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La philosophie du bon sens/II/XVII

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§. XVII.


des ridicules Opinions sou-
tenues par bien des
Savans.


Il eſt étonnant dans quels Travers donnent pluſieurs Savans. Si l’on ne ſavoit pas, qu’ils ont prétendu qu’on regardât leurs Ecrits comme contenant des Véritez évidentes, on diroit, que ce ne ſont que des Fictions & des Romans faits à plaiſir par des Perſonnes qui vouloient donner un libre Cours à leur Imagination, & qui transmettoient au Public les Chimeres & les Groteſques qui leur venoient dans l’Eſprit. Cependant, c’eſt avec Une Gravité magiſtrale, que les Philoſophes débitent leurs Sentimens les plus extraordinaires. Entendez parler un Stoïcien de la Sageſſe, & du Souverain Bien, vous diriés, qu’il eſt convaincu, que l’Univers entier doit adopter ſes Sentimens. Il n’eſt rien de ſi plaiſant, que de le voir s’efforcer de prouver, que le ſeul Sage, c’eſt-à-dire ſelon lui le ſeul Philoſophe, eſt véritablement heureux, toujours libre, même dans l’Eſclavage ; beau comme l’Amour, fut-il laid comme Vulcain ; riche dans l’Indigence ; & d’une Santé vigoureuſe au milieu des Maladies. Des Idées auſſi fauſſe, & que la Vanité ſeule peut occaſionner, ont été tournées en ridicule par pluſieurs Perſonnes remplies de Bon-Sens, qui ne pouvoient gouter ces Imaginations giganteſques, & croire qu’un Homme, accablé de Maux, de Douleurs, & d’Infortunes, dût être regardé comme au Faîte du Bonheur. Horace, en ſe mocquant de la Vanité des Stoïciens, au Sage desquels il accorde toutes les Qualitez & tous les Avantages qu’ils lui attribuoient, ajoute enſuite, qu’il eſt toujours en bonne Santé, ſi ce n’eſt lorſqu’il a la Pituïte, qui détruit tout le Bonheur de cetre Divinité terreſtre[1].

Quelque ridicules que ſoient certaines Opinions des Stoïciens, elles n’approchent pas de l’Abſurdité de celles des Pythagoriciens. Quelle Impudence, ou quelle Folie, n’y a-t-il pas chés un Homme, qui certifie avec une grande Aſſurance, qu’il ſe ſouvient d’avoir été dans deux ou trois Corps différens ; & qui aſſure, qu’il s’appelloit Euphorbe, lorſque ſon Ane étoit dans celui d’un Grec qui ſe trouvoit au Siege de Troye[2]  ? Peut-on porter plus loin l’Egarement de l’Eſprit Humain ? Cependant, l’Auteur de ces monſtrueuſes Imaginations avoit acquis un ſi grand Crédit ſur ſes Diſciples, que, ſans examiner la Vérité & la Poſſibilité de ſes Opinions, ils les recevoient avec une entiere Soumiſſion : &, lorsqu’on vouloit leur en montrer le Faux & l’Abſurde, ils répondoient fimplement & ridiculement, Magiſter dixit, c’eſt-à-dire, Le Maître l’a dit. Voïez, Madame, ſi les Diſciples de ce Philoſophe prenoient un bon Chemin pour s’éclaircir de la Vérité, & ſi l’aveugle Confiance, qu’ils avoient, ne tenoit pas de l’Enchantement. Il en étoit, & il en eſt encor de même, de tous ceux, qui s’attachoient & s’attachent, avec trop de Préocupation, à ſuivre aveuglement certains Savans. Ils deviennent Eſclaves des Erreurs de leurs Maitres : &, quelque groſſieres qu’elles ſoient, la Prévention, les empêche de les appercevoir. Car, il n’eſt rien de ſi abſurde, rien de ſi contraire au Bon-Sens, qui n’ait été avancé, par quelques Philoſophes[3]. J’ai Honte, s’écrioit Saint Auguſtin en écrivant contre certains Syſtêmes, de raporter des Choſes auſſi, honteuſes ; & je ne ſçai comment ceux, qui les ont écrites, n’étoient pas couverts de Confuſion. Je plains, ajoute ce Pere de l’Egliſe, ceux qui ont été obligés d’écouter de pareilles Infamies[4].

Les Philoſophes donnent ſouvent dans des Erreurs monſtrueuſes, pour vouloir trop ſubtiliſer. À force de chercher à découvrir des Secrets qui leur ſont impénétrables, ils donnent dans des Sentimens extravagans, & deviennent la Dupe de leur Imagination échaufée. Les Théologiens, qui ne ſe nourriſſent que de Fumée, tombent très ſouvent dans ce Cas. Comme les Matieres qu’ils éxaminent ſont au-deſſus de la Portée de l’Eſprit Humain, & que la ſeule Foi doit les faire recevoir & les autoriſer ; d’abord qu’ils veulent les réduire à un Examen Philoſophique, l’Impoſſibilité, qu’ils trouvent d’accorder certains Principes de Religion avec la Raiſon & la Lumiere Naturelle, leur fait inventer mille Syſtemes ridicules d’où naiſſent toutes les Erreurs & les Diſputes, qui depuis ſi long-tems diviſent le Genre-Humain.

Quand on veut pénétrer des Choſes incompréhenſibles, la Science ne ſert qu’à égarer plûtôt. Elle fournit des Moïens pour ſe forger des Sophiſmes à ſoi-même. De quoi ſe fait, dit Montagne, la plus ſubtile Folie, que de la plus ſubtile Sageſſe ? Il n’y a qu’un Tour de Cheville à paſſer de l’une à l’autre[5]. Cet Auteur me paroit penſer juſte. Les plus grands Hommes ont donné dans les plus grandes Erreurs. Tertulien, Origene, & tant d’autres Lumières des premiers Siècles du Chriſtianisme, ont été emportez par le Torrent de leur Imagination, & ſont tombez dans des Sentimens erronez. On accuſe Saint Auguftin d’avoir quelquefois pouſſé les Choſes trop loin, ſelon les différentes Sectes contre lesquelles il écrivoit : & les différens Partis, qui regnent aujourd’hui, prétendent tous s’autoriſer de ſes Ouvrages. Je penſe, & je crois fermement, que la Nature & le Bon-Sens font ſouvent plus que la Science[6]. Hors la Lumiere Naturelle & la Raiſon, point de Salut. J’en reviens toûjours à ce Principe, pour décider de l’Evidence d’un Fait. Contre lui, que peut l’Autorité de tous les Docteurs de l’univers ?

  1. Ad ſummum Sapiend uno minor eſt Jove, dives, Liber, honoratús, pulcher, Rex denique Regum, Præcipuè ſanus, niſi cum Pituïta molefta eſt.
    Horatius, Epiſt. I Libri I.
  2. Ipse ego, nam memini Trojani tempore Belli Phantonides Euphorbus eram. Ovidius, Metam. Libr. XV.
  3. Nihil tam abſurdum dici poteſt, quod non dicatur ab aliquo Philoſophorum.
  4. Sed jam pudet me iſta ſentire. Cùm verò auſi etiam ea defendere, non jam eorum, ſed ipſius Generis Humani, me pudet, cujus hæc ferre potuerunt. August. Epiſt. LVI.
  5. Montagne, Eſſais, Livr. II, pag. 189.
  6. Et veniunt Hæderæ ſponte ſua melius : Surgit & in ſolis formoſius Arbutus Antris…
    Et Volucres nulla dulcius Arte canum.
    Propert. Elegiar. Libr. I.