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La philosophie du bon sens/II/XVIII

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§. XVIII.


La Moitié des Opinions des
Savans ne prend sa Source
que dans leur Haine
et leur Jalousie.


Les Paſſions influent beaucoup ſur les différentes Opinions des Savans. Ils trouvent certains Ouvrages bons ou mauvais, ſelon qu’ils aiment & qu’ils eſtiment l’Auteur. Quoi qu’un Savant ſoit perſuadé de la Bonté d’un Livre, il arrive très ſouvent qu’il le critique : il cherche des Défauts dans les Endroits qui lui paroiſſent les moins beaux ; & il tache de diminuer la Bonté de ceux qui ſont au-deſſus de la plus ſevere Critique. Il n’aime pas celui qui les a écrits : c’en eſt aſſez, pour les condamner.

Ce ne ſont pas les ſeuls Auteurs médiocres, qui ſont ſujets à de pareilles Foibleſſes : les plus grands Hommes ont tombé dans ces Egaremens. On ne peut diſputer à Mr. de Meaux[1] la Qualité d’illuſtre Ecrivain : & perſonne n’a été plus ſujet que lui à l’Envie, à la Haine, & à la Jalouſie. Ces Paſſions lui ont fait critiquer des Ouvrages, qui méritoient l’Eſtime de tous les Connoiſſeurs, & dont il reconnoiſſoit lui-même la Bonté. Les Démélez, qu’il eut avec Mr. de Cambrai, lui firent écrire un Livre contre les Avantures de Telemaque : il attaqua pluſieurs fois des Ouvrages, dont il eut été le prémier à louër la Juſteſſe ; & la Beauté, la Préciſion & l’Arrangement, s’il eut eu la Charge que Mr. de Fénelon obtint à ſon Préjudice. Le même Mr. de Meaux, que la Bruyere regarde comme un Pere de l’Egliſe[2], dénonça à la Faculté de Théologie de Paris la Bibliothèque des Auteurs Eccléſiaſtiques de du Pin ; parce qu’il étoit faché que le Commentaire de cet Auteur ſur les Pſeaumes eut été mieux reçu que le ſien[3].

Pascal, & tous les autres Janſéniſtes ; n’ont invectivé les Jéſuites, & ceux-ci ne leur ont rendu le Réciproque, que par la Jalouſie qu’ils avoient les uns contre les autres. La Gloire de Port-Roïal bleſſoit les Yeux de la Société ; & le Crédit des Jéſuites déplaifoit aux Janſéniſtes. Le Nouveau Teſtament de Quenel, qui a fait ci-devant tant de Bruit, & qu’on a défendu ſi rigoureuſement, a été approuvé, loué, & reçu avec des grands Eloges, lorſqu’il parut, par beaucoup de ceux qui l’ont condamné dans la Suite.

La Paſſion n’agit pas ſeulement ſur les Opinions des Particuliers, mais elle regle encore la Déciſion des Univerſitez & des Aſſemblées des plus célébres Docteurs. Je vous prie, Madame, de vouloir faire Attention aux Paroles d’un Docteur de Sorbonne, qui parle lui-même de la Conduite de ſes Confreres. La Condamnation de Mr. Arnaud, faite contre toutes les Formes, eſt la plus grande Plaie qu’ait jamais reçue notre Faculté. C’eſt une furieuſe Eclipſe, que ce bel Aſtre a ſoufferte : ça été un tel Brigandage, que la plûpart de nos Docteurs, qui regardent maintenant les Choſes de Sang-froid, confeſſent franchement, qu’on le peut nommer horendum Sacræ Facultatis Pariſienſis Latrocinium[4]. Ce n’eſt pourtant pas-là, n’en deplaiſe à cet Ecrivain, la plus grande Eclipſe qu’ait ſoufferte la Sorbonne : & ſa Gloire a été cent fois plus ternie par le Décret qu’elle eut l’Inſolence de donner contre Henri III, l’An 1589. Mais, cet Aſtre brillant eſt ſujet à s’éclipſer ſouvent, & ſon illuſtre Corps ſe reſſent beaucoup des Paſſions qui animent les différentes Parties dont il eſt compoſé. Auſſi a-t-il le Chagrin de voir quelque-fois ſes Déciſions deſaprouvées, ché, pluſieurs Nations, par un grand Nombre de Docteurs. La Condamnation, que fit la Sorbonne au Commencement de ce Siècle, de quelques Propoſitions du Pere le Comte, Jéſuite, qui ſe réduiſoient tous à ce ſeul Point, que les Chinois avoient conſervé quelque tems la Connoiſſance du vrai Dieu, fut déclarée injuſte & mal fondée, par près de cent Docteurs Eſpagnols ; Séculiers, & Réguliers de toutes ſortes d’Ordres ; preſque tous Profeſſeurs en Théologie, Qualificateurs du Saint Office, ou conſtituez en Dignitez[5]. Vous voïez, Madame, que ce qui eſt approuvé au-de-là des Pyrenées eſt condamné en de-çà, par des Docteurs, qui ſont de la même Religion, qui croient les mêmes Articles de Foi, & participent à la même Communion.

Cette Diſſemblance de Sentimens paroît extraordinaire à ceux qui ne ſavent pas le Deſſous des Cartes : mais, dès qu’on eſt inſtruit, que la Haine de la Sorbonne contre les Jéſuites occaſîonna en partie ſa Déciſion ; & que celle des Théologiens Eſpagnols fut dictée par le Crédit que la Société a en Eſpagne ; on ne s’étonne plus de la Différence de ces Opinions. Voici comment s’explique un Docteur de Sorbonne, écrivant ce qui s’étoit paſſé dans l’Aſſemblée qui condamna les Propoſitions du Pere le Comte. On diroit, qu’on ne s’aſſemble dans la Sale de Sorbonne, que pour crier & pour ſe dire des Injures. Paroles, Geſtes, Œillades, Stile, Maniere d’opiner, tout y eſt indigne de la Gravité de ceux à qui l’on donne dans nos Ecoles, comme par Excellence, le Titre de Nos très ſages Maîtres. Que peuvent penſer la Cour, le Parlement, les autres Magiſtrats, d’un Jugement porté au milieu de tout ce Tumulte[6] ? Si l’on en doit croire ce Docteur ſur la Maniere dont ſes Confreres délibèrent, les Déciſions des prémiers Théologiens du Roïaume reſſemblent aſſez aux Elections des Echevins dans les Villes où il regne deux Partis différens. Je ne crois pas, que, parmi ces Caballes, les Docteurs cherchent plus la Vérité, que les Electeurs Conſulaires le Bien de leur Patrie.

  1. Bossuet.
  2. Parlons d’avance le Langage de la Poſtérité : un Pere de l’Egliſe… La Bruyere Diſcours pour ſa Reception à l’Académie.
  3. Liber Pſalmorum, in quo eorum Senſus Literalis exponitur à Lud. du Pin, pariſiis, 1691, in 8.

    Libri Pſalmorum Verſio duplex Latina, una S. Hieronymi, altera Vulgata, cum Notis Jac. Benigni Bossuet. Lugduni, 1691, in 8.

  4. Relation des Aſſemblées de Sorbonne ſur les Opinions des Jéſuites touchant la Religion des Chinois, Lettre V, pag. 22 d’Edit. de Cologne, 1701.
  5. Jugement d’un grand Nombre de Docteurs des Univerſitez de Caſtille & d’Arragon, ſur les Propoſitions cenſurées en Sorbonne, pag. 20.
  6. Journal Hiſtorique des Aſſemblées tenues en Sorbonne pour condamner les Mémoires de la Chine du P. Le Comte.