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La saoulerie américaine/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 63-77).

CHAPITRE IX

Mon « Razzle-Dazzle »


Mon aptitude à boire se développa graduellement en la compagnie des pilleurs d’huîtres. Si d’un jour à l’autre je devins véritablement un fort buveur, ce fut l’effet non pas d’un penchant pour l’alcool, mais d’une conviction intellectuelle.

Plus je voyais la vie, plus j’en étais épris. Je ne puis oublier mon émotion, la première nuit que je pris part à une incursion que nous avions concertée à bord de l’Annie. Il y avait là de rudes gaillards ne craignant ni dieu ni diable, des rats de quai au corps agile. Certains étaient des libérés, et tous, ennemis de la loi méritaient la prison. Ils portaient des bottes et accoutrements de matelots, et parlaient d’une voix basse et bourrue.

Un d’entre eux, le gros Georges, portait ses revolvers passés à la ceinture, afin de bien montrer qu’il n’était pas venu là pour rire.

Quand je revois tout cela, je sais parfaitement que c’était bas et stupide. Mais, à cette époque, je ne regardais pas en arriéré ; je coudoyais John Barleycorn et commençais à le tolérer. J’avais (levant moi une vie périlleuse et cruelle. Je vivais en fin les aventures dont j’avais lu tant de récits.

Nelson, surnommé « Le Jeune Griffeur » Young Scratch, pour le distinguer de son père « Le Vieux Griffeur » Old Scratch, naviguait sur la chaloupe Reindeer, en compagnie d’un certain « Le Peigne »[1].

Le Peigne était un risque-tout, et Nelson un fou furieux. Il avait vingt ans et le corps d un Hercule. Quand deux ans plus tard il fut fusillé à Benicia, le juge avoua qu’il n’avait jamais vu un homme si large d’épaules étendu sur les dalles de la morgue.

Nelson ne savait ni lire ni écrire, bon père l’avait traîné à sa suite sur la baie de San Francisco, et la vie de bord lui était devenue une seconde nature. Sa force était prodigieuse, et sa réputation de violence, parmi les gens de mer, n’était rien moins qu’exemplaire. Il lui prenait des rages de Berseker[2] et, à ces instants-là, il se laissait aller à des actes insensés et effroyables. Je fis sa connaissance lors de la première croisière du Razzle-Dazzle et je le vis mettre le Reindeer à la voile en un clin d’œil et draguer des huîtres aux yeux de nous tous, qui restions mouillés sur deux ancres, par crainte de nous échouer.

Quel type, ce Nelson ! Un jour qu’il passait devant le cabaret de la Dernier Chance, il m’adressa la parole. Mon orgueil ne connut plus de bornes. Ce fut bien autre chose lorsqu’il m’invita spontanément à entrer pour prendre quelque chose.

Devant le comptoir, je bus un verre de bière avec lui, et lui parlai, comme un homme, d’huîtres, de bateaux et de la mystérieuse décharge de gros plomb à travers la grand’voile de l’Annie. Nous continuâmes à bavarder. Il me parut étrange de nous attarder ainsi absorbé notre bière. Était-ce à moi de faire le premier geste pour sortir, alors ou grand Nelson préférait s’accouder au comptoir ?

À ma grande surprise, il m’offrit, quelques minutes après, une nouvelle consommation, que j’acceptai. Nous parlions toujours et Nelson ne semblait pas le moins du monde disposé à quitter le bar.

Permettez que j’explique ma manière de raisonner et mon innocence. Avant tout, je me sentais très fier en compagnie de Nelson, le personnage le plus héroïque parmi les pilleurs d’huîtres et les aventuriers de la Baie. Malheureusement pour mon estomac et mes muqueuses. Nelson, pensais-je, avait une bizarrerie de nature qui le rendait heureux de m’offrir de la bière. Je n’éprouvais aucune aversion morale contre cette boisson. Était-ce une raison parce que je n’en aimais ni Je goût ni la lourdeur pour me priver d’une compagnie honorable ? Il lui plaisait de boire de la bière et de m’en voir faire autant. Parfait. Je supporterais ce désagrément passager.

Nous continuâmes donc de bavarder au comptoir et d’absorber la bière commandée et réglée par Nelson. À présent, en évoquant cette scène, je crois que j’avais piqué la curiosité de Nelson. Je suis sûr qu’il voulait savoir au juste a quel « numéro » il avait affaire, et combien de fois je le laisserais payer sans rendre ma tournée.

Après une demi-douzaine de bocks, je décidai que cela me suffisait pour cette fois, car je ne perdais pas de vue ma politique de tempérance. Je prétextai qu’il fallait me rendre à bord du Razzle-Dazzle. amarré au quai de la Cité, à cent mètres de là.

Je pris congé de Nelson et descendis au quai. Mais John Barleycorn, jusqu’à concurrence de cinq verres, m’accompagnait. Le cerveau me fourmillait, en proie à une vive animation. Je me rendais, moi, vrai et indiscutable maraudeur d’huîtres, à tord de mon propre bateau, après avoir trinqué à La Dernière Chance avec Nelson, le plus grand d’entre nous ! Dans ma tête persistait avec force la vision de nous deux appuyés contre le comptoir, en train de boire de la bière. Quel curieux caprice de tempérament ! Certains hommes trouvaient leur bonheur à dépenser de bon argent pour offrir de la bière à qui n’en avait cure !

Tandis que je méditais là-dessus, je me souvins que, plusieurs fois, d’autres hommes, par couples, étaient entrés à La Dernière Chance et s’étaient invités réciproquement. Puis, le jour de notre orgie, sur l’Idler, Scotty, le harponneur et moi-même avions cherché au fond de nos poches. Les pièces d’argent et de nickel destinées à l’achat du whisky. Je songeai ensuite à notre code entre gamins : lorsqu’ « un copain offrait à un autre un boulet de canon » ou un morceau de caramel, il comptait bien, quelques jours après, en recevoir l’équivalent ».

Voilà pourquoi Nelson s’était attardé au comptoir. Ayant payé un verre, il attendait que je lui rende sa politesse. Je l’avais laissé payer six fois sans lui offrir une seule tournée. Lui le grand Nelson ! Je me sentis rougir. Je m’assis sur le parapet du quai et enfouis mon visage dans mes mains. La honte me brûlait le cou, m’empourprait les joues et le front. J’ai piqué bien des phares dans ma vie » mais jamais un pareil.

Là, sur ce parapet d’appontement, plongé dans mon infamie, je méditai longtemps et modifiai mes notions sur la valeur de l’argent. Né pauvre, pauvre j’avais vécu. Parfois, j’avais eu faim. Jamais je n’avais eu de jouets ni d’amusements comme les autres enfants. Mes premiers souvenirs de la vie étaient flétris par la gêne. Notre misère était passée à l’état chronique.

À huit ans je portai mon premier petit tricot, un simple tricot de dessous, mais un vrai, acheté dans un magasin. Quand il était sale, il me fallait endosser à nouveau l’horrible linge confectionné à la maison. J’en étais si fier que j’insistais pour le porter sans autre vêtement. Pour la première fois, je me révoltai contre ma mère, au point-de prendre, une crise de nerfs, jusqu’à ce qu’elle me permît de le porter ostensiblement.

Celui qui a connu la faim peut seul apprécier la nourriture à sa juste valeur ; seuls les marins et les habitants du désert savent le prix de l’eau fraîche. Et seul un enfant, avec son imagination, peut être amené à comprendre l’importance des choses dont il a été longtemps privé.

De bonne heure, je découvris que je ne posséderais rien sans me le procurer moi-même. Ma sordide enfance développa en moi des sentiments mesquins. Mes premiers biens furent des images, des réclames et des albums de photographies comme on en trouve dans les boîtes de cigarettes. Je ne pouvais disposer de mes gains ; aussi, pour acquérir ces trésors, devais-je vendre des journaux en supplément. Je trafiquais avec les autres garçons les images que j’avais en double et, comme je circulais dans tous les coins de la ville, les occasions ne me manquaient pas de pratiquer ce petit commerce.

Avant peu, j’eus complété les séries lancées par tous les fabricants de cigarettes — telles que : Grands chevaux de course, Beautés parisiennes, Femmes de tous les pays, Drapeaux de toutes les nations. Artistes célèbres, Champions de boxe, etc… Et je possédais chaque série sous les trois formes : la carte enclose dans le paquet de cigarettes, l’affiche et l’album.

Ensuite, je me mis à thésauriser les séries en double, ainsi que les albums. Je négociais d’autres objets que les gosses apprécient et que d’ordinaire ils achètent avec l’argent reçu de leurs parents. Naturellement, n’ayant jamais reçu d’argent pour acheter la moindre chose, je possédais, plus qu’aucun d’eux, le sens méticuleux des valeurs. Je troquais des timbre-poste, des minéraux, des curiosités, des œufs d’oiseaux, des billes (entre autres une magnifique collection d’agates dont je n’avais jamais vu la pareille entre les mains d’autres garçons et le clou de la collection consistait en une poignée de billes en marbre, valant au moins trois dollars, que je gardais comme garantie de vingts cents prêtés à un petit commissionnaire qui fut envoyé en maison de correction avant d’avoir pu racheter sa dette).

Je faisais commerce de tout ce qui est imaginable, j’échangeais mes articles une douzaine de fois, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint une réelle valeur. J’étais renommé comme trafiquant, et célèbre pour ma ladrerie. J’en arrivais à faire verser des larmes à un fripier, quand nous avions affaire ensemble. Les autres gamins m’appelaient chez eux pour me confier la vente de leurs collections de bouteilles, de chiffons, de ferraille, de graines, de sacs de jute, de bidons à pétrole de cinq litres — oui, et ils me réservaient une commission pour ma peine.

Tel était le gosse, économe jusqu’à l’avarice, accoutumé à travailler comme un esclave à la machine pour dix cents par heure, qui restait assis sur le parapet et approfondissait cette question de bière à cinq cents le verre, disparu en un clin d’œil, sans la moindre compensation tangible.

Je me trouvais maintenant au milieu d’hommes que j’admirais et j’étais fier de leur compagnie. Ma lésinerie et mon épargne m’avaient-elles jamais procuré l’équivalent d’une des émotions ressenties depuis le jour où je faisais partie de la bande des maraudeurs d’huîtres ? Alors, qu’est-ce qui valait le mieux, de l’argent ou des émotions ?

Que représentaient pour ces aventuriers une ou plusieurs pièces de nickel ? Ils avaient un mépris si superbe de l’argent qu’ils n’hésitaient pas à inviter huit camarades pour boire du whisky à dix cents le verre, témoin French Frank. Mieux encore : Nelson venait de dépenser soixante cents de bière, rien que pour nous deux.

Que choisir ? Je saisissais la gravité de la décision que j’allais prendre. J’avais à opter entre l’argent et les hommes, entre la ladrerie et le romanesque. De deux choses l’une ; ou bien jeter par-dessus bord toutes mes vieilles conceptions sur la valeur de l’argent et ne plus songer qu’à lancer celui-ci par les fenêtres ; ou alors renoncer à la camaraderie de ces joyeux drilles qu’un caprice singulier attirait vers les boissons fortes.

Je rebroussai chemin jusqu’à La Dernière Chance, et je vis Nelson, toujours sur le pas de la porte.

— Allons prendre un bock ! lui dis-je.

De nouveau, nous nous trouvâmes devant le comptoir. Nous nous mîmes à boire et la conversation reprit. Cette fois, ce fut moi qui payai dix cents ! Dix cents ! Une heure entière de mon labeur à la machine pour un breuvage que je ne désirais nullement et dont le goût me parut immonde !

Après tout ce n’était pas difficile. J’avais réalisé un concept. L’argent ne comptait plus : seule importait la camaraderie.

— On remet ça ? demandai-je ;

Nous en avalâmes un deuxième et je payai. Avec la sagesse d’un buveur expérimenté, Nelson dit au tenancier :

— Un petit pour moi, Johnny.

Johnny acquiesça de la tête et lui donna un verre qui contenait seulement le tiers de ceux que nous avions bus. Pourtant j’eus à payer le même prix : cinq cents !

À ce moment-là, j’étais déjà pas mal éméché, et je ne ressentis guère cette extravagance. En outre, je m’instruisais. La quantité était d’importance secondaire dans cet achat de boissons : à un moment donné la bière ne comptait plus du tout, seul subsistait l’esprit de cordialité. Autre chose : moi aussi, je pouvais commander de petits verres et diminuer de deux tiers la détestable cargaison que m’imposait l’amitié.

— J’ai dû aller à bord chercher de l’argent, observai-je comme par hasard, tandis que nous buvions, espérant que Nelson accepterait cette excuse de l’avoir mis à contribution six fois de suite tout à l’heure.

— Ce n’était vraiment pas la peine, répondit-il. Johnny a confiance dans un type comme toi. Pas, Johnny ?

— Parbleu ! acquiesça Johnny avec un sourire.

— À propos, où en est arrête ton compte avec moi ? demanda Nelson.

Johnny sortit un livre placé derrière le comptoir, trouva la page réservée à Nelson et ajouta quelques dollars au débit. Aussitôt naquit en moi l’envie d’avoir aussi une page dans ce livre. Cela me semblait le suprême insigne qui pût m’être confère.

Après deux autres tournées que j’insistai pour régler, Nelson donna le signal du départ. Nous nous séparâmes en vrais copains. Je redescendis d’un pas incertain le quai, jusqu’au Razzle-Dazzle. L’Araignée était en train de, préparer le feu pour le souper.

— Où as-tu pris ça ? ricana-t-il en me regardant à travers le capot entr’ouvert.

— Oh ! j’ai été avec Nelson, répondis-je négligemment, essayant de dissimuler mon orgueil.

Alors il me revint une idée. J’avais encore affaire à un de ces lascars. Puisque j’avais formulé mon concept, pourquoi ne pas l’appliquer jusqu’au bout ?

— Viens prendre un verre chez Johnny, lui dis-je.

En remontant, le quai, nous croisâmes le Peigne. C’était l’associé, de Nelson, un superbe gars de trente ans, brave et moustachu, tout l’opposé, en somme, d’un « mollusque ». Je l’interpellai :

— Viens-tu avec nous ? C’est ma tournée.

Comme nous entrions au bar de La Dernière Chance, je vis Pat, le frère de la Reine, qui en sortait.

— Où te sauves-tu ? lui dis-je en manière de salutation. Nous allons boire un coup. Sois des nôtres.

— Je viens d’en prendre, répondit-il en hésitant.

— Et après ? Nous en prenons un autre, répliquai-je.

Pat consentit à se joindre à nous. Grâce à quelques verres de bière, je réussis à gagner ses bonnes grâces. Oh ! j’apprenais à connaître John Barleycorn cet après midi-là. Il compensait par d’autres avantages le mauvais goût qu’il vous laissait aux lèvres. Voyez donc ! Pour l’absurde somme de dix cents, il vous transformait en ami dévoué un individu mélancolique et grincheux qui menaçait de se changer en ennemi. Pat devint même enjoué, son expression se fit aimable et nos deux voix s’adoucirent pour parler du port et des bancs d’huîtres.

— Un petit pour moi, Johnny, dis-je lorsque les autres eurent commandé leurs gobelets. Je prononçai ces paroles comme un buveur consommé, négligemment, comme au hasard d’une idée soudaine. Je suis persuadé à présent que John Heinhold, de tous les individus réunis là, fut le seul à deviner que j’étais un novice au comptoir.

J’entendis l’Araignée demander confidentiellement à Johnny :

— Où a-t-il pris ça ?

— Oh ! il a siroté, ici toute l’après-midi, avec Nelson, répondit Johnny.

Je feignis de ne pas avoir entendu ces paroles, mais quelle fierté j’éprouvais ! Eh bien ! oui. Même le tavernier ajoutait à ma réputation d’homme. Il a siroté ici toute l’après-midi, avec Nelson. Mots magiques ! L’accolade donnée par un tavernier avec le verre en main !

Je me rappelai que French Frank avait régalé Johnny le jour de l’achat du Razzle-Dazzle, Les verres pétaient remplis et nous nous préparions à boire.

— Sens-toi aussi, Johnny, dis-je avec l’air d’avoir jusque là différé mon intention, trop absorbé que j’étais par ma conversation intéressante avec le Peigne et Pat.

Johnny me jeta un coup d’œil vif et pénétrant. Il, devinait, j’en suis sûr, les pas de géant que je faisais dans mon éducation. Il prit la bouteille de whisky qu’il mettait de côté pour lui et s’en versa. Ce geste réveilla pour une seconde mes sentiments d’épargne. Il s’était offert une consommation de dix cents, alors que tous nous en buvions à cinq cents ! Mais je repoussai immédiatement ce malaise, tant il me parut mesquin à la lueur de nouvelles conceptions, et je ne me trahis pas.

— Le mieux est de porter tout cela sur ton bouquin, dis-je à Johnny quand nous eûmes fini.

Et j’eus la satisfaction de voir une page blanche réservée à mon nom, puis une somme inscrite au crayon pour une tournée s’élevant à trente cents. Et j’entrevis, comme dans un nuage d’or, des jours à venir où cette page serait bien noircie puis barrée et noircie à nouveau.

J’offris une deuxième tournée. À ma stupéfaction, Johnny se racheta de cette affaire de sa rasade à dix cents la bouteille, derrière son comptoir, il nous offrit à tous un verre. J’en conclus qu’il s’était fort bien acquitté arithmétiquement envers moi.

Quand nous fûmes dehors, l’Araignée suggéra :

— Si nous allions faire un tour à la Maison de Saint-Louis ?

Pat, qui avait déchargé du charbon toute la journée, regagnait ses pénates, et le Peigne retournait à bord pour cuire le souper.

L’Araignée et moi nous nous dirigeâme vers la Maison de Saint-Louis. C’était ma première visite. J’entrai dans une immense salle où étaient assemblés une cinquantaine d’hommes pour la plupart des caboteurs. J’y rencontrai Soup Kennedey, pour la deuxième fois, et Bill Kelley. Bientôt Smith, de l’Annie — l’homme aux revolvers à la ceinture — entra indolemment. Nelson fit aussi son apparition. J’en vis d’autres encore, y compris les frères Vigy, patrons de l’établissement, et surtout Joe l’Oie, un type aux yeux mauvais, au nez tordu, avec une veste à fleurs, qui jouait de l’harmonica comme un ange tapageur et larmoyait les sentimentalités les plus atroces que l’on pût concevoir et admirer, même parmi les gens du port d’Oakland.

Tandis que je payais les tournées — les autres n’étaient pas en reste — une pensée vacillait dans mon esprit : Mammy Jenny allait recevoir un maigre acompte sur l’argent qu’avait gagné, cette semaine-là, le Razzle-Dazzle. « Mais qu’importe ? » pensai-je ensuite, ou plutôt John Baylercorn s’en chargea pour moi. « Tu es un homme et tu fais la connaissance d’autres hommes. Mammy Jennie n’est pas si pressée que tu le crois de toucher cet argent. Elle ne meurt pas de faim, tu le sais bien. Elle a un compte en banque. Laisse-la attendre, tu la rembourseras petit à petit. »

Voilà comment un nouveau trait de John Barleycorn me fut révélé. Il proscrit toute moralité : une mauvaise action, impossible à jeun, devient la chose la plus facile du monde dès qu’on a un verre dans le nez, paraît, en fait, la seule chose faisable ; car l’interdiction de John Barleycorn se dresse comme un mur entre nos désirs immédiate et la moralité depuis longtemps apprise.

Je refoulai le souvenir de ma dette envers Mammy Jannie et continuai à me faire des relations en me délestant de ces sommes insignifiantes et au prix de tintements d’oreilles qui commençaient à devenir fort désagréables.

J’ignore qui me ramena à bord et me coucha cette nuit-là, mais j’ai tout lieu de supposer que ce fut l’Araignée.

  1. Clam, mollusque du genre peigne, au quel appartiennent les coquilles Saint-Jacques (N. D. T.)
  2. Guerriers de la mythologie scandinave, revêtus de peaux de bêtes, qui se comportaient à peu près comme des loups-garous. D’une force énorme, ils étaient invulnérables au feu et au fer. (N. D. T.).