La saoulerie américaine/10

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 77-81).

CHAPITRE X

Le « Vieux Griffeur »

Voilà comment j’obtins mes brevets de capacité.

Ma situation dans le monde maritime et mes relations avec les pilleurs d’huitres prirent aussitôt une excellente tournure. On me considéra dès lors comme un bon garçon qui n’a pas froid aux yeux. Et je dois avouer que, depuis le jour où, assis sur le parapet du quai d’Oakland, j’avais réussi à dégager ce fameux concept, jamais plus je ne me souciai des questions d’argent. Personne, à dater de cette époque ne m’a regardé comme un avare, ma prodigalité constitué même une source d’inquiétudes et d’ennuis pour ceux qui me commissent.

Je brisai si complètement avec mon passé de mesquinerie que j’écrivis à ma mère pour la prier de réunir les gosses du voisinage et de leur distribuer toutes mes collections. Je ne demandai même pas entre quelles mains elles étaient tombées. J’étais un homme, à présent, et je voulais faire table rase de tout ce qui me liait à mon enfance.

Ma renommée grandissait. Lorsqu’on se raconta, à la ronde, comment French Frank avait tenté de me couler avec sa goélette, comment je m’étais tenu sur le pont du Razzle-Dazzle, le menaçant d’un fusil à deux coups tout armé, manœuvrant mon bateau à l’aide de mes pieds et le maintenant en ligne droite, comment, enfin, je l’obligeai à donner un coup de barre et à s’écarter de ma route, tous les gens du port déclarèrent qu’il y avait de l’étoffe en moi. Je continuai à leur montrer de quel drap j’étais fait. Certains jours je rentrais avec le Razzle-Dazzle chargé à lui seul de plus d’huîtres que toutes autres embarcations à deux hommes. Une fois, nous avions poussé notre incursion jusque dans la baie inférieure, et mon bateau était le seul qui fût revenu dès l’aube au mouillage de l’île des Asperges. Certain jeudi nous fîmes une course de nuit pour arriver au marché ; le Razzle-Dazzle, bien qu’ayant perdu son gouvernail, arriva le premier de la flotte, et c’est moi qui écumai le meilleur de la vente, le vendredi matin. Enfin, il y eut la fois où je ramenai mon bateau de la baie supérieure avec un simple foc, parce que Scotty avait mis le feu à ma grande voile. Oui, c’était le Scotty de l’aventure de l’Idler. L’Irlandais avait succédé à l’Araignée, et Scotty, arrivant sur ces entrefaites, avait pris la place de l’Irlandais.

Cependant mes exploits sur l’eau comptaient peu. Ce qui couronna le tout et me fit mériter le titre de « Prince des Pilleurs d’Huîtres », c’est qu’une fois à terre je me montrais bon garçon et payais des verres comme un homme. J’étais loin de m’imaginer alors qu’un temps viendrait où les gens du port d’Oakland, qui tout d’abord m’avaient effrayé, seraient à leur tour scandalisés et inquiétés par mes farces démoniaques.

La vie et l’alcool ne faisaient qu’un. Les cabarets sont les clubs des pauvres, lieux de réunion de véritables congrégations. Nous nous y donnions rendez-vous, nous y célébrions nos bonnes fortunes et nous y déplorions nos peines. C’est là que nous faisions connaissance.

Pourrais-je oublier cet après-midi où je rencontra le Vieux Griffeur, le père de Nelson ? C’était à « La Dernière Chance ». Johnny Heinhold fit les présentations. Le vieux était déjà remarquable par le simple fait d’être le père de Nelson. Mais il y avait autre chose en lui. Il était patron d’une gabare à fond plat appelée l’Annie Mine, et quelque jour je pouvais bien partir avec lui comme matelot. Mieux encore : il ressemblait à un personnage de roman, avec ses yeux bleus, sa tignasse fauve, ses os rudes de Viking. Maigre son âge, il avait un corps puissant et des muscles d’acier. Et il avait bourlingué sur toutes les mers, dans des navires de toute nationalité, aux époques de navigation primitive. J’avais entendu raconter d’étranges histoires à son sujet, et je l’admirais à distance. Il fallut le bar pour nous rapprocher. Même alors, notre connaissance eût pu se borner à une simple poignée de mains et à un mot — c’était vieux type laconique — n’eût été la boisson.

— Prenez un verre, dis-je vivement, après la pause que je considérais comme de bon ton selon l’étiquette des buveurs.

Tandis que nous vidions nos chopes, que j’avais payées, il devait naturellement causer avec moi. Johnny, en bistro bien stylé, plaça à propos quelques mots qui nous suggéraient des sujets de conversation d’intérêt mutuel. Et, après avoir bu ma tournée, le capitaine Nelson m’en offrir une autre, ce qui prolongea notre bavardage. Johnny nous abandonna pour d’autres clients.

Plus nous absorbions de liquide, plus le capitaine Nelson et moi devenions amis. Il trouvait un auditeur attentif qui, grâce à ses lectures, en connaissait déjà long sur l’existence de matelot qu’il avait vécue.

Il se reporta à ses jours de fougueuse jeunesse et me gratifia de curieuses anecdotes. La bière ne cessait de couler, tournée après tournée, pendant, tout ce bel après-midi d’été. C’est encore à John Barleycorn que j’étais redevable de cette longue causerie avec le vieux loup de mer.

Johnny Heinhold se pencha sur le comptoir pour m’avertir discrètement que je commençais à m’émoustiller, et me conseilla de me modérer. Mais, tant que je voyais le capitaine Nelson absorber de grands verres, mon orgueil m’interdisait de demander autre chose. Lorsqu’il se décida enfin à en commander de petits, — et pas avant, — je suivis le mouvement.

Oh ! quand vint le moment des adieux, ils furent touchants, car j’étais ivre. Mais j’avais la satisfaction de voir que le Vieux Griffeur ne l’était pas moins que moi Et seule ma jeune modestie se refusa à admettre qu’il le fût encore plus.

Quelques jours après, l’Araignée, Pat, le Peigne, Johnny Heinhold et d’autres encore, me rapportèrent que le Vieux Griffeur m’avait dans sa manche et ne tarissait pas d’éloges sur mon compte. La chose était d’autant plus remarquable qu’on le connaissait pour un vieux bougre sauvage et querelleur, qui n’aimait personne. C’est à la suite d’un de ses tours de Berserker, lors d’une bataille avec un adversaire dont il avait labouré la face avec ses ongles, qu’on l’avait surnommé » le « Vieux Griffeur ». Si j’entrai dans ses bonnes grâces, j’en suis encore redevable à John Barleycorn.

J’ai simplement voulu montrer, par ce qui précède, comment celui-ci met en jeu tout l’attirail de charmes, séductions et bons offices dont il dispose pour s’attacher ses partisans.