La saoulerie américaine/03

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 12-15).

CHAPITRE III

Ma première ivresse


La première fois que je m’enivrai, j’avais cinq ans. Par cette chaude journée, où mon père labourait dans notre champ, on m’envoya, de la ferme qui se trouvait à un demi-mille de là, lui porter un seau de bière. « Et fais bien attention de ne point en répandre », me recommanda-t-on en me laissant partir.

C’était autant que je me souvienne, un seau à saindoux, très large du haut et sans couvercle. Je m’éloignai à petits pas, mais la bière me débordait sur les jambes. Tout en marchant je réfléchissais. La bière était une denrée très précieuse. Songez donc ! elle devait être prodigieusement bonne, car pour quelle raison m’empêchait-on toujours d’en boire à la maison ? Mes parents mettaient hors de ma portée d’autres choses que j’avais trouvées excellentes. La bière devait l’être aussi. Je pouvais m’en rapporter aux grandes personnes ; elles en connaissaient plus long que moi. En tous cas, le seau était trop plein. Je le cognais contre mes jambes et cela faisait du gâchis dans la poussière. Pourquoi perdre ainsi ce breuvage ? Personne ne saurait si j’en avais bu ou renversé.

J’étais si petit qu’afin de lamper à même le seau je dus m’asseoir par terre et l’amener entre mes genoux. La mousse, que j’aspirai tout d’abord, me désappointa. La nature précieuse de la bière m’échappait. Évidemment, elle ne résidait pas dans l’écume, dont le goût n’était pas fameux. Alors il me souvint d’avoir vu les grandes personnes souffler sur la mousse avant de boire. J’enfouis ma figure et lappai le liquide que mes lèvres rencontrèrent par dessous. C’était loin d’être bon, mais je continuai à boire. Mes aînés savaient ce qu’ils faisaient. Vu ma petitesse, la dimension du seau entre mes jambes, et le fait que j’y buvais en retenant ma respiration, le visage enfoui jusqu’aux oreilles dans la mousse, il m’était assez difficile d’estimer la quantité de bière que j’ingurgitais comme un médicament, dans ma hâte à terminer cette épreuve.

Je fus pris de frissons quand je me remis en route. Pensant que le bon goût de la bière me serait révélé par la suite, j’en recommençai plusieurs fois l’essai au cours de ce long demi-mille. Puis, alarmé de voir la quantité qui manquait, je me rappelai comment on s’y prenait pour faire mousser à nouveau la bière reposée ; je pris un bâton et remuai le reste jusqu’à ce que l’écume atteignit le bord.

Mon père ne s’aperçut de rien. Il vida le seau avec la soif ardente du laboureur qui transpire, me le repassa, et reprit sa place derrière les chevaux. Je m’efforçai de marcher à côté de ceux-ci. Je me sens encore titubant et tombant contre leurs sabots, devant le soc luisant de la charrue, et je vois mon père tirer si violemment sur les rênes que les bêtes faillirent s’écrouler sur moi. Il m’a dit ensuite qu’il s’en était fallu de quelques pouces que je fusse éventré. Je me souviens vaguement aussi qu’il me transporta dans ses bras vers les arbres qui se trouvaient à l’orée du champ, que le monde entier tournait et tanguait autour de moi, et que j’étais pris de mortelles nausées auxquelles s’ajoutait la consternation de la faute que je savais avoir commise.

Je passai l’après-midi à dormir sous les arbres et, quand mon père m’éveilla au soleil couchant, ce, fut un petit garçon bien malade qui se leva et se traîna péniblement jusqu’à la maison. J’étais épuisé, opprimé par le poids de mes membres, et dans mon ventre je sentais une vibration semblable à celle d’une harpe qui me montait à la gorge et au cerveau. Mon état ressemblait à celui de quelqu’un qui vient de se débattre contre le poison. En réalité, j’avais été intoxiqué.

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, je ne portai pas plus d’intérêt à la bière que je n’en témoignais au fourneau de la cuisine après m’y être brûlé. Les grandes personnes disaient vrai : la bière est mauvaise pour les enfants. Elles-mêmes l’avalaient sans répugnance, mais elles n’en éprouvaient pas non plus pour les pilules ou l’huile de ricin. Quant à moi, je pouvais continuer à m’en abstenir sans le moindre inconvénient. Et certes, jusqu’au jour de ma mort, j’aurais réussi à m’en passer si les circonstances n’en avaient décidé autrement, si, à chaque tournant du monde où je vivais, John Barleycorn ne m’avait attendu et fuit signe, sans qu’il y eût moyen de l’éviter. Il me fallut une intimité de vingt ans, durant lesquels je lui rendis politesses sur politesses et, ne le quittai jamais sans avoir la langue en feu, avant de développer en moi-même un amour servile pour le gredin.