La saoulerie américaine/04

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 15-29).

CHAPITRE IV

Au ranch italien

À l’âge de sept ans, je me débauchai pour la deuxième fois en la compagnie de John Barleycorn. Dans cette rencontre, mon imagination n’était pas fautive, car je me laissai entraîner par la peur. Ma famille s’occupait toujours d’agriculture. Elle travaillait maintenant dans une ferme sur le littoral du comté de San Mateo, au sud de San Francisco, campagne, en ce temps-là, primitive et sauvage.

J’ai souvent entendu ma mère tirer vanité de ce que nous étions des Américains de vieille souche et non pas, comme nos voisins, des émigrants irlandais ou italiens. Dans tout notre district, il n’y avait qu’une autre vieille famille américaine.

Un dimanche matin, je me trouvais, je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, au ranch des Marrisey. Un certain nombre de jeunes gens, venus des propriétés voisines, s’y étaient réunis. Leurs aînés y avaient bu jusqu’à l’aurore, certains depuis la veille au soir. Les Marrisey constituaient une énorme lignée de nombreux petits-fils et oncles aux lourdes bottes, aux poings formidables et au verbe rude.

Soudain on entendit les femmes crier d’une voix perçante : « Ils vont se battre ! » Tout le monde se précipita. Des hommes s’élancèrent en tumulte hors de la cuisine. Deux géants, aux cheveux grisonnants, la face congestionnée, s’agrippaient étroitement l’un l’autre. L’un d’eux se nommait Black Matt ; d’après la rumeur publique, il avait tué deux hommes dans sa vie. Les femmes étouffèrent leurs cris, se signèrent, ou se mirent à marmotter des prières sans suite, en se cachant les yeux et en regardant à travers leurs doigts. Je ne suivis pas cet exemple ; il est à présumer que j’étais le spectateur le plus intéressé de ce qui allait se passer. Peut-être verrais-je cette chose merveilleuse, le meurtre d’un homme. À tout prendre, j’allais sûrement assister à une bataille entre ces deux-là. Ma déconvenue fut grande ; Black Matt et Tom Marrisey se contentèrent de se tenir accrochés l’un à l’autre et de soulever leurs pieds lourds et maladroits pour exécuter ce qui me parut être une grotesque danse d’éléphants. Ils étaient trop ivres pour se battre. Les pacifistes s’emparèrent d’eux et les reconduisirent à la cuisine pour cimenter la réconciliation.

Bientôt tous se mirent à parler à la fois, grondant et mugissant comme font des hommes à la poitrine large vivant au grand air, lorsque le whisky a fouetté leurs dispositions taciturnes. Le cœur du petit blanc-bec que j’étais palpitait d’effroi ; les nerfs tendus à se rompre comme ceux d’un faon prêt à la fuite, je regardais de tous mes yeux par la porte grande ouverte, avide d’en apprendre davantage sur l’étrangeté des êtres.

Et je m’émerveillais à la vue de Black Mat et de Tom Morrisey, vautrés sur la table, se tenant par le cou, et pleurant tous deux d’émotion.

La beuverie continua dans la cuisine, et les femmes, au dehors sentaient croître leur frayeur. Toutes connaissaient les effets de la boisson et pressentaient qu’il allait se passer quelque chose de terrible. Elles manifestèrent le désir de ne point assister à cette scène, et quelqu’un leur proposa d’aller dans un grand ranch italien situé à quatre milles de là, où elles pourraient faire une partie de danse. Aussitôt, deux par deux garçons et filles s’éloignèrent et descendirent la route sablonneuse. Chaque gars marchait avec sa bonne amie — croyez bien qu’un gosse de sept ans écoute et connaît les affaires amoureuses des gens de sa campagne. — D’ailleurs moi aussi j’avais une bonne amie. Une petite Irlandaise de mon âge m’accompagnait. Nous étions les seuls enfants dans cette kermesse improvisée. Le couple le plus âgé pouvait avoir vingt ans. Des gamines délurées de quatorze à seize ans, tout à fait formées, marchaient avec leurs galants. Nous étions les seuls bambins, cette petite Irlandaise et moi, et nous allions la main dans la main : parfois même, à l’instar de nos aînés, je lui passais le bras autour de la taille. Mais je trouvais la posture incommode. Néanmoins, je me rengorgeais, par cette radieuse matinée de dimanche, de descendre la route longue et monotone entre les dunes de sable. Moi aussi, j’avais ma connaissance et j’étais un petit homme.

Le ranch italien était un établissement de célibataires. Aussi notre entrée fut-elle saluée par des cris de joie. Le vin rouge fut versé dans tous les gobelets, et la longue salle à manger débarrassée en partie pour le bal. Et les gars trinquèrent et dansèrent avec les jeunesses aux sons de l’accordéon. Cette harmonie me semblait divine. Je n’avais rien entendu d’aussi magnifique. Même le jeune Italien qui la prodiguait se leva et se mit à danser, entourant de ses bras la taille de sa cavalière et jouant de son instrument derrière son dos. Tout cela me paraissait merveilleux, à moi qui ne dansais pas ; assis à une table, les yeux écarquillés, je m’efforçais de pénétrer cette chose stupéfiante qu’est la vie. Je n’étais qu’un petit bout d’homme et il me restait tant à apprendre !

Au bout d’un certain temps, les jeunes Irlandais se servirent du vin eux-mêmes ; la joie et l’allégresse régnèrent. J’en vis plusieurs chanceler et s’étaler en dansant, l’un d’eux s’en alla dormir dans un coin. Parmi les jeunesses, certaines se plaignaient et voulaient partir ; d’autres étouffaient de petits rires encourageants, prêtes à n’importe quoi.

J’avais refusé de participer à la tournée générale offerte par nos hôtes italiens : mon expérience de la bière m’avait suffi et je n’éprouvais pas le moindre désir de renouer mas relations avec Gambrinus ni personne de sa famille.

Malheureusement, un jeune drôle italien, nommé Pierre, me voyant assis a l’écart, eut la fantaisie de remplir à demi un gobelet et de me l’offrir. Il se tenait de l’autre côté de la table, en face de moi. Je repoussai le verre. Son visage se durcit et il me le présenta avec insistance. Alors l’effroi s’abattit sur moi — un effroi que je dois expliquer.

Ma mère avait des idées préconçues. Elle maintenait avec fermeté qu’il fallait se méfier des brunes et de toute la tribu des personnes aux yeux noirs. Inutile de dire qu’elle-même était blonde. De plus, elle était convaincue que les races latines au regard sombre sont excessivement susceptibles, traitresses et sanguinaires. Maintes fois j’avais bu à ses lèvres les histoires étranges et horribles qu’elle me racontait sur le monde. J’en avais retenu ceci : quand on offense un Italien, fût-ce légèrement et sans la moindre intention, il ne manque jamais de se venger en vous poignardant dans le dos. C’était son expression favorite : « poignarder dans le dos ».

Malgré toute ma curiosité de voir Black Matt tuer Tom Morrisey ce matin-là, je ne tenais nullement à me donner en spectacle aux danseurs, recevant un coup de couteau dans mon dos à moi. Je n’avais pas encore appris à distinguer entre les théories et les faits. J’avais une foi aveugle dans les dires de ma mère sur le caractère italien.

En outre, j’avais une vague notion du caractère sacré de l’hospitalité, et en ce moment j’étais l’hôte d’un de ces Italiens traîtres, irascibles et sanguinaires. On m’avait fait croire que, si je l’offensais, il me donnerait un coup de couteau aussi sûrement qu’un cheval envoie des ruades à qui le tracasse de trop près.

Cet Italien, ce Pierre, possédait justement les terribles yeux noirs dont ma mère m’avait parlé, ne ressemblait en rien à ceux que je connaissais, aux yeux bleus, gris ou noisette de mes parents, aux yeux pâles et rieurs des Irlandais. Il est possible que Pierre eût déjà quelques verres dans le nez.

Quoi qu’il en soit, une lueur diabolique brillait dans ses prunelles sombres qui représentaient pour moi le mystère et l’inconnu. Comment aurais-je pu, moi moutard de sept ans, analyser la flamme d’espièglerie qui les animait ? En les regardant, j’eus la vision d’une mort violente et je refusai timidement le vin. Quand il repoussa le gobelet vers moi, leur expression devint plus dure, plus impérieuse.

Que pouvais-je faire ? Depuis, dans ma vie, j’ai affronté la mort pour tout de bon, mais jamais je n’en ai eu aussi peur qu’à ce moment-là. Je portai le verre à mes lèvres et le regard de Pierre s’adoucit aussitôt.

Je compris qu’il ne me tuerait pas maintenant. Cette pensée me soulagea, mais je n’en puis dire autant du breuvage. C’était du vin nouveau et à bon marché, âpre et amer, fabriqué avec le raisin abandonné dans les vignes et le résidu des cuves, et il avait bien plus mauvais goût encore que la bière. Il n’y a qu’une façon de prendre un remède : c’est de l’avaler. Voilà comment je bus ce vin : je rejetai la tête en arrière et j’en engloutis une gorgée ; je dus m’y prendre à deux reprises et m’efforcer de garder en moi ce poison : c’en était un, en vérité pour mon jeune organisme.

Quand j’y repense aujourd’hui, je comprends l’étonnement de Pierre. Il emplit à demi un autre verre et me le passa à travers la table. Figé par la peur, m’abandonnant sans espoir au sort qui m’accablait, j’engloutis le deuxième verre comme le premier.

C’en était trop pour Pierre : il voulut révéler l’enfant prodige qu’il venait de découvrir. Il appela Dominique, un jeune Italien moustachu, à témoin du phénomène. Cette fois, un gobelet plein me fut présenté. Que ne ferait-on pour sauver sa peau ? Je pris mon courage à deux mains, je refoulai la nausée qui me montait à la gorge, et j’avalai le liquide. Dominique n’avait jamais vu pareil héroïsme chez un gosse. Par deux fois, il remplit le verre jusqu’au bord et me le regarda vider.

Cependant, mes prouesses avaient attiré l’attention ; je me vis entouré de journaliers italiens d’âge mûr, et de vieux paysans qui ne parlaient pas anglais et ne pouvaient danser avec les Irlandaises. De teint basané et l’aspect sauvage, ils portaient des ceintures et des chemises rouges ; je savais qu’ils étaient armés de couteaux. Une bande de pirates m’encerclait. Et Pierre et Dominique me firent recommencer devant eux.

Si j’avais manqué d’imagination, si j’avais été stupide et têtu comme un mulet pour agir à ma guise, jamais je ne me serais mis dans cet état. Les garçons et les filles dansaient toujours, et nul ne se trouvait là pour me délivrer. Combien ai-je bu ? Je l’ignore. Ce que je me rappelle c’est d’avoir, au milieu d une foule d’assassins, ressenti les affres de la peur pendant un siècle et vu d’innombrables verres de vin rouge traverser la table inondée pour s’abîmer dans mon gosier en feu. Si détestable que fût le breuvage, un poignard planté dans le dos me semblait pire, et je voulais vivre coûte que coûte.

Quand, avec mon expérience de buveur, je jette un regard en arrière, je sais maintenant pourquoi je ne me suis pas écroulé sur la table. Comme je l’ai dit, j’étais figé et paralysé par l’effroi. Mon seul mouvement consistait à porter à mes lèvres cette procession interminable de verres. J’étais semblable à un récipient immobile et bien équilibré où l’on aurait versé toute cette quantité de liquide, celui-ci demeurait inerte dans mon estomac insensibilisé par la peur. J’étais trop effrayé même pour vomir. Toute cette bande d’Italiens s’émerveillaient à la vue du petit prodige qui engloutissait du vin avec l’impassibilité d’un automate. J’ose affirmer sans bravade qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

L’heure du départ arriva. Les singeries auxquelles se livraient les jeunes ivrognes avaient décidé bon nombre de leurs compagnes, qui conservaient encore des idées nettes, à les arracher de là. Je me retrouvai à la porte, à côté de ma petite amie. Elle n’avait pas traversé les mêmes péripéties que moi ; elle était restée sobre. Fascinée par les titubations des garçons qui marchaient à côté de leurs bonnes amies, elle se mit à les imiter. Je trouvai cela très amusant et je m’appliquai à en faire autant. Mais le vin ne l’excitait pas elle, tandis que tous mes gestes faisaient monter à mon cerveau les fumées de l’ivresse. Dès le début, mon jeu était plus réaliste que le sien, au point que j’en fus étonné moi-même après quelques minutes. Je vis un des jeunes gens, après une embardée de six pas, s’arrêter au bord de la route, regarder gravement le fossé et, après toutes les apparences d’une mûre réflexion, y accomplir une digne culbute. C’était, pour moi, d’un comique irrésistible : je titubai moi-même jusqu’au bord du fossé, avec la ferme intention de ne pas aller plus loin, mais c’est au fond que je repris connaissance, entouré de plusieurs jeunes filles qui, l’anxiété peinte sur le visage, s’activaient à me sortir de là.

Je n’éprouvais désormais nulle envie de jouer à l’homme ivre ; je n’y voyais plus aucune drôlerie. Mes yeux commençaient à chavirer et, la bouche grande ouverte, je réclamais de l’air. Deux fillettes me prirent par les mains pour me conduire, mais mes jambes étaient de plomb. L’alcool absorbé semblait m’asséner des coups de massue sur le cœur et le cerveau. Si j’avais été un enfant chétif, il est certain que cela m’aurait tué ; en tout cas, j’étais plus près de la mort que ne pouvait se l’imaginer aucune des jeunes filles, épouvantées de me voir dans cet état. Je les entendais se chamailler pour savoir qui en était responsable ; certaines pleuraient — pour elles-mêmes, pour moi, et pour la façon ignoble dont leurs amoureux s’étaient conduits. Mais tout cela ne m’intéressait pas ; je suffoquais ; je voulais de l’air. Au moindre mouvement je ressentais une véritable torture et je haletais davantage. Cependant ces filles persistaient à me faire marcher, et il nous restait quatre milles à parcourir avant d’arriver à la maison. Quatre milles ! Je me souviens d’avoir aperçu, de mes yeux noyés dans le vague, un petit pont traversant la route à une distance qui me parut infinie, bien qu’elle ne fût que d’une centaine de pieds. Quand je l’atteignis, je m’effondrai par terre et me retournai sur le dos, étouffant. Les filles essayèrent de me relever, mais je restai inerte. Leurs cris d’alarme amenèrent Larry, un jeune pochard de dix-sept ans, qui se mit à sauter à pieds joints sur ma poitrine pour me rappeler à la vie. Je me souviens vaguement de cette épreuve et des cris perçants que poussaient les filles en essayant de l’entraîner.

Puis tout retombe dans l’ombre, mais j’ai appris plus tard que Larry s’était glissé sous le pont et y était resté jusqu’au matin.

Quand je repris mes sens, il faisait nuit. On m’avait porté, inconscient, pendant quatre milles et mis au lit. J’étais un gosse bien malade, et, malgré la terrible fatigue de mon cœur et de mes muscles, je retombais continuellement dans le délire. Tout ce que ma cervelle enfantine recelait d’horrible et de terrifiant se répandait au dehors. Les visions les plus épouvantables devenaient autant de réalités. Je voyais se commettre des crimes et des assassins me poursuivre. Je me débattais en poussant des cris et des râles. Mes souffrances étaient prodigieuses.

En sortant du délire, j’entendais ma mère dire : « Qu’a-t-il donc au cerveau Le pauvre enfant a perdu la raison. » Et en y retombant j’emportais cette idée avec moi et me voyais emmuré dans un asile d’aliénés, battu par les gardiens, entouré de fous furieux dont les hurlements m’assourdissaient.

Certaine conversation de mes aînés, au sujet des bouges infects du quartier chinois de San-Francisco avait laissé une profonde impression dans mon jeune esprit. Pendant mon délire, j’errais à travers un dédale de ces bouges souterrains ; derrière des portes de fer, je subissais des tortures et des milliers de morts. Puis je rencontrais mon pare, assis à table, dans ces cryptes profondes en train de jouer de fortes sommes avec les Chinois ; alors mon indignation se donnait libre cours et je préférais les plus basses injures.

Je m’asseyais sur le lit, je me débattais contre les mains qui me retenaient, et j’insultais mon père jusqu’à faire résonner les poutres. Toutes les saletés inconcevables que peut entendre un enfant courant à sa guise dans une contrée primitive sortaient maintenant de mes lèvres ; et, bien que jamais je n’eusse osé répéter ces jurons, je les déversais à tue-tête sur mon père assis là parmi ces hommes longs de cheveux et d’ongles.

Je me demande comment mon cœur et mon cerveau n’ont pas éclaté cette nuit-là. Les artères et les centres nerveux d’un enfant de sept ans ne sont guère capables d’endurer les terribles paroxysmes qui me convulsionnaient. Personne, ne dormit dans la pauvre petite ferme, en cette nuit où John Barleycorn me tenait à sa merci.

Larry, sous le pont, n’eut pas le délire comme moi. Je suis certain qu’il dormit d’un sommeil hébété et sans rêves et s’éveilla le lendemain avec l’esprit lourd et morose ; s’il vit encore, il est probable qu’il ne s’en souvient pas, tant cet incident dut lui paraître insignifiant. Mais mon cerveau, en garde à jamais la trace. J’écris ces lignes trente ans après, et pourtant toutes mes visions demeurent aussi distinctes et saillantes, toutes mes souffrances aussi vitales et effroyables qu’en cette nuit dont je parle.

Je restai alité pendant plusieurs jours, et par la suite je n’eus pas besoin des injonctions de ma mère pour éviter John Barleycorn. Outrée de ma conduite, elle maintenait que j’avais mal, très mal agi, et tout à fait à l’encontre de ses enseignements. Que pouvais-je dire, moi, à qui l'on ne permettait point de répondre, à qui les mots mêmes faisaient défaut pour exprimer mon état d’âme ? Comment aurais-je expliqué à ma mère que ses enseignements étaient la cause directe de mon ivresse ? N’eût été ses principes au sujet des yeux noirs et du caractère des Italiens, je n’aurais jamais trempé mes lèvres dans le jus âpre et amer. Ce ne fut qu'arrivé à l’âge d’homme que je pus lui révéler le fin mot de cette scandaleuse affaire.

Durant ces jours de maladie, certains points me restaient obscurs, alors que je discernais parfaitement les autres. Je me sentais coupable et pourtant j’étais importuné par une pointe d’injustice : il n’y avait pas de ma faute, mais ma mauvaise conduite subsistait néanmoins. Je pris la ferme résolution de ne plus jamais toucher aux boissons fermentées : nul chien enragé n’éprouva plus d’aversion contre l’eau que moi contre l’alcool.

Et pourtant ce que je veux établir en fin de compte, c’est que cette expérience, si terrible qu’elle fût, ne m’a pas empêché de renouer étroitement connaissance avec John Barleycorn. Même à cette époque, j’étais enveloppé de forces qui me poussaient vers lui. En premier lieu, exception faite de ma mère, qui ne modifia jamais sa manière de voir là-dessus, toutes les grandes personnes me semblaient envisager l’incident avec tolérance, comme une bonne plaisanterie dont il n’y avait pas à rougir. Quant aux garçons et aux filles, ils gloussaient et pouffaient au souvenir du rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire ; ils prenaient plaisir à raconter comment Larry avait sauté sur ma poitrine et s’en était allé dormir sous le pont, comment Un Tel avait couché à la belle étoile sur les dunes de sable et ce qui était advenu à cet autre garçon tombé dans le fossé.

Je le répète : autant que j’aie pu voir, la honte n’existait nulle part. Ç’avait été quelque chose d’un comique irrésistible, endiablé, un épisode joyeux et magnifique dans la monotonie de la vie de labeur qu’on menait sur cette côte froide et brumeuse.

Les garçons de ferme irlandais plaisantaient sur mon exploit et me tapotaient le dos de si bonne humeur que j’eus l’impression d’avoir accompli un acte héroïque. Pierre et Dominique se montraient fiers de mes prouesses bachiques. La moralité ne faisait pas grise mine à l’ivrognerie. D’ailleurs, tout le monde buvait. La communauté ne comptait pas un seul abstinent. Le magister même de notre petite école campagnarde, homme grisonnant d’une cinquantaine d’années, nous octroyait des vacances les jours où il avait eu le dessous avec John Barleycorn. Je n’éprouvais donc aucune contrainte morale. Mon aversion pour l’alcool était purement physiologique. Je n’aimais pas la sacrée drogue, voilà tout.