La philosophie du bon sens/III/IV

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§. IV.


des Idées considérées selon
leurs Objets.

Après avoir examiné la Maniere dont nous recevons les différentes Idées dans notre Entendement, je vais vous les faire conſidérer ſelon leurs Objets.

Tout ce que nous concevons nous eſt repréſenté, ou comme Choſe ou comme Maniere de Choſe, ou comme Choſe modifiée.

Ce que je nomme Choſe eſt ce que nous concevons & appercevons comme une Subſtance éxiſtante par ſoi, & comme le Sujet de tout ce qu’on y connoît. Par exemple, lorſque je conçois un Corps, la Notion que j’en ai m’offre une Choſe ou une Subſtance ; parce que je conſidére ce Corps comme une Choſe qui ſubſiſte par ſoi-méme. Mais, quand je conçois que ce Corps eſt quarré, l’Idée que j’ai de la Quarrure ne m’offre à l’Eſprit qu’une Maniere de Choſe, une Qualité, un Attribut, ou un Mode[1], que je connois ne pouvoir exifter ſans, le Corps dont il fait la Quarrure : &, par conſéquent, la Différence de la Choſe à la Maniere de Choſe, ou de la Subſtance au Mode, eſt très aiſée à appercevoir. La Subſtance eſt le Sujet, & le Mode eſt l’Attribut qui le détermine : en ſorte que, quand je conſidere tout-à-la fois le Sujet & le Mode, j’apperçois une Choſe modifiée ; comme je fais, lorsque je conçois l’Idée d’un Corps quarré, ſans diſtinguer la Subſtance du Mode, c’eſt-à-dire, le Corps de la Quarure.

Voila, Madame, les trois Sortes de Manière, dont nous concevons toutes les Choſes. La prémiere nous repréſente les Subſtances ou les Choſes-ſubſiſtantes par elles-mêmes : la ſeconde, les Qualités & les Attributs qui déterminent ces Choſes ; & la troiſieme nous offre ces Subſtances ou ces Choſes déterminées & modifiées par leurs Attributs.

Si je voulois, Madame, vous brouiller pour jamais avec la Philoſophie, & ſur-tout avec Ariſtote, le grand Ami du Pere Bonavanture, je vous ferois ici une longue Enumération des dix Catégories de ce Philoſophe, qu’on peut aiſément rapporter à la Conſidération des Idées ſelon leur Objet, dont je viens de vous parler. Mais, je ſuis trop intéreſſé à la Conſervation d’une auſſi aimable Ecoliere, pour vouloir la fatiguer par une longue Enumération de Mots inutiles, & plus capables d’embrouiller le Jugement, que de le former#1.

On regarde ces Catégories dans les Ecoles, avec autant de Reſpect, que les Juifs en avoient pour les Tables de la Loi que Moïſe leur apporta : & l’on peut dire, que ce Légiſlateur Hébreu n’eut pas le Quart autant d’Autorité ſur le Peuple Iſraélite, que le Philoſophe Grec en a encore ſur le Peuple Scolaſtique. Ces Catégories ſi vantées font dix Claſſes auxquelles Ariſtote a voulu réduire tous les Objets de nos Penſées. Mais, la prémiere Façon, dont je vous les ai fait conſidérer, ſuffira pour éclaircir toutes les Difficultez qui pourront naître dans la ſuite de ces Réfléxions.[2]

  1. Tous ces Mots ſont Synonymes, & ſignifient la même choſe. » Les Catégories d’Ariſtote, donc on fait tant de Myſtere, ſont de foi très peu utiles ; & non-ſeulement ne ſervent guère à former le Jugement, ce qui eſt le vrai But de la Logique, mais ſouvent y nuiſent beaucoup. » Art de penſer, pag. 21.
  2. « La ſeconde Raiſon, qui rend l’Etude des Catégories dangereuſe, eſt qu’elle accoutume les Hommes à ſe païer de Mots, à s’imaginer qu’ils ſavent toutes Choſes, lorſqu’ils ne connoiſſent que des Noms arbitraires, qui n’en forment dans l’Eſprit aucune Idée claire & diſtincte. » Art de penſer, page 23.