La philosophie du bon sens/III/IX

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§. IX.

Des Causes de notre
Ignorance.


Les Cauſes de notre Ignorance procédent donc, prémiérement du Manque de nos Idées ; ſecondement, de ce que nous ne pouvons découvrir la Connéxion qui eſt entre les Idées que nous avons ; troiſiemement, de ce que nous ne réfléchiſſons point aſſez ſur nos Idées. Car, ſi nous conſidérons en premier lieu, que les Notions, que nous avons, par nos Facultez, n’ont aucune Proportion avec les Choſes mêmes, puisque nous n’avons pas une Idée claire & diſtincte de la Subſtance même qui eſt le Fondement de tout le reſtes ; nous reconnoîtrons aiſément combien peu nous pouvons avoir de Notions certaines. Et, ſans parler des Corps qui échapent à notre Connoiſſance à cauſe de leur Eloignement, il y en a une Infinité qui nous ſont inconnus à cauſe de leur Petiteſſe. Or, comme ces Atômes, ou Parties ſubtiles, qui nous font inſenſibles, ſont Parties actives de la Matiere, & les prémiers Matériaux dont elle ſe ſert, & desquels dépendent les ſecondes Qualitez, & la plûpart des Opérations naturelles ; nous ſommes obligés, par le Défaut de leur Notion, de reſter dans une Ignorance invincible de ce que nous voudrions connoître à leur Sujet : nous étant impoſſible de former aucun Jugement certain, n’aïant, de ces prémiers Corpuſcules aucune Idée préciſe & diſtincte.

S’il nous étoit poſſible de connoître par nos Sens ces Parties déliées & ſubtiles, qui ſont les Parties actives de la Matiere, nous diſtinguerions leurs Opérations mécaniques avec autant de facilité, qu’en a un Horloger pour connoître la Raiſon par laquelle une Montre va, ou s’arrête. Nous ne ſerions point embaraſfés à expliquer pourquoi l’Argent ſe diſſout dans l’Eau-forte, & non point dans l’Eau-régale ; au contraire de l’Or, qui ſe diſſout dans l’Eau-régale, & non pas dans l’Eau-forte. Si nos Sens pouvoient être aſſés aigus pour appercevoir les Parties actives de la Matiere, nous verrions travailler les Parties de l’Eau-forte ſur celle de l’Argent : & cette Mécanique nous ſeroit auſſi facile à découvrir, qu’il l’eſt à l’Horloger de ſavoir comment, & par quel Reſſort, ſe fait le Mouvement d’une Pendule. Mais, le Défaut de nos Sens ne nous laiſſe que des Conjectures fondées ſur des Idées, qui peut-être ſont fauſſes : & nous ne pouvons être aſſurez d’aucune Choſe ſur leur Sujet, que de ce que nous pouvons en apprendre par un petit Nombre d’Expériences, qui ne réüſſiſſent pas toujours, & dont chacun explique les Opérations ſecretes à ſa Fantaiſie.

La Difficulté, que nous avons de trouver la Connéxion de nos Idées, eſt la ſeconde Cauſe de notre Ignorance. Il nous eſt impoſſible de déduire en aucune maniere les Idées des Qualitez ſenſibles que nous avons de l’Eſprit, d’aucune Cauſe corporelle ; ni de trouver aucune Correſpondance ou Liaiſon entre ces Idées & les prémieres Qualitez qui les produiſent en nous. L’Expérience nous démontre cette Vérité. Il nous eſt encore impoſſible de concevoir, que la Penſée puiſſe produire le Mouvement dans un Corps, & que le Corps puiſſe à ſon tour produire la Penſée dans l’Eſprit. Nous ne pouvons pénétrer comment l’Eſprit agit ſur la Matiere & la Matiere ſur l’Eſprit : la Foibleſſe de notre Entendement ne ſauroit trouver la Connéxion de ſes Idées ; & le ſeul Secours, que nous aïons, eſt de recourrir à un Agent tout-puiſſant & tout ſage, qui opere par des Moïens que notre Foibleſſe ne peut pénétrer.

Enfin, notre Pareſſe, notre Négligence, & notre peu d’Attention à réfléchir, ſont auſſi des Cauſes de notre Ignorance. Nous avons ſouvent des Idées complettes, desquelles nous pouvons aiſemént découvrir la Connéxion. Mais, faute de ſuivre ces Idées, & de découvrir & de trouver les Notions moïennes qui peuvent nous apprendre quelle Eſpece de Convenance ou de Diſconvenance elles ont entre elles, nous reſtons dans notre Ignorance.

Voila, Madame, les principales Réfléxions que je croïois devoir vous faire faire ſur la Maniere d’acquérir nos Idées, & de les conſidérer ſimplement entant que prémieres Notions. Vous me direz peut-être, que vous êtes auſſi peu avancée qu’avant que de commencer à philoſopher. Que m’avez-vous appris, continuerez-vous. Je ſuis incertaine comment j’acquiers mes Idées : je vois que je n’en ai qu’un très petit Nombre ; & qu’encore s’en trouve-t-il beaucoup, qui peuvent être fauſſes. Je ſuis dans l’Impoſſibilité d’en acquérir pluſieurs qui me ſeroient très-utiles. Franchement, ce n’eſt pas la peine de raiſonner ſi long-tems, pour n’en être, ni plus ſavant, ni plus heureux & ſatisfait[1].

Si c’eſt-là, Madame, votre Sentiment, vous me rendrez du moins la Juſtice de vous avoir parlé naturellement. Je vais, pour continuer à vous donner des Preuves de ma Sincérité, éxaminer le ſecond Chef, ou la ſeconde Partie, de la Logique.



  1. Illiterati non minus nervi rigent.
    Horatius, Epod. VIII.


    Ajoutez à ce Paſſage cet autre du même Auteur.

    Scilicet & Morbis & Stabilitate carebis,
    Et Luctum & Curam effugies, & Tempora Vita
    Longa tibi poſt hæc Fato meliore dabuntur.