisait : « … et principalement, comme luy mesmes m’a maintesfois raconté, un Jean le Maire de Belges, un Romant de la Rose et les œuvres de Coquillart et de Clement Marot… » (dans les trois textes, sauf « de Coquillart et » qui a disparu du troisième) ;

3o à propos de Cassandre : « … amoureux seulement de ce beau nom, comme luy mesmes m’a dit maintefois, ce qu’il semble quasi vouloir donner à cognoistre en un Sonet qui commence : Soit ce nom vray ou faux. » (1er texte). — « … amoureux seulement de ce beau nom, ainsi que luy mesmes m’a dit autrefois, ce qu’il semble quasi vouloir donner à cognoistre par cette devise qu’il print alors, Ὡς ἴδον ὡς ἐμάνην et par un lieu en ses œuvres, où il dit : Soit le nom faux ou vray. » (2e texte). — « … resolut de la chanter, tant pour la beauté du suject que du nom, dont il fut épris aussi tost qu’il l’eut veuë, ainsi que par un instinct divinement inspiré : ce qu’il semble assez vouloir donner à cognoistre par ceste devise qu’il print alors Ὡς ἴδον ὡς ἐμάνην » (3e texte) ;

4o « Il souloit dire que ces courtisans envieux ressembloient aux mastins qui cherchent à mordre la pierre qu’ils ne peuvent digerer » (3e texte) ;

5o « Il m’a dit maintesfois, que plusieurs pieces de ses Amours et des Mascarades avoient esté forgées sur le commandement des Grans » (2e et 3e texte) ;

6o à propos d’Hélène « aimée chastement » par Ronsard : « Il me l’a tesmoigné souvent, et le monstre assez en ce Sonnet, Tout ce qui est de sainct » (2e texte ; phrase supprimée dans le 3e et remplacée par l’anecdote de la reine mère) ;

7o à propos de l’opuscule apocryphe sur la mort de Ronsard : « et me souvient qu’il me dit un jour à ce propos, au dernier voyage par luy fait à Paris, qu’il ne… » (les trois textes) ;

8o « Sur ses derniers jours me faisant cet honneur de me communiquer familierement tant les desseins de ses ouvrages, que les jugemens qu’il donnoit des escrivains du jourd’huy… Ô, disoit-il, que nous sommes bien tost à nostre barbarie… Puis me parlant de tels auteurs… Ils ont, me disoit-il… Mais parlant de quelques autres… il ne peut un jour se tenir qu’il ne me dictast sur le champ ces vers : Bien souvent, mon Binet… » (les trois textes) ;

9o « Il disoit ordinairement que tous ne devoient temerairement se mesler de la Poësie… » (les trois textes) ;

10o « Je ne celeray point pourtant que par la complainte d’un amy de Francus, mort,… il m’a dit avoir entendu un Prince qui estoit fort necessaire pour l’estat… » (3e texte) ;

11o « Il a changé l’addresse d’aucunes pieces de ses œuvres… par bonne raison, ainsi qu’il m’a raconté, et que nous voions au Sonet qui commence : À Phebus, Patoüillet… » (3e texte);

12o à propos des Satires : « Il m’en a monstré quelques-unes… mais je croy qu’elles seront perdues, d’autant que m’ayant recommandé et laissé ses œuvres corrigées de sa derniere main, pour y tenir l’ordre en l’impression, suivant ses memoires et advis, et desquels il s’est fié à moy, il me dit, quant aux Satyres, que l’on n’en verroit jamais… » (les trois textes)[48].

Ainsi Binet affirme ou laisse entendre qu’il a été directement renseigné par Ronsard dans des conversations familières, ou même confidentielles. Mais il a compté sans les curieux qui pourraient un jour comparer ses trois textes entre eux et les confronter avec les textes du poète. Or l’examen de ces textes, ainsi rapprochés les uns des autres et de leurs vraies sources, conduit à des constatations qui ne sont pas toujours à son avantage. Cinq de ces prétendues conversations ne sont que la transcription de faits ou d’opinions qui se trouvent imprimés dans les œuvres mêmes de Ronsard (les nos 4, 5, 8, 9 et 10) ; quelques-unes reproduisent jusqu’aux expressions qui sont sorties de la plume du poète, parfois même la transcription est littérale[49].

Il y a plus : l’étude des variantes montre que certaines de ces confidences sont entièrement fictives. Prenons le no 3. Non seulement Binet change dans sa deuxième rédaction « il m’a dit maintes fois » en « il m’a dit autrefois » ; non seulement ces derniers mots mêmes disparaissent de la troisième rédaction, mais encore cette troisième rédaction contredit nettement l’affirmation que précédemment Binet prétendait avoir reçue de la bouche de Ronsard. Évidemment, en dépit de cette prétention, Binet ne savait rien sur Cassandre quand Ronsard mourut, sauf ce qu’il pouvait recueillir dans les œuvres du poète, et son opinion n’est rien qu’une façon d’interpréter le vers qu’il cite. Dix ans plus tard, une connaissance plus intime du texte des Amours et de son Commentaire l’a conduit à changer d’opinion, mais cette fois encore il substitue simplement le sens de la devise grecque citée dès sa deuxième édition, à celui du vers cité dans la première, sans apporter de nouveaux arguments[50]. — On peut faire des remarques analogues sur le no 6. La prétendue confidence relative aux sentiments de Ronsard pour Hélène, introduite dans la deuxième rédaction, disparaît dix ans plus tard, remplacée par une anecdote que Ronsard n’aurait pas manqué de raconter à Binet, si vraiment il l’avait entretenu de ce sujet, et si, en outre, l’anecdote était authentique. Il est clair qu’à la mort de Ronsard, Binet ne connaissait de ses rapports avec Hélène que ce que lui révélait l’œuvre de Ronsard.

On voit combien le témoignage de Binet est sujet à caution. Il s’est arrangé de façon à produire cette impression qu’il avait eu avec Ronsard des relations prolongées et intimes, qu’il était devenu son plus cher confident, et qu’il tenait du poète lui-même la plus grande partie des renseignements contenus dans sa biographie, — depuis le début tout rempli de détails empruntés à l’autobiographie de Ronsard, jusqu’à cette fin, dont l’intention n’est pas douteuse, où Binet affirme qu’il alla voir Ronsard dès sa seizième année, et insinue qu’il ne cessa depuis de le fréquenter et de recevoir de lui les plus flatteuses marques d’estime, au point de voir ses écrits « honorés de la gloire qui regorgeoit en luy » et sa personne « aimée » comme celle d’un « fils » adoptif. Nous avons vu plus haut ce qu’on peut raisonnablement en croire. Il y a eu, cela n’est pas douteux, à un moment donné, entre le poète et lui des rapports assez familiers, car si ces rapports n’avaient pas existé, Binet n’aurait pas osé les inventer dans des lettres dont les destinataires étaient des témoins attentifs de la vie de Ronsard[51], encore moins dans des documents rendus publics au lendemain même de la mort de Ronsard[52]. Il aurait craint d’être démenti publiquement et de perdre ainsi l’estime des honnêtes gens et la faveur des grands seigneurs, qui l’une et l’autre lui étaient utiles. Mais je crois que ces rapports familiers ne remontent guère au delà de 1583 et que Binet n’a pas hésité à en prolonger la durée dans le passé, à en exagérer le caractère intime, pour se faire valoir auprès de ses contemporains, se grandir aux yeux de la postérité, et donner à la biographie du poète les apparences d’une œuvre documentée aux meilleures sources.

S’il avait dit vrai, en effet, comment expliquer que son nom ne se rencontre pas une seule fois dans les vers de Ronsard avant la première édition posthume, et, d’autre part, que ses renseignements soient tirés principalement des œuvres imprimées du poète, même quand il prétend rapporter l’expression orale de sa pensée et de ses sentiments ? Ce qui est le plus déconcertant, c’est ce ton d’évidente satisfaction qu’il prend en songeant à la gloire qu’il ne manquera pas de retirer de ses relations avec le grand homme, le plaisir qu’il ressent à dire « comme il m’a dit maintes fois », même quand il rapporte une conversation supposée d’après un passage des Œuvres[53].

Est-ce à dire que ces conversations soient toutes et entièrement une invention de Binet ? Il serait très injuste de le penser. Évidemment l’autorité de son témoignage se trouve amoindrie par toutes ces considérations, et l’on peut se demander jusqu’à quel point il dit vrai même dans les passages 1, 2, 7, 11 et 12 ci-dessus reproduits. Toutefois il est bien possible que Ronsard ait répété en conversations ce qu’il avait écrit et publié, et d’autre part l’on peut expliquer dans une certaine mesure que Binet se soit cru obligé de recourir au texte écrit. N’ayant pas pris de notes au moment où Ronsard parlait, il a craint peut-être que sa mémoire ne fût infidèle et ne déformât la pensée du poète. Il eut alors l’idée de chercher dans les Œuvres les passages qui pour le sens se rapprochaient le plus de ce qu’il avait entendu, et il les nota tels quels, ou à peu près, avec une sorte de scrupule, comparable, toutes proportions gardées, à celui des ministres de la religion insérant dans leurs sermons des textes sacrés qu’ils développent. Si parfois sa conscience fut inquiète à ce sujet, il put la rassurer en considérant que ces textes de Ronsard, qu’il présentait comme des confidences personnelles, correspondaient à une réalité que son oreille avait perçue. S’il eut des remords véritables et obsédants, ce fut seulement à propos de Cassandre et d’Hélène, dont Ronsard ne lui avait probablement pas parlé : c’est ce qui expliquerait que lors de sa troisième rédaction, après dix ans de réflexion, il eût supprimé toute trace de confidence dans les passages qui les concernent ; il se récompensa d’ailleurs de ce sacrifice en insérant pour la première fois trois nouvelles bribes de conversation, réelles ou imaginaires, en tout cas fondées sur des textes[54].

En résumé, Binet s’est préoccupé d’écrire une biographie qui servît sa propre gloire en même temps que celle de Ronsard, et lui permît de passer à la postérité à la suite du grand homme, comme une simple barque dans le sillage d’un vaisseau de haut bord. Il a fait une biographie poétique, oratoire, anecdotique, bien plus qu’une biographie exacte. Les comparaisons, les antithèses, les périodes, ne manquent dans aucun des trois textes, non plus que les rapprochements forcés entre Ronsard et les poètes grecs, Orphée, Homère, Arion, et même avec Alexandre le Grand[55]. À ce point de vue, le troisième texte de la Vie de Ronsard ne marque pas un progrès sur les deux autres, au contraire : Binet en a poli la forme, plus qu’il n’en a précisé ou enrichi le fond. On y trouve, il est vrai, nombre d’additions, mais la plupart, extraites des préfaces de Ronsard ou recueillies par ouï-dire, sont des enrichissements de style bien plus que de faits. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la forme en est généralement plus correcte et plus claire que celle des rédactions précédentes. Mais cela est loin, très loin de suffire.

Les lacunes sont considérables et les erreurs nombreuses, quoique Binet ait été relativement bien placé, nous l’avons vu, pour connaître non seulement les grandes lignes, mais encore force détails de la vie de son cher Poète, même s’il ne fût pas entré en relations suivies avec lui dans les trois dernières années. Mlle Evers s’étonne que Binet n’ait pas été mieux informé[56]. La chose pourtant s’explique sans difficulté. La faute en est au biographe, évidemment ; mais c’est aussi la faute des circonstances. Je ne crois pas qu’il ait eu l’idée d’écrire cette biographie avant la fin de 1585, alors que Ronsard ne pouvait plus lui fournir aucun renseignement, étant à l’article de la mort ; peut-être même ne l’a-t-il eue qu’au début de janvier 1586, lorsque Galland fut revenu de Saint-Cosme-lez-Tours et lui eut raconté les derniers jours du poète. Ce récit fut vraisemblablement le noyau primitif, ou, si l’on préfère, le point de départ de la biographie. En réalité, Binet n’avait pas pris de notes sur la vie de Ronsard avant ce moment-là. Il fit appel à ses souvenirs ; il se remémora tant bien que mal certains faits, certaines paroles : « Et me souvient que… », dit-il à propos des conversations de Ronsard. Il n’était donc pas préparé pour ce travail, surtout pour l’exécuter en deux mois. — Quant aux contemporains qui pouvaient le renseigner, ou ils étaient vieux, comme Dorat et Baif, ou ils étaient silencieux, comme Pasquier et Jamin, ou ils avaient intérêt à farder ou à taire la vérité, comme Hélène de Surgères et Florent Chrestien.

Pour remédier à ces divers inconvénients il fallait consulter les Œuvres de Ronsard, et cela intégralement, judicieusement, prudemment. Binet eut bien l’idée de les consulter, mais son tort fut de recourir à peu près uniquement à la dernière édition collective, et ce fut encore de le faire sans discernement, faute de temps d’abord, pour sa première rédaction, faute de méthode critique ensuite, pour ses trois rédactions. Son premier soin, en admettant qu’il en eût eu le loisir, devait être d’établir la chronologie de toutes les pièces de Ronsard, et pour cette fin de relever le contenu de toutes ses éditions originales. Un pareil travail lui était matériellement impossible en deux mois, même en un an, mais il aurait pu sans doute le mener à bien en quelques années. Il ne s’en avisa même pas, ou, s’il s’en avisa, il n’en eut pas le courage. Ce premier travail fait il restait à extraire les innombrables renseignements autobiographiques contenus dans les œuvres de Ronsard, à fixer autant que possible la date de leur composition et à chercher les divers mobiles psychologiques et les circonstances historiques qui avaient pu les inspirer.

N’ayant pas suivi cette méthode, la seule qui fût rationnelle et féconde, Binet est resté nécessairement, par la crainte même de l’erreur, dans le vague et la confusion, presque d’un bout à l’autre, sauf quand il rappelle les derniers moments de Ronsard ; c’est aussi une des raisons qui lui ont fait commettre de graves erreurs et passer sous silence un très grand nombre de faits importants. Non seulement son insouciance de la chronologie dépasse toutes les bornes permises[57], mais son goût des anecdotes, plus ou moins légendaires ou romanesques, son souci de la fausse rhétorique, enfin sa double préoccupation de nous présenter un Ronsard idéal et un Binet très en faveur auprès du Maître, ont singulièrement nui à la valeur historique de son travail.

Loin de moi d’ailleurs la pensée que ce travail a été inutile ou est dénué d’intérêt. Il serait injuste de ne pas reconnaître les services qu’il a rendus : il nous a appris certains faits que nous aurions peut-être toujours ignorés ; il a éclairé certains points qui risquaient de rester dans l’ombre ; il a soulevé des questions, suggéré des réflexions, rendu possibles de meilleures biographies. Il offre encore aujourd’hui et conservera cet intérêt particulier qui s’attache aux documents psychologiques et sociaux : non seulement il nous fait connaître l’état d’esprit de Claude Binet biographe de Ronsard, et pénétrer, si je puis dire, un instant dans son âme de poète secondaire, poeta minor, épris, comme son maître, d’immortalité, mais encore il représente l’opinion de toute une catégorie de la société lettrée en France dans le dernier quart du xvie siècle ; il reflète la manière de voir et de juger des ronsardisants qui appartenaient à la génération de Charles IX et de Henri III. Mlle Evers l’a déjà dit[58] : aux yeux de Du Bellay, de Baïf, de Jodelle, de Belleau, de Tyard, pour ne citer que les poètes les plus connus du temps de Henri II, Ronsard, bien que chef d’école, était un émule, un collaborateur, primus inter pares ; pour la génération suivante, surtout pour les talents de second ou de troisième ordre, il était le Maître, dont la parole faisait loi, dont les enseignements passaient pour des oracles. C’est sous ce jour que Binet nous l’a présenté : Ronsard « prince et père de nos poètes » fut à ses yeux une sorte de Dieu, à l’égard de qui aucun éloge ne parut excessif. Si l’on considère les choses de ce point de vue, même les erreurs de notre biographe sont intéressantes, car elles montrent, pour la plupart, combien la gloire de Ronsard eut vite fait de créer une légende autour de sa personne et d’éclipser la renommée des plus grands poètes contemporains.

  1. Voir notamment pp. 59-6, aux mots « Remy Belleau ».
  2. Voir pp. 60, 90, 98, 116, 126, 133 et passim.
  3. V. ci-après. Commentaire, pp. 73, 74, 77-78.
  4. V. ci-après, Commentaire, pp. 82, 120.
  5. Ibid., p. 89.
  6. Ibid., pp. 120-121, 122.
  7. Ibid., pp. 161 à 164.
  8. Ibid.. p. 167.
  9. Ibid., p. 190.
  10. Ibid., p. 198-199, 201, 202, 204, 229, 230.
  11. Rien ne le montre mieux que le passage où il parle des anagrammes faites sur le nom de Ronsard à l’exemple de Lycophron, et le passage qui suit immédiatement, où il parle des premières odes composées par Ronsard (v. ci-après, p. 14, lignes 28 et suiv., et Commentaire, p. 112.
  12. On pourrait seulement objecter que s’il avait connu tout le volume il n’aurait pas manqué d’énumérer les pièces du premier Bocage, profitant de cette déclaration de la préface : « Il est certain que telle Ode (celle à J. Peletier) est imparfaite, pour n’estre mesurée ne propre à la lire, ainsi que l’Ode le requiert, comme sont encores douze, ou treze, que j’ai mises en mon Bocage, sous autre nom que d’Odes, pour cette même raison, servans de tesmoignage par ce vice à leur antiquité », au lieu de se contenter de cette phrase, dont le début est faux et la fin très vague : « La premiere ode qu’il fit fut la complainte de Glauque à Scylle et celle qu’il adresse à J. Peletier… : aussi ne sont-elles pas mesurées ni propres à la lyre ainsi que l’ode le requiert, non plus que quelques autres qu’il fit en ce mesme temps. » L’objection n’est pas sans valeur, mais elle ne me paraît pas péremptoire, étant donnée l’étourderie ou l’imprécision dont Binet a laissé tant de preuves ; je ne crois pas qu’il se soit jamais soucié de donner une liste exacte et complète des premiers essais lyriques de Ronsard, même le pouvant.
  13. V. ci-après le Commentaire, pp. 82, 111, 112, 119, 124, 126, 131, 144, 197 et 231.
  14. V. ci après le Commentaire, pp. 69, 129 et 130.
  15. Ibid., p. 82-83
  16. Ibid., p. 90.
  17. Ibid., pp. 119, 125 et 146.
  18. Ibid., p. 126-127.
  19. Ibid., p. 131.
  20. Ibid., p. 133.
  21. Ibid., pp. 151 à 156.
  22. Ibid., pp. 157-158, 164, 169 à 173.
  23. V. ci-après le Commentaire, pp. 187, 205 et 206.
  24. Ibid., pp. 215 à 217 et p. 219.
  25. V. ci-après le Commentaire, pp. 232 à 233.
  26. Ibid., pp. 234 et 235.
  27. Par ex. Ronsard au camp d’Avignon tout de suite après le collège de Navarre ; Ronsard à la diète de Spire ; Ronsard apprenant en peu de temps l’anglais et l’allemand ; Ronsard en Piémont ; plus âgé que Baïf seulement de quatre ans ; Ronsard publiant les Amours avant les Odes ; Ronsard écrivant contre les protestants et récompensé de cette intervention sous le règne de François II ; Ronsard à la suite de Charles IX ; dédiant ses Eclogues à Charles IX.
  28. Par ex. sur la première ode composée par Ronsard : sur le Dialogue des langues de Speroni.
  29. Par ex. sur l’étymologie de la Possonnière ; sur Loys de Ronsart, maître d’hôtel de François Ier ; sur la naissance du poète le jour de la défaite de Pavie ; sur sa première rencontre avec Marie ; sur Charles d’Orléans, dont il fait le 2e fils de François Ier ; sur l’auteur des Dithyrambes et la composition des Folastries ; sur un quatrain liminaire de la Franciade ; sur les circonstances de la rencontre de Ronsard et Du Bellay, et celles de leur mésintelligence passagère.

    Mlle Evers affirme inexactement que « la 3e édition ne contient pas de corrections, qui ne soient pas aussi dans la 2e », autrement dit que la 3e édition ne contient pas de corrections nouvelles. S’il s’agit de faits, Binet en a corrigé au moins deux, l’un avec raison d’après le Tombeau de Marg. de France, l’autre à tort d’après l’Hymne de Henri II (v. ci-après, Commentaire, pp. 74, 78 et 82, 83. S’il s’agit de corrections dans le style, elles sont assez nombreuses : Binet a fait disparaître à l’aide de synonymes des répétitions inutiles de mots (voir ci-après, p. 2, lignes 35 et 38, où adonc remplace lors, region remplace païs) ; en revanche il a introduit des répétitions inutiles, qu’il aurait pu facilement éviter (ibid., p 12, lignes 38 et 41, les mots bonnes et des lors ; p. 19, lignes 42 et 44, le mot ressembler) ; il a supprimé des incidentes inutiles, qui ne faisaient qu’alourdir son texte (ibid., p. 6, l. 29, faire son proffit de toutes ; p. 7, l. 42, sur la fin de ses voyages) ; ailleurs il a supprimé des et et des qui ; enfin il semble bien qu’il ait voulu éviter des tournures équivoques (ibid., p. 3, l. 39, de la Poësie, telle que le temps pouvoit porter ; p. 16, l. 24, ce qu’il semble quasi vouloir donner à cognoistre... et la note des pp. 120-121 ; p. 19, lignes 34 et suiv., de laquelle se lisent assez de sonnets).

  30. Voir ci après, pp. 3, lignes 25 et suiv. ; 11, l. 27 ; 15, l. 23 ; 17, l. 35 ; 26, l. 28 ; 34, l. 25 ; et le Commentaire, p. 65.
  31. Ibid., pp. 11, l. 38, et 12, l. 43. L’addition relative à Baïf lui fut peut-être suggérée par la fin d’une ode de Baïf qui sert d’épilogue à ses Poëmes.
  32. La responsabilité en revient partiellement à Tacite, auteur de la Vie d’Agricola, dont Binet a imité l’exorde et la péroraison, comme il s’est inspiré ailleurs de la Vie de Virgile de Donat.

    Mlle Evers attribue cette addition de l’exorde à une cause toute différente. Binet, dit-elle, avait senti que l’astre de Ronsard pâlissait, que la nouvelle génération littéraire, tout en honorant la mémoire de Ronsard, ne le considérait plus que comme le plus fameux représentant d’un art suranné. « Le long préambule de la 3e édition est comme une excuse ou une justification d’appeler l’attention du public une fois de plus sur une histoire qui avait presque cessé d’avoir une signification » (Op. cit., Introd., p. 25.) C’est prêter à Binet trop de clairvoyance, étant donné surtout qu’il ne vivait pas à la Cour, mais confiné dans sa fonction de magistrat provincial, et que Malherbe en 1597 ne s’était pas encore révélé comme un réformateur de la poétique ronsardienne. Pour moi, si Binet s’excuse ou se justifie de rééditer la Vie de Ronsard, c’est simplement parce qu’il imite Tacite, qui en avait fait autant au début du panégyrique de son beau-père.

  33. Cf. Du Perron, Or. fun. (texte princeps) : « Car j’ay ouy raconter une infinité de fois à ceux qui l’ont cogneu en sa premiere jeunesse, que… » (Voir ci-après. Commentaire, pp. 83 et 84.)
  34. Peut-être tenait-il ce dernier renseignement de Velliard (v. ci-après, Commentaire, p. 85), mais celui-ci le tenait d’Ant. de Baïf.
  35. Rev. d’Hist. litt., 1899, p. 45.
  36. V. ci-après, p. 9.
  37. V. ci après, Commentaire, pp. 62 et 102-103.
  38. Lettres, liv. IX, lettre ix, À Monsieur de la Croix du Mans (éd. de 1723, tome II, col. 240).
  39. Pasquier a répondu très sèchement à l’appel de Binet pour le « tombeau » de Ronsard ; on ne trouve dans l’édition princeps du Tombeau, et dans ses rééditions, que trois distiques latins de Pasquier, dont les deux premiers ont été écrits quatre ans avant la mort de Ronsard (d’après les Recherches, VII, chap. xi), et le troisième est simplement suivi de sa traduction française (cf. le Ronsard de Blanchemain, VIII, 252). De son côté Binet n’a pas nommé Pasquier en 1586 parmi les poètes estimés de Ronsard. Il ne l’a mentionné que dans la 2e et la 3e édition.
  40. « J’entens qu’il y a quelqu’un (que je ne veux nommer qui veut regratter sur ses œuvres [c. à d. les œuvres de Ronsard] quand on les réimprimera. S’il est ainsi, ô misérable condition de nostre Poëte ! d’estre maintenant exposé sous la jurisdiction de celuy qui s’estimoit bien honoré de se frotter à sa robe quand il vivoit. » (Fin du chap. vi du livre VII, qui était primitivement le livre VI et fut publié en 1596)
  41. Toutes les biographies générales le font mourir « vers 1585 ». Son testament est pourtant daté du 15 mai 1591. D’après Charles Brunet, il mourut soit à la fin de 1592, soit au commencement de 1593. Cf. Œuvres choisies d’A. Jamyn, éd. Blanchemain (Paris, Willem, 1878, 2 vol.), Introduction.
  42. Voir ci-après, notamment pp. 228 et 229.
  43. Pour le cadeau de Marie Stuart, fait en 1583, Binet a pu le voir de ses propres yeux, comme il fut à même de voir au Louvre la plaque de marbre dont il a reproduit l’inscription dans son troisième texte. V. ci-après, p. 22, ligne 40, et p. 28, ligne 47.
  44. V. ci-après, Commentaire, pp. 153 et 213. Le recueil des Plaisirs de la vie rustique et solitaire, 1583) se termine par un sonnet À Monsieur Binet, signé I. Chrestien P. — Dans une ode latine de Paulus Melissus de février 1586, Binet figure parmi les amis de Fl. Chrestien (Bl., VIII, 269).
  45. Catherine de Médicis est morte en 1589. V. ci-après, pp. 25 et 26, et Commentaire, p. 163 et 164.
  46. Rien n’est plus vraisemblable ; Galland est bien allé la voir au nom de Ronsard, d’après une lettre que possédait Colletet (v. ci-après, Commentaire, p. 166).
  47. V. ci-après, Commentaire, p. 167.
  48. Un peu plus loin (ci-après, p. 50, ligne 29), affirmation analogue dans le 2e et le 3e texte, à propos de la réédition des Œuvres « … ainsi qu’il me l’avoit recommandé, inviolable ».
  49. V. pour ces passages le Commentaire, pp. 131, 160, 197-198, 201-202, 207.
  50. Ceci a été très bien observé par Mlle Evers ; et si, comme elle s’est plu à le dire, je fus amené en 1902 par diverses considérations à conclure que Binet savait peu de chose sur Cassandre, je ne puis mieux faire aujourd’hui que de reproduire son argumentation qui me paraît tout à fait probante.
  51. Par ex. Scév. de Sainte-Marthe, sollicité de collaborer au « tombeau » de Ronsard — Galland, Dorat, Baïf, Jamin, Desportes, Pasquier, De Thou, l’auraient traité d’imposteur.
  52. 1o La Vie de Ronsard ; 2o l’Eglogue intitulée Perrot ; 3o la dédicace de l’édition de 1587 au roi de France.
  53. Cf. Mlle Evers, op. cit., Introd., p. 19.
  54. V. les nos 4, 10 et 11 du tableau présenté ci-dessus, p. xxxvii.
  55. V. par ex. ci-après, pp. 2, 4, 6, 7, 30 (lignes 32 et 33), 36 (ligne 14), 38 (ligne 14).
  56. Op cit., Introd., pp. 18-19.
  57. Il va jusqu’à faire du prince Henri un roi de France en 1543, et à placer les Discours politiques de Ronsard sous le règne de François II. — Il dit : « En même temps… », « Environ ce temps… », sans que ce temps ait été précédemment déterminé. V. ci-après, pp. 22 et 27.
  58. Op. cit., Introd., p. 25.