La philosophie du bon sens/V/V

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§. V.

Que ſi Dieu avoit empreint
ſon Idée dans notre Ame,
il l’eut empreinte net-
tement, et d’une Ma-
niere diſtincte.


Il eſt évident, que ſi Dieu avoit imprimé ſon Idée dans l’Ame de tous les Hommes, il l’eut gravée en des Caractéres ſi beaux, que nous euſſions tous ſçû ce que nous devions croire & penſer de cet Etre ſuprême. Et ceux, qui ſoutiennent les Idées innées, diſent eux-mêmes, qu’étant convenable à la Bonté de Dieu, que tous les Hommes aïent une Idée de cet Etre ſuprême, Dieu a gravé cet Idée dans leurs Ames. Il réſulte donc de leur propre Raiſonnement, que Dieu doit faire pour les Hommes tout ce que les Hommes croiront leur être le plus avantageux. Or, peut-on mettre en Doute, qu’il ne leur fût cent fois plus utile & profitable d’avoir une Idée nette & diſtincte de la Divinité, que celle qu’ils en ont, qui, la moitié du tems, ſert plus à les égarer, qu’à les conduire dans le bon Chemin. Telles ſont les Notions que les Païens avoient de la Divinité, qu’ils croïoient coupable des plus grands Crimes, & à laquelle ils attribuoient toutes les Foibleſſes Humaines. Il n’y avoit aucune Paſſion, qui ne fût déïfiée. Le plus grand des Crimes étoit le Partage du plus grand des Dieux : & l’Amour de Jupiter pour Ganimede n’étoit pas la ſeule monſtrueuſe Idée des Païens ſur la Divinité ; ils en avoient cent autres auſſi extravagantes. Peut-on dire, qu’elles avoient été gravées par la Divinité dans leur Ame, comme des Notions qui devoient ſervir de Fondement à toutes les autres, ſans ſoutenir que Dieu eſt un Trompeur, & qu’il remplit l’Entendement des Hommes de milles Notions pernicieuſes & fauſſes ? Gardons nous donc très ſoigneuſement de penſer ainſi.

Je vous ai déjà fait voir, Madame, combien il eſt inutile à ceux qui défendent les Notions innées d’objecter que Dieu, aïant gravé ſon Idée dans le Cœur de l’Homme, celui-ci change & pervertit cette Idée par une fauſſe Application. À quoi ſervent donc ces Idées abſtraites, que l’Ame ne connoît jamais, & dont elle ne fait aucun Uſage ? D’ailleurs, les Idées abſtraites ſuppoſent qu’on a déjà connu des Objets qui ſe reſſemblent : outre qu’il eſt ridicule de vouloir faire convenir l’Abſtraction à des Idées primitives, & qu’on veut être innées ; & de le figurer, que Dieu communique immédiatement lui-même une Notion auſſi extravagante que celle de concevoir la Divinité diſtincte & ſéparée dans quatre ou cinq cens Dieux.

N’est-il pas auſſi abſurde de rendre Dieu corporel, de lui ôter ſon Unité, ſon Identité, & ſon Eternité, que de ne croire point ſon Exiſtence ? Je penſe même, que les Athées faiſoient moins d’Injure à la Divinité, que les Païens, qui l’outrageoient infiniment en lui attribuant les Amours, les Impudicitez, & les Débauches des plus grands Scélérats : & c’eſt-là le Sentiment d’un des plus grands Hommes de ces derniers Tems[1]. En effet, un Indien n’offenſeroit-il pas beaucoup moins un Roi de France, en niant qu’il exiſtât, qu’en l’avouant, & lui attribuant mille Crimes ?

  1. Bayle. Voïez ſes Penſées diverſes à l’Occaſion de la Comete de 1680.