La philosophie du bon sens/V/VI

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§. VI.

Que les Philosophes an-
ciens, n’ont eu aucune
véritable Idée
de Dieu


Je vous ai fait obſerver, Madame, dans la Réfléxion précédente[1], que tous les Philosophes avoient eu une Idée de Dieu contraire aux véritables Attributs de la Divinité. Ils lui donnoient un Corps, & le faiſoient matériel. Vous avez vû que Cicéron, en éxaminant les différens Siſtêmes des Philoſophes ſur l’Exiſtence de Dieu, rejette celui de Platon comme inintelligible, parce qu’il fait ſpirituel le ſouverain Etre. Quod Plato ſine Corpore Deum eſſe cenſet, id quale eſſe poſſit intelligi non poteſt[2].

La Spiritualité de Dieu paroiſſoit aux Philoſophes anciens ſi contraire à la Raiſon, que plûtôt que de croire que les Juifs adoroient un Etre ſouverainement bon, puiſſants, &c immatériel, ils ſe figuroient qu’ils n’admettoient d’autre Divinité que le Ciel & les Nuées : Nihil præter Nubes & Cæli Lumen adorant[3]. Ils les conſidéroient comme des Ennemis des Dieux ; parce qu’ils ne reconnoîſſoient point pour tels Jupiter, Junon, Mercure, Mars, Venus, &c[4].

Est-il poſſible de croire, que des Gens, qui regardoient, comme des Impies & des Fous, les ſeules Perſonnes qui avoient une véritable Idée de la Divinité, euſſent eux-mêmes une Notion innée de cette même Divinité, dont ils ne s’appercevoient point, dont ils ne faiſoient-aucun Uſage, & qui ne pouvoit les garantir des Egaremens dans leſquels ils ſe plongeoient ? Car, bien loin que les Philoſophes euſſent des Idées plus conformes aux véritables Attributs de Dieu que les autres Païens, ils donnoient les premiers dans les Erreurs les plus groſſieres. Auſſi leur a-t-on ſouvent reproché leurs Diviſions, & qu’ils ne ſavoient à quel Sentiment s’arrêter, les uns affirmant qu’il y avoit des Dieux, mais qu’ils ne le méloient d’aucune Choſe ; les autres niant abſolument qu’il y en eût ; d’autres admettant leur Exiſtence & leur Providence, quelques-uns leur donnant des Figures déterminées, & leur aſſignant des Places fixes ; & tous, enfin, ſoutenant leur Opinion par des Raiſonnemens, qui, aïant quelque Apparence de Vérité, pouvoient faire Impreſſion ſur l’Eſprit de ceux qui les écoutoient[5].

Des Gens, qui penſoient d’une Façon, ſi différente ſur la même Choſe, pouvoient-ils avoir une Idée innée de la ſeule Choſe, qui ne tomboit point ſous leurs Sens, & de laquelle ils n’avaient juſtement aucune Connoiſſance. Et qu’on ne diſe pas, que les plus grands Philoſophes ſe réüniſſoient entre eux ſur, les Sentimens de la Divinité. C’étaient, au contraire, les plus grands Génies, & les plus grands Eſprits, ſi nous en devons croire Cicéron, qui diſputoient ſur la Nature des Dieux[6].

Mais, enfin, quand on accorderoit à ceux qui ſoutiennent les Idées innées, que, parmi certaines Nations, quelques Sages ont eu quelque Connoiſſance de la Divinité plus diſtincte que les autres, il s’enſuivroit toujours, que cette Univerſalité de Conſentement, qui, ſelon eux, eſt la Preuve des Notions innées, ne ſe rencontreroit jamais ; puiſque, pour un Sage, ou un Philoſophe, qui auroit eu quelque Idée un peu plus approchante de celle qu’on doit avoir de la Divinité, deux cens mille Perſonnes en euſſent toujours eu d’autres, qui, lui étant directement contraires, ne pouvoient émaner immédiatement de Dieu, qui ne peut donner & graver une Idée dans l’Ame qui ne ſerve qu’à autoriſer le Vice & l’Idolatrie.

  1. Sur les Principes généraux de la Phyſique.
  2. Voïez, ci-deſſus pag. 209.
  3. Juvenal. Satir. XIV, Verſ. 97.
  4. Judea, Gens Contumeliâ Numinum inſignis. Plinius, Hiſtoriæ Naturalis Libr. XIII, Cap, IV, pag. 69.
  5. Nec hoc eſl Admiratione dignum, cum ſciamus inter iſtos (Philoſophos) quanta fit de ipſà Deorum Natutrâ Diſſenſio, quantiſque Diſputationum Argumentis Vim totam Divinitatis conentur evertere ? Cum alu Deos non eſſe dicant ; alii eſſe quidem, ſed nihil procurare, definiant ; alii, & eſſe & Rerum noſtrarum Curam Procurationemque ſuſcipere ; & tantâ ſint hi omnes in Varietate & Diſſenſione, ut longum & alienum fit… ſingulorum enumerare Sententias. Nam alii Figuras his pro Arbitrio ſuo tribuunt, & Loca aſſignant, Sedes etiam conſtituunt, & multa de Actibus eorum Vitâque deſcribunt, & omnia quæ facta & conſtituta ſunt ipſorum Arbitrio regi gubernarique pronunciant. Alii, nihil moliri, nihil curare, & ab omni Adminiſtrationis Curâ vacuos eſſe dixerunt, affiruntque omnes Veriſimile quiddam, quod Auditorum Animos ad Facilitatem Credulitatis in vitet. Julius Firmicus Maternus Aſtromom. Ljbr. I in Prefat.
  6. Cum multæ Res in Philoſophiâ nequaquam ſatis adhuc explicatæ, ſunt, tum perdiſicilis, Brute, (quod tu minime ignoras) & perobſcura Quæſtio eſt Natura Deorum : quæ & Agnitionum Animi pulcherrima eſt, & ad moderandam Religionem neceſſaria : de quâ tam varæ ſunt Doctiſſimorum Hominum, tamque diſcrepantes Sententiæ, ut mggno Argumento eſſe debeat Cauſam, id eſt Principium, Philoſophiæ, eſſe Scientiam. Cicero de Natur. Deor. initio.