La philosophie du bon sens/IV/XVII

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§. XVII.

de la Divisibilité de la
Matiere.


Il paroit impoſſible, diſent les Philoſophes, qui ſoutiennent l’Indiviſibilité de la Matiere à l’infini, de ſe figurer qu’une Choſe bornée & limitée de tout côté, & qui eſt finie, puiſſe avoir en elle-même des Parties infinies. Le Tout n’eſt que l’Amas des Parties, & les Parties priſes enſemble ne peuvent être plus grandes que le Tout. L’Eſprit ſe révolte, lorſqu’on veut lui faire croire, que le Pied d’un Moucheron peut être diviſé en mille millions de Parties, dont chacune peut être diviſée en autant de mille millions : & que, dans le Pied de ce Moucheron, il y a une auſſi grand Nombre de Parties diviſibles, que dans le Monde entier, puiſque les Parties qui ſont dans le Pied du Moucheron ſont infinies en Nombre, auſſi bien que celles qui compoſent le Monde, & qu’il n’eſt point deux Sortes d’Infinis.

Il paroit abſurde de penſer, que dans une Goûte de Vin, il y ait un aſſez grand Nombre de Parties, pour qu’elles puiſſent ſe mêler avec toute l’Eau de la Mer. On eſt pourtant obligé d’admettre cet étrange Paradoxe, lorſqu’on veut ſoutenir la Diviſibilité de la Matiere.

Malgré ces Raiſons, les Cartéſiens ne ſe départent point de leur Sentiment. Ils ont toujours recours à leur prémier Argument, qui brille inceſſamment à l’Eſprit : tout ce qui eſt étendu a des Parties, & peut par conſéquent être diviſé. Les Philoſophes, qui ſoutiennent l’Indiviſibilité des Atomes, répondent à cette Objection, que l’Atome eſt non-ſeulement indiviſible à cauſe de ſa Petiteſſe, mais par ſa Nature dure & ſolide, dans laquelle il n’eſt point de Vuide. Et, ſi j’oſe dire mon Sentiment dans une Queſtion auſſi incompréhenſible, je vous avoûrai, Madame, que je crois qu’il doit y avoir dans la Matiere un certain Point de Ténuïté & de Petiteſſe au de-là duquel rien ne peut être réduit à moins, ſoit à cauſe de la Dureté & de la Solidité qui conſtitue ce premier Principe des Choſes, ſoit enfin, quoiqu’on en diſe, qu’il eſt contre la Lumiere Naturelle de ſe figurer, qu’un Tout fini & limité puiſſe avoir des Parties infinies. Cela répugne preſque autant que de ſoutenir que la Partie eſt plus grande que le Tout.

Aristote & pluſieurs Philoſophes, ont bien ſenti ces Difficultez : mais, ils ont crû les éluder par un Nombre de Diſtinctions inutiles. Ils diſent, que ces Parties n’étant pas actuellement infinies, elles le ſont ſeulement en Puiſſance ; en ſorte qu’elles ne forment point un Infini actuel, mais un Infini en Puiſſance, lequel eſt actuellement infini. Mais, à quoi ſert ce Galimatias, & ce Fatras de Mots inutiles ? Qu’eſt-ce que des Parties, qui ne ſont pas actuellement infinies, mais qui le ſont en Puiſſance ? N’eſt-ce pas toujours dire qu’elles doivent l’être ? D’ailleurs, ou l’on peut comprendre ces Parties dans un certain Nombre déterminé, ou non. Si l’on peut les comprendre dans un certain Nombre déterminé, elles ne peuvent donc produire une Diviſibilité à l’Infini : & ſi l’on ne peut les comprendre, elles ſont neceſſairement infinies.

Des-Cartes a auſſi ſenti toutes ces Difficultez. Il à voulu les éviter, en ſe ſervant d’une Défaite que Chriſippe avoit miſe en Uſage long-tems avant lui. Mais, il devoit prendre garde à combien de Critiques elle avoit expoſé cet ancien Philoſophe, qui, pour trancher court, diſoit que les Parties dans leſquelles la Matiere, ou les Parties de la Matiere, pourroient être diviſées, n’étoient, ni finies, ni infinies#1. N’eſt-il pas abſurde de dire, qu’une Choſe n’eſt point finie, qu’elle n’eſt point infinie, mais qu’elle eſt indéfinie. J’aimerois autant qu’un Homme, à qui l’on demanderoit ſi les Bouteilles de Vin qui ſont dans ſa Cave font en Nombre pair, ou impair, répondît, qu’elles ſont en Nombre indépair. S’il en avoit bû quelques-unes, je lui paſſerois cette Réponſe : car, il faut avoir réellement le Cerveau [1] troublé, pour aſſûrer, qu’une Choſe eſt, & n’eſt d’aucune Maniere. Je rends trop de Juſtice à Des-Cartes, qui a été réellement un des grands Hommes que l’Europe ait eu, pour croire qu’il penſât réellement que les Parties de la Matiere n’étoient, ni finies, ni infinies. Il ſentoit, qu’il répugnoit à la Raiſon, que les Parties d’un Tout fini fuſſent infinies, & qu’il y en eut dans le Pied d’un Moucheron une auſſi grande Quantité que dans toute la Terre. D’un autre côté, l’Extenſion, qu’il diſoit être l’Eſſence du Corps, l’empéchoit d’approuver la Dureté des Atomes, qui, ne recevant point de Vuide, ſont plus indiviſibles par leur Solidité, & leur Impénétrabilité, que par leur Petiteſſe. Dans ces deux Extrémitez, il tâchoit de ſe tirer d’Affaire, en ne décidant point entiérement la Queſtion.

Il a été obligé d’agir de la même Maniere, lorſqu’il a parlé des Bornes de l’Univers. Comme il n’admettoit point d’Eſpace incorporel, il s’enſuivoit de ſon Siſtême, que, par-tout où il y a de l’Etendue, il y a de la Matière : &, parce que quelque Part qu’on veuille feindre, on peut encore concevoir au-de-là des Eſpaces étendus, il ſe trouvoit forcé de conclurre, que l’Etendue étant infinie, la Matiere l’étoit par conſéquent ; ce qui devenoit ſujet, non-ſeulement a de grandes Erreurs, mais même à des Conſequences très dangereuſes pour la Religion. Pour ſe tirer de ce Pas ſcabreux, il eut recours encore à l’Indéfinité, & ſoutint que l’Etendue du Monde étoit indéfinie. Je m’étonne comment Des-Cartes, lui, qui avoit ſi ſévérement repris les Scolaſtiques de l’Abus qu’ils faiſoient des Mots, ôſa tomber dans le même Cas, & put, dans deux Choſes très eſſentielles, ne fonder ſon Sentiment que ſur un Jeu de Mots, & un Quolibet : car, comment peut-on traitter autrement ce Terme, qui ne définit rien, & ne porte aucune Idée dans l’Entendement, ſi ce n’eſt celle du peu de Certitude qu’à la Philoſophie qui ſe ſert d’un pareil Subterfuge ?

Je vois déjà, Madame, frémir tous les Cartéſiens, & me traitter d’Ignorant. Mais,

Duſſent les Grecs encore fondre ſur un Rebelle,
je n’avouerai jamais, qu’il ſoit décent à un Philoſophe d’abuſer des Mots, de ſe jouër de Bagatelles, & de vouloir en impoſer aux Hommes. J’aurois mieux aimé que Des-Cartes eut avoué bonnement, que la Matière étoit infinie, comme il le croïoit intérieurement, que d’avoir déguiſé ſa Penſée, & d’avoir eu recours à cette prétendue Infinité. Je ſçai, que bien des Gens trouveront étrange, que j’ôſe critiquer un auſſi grand Homme que Des-Cartes, que je reſpecte peut-être plus qu’eux-mêmes. Mais, je leur dis hardiment, que, non-ſeulement je penſe que le Siſtême de Des-Cartes eſt défectueux en bien des Choſes qui ne ſont pas aiſées à digérer, mais même qu’il eſt très aiſé à quiconque le ſuit entiérement de devenir Spinoſiſte. Quelque ſavant qu’il fût, il étoit Homme, & comme tel il étoit ſujet à l’Humanité. S’il a éclairci un grand Nombre de Difficultez, il a auſſi donné quelquefois dans l’Erreur. C’eſt-là du moins le Jugement que fait de ſes Ouvrages un de ſes plus fameux Diſciples[2].

  1. Nos neque ex quibuſdam, neque ex tot vel tot neque ex finitiſ, neque ex infinitiſ conſtare.
  2. « Monsieur Des-Cartes étoit Homme, comme les autres, ſujet à l’Erreur & à l’Illuſion, & comme les autres. Il n’y a aucun de ſes Ouvrages, ſans même en excepter ſa Géométrie, où il n’y ait quelque Marque de la Foibleſſe de l’Eſprit, Humain. Il ne faut donc point le croire sur sa Parole, mais le lire, comme il nous en avertit, lui même, avec Précaution, en éxaminant s’il ne s’est point trompé, & ne croïant rien de ce qu’il dit, que ce que l’Evidence & les Reproches ſecrets de notre Raiſon nous obligeront de croire. » Mallebranche, de la Recherche de la Vérité, Livr. III, Chap. IV, pag. 186.