La saoulerie américaine/12

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 92-102).

CHAPITRE XII

Une farce macabre de John Barleycorn


Je n’ai jamais regretté ces mois de diabolique folie passés avec Nelson. Au moins, lui savait naviguer, bien qu’il effrayât tous ceux qui s’aventuraient à l’accompagner en mer. Le gouvernail en mains, il se plaisait à frôler la mort à chaque instant.

Il mettait son orgueil à accomplir ce que nul n’osait tenter. Sa manie était de ne jamais prendre un ris, et pendant tout le temps que je restai avec lui, que le vent soufflât en brise ou en tempête, pas un ris ne fut pris à bord du Reindeer. De même, il ne fut jamais à sec de toile. Nous naviguions toujours sous voile et toutes voiles dehors. Et nous abandonnions le front de mer d’Oakland pour élargir notre champ d’aventures

Je suis redevable à John Barleycorn de cette magnifique époque. Mon grief contre lui, c’est qu’en dehors de son intervention il n’existait aucun moyen de participer à cette vie farouche d’aventures pour laquelle j’étais dévoré de désirs. Tous les hommes du métier passaient par là. Si je voulais vivre cette même vie, je devais la vivre à leur manière.

C’est grâce à la boisson que je devins le camarade de Nelson et son associé. Eussé-je bu seulement la bière payée par lui, ou refusé son invitation, il ne m’aurait jamais choisi. Il lui fallait un compagnon avec lequel il pût se mettre sur pied d’égalité, aussi bien au point de vue social qu’au point de vue du travail.

Je me laissai aller à cette vie et me pénétrai de cette fausse conception que je découvrirais le secret de John Barleycorn en m’adonnant aux pires beuveries et, par une série de degrés que pouvait seule supporter une constitution de fer, en atteignant le complet abrutissement et l’inconscience du pourceau.

Je détestais le goût de l’alcool ; aussi le buvais-je dans le seul but de m’enivrer, à ne plus tenir debout et à rouler sous la table. Moi qui, jusqu’alors, économisais en avare, trafiquais comme un vrai Shylock et faisais pleurer de rage les fripiers, moi qui étais resté ahuri le jour où French Frank dépensa d’un seul coup vingt cents de whisky pour huit camarades, je me détachais aujourd’hui de l’argent avec plus de dédain que le plus prodigue d’entre eux.

Je me souviens d’une nuit passée à terre avec Nelson. J’avais en poche cent quatre-vingts dollars. Mon intention était d’abord de m’acheter des vêtements, puis d’aller au bar. Il me fallait absolument des habits ; je portais sur moi ma garde-robe ; elle consistait en une paire de bottes de caoutchouc qui, heureusement, refoulaient l’eau aussi vite Qu’elles l’aspiraient, deux combinaisons à cinquante cents, une chemise de coton de quarante cents et un suroît de pêcheur qui constituait mon uni ; que coiffure. On remarquera que je n’ai compris dans cette liste ni linge de dessous ni chaussettes, pour la bonne raison que je n’en possédais point.

Pour gagner les magasins où je me proposais de me remettre à neuf, nous devions passer devant une douzaine de tavernes. C’est là que je m’arrêtai d’abord, et j’y restai jusqu’au matin. Décavé, empoisonné, mais satisfait tout de même. Il revins à bord et nous mîmes à la voile. Je rapportais sur moi les frusques que j’avais en partant, et pas un cent ne restait des cent quatre-vingts dollars. Il peut paraître invraisemblable à ceux qui n’ont jamais fréquenté de tels milieux, qu’un gamin soit capable de dépenser en boissons une telle somme dans l’espace de vingt-quatre heures. Mais je sais à quoi m’en tenir.

Je n’éprouvais aucun regret. J’étais ne de moi-même. Je leur avais montré quel pouvais me mesurer avec le plus prodige, d’entre eux. Je m’étais révélé un fort parmi les forts. Je venais de confirmer, comme maintes fois déjà, mon droit au titre « prince ». Ma conduite peut s’expliquer en partie comme une réaction contre la gêne et le surmenage de mon enfance. Peut-être aussi ma pensée intime était-elle celle-ci : mieux vaut régner en prince parmi les ivrognes batailleurs que trimer devant une machine douze heures par jour, à dix cents.

Le travail de l’usine n’offre pas d’instants mémorables. Mais, si le fait de dépenser cent quatre-vingts dollars en douze heures ne marque pas une époque empourprée dans la vie d’un homme, je me demande ce qu’on peut faire de mieux.

Je laisse de côté nombre de détails sur mon commerce avec John Barleycorn pendant cette période, et ne mentionnerai que les événements susceptibles d’éclairer ses procédés.

Trois raisons me permettaient de ne pas m’arrêter en si beau chemin : d’abord, une magnifique constitution bien au-dessus de la moyenne ; puis ma vie saine, au grand air du large, et enfin le fait que je buvais irrégulièrement. Sur mer nous n’emportions pas de spiritueux.

L’univers m’ouvrait ses grandes portes. J’avais déjà parcouru plusieurs centaines de milles sur l’eau ; je connaissais des villes, des villages et des hameaux de pêcheurs sur les côtes. Bientôt une voix me conseilla de pousser plus avant mes aventures. Je n’avais pas encore songé que, derrière mon horizon, s’étendait un autre monde ; mais ce que nous en connaissions déjà paraissait trop vaste à Nelson. Il regrettait son bien-aimé Oakland. Aussi, quand il se décida à y retourner, nous nous séparâmes dans les meilleurs termes.

J’établis alors mes quartiers dans la vieille ville de Bénicia, sur le détroit de Carquiñez. Dans un groupe de vénérables arches de pêcheurs amarrées dans les criques du front de mer vivait une foule sympathique d’ivrognes et de vagabonds, auxquels je me joignis. Entre mes parties de pêche au saumon et les raids que j’accomplissais sur la baie et les rivières comme patrouilleur, je jouissais de plus longs loisirs que sur la côte, je buvais davantage et avec plus d’expérience. À quantité égale, je tenais tête à quiconque ; souvent même, j’en prenais plus que ma part.

Un matin, on dégagea ma carcasse inconsciente de l’enchevêtrement de filets à sécher, parmi lesquels je m’étais stupidement et aveuglément empêtré à quatre pattes la nuit précédente. Lorsque j’entendis les gens de la côte en parler en s’esclaffant devant leurs verres, j’éprouvai une vraie fierté de cet exploit.

Il m’arriva de ne pas me dégriser pendant trois semaines de suite. Cette fois-là, je crus bien avoir atteint le pinacle. Sûrement, dans cette direction, on ne pouvait aller plus loin. Le temps était venu pour moi de bifurquer. Ivre ou non, j’entendais toujours, au plus profond de ma conscience, une voix murmurer que ces orgies et ces aventures de la Baie ne représentaient pas toute la vie. Cette voix décida heureusement de mon destin.

J’étais ainsi constitué que je pouvais l’entendre m’appeler, m’appeler sans cesse vers les lointains du monde. Chez moi, ce n’était pas superstition, mais curiosité, désir de savoir, perpétuel tourment de chercher les choses merveilleuses qu’il me semblait avoir entrevues ou devinées. Qu’était la vie, me demandais-je, si elle n’avait rien de plus à m’offrir. Non, il y avait autre chose, là-bas et plus loin encore ! Si l’on veut bien comprendre de quelle manière je devins, beaucoup plus tard, le buveur que je suis actuellement il faut tenir compte de cet appel, de cette promesse de choses cachées au fond de la vie car cette voix devait jouer, un rôle terrible dans les luttes que j’allais entreprendre contre John Barleycorn.

Ce qui précipita ma décision de fuir, c’est un tour qu’il me joua — un tour monstrueux, incroyable, et montrant profondeur inouïe que j’avais déjà atteinte dans la voie de l’intoxication.

Une nuit, vers une heure, après une prodigieuse beuverie, j’essayais de me hisser à bord d’une chaloupe, à l’extrémité du quai, cherchant un coin pour dormir. Les marées se précipitent dans le détroit de Carquiñez comme l’eau dans un moulin, et le reflux battait son plein lorsque je tombai dans le bouillon. Il n’y avait personne sur le quai, personne sur la chaloupe. Je fus tout de suite emporté très loin par le courant, mais je n’éprouvais pas la moindre peur. Au contraire, je trouvais l’aventure délicieuse. J’étais bon nageur et, dans mon état fiévreux, le contact de l’eau me calma comme du linge frais.

John Barleycorn choisit ce moment pour me jouer sa farce diabolique. Je fus obsédé par une soudaine lubie de m’en aller avec la marée. Je n’étais pas d’un tempérament morbide, et jamais la pensée du suicide n’avait pénétré dans mon esprit. Maintenant qu’elle s’y insinuait, je songeais que ce serait l’apothéose glorieuse, Je splendide apogée d’une carrière courte, mais agitée. J’ignorais tout de l’amour d’une vierge, d’une épouse, ou de l’affection des enfants ; je ne m’étais jamais ébattu dans les vastes jardins des délices artistiques, ni élevé aux sommets étoilés de la froide philosophie ; mes yeux ne connaissaient du monde superbe qu’une sur face infinitésimale comme la pointe d'une aiguille. Je croyais que tout s’arrêtait là. Je croyais avoir tout vu, tout vécu, tout éprouvé de ce qui en valait la peine. Et maintenant je décidais qu’il était temps d’en finir.

Telle fut la farce de John Barleycorn. Il se servait de mon imagination pour m’enchaîner et, dans les fumées de l’ivresse, m’entraînait à la mort.

Oh ! il était persuasif ! Je connaissais vraiment tout de la vie, et cela ne pesait pas lourd ! L’ivrognerie immonde dans laquelle je me vautrais depuis des mois en était le nec plus ultra, et je l’appréciais moi-même à sa juste valeur. J’y rattachais un sentiment de dégradation et l’antique conception du péché. Puis défilaient tous les pochards et les fainéants sans le sou que j’avais régalés. Voilà ce qui restait de la vie. Voulais-je leur ressembler Non, mille fois non ! Et je versais douce ment des larmes de tristesse en songeant à ma splendide jeunesse oui s’en alla ; avec le reflux. Qui ne connaît l’ivrogne larmoyant et mélancolique ? On le trouve dans tous les caboulots : s’il ne rencontre personne autre, il vient conter ses chagrins au bistrot, payé pour l’écouter.

L’eau était délicieuse. J’allais mourir en homme. John Barleycorn changea l’air qu’il jouait dans mon cerveau abasourdi Adieu, les larmes et les regrets ! C’était la fin d’un héros, mourant par sa volonté et de ses propres mains. Aussi, j’entonnais à pleins poumons mon chant funèbre, quand tout à coup le gargouillent et le clapotis des remous dans mes oreilles me rappelèrent à la réalité immédiate.

Au-dessous de la ville de Bénicia, où se projette le quai Solano, un élargissement du détroit forme ce que les habitants de la baie nomment « l’anse du chantier Turner ». Je flottais à ce moment-là sur le courant de rivage qui s’engouffrait sous le quai pour se déverser dans l’anse. Je connaissais la force du tourbillon lorsque la marée, dépassant la pointe de l’île de l’Homme-Mort, s’élance droit vers le wharf. Je n’éprouvais nulle envie de traverser ces pilotis. Outre que cela ne me disait rien de bon, je pourrais perdre une heure dans l’anse et retarder d’autant ma fuite avec le reflux.

Je me dévêtis dans l’eau et me mis à [illisible] une coupe énergique pour traverser le courant à angle droit. Je ne m’arrêtai que lorsque je jugeai, d’après les lumières du quai, pouvoir sûrement dépasser la pointe. Alors je fis la planche pour me reposer. Cette manière de nager m’avait fatigué, et je mis quelque temps à reprendre haleine.

J’exultais, car j’avais réussi à éviter l’entonnoir. J’allais reprendre mon chant de mort, simple improvisation d’un gosse affolé par la drogue.

— Ne chante pas encore, me souffla John Barleycorn. Le Solano est en activité toute la nuit. Il y a des cheminots sur le quai. Ils vont t’entendre, venir à ton secours sur un bateau ; et tu sais bien que tu ne veux pas de cela !

Certainement non, je ne désirais pas être sauvé. Comment ? Me laisser frustrer de ma mort héroïque ? Jamais ! Je continuai à nager sur le dos sous la clarté des étoiles, regardant fuir les lueurs familières du quai — rouges, vertes et blanches — et j’envoyai à tout cela un sentimental adieu.

Quand je fus bien dégagé, au beau milieu du chenal, je me remis à chanter. Parfois, j’avançais de quelques brasses, mais la plupart du temps je me contentais de flotter et de me laisser aller à de longues rêveries d’ivrogne. Avant l’aube, la froideur de l’eau et l’écoulement des heures m’avaient suffisamment assagi pour éveiller ma curiosité sur l’endroit du détroit où je me trouvais. Je me demandai également si, avant d’avoir gagné la baie de San-Pablo, je ne serais pas saisi et ramené par le retour de la marée.

Ensuite, je découvris que j’étais éreinté, transi, redevenu tout à fait lucide, et que je ne désirais pas le moins du monde me noyer.

Je discernai la Fonderie Selby sur la Contra Costa et le phare de l’Ile de la Jument. Je commençai à nager vers la rive de Solano, mais j’étais affaibli et engourdi par le froid. J’avançais si peu et au prix de si pénibles efforts que j’abandonnai la partie et me contentai de me maintenir à flot, tirant de temps à autre une brasse pour conserver mon équilibre dans les remous de marée qui augmentaient de violence à la surface de l’eau. Et je connus la crainte. J’étais dégrisé à présent, et la mort ne me souriait plus du tout.

Je découvrais des tas de prétextes pour vivre. Et plus ils affluaient à mon esprit, plus j’entrevoyais l’imminence de ma noyade.

Après quatre heures passées dans l’eau, l’aube me surprit en piteux état dans les remous de flux, au large du feu de l’Ile de la Jument, où les rapides courants venus des détroits de Vallejo, et de Carquiñez se donnaient l’assaut ; à cet instant précis, ils entraient en lutte contre la marée qui fonçait sur eux depuis la baie de San Pablo.

Une brise opiniâtre s’était levée, et les petites vagues brisées se rabattaient obstinément. Je commençais à boire du bouillon. Mon expérience de nageur me disait que j’approchais de la fin.

À ce moment surgit un bateau : celui d’un pêcheur grec qui filait vers Vallejo. Une fois de plus, ma forte’constitution et ma vigueur physique m’avaient arraché aux griffes de John Barleycorn.

Et, en passant, laissez-moi vous dire que ce tour diabolique ne sort nullement de ses habitudes. Une statistique complète de la proportion des suicides dus à l’alcool serait effrayante. Dans le cas d’un jeune homme tel que moi, plein de la joie de vivre, l’idée de se détruire était peu banale, mais il faut tenir compte de son apparition à la suite d’une longue orgie, alors que mes nerfs et mon cerveau étaient abominablement empoisonnés. Le mirage romanesque avait paru délectable à mon imagination surchauffée.

Or, justement, les buveurs plus âgés, plus morbides, plus blasés et plus désillusionnés, qui se suicident, mettent généralement leur projet à exécution après une longue débauche, lorsque leurs nerfs et leurs cerveaux sont sursaturés de poison.