La philosophie du bon sens/III/V
§. V.
os Idées s’acquiérent par notre
propre Expérience, ou par les Leçons que nous recevons. Lorſque les Choſes nous ſont préſentes, alors nous faiſons uſage de nos Sens pour éprouver & expérimenter quelles elles ſont ; comme par la Vûe nous diſtinguons les Couleurs, & par l’Ouïe les différens Sons. Mais, ſi les Choſes font abſentes & éloignées, nous apprenons par autrui quelles elles ſont, ſoit par les Diſcours qu’on nous fait, ſoit par la Lecture des Livres. Cependant, les Idées, que nous acquérons par nos propres Sens, font beaucoup plus parfaites que celles que nous
nous formons ſur le Récit d’autrui. Car, l’Idée, que nous recevons par une Choſe qui tombe fous nos Sens, eſt l’Idée de la Choſe même : au lieu que celle, que nous concevons ſur la Deſcription qu’on nous en fait, eſt plûtôt : l’Idée de cette
Deſcription, que de la Choſe même. Auſſi voïons-nous, qu’après avoir entendu ou lû quelque choſe, nous en avons bien véritablement une Idée que nous conſervons : mais, ſi le Haſard vient à nous préſenter cette Choſe réellement, l’Idée que nous en concevons eſt bien plus juſte, ſe trouve différente de la prémiere. Notre Eſprit s’attache plus à la Repréſentation réelle d’une Choſe qu’au ſimple Récit qu’on nous en fait[1]. L’Idée, qui nous vient directement par nos
propres Sens, eſt originale ; & l’autre n’eſt qu’une Copie, qui ſouvent eſt informe & fautive, ſuivant la Perſonne ou le Livre dont nous l’avons reçue. La Prudence veut, qu’avant que de fonder notre Croïance ſur ces Idées, nous éxaminions ſi elles n’ont rien de contraire aux Notions évidentes que nous recevons par nos propres Sens.
- ↑ Segnius irritant Animos demiſſa per Aures, Quam quæ ſunt Oculis commiſſa fidelibus.
Horatius in Arte Poëticà, Verſ. 180.