La philosophie du bon sens/IV/XVI

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§. XVI.

des Atomes des Epicuriens,
et de la Matiere sub-
tile des Cartésiens.


Tous les Philoſophes raiſonnables qui vivent aujourd’hui, & ceux qui ont vécu dans les Siécles paſſez, ſe ſont accordez en ce Point, que les prémieres Parties actives de la Matiere doivent être extrémement ſubtiles & déliées. Les Epicuriens, & les Gaſſendiſtes, ont appellé Atomes ces Corpuſcules, & ces premiers Ouvriers de la Nature : ils leur ont accordé pluſieurs Qualitez, qui ont été combattues par d’autres Philofophes.

De quelque prodigieuſe Petiteſſe que ſoient les Atomes, qui ne peuvent tomber ſous nos Sens, & les frapper, lorſqu’ils ne ſont pas liés & raſſemblez enſemble ; néanmoins, il en eſt de plus petits les uns que les autres : &, par cette : Différence de leur Grandeur, on explique aiſément pluſieurs Effets de la Nature. Le Nombre des Eſpeces de leurs Figures différentes eſt innombrable ; mais, il n’eſt pas néanmoins infini. Car, les Gaſſendiſtes n’admettent rien d’infini, que l’Etre ſpirituel ſouverainement parfait[1]. On peut donc concevoir des Atomes de Figure platte, ſphérique, angulaire, reguliere, irréguliere, &c : & qu’ils ſoient extrêmement petits, rien n’empêche qu’ils ne puiſſent être figurez, puiſqu’ils retiennent une Grandeur, & une Etendue.

Quelque déliées que ſoient les Parties qui déterminent la Figure des Atomes, elles ne peuvent être rompues, même par les plus grands Efforts[2]. Ainſi, lorſqu’un Corps vient à être briſé, les Atomes, qui le compoſoient, n’en ſont point endommagés : ils ſe délient ſeulement les uns des autres, & ſe remettent en Liberté, ou vont s’accrocher à d’autres Corps qu’ils augmentent & grandiſſent, étant les prémiers Principes de tout ce qui éxiſte dans la Nature. Or, l’Atome ne peut être diviſé. C’eſt la derniere & la plus petite Partie de la Matiere, qui, à cauſe de ſa Solidité & de ſa Dureté, ne donne point lieu à la Diviſion. Ce n’eſt donc pas la Petiteſſe de l’Atome, qui le rend indiviſible, mais ſa Nature pleine & ſolide ; les Corps n’étant diviſibles & ſujets à la Diſſolution, que par le Vuide qui ſe trouve en eux ; lequel, donnant Entrée à quelque Force étrangère, occaſionne leur Ruine & leur Deſtruction.

Les Cartéſiens ſe récrient beaucoup ſur cette Définition de l’Atome. Il eſt aiſé de connaître, diſent-ils, qu’il ne peut
y avoir des Atomes, ou des Parties des Corps indiviſibles ; car, quelque petits que ſoient ces Corpufcules, dès quils ſont étendus, on conçoit clairement, que le Côté, qui regarde l’Orient, n’eſt pas le même que celui qui regarde l’Occident : ainſi, on peut le diviſer. Et, lorſque cette prémiere Diviſion ſera faite, les Cotez reſtans dans les Parties diviſées, qui ſeront vers l’Orient, ne ſeront pas les mêmes que ceux qui ſeront vers l’Occident : ainſi on pourra faire une nouvelle Diviſion. Et dès qu’on conçoit clairement & diſtinctement, qu’une Choſe peut être diviſée, on doit juger qu’elle eſt diviſible : ou, ſans cela, on fait un Jugement faux, & contraire à la Raiſon & à la Lumiere Naturelle. On doit donc aſſûrer, que la plus petite Partie, dès qu’elle a de l’Etendue, peut être diviſée, parceque telle eſt ſa Nature.

Avant de vous apprendre ce que je penſe ſur ces différentes Opinions, ſouffrez, Madame, que je vous diſe un Mot de la Matiere ſubtile de Des-Cartes, qui, dans ſon Siſtême, tient la Place des Atomes. Ce Philoſophe dit, que, dans le Commencement, Dieu diviſa l’indéfinie Maſſe de l’Univers en Quarrez ; qu’il fit tourner tous ces Quarrez ſur leur Centre, qu’en ſe heurtant & ſe frottant les uns contre les autres, ils ſe réduiſirent en Pouſſiere, & formerent pluſieurs Grains ronds & cannellez, & pluſieurs autres, qui devinrent ſi petits & ſi ſubtils, que n’aïant aucune Figure déterminée, & étant très ſubtils, ils remplirent tous les Vuides des Parties les plus groſſieres. C’eſt-là ce que l’on appelle la Matiere ſubtile.

Il eut été à ſouhaiter, que ce Philoſophe eut vécu du Tems de Moïſe : il lui eut donné d’excellens Conſeils ; car, ce Prophete Juif ne ſavoit rien de ce Tournoiement de Quarrez, ou du moins il n’en dit pas un Mot dans la Geneſe. Peut-être ne jugea-t-il pas à propos d’expoſer un Siſtême auſſi Philoſophique aux Juifs, dont l’Eſprit étoit encore appéſanti & accablé par leur Servitude d’Egypte. Comment leur eut-il fait comprendre, que tous ces Quarrez avoient pû tourner ſur leur Centre, tout étant plein, & la Matiere & l’Etendue étant infinies ? Car, ces Quarrez, en tournant ſur leur Centre, occupérent plus de Place, que lorſqu’ils étoient en Repos. Il falloit donc, qu’au-de-là de la Matiere ou de l’Extenſion corporelle, il y eut du Vuide, pour faciliter ce Tournoiement : &, ſi la Matiere étoit infinie, & que tout fût plein, rien ne pouvoit tourner. On ne ſauroit dire, que les Corps cédoient les uns aux autres, puifqu’il n’y en avoit aucun de fluide & de mol, & qu’ils étoient tous de la même Qualité. Les Juifs, qui n’avoient point aſſez de Juſteſſe d’Eſprit pour mériter le Nom de Cartéſiens, auroient d’abord conclu, que les Quarrez n’avoient point tourné, ou qu’il y avoit un Eſpace incorporel pour leur procurer le Mouvement. Si, par hazard, il ſe fût trouvé quelqu’un parmi eux, qui eut un peu réfléchi, il n’auroit pas manqué de dire, qu’il etoit impoſſble de concevoir que ces Quarrez, en ſe frottant les uns les autres, euſſent pu ſe brifer, & ſe réduire en Poudre ; parce que tous les Corps étant également ſolides, d’égale Groſſeur, & agitez d’un égal Mouvement, les Coins de ces Quarrez, qui ne recevoient pas plus d’Impreſſion d’un Côté que de l’autre, étoient également ſoutenus de tous Cotez, & par conſéquent ne pouvoient s’écorner ni ſe réduire en Poudre. Quoiqu’il en ſoit, la Matière ſubtile de Des-Cartes

  1. « La ſeconde Choſe, qu’avance Lucrece, eſt que les Atomes ſous chaque Figure ſont ſimplement infinis en Nombre ; c’eſt-à-dire, qu’il y en a une Infinité de ronds, une Infinité de figure ovale, &c… Mais, comme il n’apporte aucune Preuve convaincante de cette Infinité, & qu’il eſt certain d’ailleurs, que la Maſſe de ce Monde, qui comprend tous ces Atomes, eſt finie, il ſuffit à un Phyſicien, qui veut défendre les Atomes, d’admettre qu’ils ſont figurez, & que non-ſeulement le Nombre des Figures, mais même le Nombre des Atomes ſous chaque Figure, eſt incompréhenſible. » Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. I, pag. 175. On peut voir, par ce Paſſage, avec quelle Sageſſe Gaſſendi a épuré la Philoſophie d’Epicure, & la réduite & ſoumimiſe à l’Examen le plus ſévére.
  2. Hæc quæ ſunt Rerum Primordia nulla poteſt Vis
    Stringere ; nam ſolido vincunt ea Corpore dermum.

    Lucretius de Rerum Naturâ, libr. I. Verſ. 480 & ſ.