La saoulerie américaine/07

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 51-58).

CHAPITRE VII

La reine des pilleurs d’huitres


À l’âge de quinze ans à peine, je travaillais de longues heures dans une fabrique de conserves. L’une dans l’autre, mes journées les plus courtes étaient de dix heures. Si à ces dix heures de travail effectif devant une machine l’on ajoute celle du déjeuner, le temps employé pour me rendre à l’usine et retourner chez moi, le matin à me lever, m’habiller et déjeuner, le soir à dîner, me dévêtir et me coucher, il ne restait des vingt-quatre heures de la journée que les neuf heures de sommeil nécessaires à un jeune gaillard comme moi.

Sur ces neuf heures, dès que j’étais au lit et avant que mes yeux s’alourdissent, je m’arrangeais pour voler un peu de temps que je consacrais à la lecture.

Mais bien souvent je ne quittais pas la fabrique avant minuit. Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d’affilée. Une fois même je restai à ma machine trente-six heures consécutives. Il s’écoula des semaines entières durant lesquelles je ne lâchais pas ma besogne avant onze heures ; ces jours-là, je rentrais me coucher à minuit passé ; on m’appelait à cinq heures et demie pour m’habiller, manger, courir au travail et me retrouver à mon poste au coup de sifflet de sept heures. Impossible alors de dérober le moindre instant pour mes chers livres.

Mais, direz-vous, quel rôle pouvait jouer John Barleycorn dans cette tâche éreintante, stoïque, d’un gosse qui avait à peine atteint ses quinze uns ? Il en jouait un très large, et je vais vous le démontrer. Souvent je me demandais si le but de la vie était de nous transformer ainsi en bêtes de somme. Pas un cheval, dans la ville d’Oakland, ne peinait aussi longtemps que moi. Si c’était là l’existence, je n’en raffolais pas.

Je me rappelais mon petit bateau, amarré au quai et dont le fond s’incrustait maintenant de coquillages ; je me rappelais le vent qui soufflait tous les jours sur la baie, les levers et couchers de soleil que je ne voyais plus, la morsure de l’air salin dans mes narines et le l’eau salée sur ma chair quand je plongeais par-dessus bord ; je me rappelais toute la beauté, les merveilles et les jouissances sensuelles du monde dont on me privait.

Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ce métier abrutissant : partir au loin sur l’eau et y gagner mon pain. Or la vie de marin conduisait inévitablement à John Barleycorn. Je l’ignorais. Et, quand je m’en rendis compte, j’eus tout de même assez de courage pour ne pas me laisser happer à nouveau par l’existence bestiale que je menais à la machine.

Je voulais me laisser emporter par les vents de l’aventure. Or ils soufflaient sur les cotres des pirates et les éparpillaient d’un bout à l’autre de la baie de San-Francisco, depuis les bancs d’huîtres et les hauts-fonds sur lesquels on se battait la nuit jusqu’au marché matinal, le long des quais, où les revendeurs ambulants et les hôteliers descendaient acheter la marée.

Toute incursion sur les parcs à huîtres était une félonie, punie par la prison, la livrée infamante ou les fers. Et après ? Les bagnards fournissaient des journées moins longues que les miennes à l’usine. Et j’entrevoyais une existence cent fois plus romanesque comme pilleur d’huîtres ou même forçat qu’à demeurer esclave de la machine.

Derrière tout cela, ma jeunesse pétulante percevait le chuchotement du romanesque, l’invite de l’aventure. Je fis part de mes désirs à Mammie Jenny, la vieille négresse qui m’avait allaité. Plus prospère que mes parents, elle soignait des malades et gagnait d’assez bonnes semaines. Je lui demandai si elle consentirait à alléger son bas de laine en faveur de son « nourrisson blanc ». Si elle consentait ! tout ce qu’elle possédait était à moi.

Puis je me mis en quête de French Frank, un pilleur d’huîtres qui, disait-on, cherchait à vendre son sloop, le Razzie Dazzle. Je découvris celui-ci ancré dans la partie de l’estuaire voisine de l’Alameda, près du pont de Webster. À bord, se trouvaient des visiteurs qu’il régalait de vin. Il monta sur le pont pour discuter l’affaire. Il voulait bien vendre, mais c’était dimanche, et cet après-midi-là il recevait des invités. Le lendemain, me dit-il, il rédigérait l’acte de vente et je pourrais entrer en possession. Entre temps, il me pria de descendre pour me présenter à ses amis : je vis là deux sœurs, Mammie et Tess, une dame Hadley, qui les chaperonnait ; Whiskey Bob, un jeune pilleur d’huîtres de seize ans, et Healey, l’Araignée, un rat de quai à favoris noirs d’une vingtaine d’année.

Mammie, nièce de l’Araignée, et surnommée la Reine des Pilleurs d’huîtres, présidait parfois à leurs orgies. French Frank en était amoureux, mais je l’ignorais à ce moment-là. Et elle refusait obstinément de l’épouser.

French Frank versa un gobelet de vin rouge d’une énorme dame-jeanne pour sceller notre marché. Je me rappelai le vin rouge du ranch italien et frémis intérieurement. Le whisky et la bière me répugnaient encore moins. Mais la Reine des Pilleurs d’huîtres me regardait, tenant un verre à demi vide.

J’avais ma fierté. Moi, un homme, de quinze ans il est vrai, je pouvais du moins me montrer à sa hauteur. En outre, je voyais sa sœur et Mme Hadley le verre en main, ainsi que le jeune pilleur d’huitres et le rat de quai moustachu, et tout le monde. Allais-je passer pour une poule mouillée ? Non, mille fois non. Plutôt boire mille verres ! J’ingurgitai comme un homme le gobelet plein jusqu’au bord.

French Frank était enchanté du marché que je venais de conclure en lui remet tant, comme arrhes, une pièce d’or de vingt dollars. Il versa de nouvelles rasades. Je m’étais découvert une tête solide et un estomac à toute épreuve, et je me sentais de force à boire modérément avec eux, sans m’empoisonner pour toute une semaine. Je pouvais en supporter autant qu’eux, d’autant qu’ils avaient commencé avant moi.

L’heure des chansons arriva ; Léon entonna Le cambrioleur de Boston et Loulou la Négresse, la Reine nous fit entendre Si j’étais petit oiseau, et Tess, Oh ! ménagez ma pauvre fille ! L’hilarité se déchaîna en rafale. Je pus esquiver quelques rasades sans être remarqué ou rappelé à l’ordre. Et, comme je me tenais sous le capot, la tête et les épaules sorties, il m’était facile de lancer le vin par-dessus bord.

Voici à peu près comment je raisonnais : c’est par bizarrerie qu’ils aiment cet immonde breuvage. Tant pis pour eux ! Je ne tiens nullement à contrarier leurs goûts. Ma virilité exige, suivant leurs singulières notions, que je paraisse aimer le vin. Parfait, je lui ferai bonne figure. Mais je n’en boirai que la quantité inévitable.

Bientôt la Reine se mit à me faire la cour, à moi, dernier venu de la flotte des pirates — non pas simple matelot, mais capitaine propriétaire. Elle m’emmena prendre l’air sur le pont. Naturellement, elle n’était pas sans savoir que French Frank se mordait les poings de rage bas — ce que j’ignorais totalement.

Tess vint s’asseoir près de nous sur la cabine. Puis l’Araignée et Bob nous rejoignirent et, enfin, Mme Hadley et French Frank. Nous restâmes là à chanter, verre en main, tandis que circulait la dame-jeanne pansue. J’étais le seul de toute la bande qui pût se dire vraiment sobre.

Nul plus que moi n’était capable de savourer la situation. Dans cette atmosphère de bohème, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon rôle actuel avec celui de la veille lorsque, assis devant ma machine dans une atmosphère renfermée et suffocante, je répétais sans relâche et, a toute vitesse les mêmes gestes d’automate.

Ici le verre en main, je partageais la chaude camaraderie de ces aventuriers qui, refusant de s’assujettir à la même routine, narguaient les contraintes légales et tenaient en leurs propres mains leur vie et leur liberté. C’est encore John Barleycorn qui m’avait mêlé à cette superbe compagnie d’âmes sans frein, sans peur et sans vergogne !

La brise de mer me picotait les poumons et frisait les vagues au milieu du chenal. Devant elle avançaient les gabares plates, à la file, réclamant à grands cris de sirènes l’ouverture des ponts-tournants. Des remorqueurs aux cheminées rouges passaient à toute vitesse, berçant le Razzle-Dazzle dans leur sillage. Un bateau sucrier sortait du « Boneyard », en remorque vers la mer. Le soleil miroitait sur la surface ondulée et la vie était grandiose.

L’Araignée chantait :

— Je te trouve enfin, Loulou-la-négresse !
Où donc étais-tu, ma belle maîtresse ?

J’étais en prison,

J’attendais ma rançon,
Espérant sans cesse

Ton retour, beau garçon !

Le voilà bien, le stimulant de l’esprit de révolte, d’aventure, de romanesque, des choses interdites et accomplies avec défi et noblesse. Je savais que le lendemain je ne reprendrais pas ma place à la machine, dans la fabrique de conserves. Demain, je serais un flibustier, aussi libre qu’on peut l’être dans notre siècle et dans les parages de San-Francisco. L’Araignée avait déjà accepté de constituer à lui seul tout mon équipage et de faire la cuisine pendant que j’accomplirais la manœuvre du pont. Dès Je matin, nous devions embarquer des vivres et de l’eau, hisser la grand voile (le plus gros morceau de toile sous lequel j’eusse jamais navigué), franchir l’estuaire à la première brise de mer, à la fin du jusant. Alors nous larguerions la toile, et, dès le retour du flot, nous descendrions la baie jusqu’aux îles des Asperges, où nous mouillerons à quelques milles du rivage.

Enfin mon rêve se réalisait ! J’allais dormir sur l’eau, m’éveiller sur l’eau, sur l’eau je passerais ma vie !

Au moment où French Frank, au coucher du soleil, se préparait à reconduire ses invités à terre, la Reine me pria de l’emmener dans mon canot. Et je ne compris pas pourquoi il modifiait si son plan, quand je l’entendis demander à Whisky Bob de ramer à sa place et le vis rester à bord du cotre. Pas plus, d’ailleurs que je ne compris la remarque détournée que m’adressa l’Araignée dans un ricanement confidentiel :

— Bigre ! tu vas vite en besogne, toi !

Comment pouvait-il entrer dans la tête d’un gamin de mon âge qu’un grison de cinquante ans fût jaloux de lui ?