La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/8

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CHAPITRE VIII.

DU TRAVAIL.


La première chose à faire est de laver les pommes de terre : ce n’est pas une opération absolument indispensable ; car la terre, de quelque nature qu’elle soit, qui y est adhérente, resterait en totalité au fond des baquets, en lavant la fécule, et s’enlèverait aisément, comme nous le verrons ci-après. Cependant il est utile de laver ces tubercules, pour en séparer les petites pierres et les cailloux qui causeraient beaucoup de dommage à la râpe, et même le sable qui contribuerait à en user promptement les dents. Le cylindre à lavage, dont j’ai parlé, nous fournit pour cela un moyen très-facile et des plus expéditifs : placé sur sa cuve pleine d’eau, dans laquelle il plonge à moitié, après qu’on y a introduit une quantité suffisante de pommes de terre pour le remplir au deux tiers, on le met en mouvement, et en quelques tours de la machine elles sont parfaitement lavées. Lorsque la terre qui se dépose est en trop grande quantité dans la cuve, on vide celle-ci par une large ouverture pratiquée à sa partie inférieure, et on renouvelle l’eau.

Les pommes de terre étant ainsi bien purgées de tout corps pierreux et sablonneux, on les jette dans la trémie du moulin et on les râpe dans la cuve qu’on a auparavant remplie d’eau, et dans laquelle la râpe cylindrique descend jusqu’à l’axe. Cette cuve, placée sur des madriers, et à hauteur commode pour les ouvriers, doit être munie, à trois centimètres en-dessous de son bord, d’un tuyau propre à donner passage à toute l’eau qui, déplacée par la pomme de terre râpée, fuirait de toute part pendant le cours du travail, et que l’on reçoit dans un premier baquet, où elle passe au travers d’un petit tamis de crin, capable de retenir le parenchyme qui pourrait être emporté par son écoulement.

Quand on a râpé la quantité de pommes de terre voulue, on écume, au moyen d’une écumoire en étoffe métallique ou en toile de crin bien claire, toute la mousse ramassée sur la cuve, et on enlève en même temps l’épiderme du tubercule râpé, la paille, et enfin tous autres corps étrangers qui pourraient surnager à la surface du liquide. On met alors un second baquet devant le premier, dont on transvase l’eau de manière à ce que les deux se trouvent avoir, à peu près, chacun la moitié de celle qui était dans la cuve. Tout près et vis-à-vis de ce second baquet, on en place un troisième que l’on remplit d’eau bien claire, environ jusqu’au milieu ; on prend ensuite, avec un seau, la pomme de terre râpée qui est dans la cuve, on la passe au travers d’un tamis de crin, d’abord dans le premier baquet, puis, après l’avoir mis à sec, on repasse le même tamis dans le second, et enfin, l’ayant encore mis à sec, on le renverse dans le tamis à larges mailles, qui est dans le troisième baquet.

Il faut observer qu’après avoir bien délayé le brouet dans le tamis de crin, en le passant dans les deux premiers baquets, on doit le retirer doucement et par un mouvement de rotation, afin que l’eau emporte bien toute la fécule, qui, en se débarrassant du marc, se précipite et se dépose au fond de ces baquets ; et que, pour débarrasser facilement le tamis à larges mailles du parenchyme qu’il contient, ce n’est plus un mouvement de rotation qu’on lui donne, mais celui de le plonger et de le retirer de l’eau, jusqu’à ce qu’on n’y aperçoive plus que les copeaux qu’il doit retenir.

Après cette opération, on met sur chacun des deux premiers baquets deux bâtons, pour supporter des tamis de crin qu’on y place, et dans lesquels on passe tout le brouet qui se trouve dans le troisième baquet, en faisant toutefois attention de ne point trop charger ces tamis, afin que l’eau qu’ils rejettent puisse bien emporter avec elle le peu de fécule qui pourrait encore s’y trouver. À mesure que les tamis sont égouttés, on vide le parenchyme qu’ils retiennent, dans des paniers ou des corbeilles propres ; et lorsque tout est ainsi passé et qu’il n’y a plus rien dans le troisième baquet, on remplit les deux autres d’eau claire, s’ils ne le sont pas déjà, et, dans cet état, on laisse reposer au moins pendant six heures.

Les eaux des deux premiers baquets où l’on a passé tout le produit des pommes de terre râpées étant bien reposées, on les verse tout d’un coup et sans craindre de perdre de la fécule ; on met aussitôt de l’eau claire dans le troisième baquet, et l’on passe au tamis de crin toute cette fécule qu’on arrache des deux autres, avec une espèce de pioche de douze centimètres de largeur et à manche court ; après quoi on rince les deux baquets dépotés, on en jette la rinçure dans le tamis, et ayant mis en mouvement, avec un balai d’osier blanc, toute la masse contenue dans le troisième baquet, afin de détacher la fécule qui se serait précipitée pendant l’opération, on achève de le remplir d’eau claire, et on laisse encore reposer pendant six heures.

En supposant que la râpe a toujours marché, et qu’on a deux baquets où se trouve dans chacun de la fécule blanche, comme je viens de l’expliquer, on vide l’eau de ces baquets doucement jusqu’à la crasse qui se trouve par-dessus la fécule, sans être assise, et que l’on enlève au moyen d’une raclette à manche droit, pour la faire glisser dans un petit baquet avec le peu d’eau qui l’accompagne. Aussitôt que cette opération est terminée, on prépare un autre baquet, dans lequel on met de l’eau bien claire, à peu près à la hauteur du tiers ; on y passe au tamis de crin toute la fécule des deux blanchissages, ainsi que la rinçure des baquets dépotés, et après avoir mis le tout en mouvement avec un balai d’osier blanc, on achève de remplir d’eau claire le baquet contenant la fécule, et on laisse reposer comme précédemment, au moins pendant six heures.

On jette deux seaux d’eau claire dans le petit baquet où l’on a déposé la crasse, et lorsqu’on l’a bien délayée, on lui donne avec la main un mouvement de rotation, qu’on renouvelle après un quart-d’heure, ayant soin de ne point déranger la fécule déjà reposée.

Le temps du repos de celle réunie dans le grand baquet étant expiré, on renverse ce dernier brusquement pour en mettre l’eau en fuite ; après quoi on laisse de nouveau rasseoir la fécule pendant quelques instans, et rejeter en-dessus celle qu’elle peut encore contenir. On vide alors doucement l’eau du petit baquet jusqu’à la crasse, on enlève cette crasse jusqu’à la fécule qui se trouve en-dessous, et on la dépose dans un linge un peu serré, pour, après l’avoir fait égoutter, la réunir au premier parenchyme. Quant à la fécule qui est au fond, on la détache avec la raclette pour la mettre sur la table, et l’on rince bien le baquet, dont on abandonne la rinçure. Cela fait, on retourne au grand baquet, on écoule l’eau qui s’est rendue sur la fécule et on le dépote, d’abord en ne prenant que la moitié supérieure de la masse, avec la pioche, pour la mettre sur la table, laissant chaque morceau isolé et bien à l’air ; et ensuite en enlevant l’autre partie, avec l’attention de couper, au morceau que l’on tient dans la main, environ trois centimètres de ce qui a touché le fond du baquet, et qu’on laisse tomber dans l’endroit même que l’on a mis à nu. Tout étant dépoté, on jette dans le baquet deux seaux d’eau que l’on agite bien avec le balai, et, après un instant de repos, dans l’un des coins où elle est réduite, on la verse dans le petit baquet jusqu’au sable qui demeure dans le grand. On laisse ainsi reposer pendant un temps convenable, et ensuite on la vide pour enlever la fécule et la réunir à celle qui est sur la table, dans le séchoir.

Le temps qu’elle doit demeurer dans cet endroit dépend de l’air de l’atmosphère : en général, on doit l’y laisser jusqu’à ce que les morceaux s’écrasent facilement, qu’elle soit sans odeur et excessivement douce au toucher ; c’est alors qu’il est temps de se servir des claies.

Ces claies doivent d’abord être recouvertes de papier, sur lequel on place la fécule par morceaux, et où elle est étendue, tout au plus à l’épaisseur de trois centimètres, pour être, dans cet état, transportée dans l’étuve, où il faut qu’elle reste toute une journée, si elle n’a point auparavant passé au séchoir ; mais si au contraire elle est déjà sèche, trois ou quatre heures suffisent pour la rendre incorruptible et éteindre son germe végétatif, qui lui fait éprouver, au mois de mai, ce mouvement de fermentation qu’elle subit d’ordinaire lorsqu’on se contente de la faire sécher à l’air atmosphérique.

Sortant de l’étuve, après une dessication parfaite, il faut la passer dans un blutoir semblable à ceux dont se servent les amidoniers, la mettre ensuite dans des sacs et la tenir dans un lieu bien sec ; dans cet état, on peut la conserver vingt ans sans altération.

Quant au parenchyme, que nous avons laissé dans des paniers ou corbeilles propres, après qu’il est bien égoutté on le met dans de grosses et fortes toiles pliées en carré, et on le soumet à l’action d’une presse, la plus puissante possible ; car, plus la pression est forte, plus la dessication nécessaire est accélérée. On en forme ainsi des masses, comme celles des végétaux, dont on a exprimé l’huile ; plus ces masses sont dures, plus elles sont divisibles ; en les écrasant et les râpant ensuite sans eau, avec les moulins à fécule, on obtient une farine qui, sur de la toile ou du papier, au séchoir, est bientôt assez reposée pour se dessécher à l’étuve ou dans le four, après le pain ; mais dans l’un et l’autre cas, il faut bien s’assurer que la dessication est parfaite, afin de pouvoir conserver cette farine, tout le temps qu’on voudra, dans des sacs ou partout ailleurs.

On pourrait encore, après cela, faire moudre ce parenchyme bien desséché, et, le passant dans un blutoir, en faire une farine impalpable ; mais cette manipulation ne serait nécessaire que dans le cas où l’on voudrait la livrer au commerce ; du reste, elle est inutile dans un ménage, où il suffit, afin d’éviter que le pain ait un goût de poussière, de la détremper au moment du levain pour l’employer en faisant la pâte.

Ce parenchyme seul, débarrassé de fécule, peut très-bien se panifier, et doit même être préféré à la fécule seule dans cette opération ; mais il vaut mieux réunir l’un et l’autre à portion égale, comme ils le sont dans la racine ; cela dépend néanmoins du goût et de la faculté du consommateur. La fécule n’étant point destinée pour le commerce, on peut éviter de la passer au blutoir avant de l’employer : il ne faut toutefois point perdre de vue que le parenchyme et la fécule, réunis ou non, doivent être détrempés au moment du levain, et être mêlés, à la dose convenable, avec ce même levain, comme si cette farine était fraîche.

Il est à présumer, d’après ce qui vient d’être dit, qu’on ne peut mêler ni la fécule, ni le parenchyme, ni la farine de pommes de terre que contient l’un et l’autre, avec la farine céréale, qu’au moment de l’employer en panification, et qu’on ne doit point la livrer au commerce ainsi mêlée, afin d’éviter deux graves inconvéniens : le premier, c’est que si on l’emploie au moment où elle est vendue, le pain qui en résulte conserve toujours un goût de poussière ; le second, parce que la fécule et la farine de pommes de terre demandent à être constamment tenues dans un état de dessication parfaite, et que l’humidité seule du gluten, qui est un corps gras, est capable de leur faire contracter un principe de putréfaction qu’elles communiqueraient infailliblement à toute la masse mélangée.

Telles sont les règles à suivre pour l’emploi de la pomme de terre, quant à sa propriété nutritive. D’après cela, il est facile de juger des secours qu’elle présente à toutes les classes de la société, et surtout à celle des malheureux. Elle ne sert pas seulement à alimenter l’homme, elle est encore une nourriture excellente pour le bétail. Quoique les vaches et quelques autres herbivores mangent quelquefois les feuilles de cette solanée, soit dans l’état frais, soit dans l’état sec, les animaux en général préfèrent les tubercules qu’on leur donne crus, coupés, hachés ou cuits à l’eau. Dans ce dernier état, on s’en sert surtout avec avantage pour engraisser les bœufs, les veaux, les cochons et la volaille de toute espèce. Le parenchyme, résultat de l’extraction de la fécule par le râpage, a les mêmes propriétés, soit qu’on le donne frais et cru, soit qu’étant sec on le donne cuit en forme de bouillie, plus ou moins épaisse, selon les animaux auxquels on la destine. On ajoute très-avantageusement à cette bouillie une certaine quantité de son de froment : cette addition contribue beaucoup à l’engraissement des bestiaux, qui mangent alors avec plus d’avidité et y trouvent une nourriture encore plus succulente.